Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XLI

 

Les glaces enlevées. – Un beau jeune homme. – Mes quatre états.– La fringale. – Le connaisseur. – Le Turc qui a vendu sesodalisques. – Point de complices. – Le général Bouchu. –L’inconvénient des bons vins. – Le petit saint Jean. – Le premierdormeur de France. – Le grand uniforme et les billets de banque. –La crédulité d’un recéleur. – Vingt-cinq mille francs de flambés. –L’officieux. – Capture de vingt-deux voleurs. – L’adorablecavalier. – Le parent de tout le monde. – Ce que c’est d’êtrelancé. – Les Lovelaces de carcan. – L’aumônier du régiment. –Surprise au café Hardi. – L’Anacréon des galères. – Encore unepetite chanson. – Je vais à l’affût aux Tuileries. – Un grandseigneur. – Le directeur de la police du château. – Révélations ausujet de l’assassinat du duc de Berry. – Le géant des voleurs. –Paraître et disparaître. – Une scène par madame de Genlis. – Jesuis accoucheur. – Les synonymes. – La mère et l’enfant se portentbien. – Une formalité. – Le baptême. – Il n’y a pas de dragées. –Ma commère à Saint-Lazare. – Un pendu. – L’allée des voleurs. – Lesmédecins dangereux. – Craignez les bénéfices. – Je revois d’anciensamis. – Un dîner au Capucin. – J’enfonce les Bohémiens. – Un tourchez la duchesse. – On retrouve les objets. – Deux montagnes ne serencontrent pas. – La bossue moraliste. – La foire de Versailles. –Les insomnies d’une marchande de nouveautés. – Les ampoules et lachasse aux punaises. – Amour et tyrannie. – Le grillage et lesrideaux verts. – Scènes de jalousie. – je m’éclipse.

 

Peu de temps après la difficile explorationqui fut si fatale au tonnelier, je fus chargé de rechercher lesauteurs d’un vol de nuit, commis, à l’aide d’escalade etd’effraction, dans les appartements du prince de Condé, au palaisBourbon. Des glaces d’un très grand volume en avaient disparu, etleur enlèvement s’était effectué avec tant de précaution, que lesommeil de deux cerbères, qui suppléaient à la vigilance duconcierge, n’en avait pas été troublé un instant. Les parquets danslesquels ces glaces étaient enchâssées n’ayant point étéendommagés, je fus d’abord porté à croire qu’elles en avaient étéextraites par des ouvriers miroitiers ou tapissiers ; mais àParis, ces ouvriers sont nombreux, et parmi eux, je n’enconnaissais aucun sur qui je pusse, avec quelque probabilité, faireplaner mes soupçons. Cependant j’avais à cœur de découvrir lescoupables, et pour y parvenir, je me mis en quête derenseignements. Le gardien d’un atelier de sculpture, établi prèsdu quinconce des invalides, me fournit la première indicationpropre a me guider : vers trois heures du matin, il avait vuprès de sa porte, plusieurs glaces gardées par un jeune homme quiprétendait avoir été obligé de les entreposer dans cet endroit, enattendant le retour de ses porteurs, dont le brancard s’étaitrompu. Deux heures après, le jeune homme ayant ramené deuxcommissionnaires, leur avait fait enlever les glaces, et s’étaitdirigé avec eux du côté de la fontaine des Invalides. Au dire dugardien, l’individu qu’il signalait pouvait être âgé d’environvingt-trois ans, et n’avait guères que cinq pieds un pouce ;il était vêtu d’une redingote de drap gris foncé, et avait uneassez jolie figure. Ces données ne me furent pas immédiatementutiles, mais elles me conduisirent indirectement à trouver uncommissionnaire qui, le lendemain du vol, avait transporté desglaces d’une belle grandeur, rue Saint Dominique, où il les avaitdéposées dans le petit hôtel Caraman. Il se pouvait bien que cesglaces ne fussent pas celles qui avaient été volées ; et puis,en supposant que ce fussent elles, qui me répondait quellesn’avaient pas changé de domicile et de propriétaire ? Onm’avait désigné la personne qui les avait reçues ; je résolusde m’introduire chez elle, et pour ne lui inspirer aucune crainte,ce fut dans l’accoutrement d’un cuisinier que je résolus dem’offrir à ses regards. La veste d’indienne et le bonnet de cotonsont les insignes de la profession ; je m’en affuble, et aprèsm’être bien pénétré de l’esprit de mon rôle, je me rends au petithôtel de Caraman, où je monte au premier. La porte estfermée ; je frappe, on m’ouvre : c’est un fort beau jeunehomme, qui s’enquiert du motif qui m’amène. Je lui remets uneadresse, et lui dis qu’informé qu’il avait besoin d’un cuisinier,je prenais la liberté de venir lui offrir mes services. « MonDieu ! mon ami, me répondit-il, vous êtes probablement dansl’erreur, l’adresse que vous me donnez ne porte pas mon nom ;comme il y a deux rues Saint Dominique, c’est sans doute dansl’autre qu’il vous faut aller. »

Tous les Ganimèdes n’ont pas été ravis dansl’Olympe : le beau garçon qui me parlait affectait desmanières, des gestes, un langage qui, joints à sa mise, memontrèrent tout d’un coup à qui j’avais affaire. Je pris aussitôtle ton d’un initié aux mystères des ultra-philanthropes,et après quelques signes qu’il comprit parfaitement, je luiexprimai combien j’étais fâché qu’il n’eût pas besoin de moi :« Ah ! monsieur, lui dis-je, je préférerais rester avecvous, lors même que vous ne me donneriez que la moitié de ce que jepuis gagner ailleurs ; si vous saviez combien je suismalheureux ; voilà six mois que je suis sans place, et je nemange pas tous les jours… Croiriez-vous qu’il y a bientôttrente-six heures que je n’ai rien pris ?

– » Vous me faites de la peine, monbon ami ; comment donc, vous êtes encore à jeun ! allons,allons, vous dînerez ici. »

J’avais en effet une faim capable de donner aumensonge que je venais de faire toutes les apparences d’unevérité : un pain de deux livres, une moitié de volaille, dufromage et une bouteille de vin qu’il me servit, ne séjournèrentpas long-temps sur la table ; une fois rassasié, je me mis àl’entretenir de ma fâcheuse position. « Voyez, monsieur, luidis-je, s’il est possible d’être plus à plaindre ; je saisquatre métiers, et des quatre je ne puis en utiliser un seul ;tailleur, chapelier, cuisinier ; je fais un peu de tout, etn’en suis pas plus avancé. Mon premier état étaittapissier-miroitier.

– » Tapissier-miroitier, reprit-ilvivement ! »

Et sans lui laisser le temps de réfléchir àl’imprudence de cette espèce d’exclamation : « Ehoui ! poursuivis-je, tapissier-miroitier ; c’est celui demes quatre métiers que je connais le mieux, mais les affaires vontsi mal qu’on ne fait presque plus rien en ce moment.

