Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XLV

 

Une visite à Versailles. – Les grandes bouches et les petitsmorceaux. – La résignation. – Les transes d’un criminel. – C’estsoi-même qui fait son sort. – Le sommeil d’un meurtrier. – Lesnouveaux convertis. – Ils m’invitent à leur exécution. – Réflexionsau sujet d’une boîte en or. – Le Meg des Megs. – Il n’y a pas dehonte. L’heure fatale. – Nous nous retrouverons là-bas. – LaCarline. – Les deux Jean de la vigne. – J’embrasse deux têtes demort. – L’esprit de vengeance. – Dernier adieu. –L’éternité.

 

Je revins directement à Paris. Je conduisisPons à Versailles, où Court et Raoul étaient détenus. En arrivant,j’allai les voir. « Eh bien ! leur dis-je, notre hommeest arrêté.

– » Vous l’avez ? dit Court,ah ! tant mieux !

– » Il ne l’a pas volé, s’écriaRaoul ; je suis sûr qu’il aura fait une belle vie !

– » Lui ? répliquai-je, il aété doux comme un mouton.

– » Quoi ! il ne s’est pasdéfendu !… Hein, vois-tu, Raoul ? il ne s’est pasdéfendu !

– » Ces terribles-là, ils ont unegrande bouche, mais ils n’avalent que les petits morceaux.

– » Les renseignements que vousm’avez donnés, leur dis-je, n’ont pas été perdus. »

Avant de partir de Versailles, je voulus parreconnaissance procurer une distraction aux deux prisonniers, enles faisant dîner avec moi. Ils acceptèrent avec une satisfactionmarquée, et tout le temps que nous passâmes ensemble, je ne visplus sur leur front le plus léger nuage de tristesse : ilsétaient plus que résignés, je ne serais pas surpris qu’ils fussentredevenus honnêtes gens, leur langage semblait du moins l’indiquer.« Il faut convenir, mon pauvre Raoul, disait Court, que nousfaisions un fichu métier.

– » Oh ! ne m’en parlepas : tout métier qui fait pendre son maître…

– » Et puis, ce n’est pas tout ça,être dans des transes continuelles, n’avoir pas un instant detranquillité, trembler à l’aspect de chaque nouveau visage.

– » C’est bien vrai, partout il mesemblait voir des mouchards ou des gendarmes déguisés ; leplus petit bruit, mon ombre quelquefois me mettaient sens dessusdessous.

– » Et moi, dès qu’un inconnu meregardait, je m’imaginais qu’il prenait mon signalement, et à lachaleur qui me montait, je sentais bien que malgré moi jerougissais jusque dans le blanc des yeux.

– » Qu’on ne sait guère ce qu’il enest, quand on commence à donner dans le travers ! si c’était àrefaire j’aimerais mieux mille fois me brûler la cervelle.

– » J’ai deux enfants, mais s’ilsdevaient mal tourner je recommanderais plutôt à leur mère de lesétouffer de suite.

– » Si nous nous étions donné autantde peine pour bien faire, que nous en avons pris pour faire le mal,nous ne serions pas ici ; nous serions plus heureux.

– » Que veux-tu ? c’est notresort.

– » Ne me dis pas ça,… c’estsoi-même qui fait son sort… la destinée, c’est des bêtises ;il n’y a pas de destinée, et sans les mauvaises fréquentations, jesens bien que je n’étais pas né pour être un coquin : Tesouviens-tu, à chaque coup que nous venions de faire, combien jeprenais de la consolation ? C’est que j’avais surl’estomac comme un poids de cinq cents livres, j’en aurais avaléune velte que ça ne me l’aurait pas retiré.

– » Et moi, je sentais comme un ferchaud qui me brûlait le cœur ; je me mettais sur le côtégauche pour dormir, si je m’assoupissais, c’était le reste :on aurait dit que j’avais les cinq cents millions de diables à mestrousses ; à des fois on me surprenait avec mes habits pleinsde sang, enterrant un cadavre, ou bien encore l’emportant sur mondos. Je m’éveillais, j’étais trempé comme une soupe ; l’eaucoulait de mon front, qu’on l’aurait ramassée à la cuillère ;après cela il n’y avait plus moyen de fermer l’œil : monbonnet me gênait, je le tournais et le retournais de centfaçons ; c’était toujours un cercle de fer qui me serrait latête, avec deux pointes aiguës qui s’enfonçaient de chaque côtédans les tempes.

– » Ah ! tu as aussi éprouvéça. On croirait que c’est des aiguilles.

– » C’est p’t-être tout ça qu’onappelle des remords.