– » Tenez, mon ami, me dit lecharmant jeune homme, en me présentant un petit verre, c’est del’eau-de-vie, cela vous fera du bien ; vous ne sauriez croirecombien vous m’intéressez, je veux vous donner de l’ouvrage pourquelques jours.

– » Ah ! monsieur, vous êtestrop bon, vous me rachetez la vie ; dans quel genre, s’il vousplaît, vous conviendrait-il de m’occuper ?

– » Dans l’état de miroitier.

– » Si vous avez des glaces àarranger, trumeau, Psyché, bonheur du jour, joie de Narcisse,n’importe, vous n’avez qu’à me les confier, je vous ferai, comme ondit, voir un plat de mon métier.

– » J’ai des glaces de toutebeauté ; elles étaient à ma campagne, d’où je les ai faitrevenir, de peur qu’il ne prît à messieurs les Cosaques lafantaisie de les briser.

– » Vous avez très bien fait ;mais pourrait-on les voir ?

– » Oui, mon ami. »

Il me fait passer dans un cabinet, et à lapremière vue, je reconnais les glaces du palais Bourbon. Jem’extasie sur leur beauté, sur leur dimension, et après les avoirexaminées avec la minutieuse attention d’un homme qui s’y entend,je fais l’éloge de l’ouvrier qui les a démontées sans en avoirendommagé le tain.

« L’ouvrier, mon ami, me dit-il,l’ouvrier, c’est moi ; je n’ai pas voulu que personne ytouchât, pas même pour les charger sur la voiture.

– » Ah ! monsieur, je suisfâché de vous donner un démenti, mais ce que vous me dites estimpossible, il faudrait être du métier pour entreprendre unebesogne semblable, et encore le meilleur ouvrier n’en viendrait-ilpas à bout seul. » Malgré l’observation, il persista àsoutenir qu’il n’avait pas eu d’aide ; et comme il ne m’eûtservi à rien de le contrarier, je n’insistai pas.

Un démenti était une impolitesse dont ilaurait pu se formaliser, il ne me parla pas avec moins d’aménité,et après m’avoir à peu près donné ses instructions, il merecommanda de revenir le lendemain, afin de me mettre au travail leplutôt possible. « N’oubliez pas d’apporter votre diamant, jeveux que vous me débarrassiez de ces ceintres qui ne sont plus demode. »

Il n’avait plus rien à me dire, et je n’avaisplus rien à apprendre : je le quittai et allai rejoindre deuxde mes agents, à qui je donnai le signalement du personnage, enleur prescrivant de le suivre dans le cas où il sortirait. Unmandat était nécessaire pour opérer l’arrestation, je me leprocurai, et bientôt après, ayant changé de costume, je revins,assisté du commissaire de police et de mes agents, chez l’amateurde glaces, qui ne m’attendait pas sitôt. Il ne me remit pasd’abord ; ce ne fut que vers la fin de la perquisition, quem’examinant plus attentivement, il me dit : « Je croisvous reconnaître : n’êtes-vous pas cuisinier ?

– » Oui, monsieur, luirépondis-je ; je suis cuisinier, tailleur, chapelier,miroitier, et qui plus est, mouchard pour vous servir. » Monsang-froid le déconcerta tellement qu’il n’eut plus la force deprononcer un seul mot.

Ce monsieur se nommait AlexandreParuitte, outre les glaces et deux Chimères en bronze doréqu’il avait prises au palais Bourbon, on trouva chez lui quantitéd’objets, provenant d’autres vols. Les inspecteurs qui m’avaientaccompagné dans cette expédition se chargèrent de conduire Paruitteau dépôt, mais chemin faisant, ils eurent la maladresse de lelaisser échapper. Ce ne fut que dix jours après que je parvins à lerejoindre à la porte de l’ambassadeur de sa Hautesse le sultanMahmoud ; je l’arrêtai au moment où il montait dans lecarrosse d’un Turc qui vraisemblablement avait vendu sesodalisques.

Je suis encore à m’expliquer comment, malgrédes obstacles que les plus experts d’entre les voleurs jugeraientinsurmontables, Paruitte a pu effectuer le vol qui lui a procurédeux fois l’occasion de me voir. Cependant il paraît constant qu’iln’avait point de complices, puisque, dans le cours del’instruction, par suite de laquelle il a été condamné aux fers,aucun indice, même des plus légers, n’a pu faire supposer laparticipation de qui que ce soit.

À peu-près à l’époque où Paruitte enlevait lesglaces du palais Bourbon, des voleurs s’introduisirent nuitammentrue de Richelieu, numéro 17, dans l’hôtel de Valois, où ilsdévalisèrent M. le maréchal-de-camp Bouchu. On évaluait à unetrentaine de mille francs les effets dont ils s’étaient emparés.Tout leur avait été bon, depuis le modeste mouchoir de cotonjusqu’aux torsades étoilées du général ; ces messieurs,habitués à ne rien laisser traîner, avaient même emporté le lingedestiné à la blanchisseuse. Ce système, qui consiste à ne pasvouloir faire grâce d’une loque à la personne que l’on vole, estpar fois fort dangereux pour les voleurs, car son applicationnécessite des recherches et entraîne des lenteurs qui peuvent leurdevenir funestes. Mais, en cette occasion, ils avaient opéré entoute sûreté ; la présence du général dans son appartementleur avait été une garantie qu’ils ne seraient pas troublés dansleur entreprise, et ils avaient vidé les armoires et les mallesavec la même sécurité qu’un greffier qui procède à un inventaireaprès décès. Comment, va-t-on me dire, le général étaitprésent ? Hélas ! oui ; mais quand on prend sa partd’un excellent dîner, qu’on ne se doute guère de ce qu’il enadviendra ! Sans haine et sans crainte, sans prévisionsurtout, on passe gaîment du Beaune au Chambertin, du Chambertin auClos-Vougeot, du Clos-Vougeot au Romanée ; puis, après avoirainsi parcouru tous les crus de la Bourgogne, en montant l’échelledes renommées, on se rabat en Champagne sur le pétillantAï, et trop heureux alors le convive qui, plein dessouvenirs de ce joyeux pèlerinage, ne s’embrouille pas au point dene pouvoir retrouver son logis ! Le général, à la suite d’unbanquet de ce genre, s’était maintenu dans la plénitude de saraison, je me plais du moins à le croire, mais il était rentré chezlui accablé de sommeil, et comme, dans cette situation, on est pluspressé de gagner son lit que de fermer une fenêtre, il avait laisséla sienne ouverte pour la commodité des allants et des venants.Quelle imprudence ! Pour qu’il s’endormît, il n’avait pasfallu le bercer : j’ignore s’il avait fait d’agréables songes,mais ce qui demeura constant pour moi, à la lecture de la plaintequ’il avait déposée, c’est qu’il s’était réveillé comme un petitsaint Jean.

Quels individus l’avaient dépouillé de lasorte ? Il n’était pas aisé de les découvrir ; et, pourle moment, tout ce que l’on pouvait dire d’eux, avec certitude,c’est qu’ils avaient ce qu’on appelle du toupet, puisqueaprès avoir rempli certaines fonctions dans la cheminée de lachambre où reposait le général, abominables profanateurs, ilsavaient poussé l’irrévérence jusqu’à se servir de ses brevets, demanière à prouver qu’ils le tenaient pour le premier dormeur deFrance.

J’étais bien curieux de connaître lesinsolents à qui devait être imputé un vol accompagné decirconstances si aggravantes. À défaut d’indices d’après lesquelsje pusse essayer de me tracer une marche, je me laissai aller àcette inspiration qui m’a si rarement trompé. Il me vint tout àcoup à l’idée que les voleurs qui s’étaient introduits chez legénéral pourraient bien faire partie de la clientèle d’un nomméPerrin, ferrailleur, que l’on m’avait depuis long-temps signalécomme un des recéleurs les plus intrépides. Je commençai par fairesurveiller les approches du domicile de Perrin, qui était établirue de la Sonnerie, numéro 1 ; mais au bout de quelquesjours, cette surveillance n’ayant eu aucun résultat, je restaipersuadé que, pour atteindre le but que je m’étais proposé, ilétait nécessaire d’employer la ruse. Je ne pouvais pas m’aboucheravec Perrin, car il savait qui j’étais, mais je fis la leçon à l’unde mes agents qui ne devait pas lui être suspect. Celui-ci va levoir ; on cause de choses et d’autres ; on en vient àparler des affaires : « Ma foi, dit Perrin, on n’en faitpas de trop bonnes.

– » Comment les voulez-vous donc,répartit l’agent ? je crois que ceux qui ont été chez cegénéral, dans l’hôtel de Valois, n’ont pas à se plaindre. Quand jepense que seulement dans son grand uniforme il avait caché pourvingt-cinq mille francs de billets de banque. »

Perrin, était pourvu d’une telle dose decupidité et d’avarice, que s’il était possesseur de l’habit, cemensonge, qui lui révélait une richesse sur laquelle il ne comptaitpas, devait nécessairement faire sur lui une impression de joiequ’il ne serait pas le maître de dissimuler ; si l’habit luiavait passé par les mains, et que déjà il en eût disposé, c’étaitune impression contraire qui devait se manifester : j’avaisprévu l’alternative. Les yeux de Perrin ne brillèrent pas tout àcoup, le sourire ne vint pas se placer sur ses lèvres, mais en uninstant son visage devint de toutes les couleurs ; en vains’efforçait-il de déguiser son trouble, le sentiment de la perte seprononçait chez lui avec tant de violence qu’il se mit à frapper dupied et à s’arracher les cheveux : « Ah ! monDieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, ces choses-là ne sontfaites que pour moi, faut-il que je sois malheureux !

– » Eh bien ! qu’avez-vousdonc ? est-ce que vous auriez acheté… ?

– » Eh ! oui, je l’ai acheté,ça se demande-t-il ? mais je l’ai revendu.

– » Vous savez à qui ?

– » Sûrement je sais à qui ; aufondeur du passage Feydeau, pour qu’il brûle les broderies.

– » Allons, ne vous désespérez pas,il y a peut-être du remède, si le fondeur est un honnêtehomme… »

Perrin, faisant un saut :« Vingt-cinq mille francs de flambés ! vingt-cinq millefrancs ! ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval ;mais pourquoi aussi me suis-je tant pressé ? Si je m’encroyais, je me ficherais des coups.

– » Eh bien, moi, si j’étais à votreplace, je tâcherais tout simplement de ravoir les broderies avantqu’elles soient mises au creuset… Tenez, si vous voulez, je mecharge d’aller chez le fondeur, je lui dirai qu’ayant trouvé leplacement des broderies pour des costumes de théâtre, vous désirezles racheter. Je lui offrirai un bénéfice, et probablement il nefera aucune difficulté de me les remettre. »

Perrin, jugeant l’expédient admirable, acceptala proposition avec enthousiasme, et l’agent, pressé de lui rendreservice, accourut pour me donner avis de ce qui s’était passé.

Aussitôt, muni de mandats de perquisition, jefis une descente chez le fondeur : les broderies étaientintactes, je les remis à l’agent pour les reporter à Perrin, et aumoment où ce dernier, impatient de saisir les billets, donnait lepremier coup de ciseaux dans les parements, je parus avec lecommissaire… On trouva chez Perrin toutes les preuves du traficillicite auquel il se livrait : une foule d’objets volés futreconnue dans ses magasins. Ce recéleur, conduit au dépôt, futimmédiatement interrogé, mais il ne donna d’abord que desrenseignements vagues, dont il n’y eut pas moyen de tirerparti.

Après sa translation à la Force, j’allai levoir pour le solliciter de faire des révélations, je ne pus obtenirde lui que des signalements et des indications ; il ignorait,disait-il, les noms des personnes de qui il achetaithabituellement. Néanmoins, le peu qu’il m’apprit m’aida à formerdes soupçons plausibles, et à rattacher mes soupçons à desréalités. Je fis passer successivement devant lui une foule desuspects, et sur sa désignation, tous ceux qui étaient coupablesfurent mis en jugement. Vingt-deux furent condamnés aux fers ;parmi les contumaces était un des auteurs du vol commis aupréjudice du général Bouchu. Perrin fut atteint et convaincu derecel ; mais, attendu l’utilité des renseignements qu’il avaitfournis, on ne prononça contre lui que le minimum de lapeine.

Peu de temps après, deux autres recéleurs, lesfrères Perrot, dans l’espoir de disposer les juges àl’indulgence, imitèrent la conduite de Perrin, non seulement enfaisant des aveux, mais en déterminant plusieurs détenus à signalerleurs complices. Ce fut d’après leurs révélations que j’amenai sousla main de la justice deux voleurs fameux, les nommésValentin et Rigaudi dit Grindesi.

Jamais peut-être à Paris il n’y eut un plusgrand nombre de ces individus qui cumulent les professions devoleur et de chevalier d’industrie, que dans l’année de la premièrerestauration. L’un des plus adroits et des plus entreprenants étaitle nommé Winter de Sarre-Louis.

Winter n’avait pas plus de vingt-sixans ; c’était un de ces beaux bruns, dont certaines femmesaiment les sourcils arqués, les longs cils, le nez proéminent etl’air mauvais sujet. Winter avait en outre la taille élancée etl’aspect dégagé qui ne messied pas du tout à un officier decavalerie légère ; aussi donnait-il la préférence au costumemilitaire, qui faisait le mieux ressortir tous les avantages de sapersonne. Aujourd’hui il était en hussard, demain en lancier,d’autres fois il paraissait sous un uniforme de fantaisie. Aubesoin, il était chef d’escadron, commandant d’état-major, aide decamp, colonel, etc. ; il ne sortait pas des grades supérieurs,et pour s’attirer encore plus de considération, il ne manquait pasde se donner une parenté recommandable : il fut tour à tour lefils du vaillant Lasalle, celui du brave Winter, colonel desgrenadiers à cheval de la garde impériale ; le neveu dugénéral comte de Lagrange, et le cousin germain de Rapp ;enfin, il n’y avait pas de nom qu’il n’empruntât ni de familleillustre à laquelle il ne se vantât d’appartenir. Né de parentsaisés, Winter avait reçu une éducation assez brillante pour être lahauteur de toutes ces métamorphoses ; l’élégance de ses formeset une tournure des plus distinguées complétaient l’illusion.