– » Remords ou non, toujours est-ilque c’est un fier tourment. Tenez, M. Jules, je n’y pouvaisplus durer, il était temps que ça finisse : d’honneur, c’étaitassez comme ça. D’autres vous en voudraient, moi je dis que vousnous avez rendu service ; qu’en dis-tu, Raoul ?

– » Depuis que nous avons toutavoué, je me trouve comme en paradis, au prix de ce que j’étaisauparavant. Je sais bien que nous avons un fichu moment à passer,mais ils n’étaient pas non plus à la noce ceux que nous avonstué : d’ailleurs, c’est bien le moins que nous servionsd’exemple. »

Au moment de me séparer d’eux, Raoul et Courtme demandèrent en grâce de venir les voir aussitôt qu’ils seraientcondamnés ; je le leur promis et tins parole. Deux jours aprèsle prononcé du jugement qui les condamnait à mort, je me rendisprès d’eux. Quand je pénétrai dans leur cachot, ils poussèrent uncri de joie. Mon nom retentit sous ces voûtes sombres comme celuid’un libérateur ; ils témoignèrent que ma visite leur faisaitle plus grand plaisir, et ils demandèrent à m’embrasser. Je n’euspas la force de leur refuser. Ils étaient attachés sur un lit decamp, où ils avaient les fers aux pieds et aux mains ; j’ymontai, et ils me pressèrent contre leur sein avec la même effusionde cœur que de véritables amis qui se retrouvent après une longueet douloureuse séparation. Une personne de ma connaissance, quiétait présente à cette entrevue, eut une très grande frayeur en mevoyant ainsi en quelque sorte à la discrétion de deux assassins.« Ne craignez rien, lui dis-je.

– » Non, non, ne craignez rien, ditRaoul avec vivacité, nous, faire du mal à monsieur Jules ! iln’y a pas de risques.

– » Monsieur Jules ! proféraCourt, c’est ça un homme ; nous n’avons que lui d’ami, et cequi m’en plaît, c’est qu’il ne nous a pas abandonnés. »

Comme j’allais me retirer, j’aperçus auprèsd’eux deux petits livres dont l’un était entr’ouvert (c’étaient desPensées chrétiennes) : « Il paraît, leur dis-je,que vous vous livrez à la lecture ; est-ce que vous donneriezdans la dévotion, par hasard ?

– » Que voulez-vous ? merépondit Raoul, il est venu ici un ratichon (unecclésiastique) pour nous reboneter (nousconfesser) ; c’est lui qui nous a laissé ça. Il y a tout demême là-dedans des choses que, si on les suivait, le monde seraitmeilleur qu’il est.

– » Oh ! oui, b……tmeilleur ! on a beau dire, la religion ce n’est pas de labamboche ; nous n’avons pas été mis sur terre pour y crevercomme des chiens. »

Je félicitai ces nouveaux convertis del’heureux changement qui s’était opéré en eux. « Qui auraitdit, il n’y a pas deux mois, reprit Court, que je me serais laisséembêter par un calotin !

– » Et moi, observa Raoul, tu saiscomme je les avais dans le piffe ; mais quand on estdans notre passe, on y regarde à deux fois : ce n’est pas quela mort m’épouvante, je m’en f… comme de boire un verre d’eau. Vousverrez comme j’irai là, monsieur Jules.

– » Ah ! oui, me dit Court, ilfaudra venir.

– » Je vous le promets.

– » Parole d’honneur ?

– » Parole d’honneur. »

Le jour fixé pour l’exécution, je me rendis àVersailles ; il était dix heures du matin lorsque j’entraidans la prison, les deux patients s’entretenaient avec leursconfesseurs. Ils ne m’eurent pas plutôt aperçu que, se levantprécipitamment, ils vinrent à moi.

RAOUL. (me prenant lesmains). « Vous ne savez pas le plaisir que vous nousfaites, tenez, on était en train de nous graisser nos bottes.

MOI. « Que je ne vous dérangepas.

COURT. « Vous, monsieur Jules, nousdéranger ! plaisantez-vous ?

RAOUL. « Il faudrait que nousn’eussions pas dix minutes devant nous, pour ne pas vousparler ; (se tournant vers les ecclésiastiques) ces messieursnous excuseront.

LE CONFESSEUR DE RAOUL. « Faites,mes enfants, faites.

COURT. « C’est qu’il n’y en a pasbeaucoup comme monsieur Jules ; tel que vous le voyez, c’estpourtant lui qui nous emballés, mais ça n’y fait rien.