Peu d’hommes avaient mieux débuté queWinter : jeté de bonne heure dans la carrière des armes, ilobtint un avancement assez rapide ; mais devenu officier, ilne tarda pas à perdre l’estime de ses chefs, qui, pour le punir deson inconduite, l’envoyèrent à l’île de Rhé, dans un des bataillonscoloniaux. Là il se comporta quelque temps de manière à fairecroire qu’il s’était corrigé. Mais on ne lui eut pas plutôt accordéun grade, que s’étant permis de nouvelles incartades, il se vitobligé de déserter pour se soustraire au châtiment. Il vint alors àParis où ses exploits, soit comme escroc, soit comme filou, luivalurent bientôt le triste honneur d’être signalé à la police commel’un des plus habiles dans ce double métier.

Winter, qui était ce qu’on appelle lancé, fitune foule de dupes dans les classes les plus élevées de lasociété ; il fréquentait des princes, des ducs, des filsd’anciens sénateurs ; et c’était sur eux ou sur les dames deleurs sociétés clandestines qu’il faisait l’expérience de sesfunestes talents. Celles-ci surtout, quelque averties qu’ellesfussent, ne l’étaient jamais assez pour ne pas céder à l’envie dese faire dépouiller par lui. Depuis plusieurs mois, la police étaità la recherche de ce séduisant jeune homme, qui, changeant sanscesse d’habits et de logements, lui échappait toujours au moment oùelle se flattait de le saisir, lorsqu’il me fut ordonné de memettre en chasse afin de tenter sa capture.

Winter était un de ces Lovelaces de carcan,qui ne trompent jamais une femme sans la voler. J’imaginai queparmi ses victimes, il s’en trouverait au moins une qui, par espritde vengeance, serait disposée à me mettre sur les traces de cemonstre. À force de chercher, je crus avoir rencontré cetteauxiliaire bénévole ; mais comme par fois ces sortesd’Arianes, tout abandonnées qu’elles sont, répugnent à immoler unperfide, je résolus de n’aborder celle-ci qu’avec précaution. Avantde rien entreprendre, il fallait sonder le terrain, je me gardaidonc bien de manifester des intentions hostiles à l’égard deWinter, et pour ne pas effaroucher ce reste d’intérêt, qui, endépit des procédés indignes, subsiste toujours dans un cœursensible, ce fut en qualité d’aumônier du régiment qu’il étaitcensé commander, que je m’introduisis près de la ci-devantmaîtresse du prétendu colonel. Mon costume, mon langage, la manièredont je m’étais grimé, étant en parfaite harmonie avec le rôle queje devais jouer, j’obtins d’emblée la confiance de la belledélaissée, qui me donna à son insu tous les renseignements dontj’avais besoin. Elle me fit connaître sa rivale préférée, qui déjàfort maltraitée par Winter, avait encore la faiblesse de le voir,et ne pouvait s’empêcher de faire pour lui de nouveauxsacrifices.

Je me mis en rapport avec cette charmantepersonne, et pour être bien vu d’elle, je m’annonçai comme un amide la famille de son amant ; les parents de ce jeune étourdim’avaient chargé d’acquitter ses dettes, et si elle consentait à meménager une entrevue avec lui, elle pouvait compter qu’elle seraitsatisfaite la première. Madame *** n’était pas fâchée de trouvercette occasion de réparer les brèches faites à son petitavoir ; un matin elle me fit remettre un billet pour m’avertirque le soir même, elle devait dîner avec son amant sur le boulevarddu Temple, à la Galiote. Dès quatre heures,j’allai, déguisé en commissionnaire, me poster près de la porte durestaurant ; et il y avait environ deux heures que je faisaisfaction, lorsque je vis venir de loin un colonel de hussards,c’était Winter, suivi de deux domestiques ; je m’approche, etm’offre à garder les chevaux ; on accepte, Winter met pied àterre, il ne peut m’échapper, mais ses yeux ayant rencontré lesmiens, d’un saut il s’élance sur son coursier, pique des deux etdisparaît.

J’avais cru le tenir, mon désappointement futgrand. Toutefois je ne désespérais pas de l’appréhender. À quelquetemps de là, je fus informé qu’il devait se rendre au café Hardi,sur le boulevard des Italiens : je l’y devançai avecquelques-uns de mes agents, et quand il arriva, tout avait été sibien disposé, qu’il n’eut plus qu’à monter dans un fiacre, dontj’avais fait les frais. Conduit devant le commissaire de police, ilvoulut soutenir qu’il n’était pas Winter, mais malgré les insignesdu grade qu’il s’était conféré, et la longue brochette dedécorations fixées sur sa poitrine, il fut bien et dûment constatéqu’il était l’individu désigné dans le mandat dont j’étaisporteur.

Winter fut condamné à huit ans deréclusion ; il serait aujourd’hui libéré, mais un faux dont ilse rendit coupable durant sa détention à Bicêtre, lui ayant valu unsupplément de huit ans de galères, à l’expiration de la premièrepeine, il fut envoyé au bagne, où il est encore. Il partit endéterminé. Cet aventurier ne manquait pas d’esprit ; il est,assure-t-on, l’auteur d’une foule de chansons, fort en vogue parmiles forçats, qui le regardent comme leur Anacréon. Voici l’une decelles qu’on lui attribue.

Air : de l’Heureux pilote.

Travaillant d’ordinaire

La sorgue dans Pantin, [74]

Dans mainte et mainte affaire

Faisant très bon choppin. [75]

Ma gente cambriote, [76]

rendoublée de camelotte, [77]

De la dalle au flaquet ; [78]

Je vivais sans disgrâce,

Sans regoût ni morace, [79]

Sans taff et sans regret. [80]

J’ai fait par comblance [81]

Gironde larguecapé, [82]

Soiffant piéton sans lance, [83]

Pivois non maquillé, [84]

Tirants, passe à la rousse, [85]

Attaches de gratousse, [86]

Combriot galuché [87]

Cheminant en bon drille,

Un jour à la Courtille,

J’m’en étais enganté. [88]

En faisant nos gambades

Un grand messière franc [89]

Voulant faire parade,

Serre un bogue d’orient. [90]

Après la gambriade, [91]

Le filant sus l’estrade, [92]

D’esbrouf je l’estourbis, [93]

J’enflaque sa limace, [94]

Son bogue, ses frusques, ses passes, [95]

J’m’en fus au fouraillis. [96]

Par contretemps, ma largue,

Voulant se piquer d’honneur,

Craignant que je la nargue,

Moi qui n’suis pas taffeur, [97]

Pour gonfler ses valades,

Encasque dans un rade, [98]

Sert des sigues à foison ; [99]

On la crible à la grive, [100]

Je m’la donne et m’esquive, [101]

Elle est pommée maron. [102]

Le quart d’œil lui jabotte [103]

Mange sur tes nonneurs, [104]

Lui tire une carotte,

Lui montant la couleur. [105]

L’on vient, on me ligotte, [106]

Adieu ma cambriote,

Mon beau pieu, mes dardants. [107]

Je monte à la cigogne, [108]

On me gerbe à la grotte [109]

Au tap et pour douze ans. [110]

Ma largue n’sera plus gironde,

Je serai vioc aussi ; [111]

Faudra, pour plaire au monde,

Clinquant, frusque, maquis. [112]

Tout passe dans la tigne, [113]

Et quoiqu’on en jaspine, [114]

C’est un f… flanchet. [115]

Douz, longes de tirade, [116]

Pour une rigolade, [117]

Pour un moment d’attrait.