RAOUL. « Si ce n’avait pas été lui,c’était un autre.

COURT. « Et qui ne nous aurait passi bien traités.

RAOUL. « Ah ! monsieur Jules,je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous.

COURT. « Un ami n’en ferait pasautant.

RAOUL. « Et par dessus le marchévenir encore nous voir faire la culbute !

MOI. « (leur offrant du tabac, dansl’espoir de changer la conversation). Allons, une prise, c’est dubon.

RAOUL (aspirant avec force). « Pasmauvais ! (il éternue à plusieurs reprises) c’est un billet desortie, n’est-ce pas, monsieur Jules ?

MOI. « Cela se dit.

RAOUL. « Je suis pourtant bienmalade. (Dans ce moment, il prend ma boîte, et après l’avoirouverte pour en faire les honneurs, il l’examine.) Elle est belle,la fonfière (tabatière) ! Dis donc, Court, sais-tu ceque c’est que ça ?

COURT. (détournant la vue) « C’estde l’or.

RAOUL. « Tu as bien raison deregarder de l’autre côté ; l’or, c’est la perdition, deshommes. Tu vois où ça nous a conduits.

COURT. « Dire que pour une saloperiepareille, on se fait arriver tant de peine ! N’aurait-il pasmieux valu travailler ? Tu avais des parents honnêtes, moiaussi, au jour d’aujourd’hui, nous ne ferions pas déshonneur à nosfamilles.

RAOUL. « Oh ! ce n’est pas làmon plus grand regret. Ce sont les messières que nousavons escarpés… les malheureux !

COURT. « (l’embrassant) Tu fais biende te repentir. Celui qui donne la mort à ses semblables n’est pasfait pour vivre. C’est un monstre !

LE CONFESSEUR DE COURT. « Allons,mes enfants, le temps s’écoule.

RAOUL. « Ils ont beau dire, leMeg des Megs (l’Être suprême), s’il y en a un, ne nouspardonnera jamais.

LE CONFESSEUR DE COURT. « Lamiséricorde de Dieu est inépuisable… Jésus-Christ, mourant sur lacroix, a intercédé auprès de son père pour le bon larron.

COURT. « Puisse-t-il intercéder pournous !

L’UN DES CONFESSEURS. « Élevez votreâme à Dieu, mes enfants, prosternez-vous et priez. »

Les deux patients me regardent comme pour meconsulter sur ce qu’ils doivent faire ; ils semblent craindreque je ne les accuse de faiblesse.

MOI. « Il n’y a pas de honte.

RAOUL (à son camarade). « Mon ami,recommandons-nous.

Raoul et Court s’agenouillent : Ilsrestent environ quinze minutes dans cette position… ils sont plutôtrecueillis qu’absorbés. L’horloge sonne, c’est onze heures etdemie, ils se regardent et disent ensemble, dans trenteminutes, ce sera fait de nous ! En prononçant ces mots,ils se lèvent ; je vois qu’ils veulent me parler, je m’étaistenu un instant à l’écart, je m’approche. « Monsieur Jules, medit Court, si c’était un effet de votre bonté, nous vousdemanderions un dernier service.

– « Quel est-il ? je suis toutprêt à vous obliger.

– « Nous avons nos femmes à Paris.J’ai ma femme… ça me brise le cœur… c’est plus fort quemoi ! » Ses yeux se remplissent de larmes, sa voixs’altère, il ne peut achever.

– « Eh bien ! Court, dit Raoul,qu’as-tu donc ? ne vas tu pas faire l’enfant ? Je ne tereconnais pas là, mon garçon ; es-tu un homme ou ne l’es-tupas ? Parce que tu as ta femme ; est-ce que je n’ai pasaussi la mienne ? allons ! un peu de courage.

– « C’est passé à présent, repritCourt, ce que j’avais à vous dire, monsieur Jules, c’est que nousavons nos femmes, et que sans vous commander, nous voudrions bienvous charger de quelques petites commissions pour elles. »

Je leur promis de m’acquitter de toutes cellesqu’ils me donneraient, et lorsqu’ils m’eurent exposé leursintentions, je leur renouvelai l’assurance qu’elles seraientreligieusement remplies.

RAOUL. « J’étais bien sûr que vousne nous refuseriez pas.

COURT. « Avec les bons enfants, il ya toujours de la ressource… Ah ! monsieur Jules, comment nousreconnaître de tout ça ?

RAOUL. « Si ce que dit lerebonneteur (confesseur) n’est pas de la blague,un jour nous nous retrouverons là-bas.

MOI. « Il faut l’espérer, peut-êtreplutôt que vous ne pensez.