Winter, lorsque je l’arrêtai ; avaitbeaucoup de confrères dans Paris : les Tuileries étaientnotamment l’endroit où l’on rencontrait le plus de ces brillantsvoleurs, qui se recommandaient à la publique vénération, en separant effrontément des croix de toutes les chevaleries. Aux yeuxde l’observateur qui sait s’isoler des préventions de parti, leChâteau était alors moins une résidence royale qu’une forêtinfestée de brigands. Là affluaient une foule de galériens,d’escrocs, de filous de toute espèce, qui se présentaient comme lesanciens compagnons d’armes des Charette, des La Roche-Jaquelin, desStoflet, des Cadoudal, etc. Les jours de revue et de granderéception, on voyait accourir au rendez-vous tous ces prétendushéros de la fidélité. En ma qualité d’agent supérieur de la policesecrète de sûreté, je pensai qu’il était de mon devoir desurveiller ces royalistes de circonstances. Je me postai donc surleur passage, soit dans les appartements, soit au dehors, etbientôt je fus assez heureux pour en réintégrer quelques-uns dansles bagnes.

Un dimanche qu’avec un de mes auxiliaires,j’étais à l’affût sur la place du Carousel, nous aperçûmes, sortantdu pavillon de Flore, un personnage dont le costume, nonmoins riche qu’élégant, attirait tous les regards : cepersonnage était tout au moins un grand seigneur ; n’eût-ilpas été chamarré de cordons, on l’aurait reconnu à la délicatessede ses broderies, à la fraîcheur de sa plume, au nœud étincelant deson épée… mais aux yeux d’un homme de police, tout ce qui reluitn’est pas or. Celui qui m’accompagnait prétendit, en me faisantremarquer le grand seigneur, qu’il y avait une ressemblancefrappante entre lui et le nommé Chambreuil, avec qui il s’étaittrouvé au bagne de Toulon. J’avais eu l’occasion de voirChambreuil ; j’allai me placer devant lui, afin de le regarderde face, et malgré l’habit à la française, le jabot à pointsd’Angleterre, le crapaud, les manchettes, je reconnus sans peinel’ex-forçat : c’était bien Chambreuil, un fameux faussaire, àqui ses évasions avaient fait un grand renom parmi les galériens.Sa première condamnation datait de nos belles campagnes d’Italie. Àcette époque, il avait suivi nos phalanges pour être plus à portéed’imiter les signatures de leurs fournisseurs. Il avait unvéritable talent pour ce genre d’imitation, mais ayant tropprodigué les preuves de son habileté, il avait fini par s’attirerune condamnation à trois ans de fers. Trois ans sont bientôtécoulés, Chambreuil ne put cependant se résoudre à subir sa prison,il s’évada, et accourut à Paris, où, pour vivre honorablement, ilmit en circulation bon nombre de billets de portefeuilles qu’ilfabriquait lui-même. On lui fit encore un crime de cetteindustrie ; traduit devant les tribunaux, il succomba et futenvoyé à Brest, où, en vertu d’une sentence, il devait faire unséjour de huit ans. Chambreuil parvint de nouveau à rompre sonbanc ; mais comme le faux était sa ressource ordinaire, il sefit reprendre une troisième fois, et fit partie d’une chaîne quel’on expédia pour Toulon. À peine arrivé, il tenta encore de brûlerla politesse à ses gardiens ; arrêté et ramené au bagne, ilfut placé dans la trop fameuse salle n° 3, où il fit sontemps, augmenté de trois années.

Pendant cette détention, il chercha à sedistraire, partageant ses loisirs entre la dénonciation etl’escroquerie qui n’étaient pas moins de son goût l’une quel’autre : son moyen de prédilection était des lettresimaginaires, qui, à sa sortie du bagne, lui valurent deux ans deréclusion dans la prison d’Embrun. Chambreuil venait d’y êtreconduit, lorsque S. A. R. le duc d’Angoulême, passantdans cette ville, il fit tenir à ce prince un placet dans lequel ilse représentait comme un ancien vendéen, un serviteur dévoué, à quison royalisme avait attiré des persécutions. Chambreuil futimmédiatement élargi, et bientôt après, il recommença à user de saliberté comme il avait fait toujours.

Quand nous le découvrîmes, à l’étalage qu’ilfaisait, il nous fut aisé de juger qu’il était dans une bonne veinede fortune ; nous le suivîmes un instant afin de nous assurerque c’était bien lui, et dès qu’il n’y eut plus de doute, jel’abordai de front, et lui déclarai qu’il était mon prisonnier.Chambreuil crut alors m’imposer en me crachant au visage uneeffrayante série de qualités et de titres dont il se disait revêtu.Il n’était rien moins que directeur de la police du Château, etchef des haras de France ; et moi j’étais un misérable dont ilferait châtier l’insolence. Malgré la menace, je ne persistai pasmoins à vouloir qu’il montât dans un fiacre ; et comme ilfaisait difficulté d’obéir, nous prîmes sur nous de l’y contraindrepar la violence.

En présence de M. Henry, M. ledirecteur de la police du Château ne se déconcerta pas ; loinde là, il prit un ton de supériorité arrogante, qui fit tremblerles chefs de la préfecture ; tous redoutaient que je n’eussecommis une méprise. « On n’a pas d’idée d’une audace pareille,s’écriait Chambreuil, c’est une insulte pour laquelle j’exige uneréparation. Je vous montrerai qui je suis, et nous verrons s’ilvous sera permis d’user envers moi d’un arbitraire que le ministren’aurait pas osé se permettre. » Je vis le moment où on allaitlui faire des excuses et me réprimander. On ne doutait pas queChambreuil ne fut un ancien forçat, mais on craignait d’avoiroffensé en lui un homme puissant, comblé des faveurs de la cour.Enfin, je soutins avec tant d’énergie qu’il n’était qu’unimposteur, que l’on ne put pas se dispenser d’ordonner uneperquisition à domicile. Je devais assister le commissaire depolice dans cette opération, à laquelle il fallait que Chambreuilfut présent ; chemin faisant, ce dernier me dit à l’oreille,« mon cher Vidocq, il y a dans mon secrétaire des pièces qu’ilm’importe de faire disparaître, promets-moi de les retirer, et tun’auras pas à t’en repentir.

– » Je te le promets.

– » Tu les trouveras sous un doublefonds, dont je t’expliquerai le secret. » Il m’indiqua commentje devais m’y prendre. Je retirai en effet les papiers de l’endroitoù ils étaient, mais pour les joindre aux pièces qui légitimaientson arrestation. Jamais faussaire n’avait disposé avec plus de soinl’échafaudage de sa supercherie : on trouva chez lui unegrande quantité d’imprimés, les uns avec cette suscription :Haras de France ; les autres avec celle-ci :Police du Roi ; des feuilles à la Tellièreportant les intitulés du ministère de la guerre, des états deservices, des brevets, des diplômes, et un registre decorrespondance toujours ouvert, comme par mégarde, afin de mieuxtromper l’espion, étaient autant de pièces probantes des hautesfonctions que Chambreuil s’attribuait. Il était censé en relationavec les plus éminents personnages : les princes, lesprincesses lui écrivaient ; leurs lettres et les siennesétaient transcrites en regard les unes des autres, et, ce quiparaîtra bien étrange, c’est qu’il s’entretenait aussi avec lepréfet de police, dont la réponse se trouvait sur le registrementeur, en marge d’une de ses missives.

Les lumières que la perquisition avaitfournies corroborèrent si complètement mes assertions au sujet deChambreuil, qu’on n’hésita plus à l’envoyer à la Force en attendantsa mise en jugement.

Devant le tribunal, il fut impossible del’amener à confesser qu’il était le forçat que je m’opiniâtrais àreconnaître. Il produisit, au contraire, des certificatsauthentiques par lesquels il était constaté qu’il n’avait pasquitté la Vendée depuis l’an II. Entre lui et moi les juges furentun instant embarrassés de prononcer ; mais je réunis tant etde si fortes preuves à l’appui de mes dires, que l’identité ayantété reconnu, il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, etenfermé au bagne de Lorient, où il ne tarda pas à reprendre sesanciennes habitudes de dénonciateur. C’est ainsi qu’à l’époque del’assassinat du duc de Berry, de concert avec un nommé GérardCarette, il écrivit à la police qu’ils avaient desrévélations à faire au sujet de ce crime affreux. On connaissaitChambreuil, on ne le crut pas ; mais quelques personnes, assezabsurdes pour imaginer que Louvel avait des complices, demandèrentque Carette fût amené à Paris ; Carette fit le Voyage, et l’onn’apprit rien de plus que ce que l’on savait.

L’année 1814 fut l’une des plus remarquablesde ma vie, principalement sous le rapport des captures importantesque j’opérai coup sur coup. Il en est quelques-unes qui donnèrentlieu à des incidents assez bizarres. Au surplus, puisque je suis entrain de coudre des narrations les unes aux autres, je vaisraconter.

Depuis près de trois ans, un homme d’unestature presque gigantesque était signalé comme l’auteur d’un grandnombre de vols commis dans Paris. Au portrait que tous lesplaignants faisaient de cet individu, il était impossible de ne pasreconnaître le nommé Sablin, voleur excessivement adroitet entreprenant, qui, libéré de plusieurs condamnationssuccessives, dont deux aux fers, avait repris l’exercice du métier,avec tous les avantages de l’expérience des prisons. Divers mandatsfurent décernés contre Sablin ; les plus fins limiers de lapolice furent lancés à ses trousses ; on eut beau faire, il sedérobait à toutes les poursuites ; et si l’on était avertiqu’il s’était montré quelque part, lorsqu’on y arrivait, il n’étaitdéjà plus temps de découvrir sa trace. Tout ce qu’il y avaitd’inspecteurs à la préfecture s’étant à la fin lassé de couriraprès cet invisible ce fut à moi que revint la tâche de le chercheret de le saisir, si faire se pouvait. Pendant plus de quinze mois,je ne négligeai rien pour parvenir à le rencontrer ; mais ilne faisait jamais dans Paris que des apparitions de quelquesheures, et sitôt un vol commis, il s’éclipsait sans qu’il fûtpossible de savoir où il était passé. Sablin n’était en quelquesorte connu que de moi, aussi, de tous les agents, étais-je celuiqu’il redoutait le plus. Comme il voyait de loin, il s’y prenait sibien pour m’éviter, qu’il ne me fût pas donné une seule foisd’apercevoir même son ombre.

Cependant, comme le manque de persévérancen’est pas mon défaut, je finis par être informé que Sablin venaitde fixer sa résidence à Saint-Cloud, où il avait loué unappartement. À cette nouvelle, je partis de Paris, de manière àn’arriver qu’à la tombée de la nuit ; on était alors ennovembre, et il faisait un temps affreux. Quand j’entrai dansSaint-Cloud, tous mes vêtements étaient trempés : je ne prispas même le temps de les faire sécher, et dans l’impatience devérifier si je ne m’étais pas embarqué sur un faux avis, je pris,au sujet du nouvel habitant, quelques renseignements desquels ilrésultait qu’une femme, dont le mari marchand forain, avait près decinq pieds dix pouces, était récemment emménagée dans la maison dela mairie.

Les tailles de cinq pieds dix pouces ne sontpas communes, même parmi les Patagons : je ne doutai plus quel’on ne m’eût indiqué le véritable domicile de Sablin. Toutefois,comme il était trop tard pour m’y présenter, je remis ma visite aulendemain, et pour être bien certain que notre homme nem’échapperait pas, malgré la pluie je me décidai à passer la nuitdevant sa porte. J’étais en vedette avec un de mes agents ; aupoint du jour, on ouvre, et je me glisse doucement dans la maison,afin d’y pousser une reconnaissance ; je veux m’assurer s’ilest temps d’agir. Mais, près de mettre le pied sur la premièremarche de l’escalier, je m’arrête, quelqu’un descend… C’est unefemme, dont les traits altérés et la démarche pénible révèlent unétat de souffrance : à mon aspect, elle jette un cri, etremonte ; je la suis, et en m’introduisant avec elle dans lelogement dont elle a la clef ; je m’entends annoncer par cesmots prononcés avec effroi : « VoilàVidocq ! » Le lit est dans la seconde pièce, j’ycours ; un homme est encore couché, il lève la tête, c’estSablin ; je me précipite sur lui, et avant qu’il ait pu sereconnaître, je lui passe les menottes.

Pendant cette opération, madame, tombée surune chaise, poussait des gémissements, elle se tordait etparaissait en proie à une douleur horrible. « Et qu’a doncvotre femme, dis-je à Sablin ?