COURT. « Ah ! c’est un voyageque l’on fait le plus tard que l’on peut. Nous sommes bien près dudépart.

RAOUL. « Monsieur Jules, votremontre va-t-elle bien ?

MOI. « Je crois qu’elle avance. (Jela tire.)

RAOUL. « Voyons-la. Midi.

COURT. « La Carline (lamort), Dieu ! comme elle nous galoppe !

RAOUL. « La grande aiguille vatoucher la petite. Nous ne nous ennuyons pas avec vous,M. Jules… mais il faut se quitter. Tenez, prenez cesbabillards, nous n’en avons plus besoin. (Les babillardsétaient les deux Pensées chrétiennes).

COURT. « Et ces deux Jean de lavigne (les crucifix), prenez-les aussi ; cela fera qu’aumoins vous aurez souvenance de nous. » On entend un bruit devoitures : les deux condamnés pâlissent.

RAOUL. « Il est bon d’êtrerepentant, mais est-ce que je vas faire le c…, par hasard ?oh ! non, pas de bravades comme il y en a d’aucuns, maissoyons fermes.

COURT. « C’est cela : fermes etcontrits.

Le bourreau arrive. Au moment d’être placéssur la charrette, les patients me font leurs adieux :« C’est pourtant deux têtes de mort que vous venezd’embrasser, me dit Raoul. »

Le cortège s’avance vers le lieu du supplice.Raoul et Court sont attentifs aux exhortations de leursconfesseurs ; tout à coup je les vois tressaillir : unevoix a frappé leur oreille, c’est celle de Fontaine, qui,rétabli de ses blessures, est venu se mêler à la foule desspectateurs. Il est animé par l’esprit de vengeance ; ils’abandonne aux transports d’une joie atroce. Raoul l’areconnu ; d’un coup-d’œil, qu’accompagne l’expression muetted’une pitié méprisante, il semble me dire que la présence de cethomme lui est pénible. Fontaine était près de moi, je lui ordonnaide s’éloigner ; et par un signe de tête, Raoul et son camarademe témoignèrent qu’ils me savaient gré de cette attention.

Court fut exécuté le premier ; monté surl’échafaud, il me regarda encore comme pour me demander si j’étaiscontent de lui. Raoul ne montra pas moins de fermeté ; ilétait dans la plénitude de la vie ; par deux fois sa têterebondit sur le fatal plancher, et son sang jaillit avec tant deforce, qu’à plus de vingt pas des spectateurs en furentcouverts.

Telle fut la fin de ces deux hommes, dont lascélératesse était moins l’effet d’un mauvais naturel que celuid’un contact avec des êtres pervertis, qui, au sein même de lasociété générale, forment une société distincte, qui a sesprincipes, ses vertus et ses vices. Raoul n’avait pas plus detrente-huit ans ; il était grand, élancé, agile etvigoureux ; son sourcil était élevé ; il avait l’œilpetit, mais vif, et d’un noir étincelant ; son front, sansêtre déprimé, fuyait légèrement en arrière ; ses oreillesétaient tant soit peu écartées, et semblaient être entées sur deuxprotubérances, comme celles des Italiens, dont il avait le teintcuivré. Court avait une de ces figures qui sont des énigmesdifficiles à expliquer ; son regard n’était pas louche, maisil était couvert, et l’ensemble de ses traits n’avait, à vrai dire,ni bonne ni mauvaise signification ; seulement des sailliesosseuses prononcées, soit à la base de la région frontale, soit auxdeux pommettes, dénotaient quelqu’instinct de férocité. Peut-êtreces indices d’un appétit sanguinaire s’étaient-ils développés parl’habitude du meurtre… D’autres détails, qui appartenaient plusparticulièrement au jeu de sa physionomie, avaient un sens nonmoins profond ; à les considérer, on y voyait quelque chose demaudit qui inquiétait et faisait frémir. Court était âgé dequarante-cinq ans, et depuis sa jeunesse, il était entré dans lacarrière du crime ! Pour jouir d’une si longue impunité, illui avait fallu une forte dose d’astuce et de finesse.

Les commissions qui me furent confiées par cesdeux assassins étaient de nature à prouver que leur cœur étaitencore accessible à de bons sentiments ; je m’en acquittaiavec ponctualité : quant aux présents qu’ils me firent, je lesai conservés, et l’on peut voir chez moi les deux Penséeschrétiennes et les deux crucifix.

Pons Gérard, que l’on ne put pas convaincre demeurtre, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

FIN DU TOME TROISIÈME.

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