» – Ne voyez-vous pas qu’elle estdans les mals ? Toute la nuit, ça été le mêmetrain ; quand vous l’avez rencontrée, elle sortait pour allerchez madame Tire-monde. »

En ce moment, les gémissementsredoublent : « Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’enpuis plus, je me meurs, messieurs, ayez pitié de moi ; que jesouffre donc ! Aie, aie, à mon secours. » Bientôt ce nesont plus que des sons entrecoupés. Pour ne pas être touché d’unetelle situation, il aurait fallu avoir un cœur de bronze. Mais quefaire ? Il est évident qu’ici une sage-femme serait trèsnécessaire… Cependant, par qui l’envoyer chercher ? nous nesommes pas trop de deux pour garder un gaillard de la force deSablin… Je ne puis sortir, je ne puis non plus me résoudre àlaisser mourir une femme ; entre l’humanité et le devoir, jesuis réellement l’homme le plus embarrassé du monde. Tout à coup unsouvenir historique, très bien mis en scène par madame de Genlis,vient m’ouvrir l’esprit ; je me rappelle le grand monarque,faisant auprès de Lavallière l’office d’accoucheur. Pourquoi, medis-je, serais-je plus délicat que lui ? Allons vite, unchirurgien ; c’est moi qui le suis. Soudain je mets habit bas,en moins de vingt-cinq minutes, madame Sablin est délivrée :c’est un fils, un fils superbe à qui elle a donné le jour.J’emmaillote le poupon, après lui avoir fait la toilette de lapremière entrée ou de la première sortie, car je crois qu’ici lesdeux expressions sont synonymes ; et, quand la cérémonie estterminée, en contemplant mon ouvrage, j’ai la satisfaction de voirque la mère et l’enfant se portent bien.

Maintenant il s’agit de remplir une formalité,l’inscription du nouveau né sur les registres de l’étatcivil ; nous étions tout portés, je m’offre à servir detémoin, et lorsque j’ai signé, madame Sablin me dit :« Ah ! monsieur Jules, pendant que vous y êtes vousdevriez bien nous rendre un service.

– » Lequel ?

– » Je n’ose vous le demander.

– » Parlez, si c’estpossible… ?

– » Nous n’avons pas de parrain,auriez-vous la bonté de l’être ?

– » Autant moi qu’un autre. Où estla marraine ? »

Madame Sablin nous pria d’appeler une de sesvoisines, et dès que celle-ci fut prête, nous allâmes à l’égliseaccompagnés de Sablin, que j’avais mis dans l’impossibilité de sesauver. Les honneurs de ce parrainage ne me coûtèrent pas moins decinquante francs, et pourtant il n’y eut pas de dragées aubaptême.

Malgré le chagrin qu’il éprouvait, Sablinétait tellement pénétré de mes procédés qu’il ne put s’empêcher dem’en témoigner sa reconnaissance.

Après un bon déjeûner que nous nous fîmesapporter dans la chambre de l’accouchée, j’emmenai son mari àParis, où il fut condamné à cinq ans de prison. Devenu garçon deguichet à la Force, où il subissait sa peine, Sablin trouva, danscet emploi, non-seulement le moyen de bien vivre, mais encore celuide s’amasser, aux dépens des prisonniers et des personnes quivenaient les visiter, une petite fortune qu’il se proposait departager avec son épouse ; mais, à l’époque où il fut libéré,ma commère, madame Sablin, qui aimait aussi à s’approprier le biend’autrui, était en expiation à Saint-Lazarre. Dans l’isolement oùle jetait la détention de sa ménagère, Sablin fit comme tantd’autres, il tourna à mal, c’est-à-dire qu’ayant un soir pris surlui le fruit de ses économies, qu’il avait converties en or, ilalla au jeu et perdit tout. Deux jours après, on le trouva pendudans le bois de Boulogne : il avait choisi pour s’accrocher undes arbres de l’Allée des Voleurs.

Ce n’était pas, comme on l’a vu, sans m’êtredonné beaucoup de peine, que j’étais parvenu à livrer Sablin auxtribunaux. Certes si toutes les explorations eussent nécessitéautant de pas et de démarches, je n’y aurais pas suffi ; maispresque toujours le succès se faisait moins attendre, etquelquefois il était si prompt que j’en étais moi-même étonné. Peude jours après mon aventure de Saint-Cloud, le sieur Sebillotte,marchand de vin, rue de Charenton, n° 145, se plaignit d’avoirété volé : suivant sa déclaration, les voleurs s’étantintroduits chez lui, à l’aide d’escalade, entre sept et huit heuresdu soir, lui avaient enlevé douze mille francs, espèces sonnantes,deux montres d’or et six couverts d’argent. Il y avait eueffraction tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Enfin, toutes lescirconstances de ce crime étaient si extraordinaires, que l’onconçut sur la véracité de M. Sebillotte des doutes que j’eusla mission d’éclaircir. Un entretien que j’eus avec lui meconvainquit de reste que sa plainte ne mentionnait que des faitstrès réels.

M. Sebillotte était propriétaire, il yavait chez lui plus que de l’aisance, et il ne devait rien ;par conséquent, je ne voyais pas dans sa situation l’ombre d’unmotif pour que le vol dont il se plaignait fut simulé, cependant cevol était de telle nature, que pour le commettre, il avait falluconnaître parfaitement les êtres de la maison. Je demandai àM. Sebillotte quelles personnes fréquentaient le plushabituellement son cabaret ; et quand il m’en eut désignéquelques-unes, il me dit : « C’est à peu près tout, saufles passants, et puis ces étrangers qui ont guéri ma femme ;ma foi, nous avons été bien heureux de les rencontrer ! lapauvre diablesse était souffrante depuis trois ans, ils lui ontdonné un remède qui lui a fait bien du bien.

– » Les voyez-vous souvent cesétrangers ?

– » Ils venaient ici prendre leursrepas, mais depuis que ma femme va mieux, on ne les voit que deloin en loin.

– » Savez-vous quels sont cesgens ? Peut-être auront-ils remarqué ?…

– » Ah, monsieur, s’écria madameSebillotte, qui prenait part à la conversation, n’allez pas lessoupçonner, ils sont honnêtes, j’en ai la preuve.

– » Oh oui ! reprit le mari,elle en a la preuve ; qu’elle vous conte ça : vousverrez. Raconte donc à monsieur… »

Alors madame Sebillotte commença son récit ences termes : « Oui, monsieur, ils sont honnêtes, j’enmettrais ma main au feu. Enfin figurez-vous, il n’y a pas plus dequinze jours, c’était justement la semaine d’après le terme ;j’étais occupée à compter l’argent de nos loyers, quand une desfemmes qui sont avec eux est venue à entrer ; c’était cellequi m’a donné le remède dont j’ai éprouvé un si grandsoulagement ; et il n’y a pas à dire qu’elle m’ait pris un soupour ça, bien au contraire. Vous sentez bien que je ne puis pasfaire autrement que de la voir avec plaisir. Je la fis asseoir àcôté de moi, et pendant que je mettais les pièces par cent francs,voilà qu’elle en aperçoit une où il y a ce gros père, appuyé surdeux jeunesses, avec une peau sur les épaules, en manière desauvage, qui tient un bâton ; ah ! me dit-elle, enavez-vous beaucoup de cette façon-là ?

– » Pourquoi, lui dis-je ?

– » C’est que, voyez-vous, ça vautcent quatre sous. Autant vous en aurez à ce prix, autant mon marivous en prendra, si vous voulez les mettre à part.

– » Je croyais qu’elle plaisantait,mais le soir, je n’ai jamais été plus surprise que de la voirrevenir, son mari était avec elle, nous avons vérifié ensemblenotre argent, et comme il s’est trouvé parmi trois cents pièces decent sous de celles qui lui convenaient, je les lui ai cédées, etil m’a compté soixante francs de bénéfice. Ainsi jugez, d’aprèscela, si ce sont d’honnêtes gens, puisqu’il n’aurait tenu qu’à euxde les avoir troc pour troc. »

À l’œuvre, on connaît l’ouvrier : ladernière phrase de madame Sebillotte me disait assez de quelleespèce d’honnêtes gens elle faisait l’éloge : il ne m’enfallut pas davantage pour être certain que le vol dont je devaisrechercher les auteurs, avait été commis par des Bohémiens. Le faitde l’échange était dans leur manière, et puis madame Sebillotte, enme les dépeignant, ne fit que me confirmer de plus en plus dansl’opinion que je m’étais formée.

Je quittai bien vite les deux époux, et dès cemoment tous les teints basanés me devinrent suspects. Je cherchaisdans ma tête où je pourrais en trouver le plus de cette nuance,lorsque, passant sur le boulevard du Temple, j’aperçois, attablésdans un espèce de cabaret, appelé la Maison rustique, deuxindividus dont le cuivré et l’étrange tournure éveillent dans monesprit quelques réminiscences de mon séjour à Malines. J’entre, quivois-je ? Christian avec un de ses affidés, qui estégalement de ma connaissance : je vais droit à eux, etprésentant la main à Christian, je le salue du nom deCoroin, il m’examine un instant, puis mes traits luirevenant à la mémoire, ah ! s’écrie-t-il, en mesautant au cou avec transport, voilà mon ancien ami.

Il y avait si long-temps que nous ne nousétions vus, que nécessairement, après les compliments d’usage, nousavions bien des questions à nous adresser mutuellement. Il voulutsavoir quelle avait été la cause de mon départ de Malines, lorsqueje l’avais quitté sans le prévenir ; je lui fis un conte qu’ileut l’air de croire. « C’est bien, c’est bien, me dit-il, quecela soit vrai ou non, je m’en rapporte ; d’ailleurs je teretrouve, c’est le point essentiel. Ah ! vas, les autresseront bien contents de te revoir. Ils sont tous à Paris,Caron, Langarin, Ruffler,Martin, Sisque, Mich, litle,enfin jusque à la mère Lavio qui est avec nous…, etBetche donc… la petite Betche.

– » Ah oui, ta femme ?

– » C’est elle qui aura du plaisir.Si tu es ici à six heures, la réunion sera complète. Nous noussommes donné rendez-vous pour aller au spectacle ensemble. Tu serasde la partie, j’espère : d’abord puisque te voilà, nous nenous quittons plus ; tu n’as pas dîné ?

– » Non.

– » Ni moi non plus ; nousallons entrer au Capucin.

– » Au Capucin, soit, c’est toutprès.

– Oui, à deux pas, au coin de la rued’Angoulême. »

Le marchand de vin-traiteur, dontl’établissement porte pour enseigne la grotesque image d’undisciple de Saint-François, jouissait alors de la faveur de cepublic aux yeux duquel la quantité en tout a toujours plus de prixque la qualité ; et puis pour ces célébrateurs du dimanche oudu lundi, pour ces bons vivants qui se mettent en riolesur semaine, n’est-il pas bien doux d’avoir un endroit, où, sansfaire trop mauvaise chère, et sans blesser personne, on puisse seprésenter dans toutes les tenues possibles, dans toutes leslongueurs de barbe, dans tous les degrés d’ivresse ?

Tels étaient les avantages que l’on avait auCapucin, sans compter l’immense tabatière bannale, toujours ouvertesur le comptoir du bourgeois, pour l’agrément de quiconque, enpassant, souhaitait se régaler d’une petite prise. Il était quatreheures quand nous nous installâmes dans ce lieu de liberté et dejouissance. Jusqu’à six heures, l’intervalle était long ;j’étais impatient de revenir à la Maison rustique, oùdevaient se rassembler les compagnons de Christian. Après le repas,nous allâmes les rejoindre ; ils étaient au nombre desix ; en les abordant, Christian leur parle dans sonlangage ; aussitôt, on m’entoure, on m’accueille, onm’embrasse, on me fête à l’envi ; la satisfaction brille danstous les regards. « Point de comédie, point de comédie,s’écrient les nomades d’une voix unanime.

– » Vous avez raison, dit Christian,point de comédie, nous irons au spectacle une autre fois ;buvons, mes enfants, buvons.

– Buvons, répètent lesBohémiens. »

Le vin et le punch coulent à grands flots. Jebois, je ris, je cause, et je fais mon métier. J’observe lesvisages, les tics, les gestes, etc., rien ne m’échappe ; jerécapitule quelques indications qui m’ont été fournies par monsieuret madame Sebillotte, et l’histoire des pièces de cent sous, quin’avait été pour moi que le principe d’une conjecture, devient labase d’une conviction entière. Christian, je n’en doute pas,Christian, ou ses affidés, sont les auteurs du vol dénoncé à lapolice. Combien je m’applaudis alors d’un coup d’œil fortuit, donnési à propos à l’intérieur de la Maison rustique !Mais ce n’est pas tout que d’avoir découvert les coupables :j’attends que les cerveaux soient raisonnablement exaltés par lessublimations alcoholiques, et quand toute la société est dans unétat où il ne faut qu’une chandelle pour en voir deux, je sors etcours en toute hâte au théâtre de la Gaîté, où, après avoir faitappeler l’officier de paix de service, je l’avertis que je suisavec des voleurs, et me concerte avec lui pour que dans une heureou deux au plus, il nous fasse tous arrêter, hommes et femmes.

L’avis donné, je fus promptement de retour. Onne s’était pas aperçu de mon absence ; mais à dix heures, lamaison est cernée ; l’officier de paix se présente, et aveclui un formidable cortège de gendarmes et de mouchards ; onattache chacun de nous séparément, et l’on nous entraîne aucorps-de-garde. Le commissaire nous y avait précédé ; ilordonne une fouille générale. Christian, qui prétend se nommerHirch, s’efforce en vain de dissimuler les six couvertsd’argent de M. Sebillotte, et sa compagne, madameVillemain, c’est ainsi qu’elle prétend s’appeler, ne peutdérober à une investigation des plus rigoureuses les deux montresen or, mentionnées dans la plainte ; les autres sont aussiobligés de mettre en évidence de l’argent et des bijoux, dont onles débarrasse.

J’étais bien curieux de savoir quellesréflexions cet événement suggérerait à mes anciens camarades :je croyais lire dans leurs yeux que je ne leur inspirais pas lamoindre défiance, et je ne me trompais pas, car à peine fûmes-nousau violon, qu’ils me firent presque des excuses d’avoir été lacause involontaire de mon arrestation : « Tu ne nous enveux pas ? me dit Christian, mais qui diable aussi se seraitattendu à ce qui vient d’arriver ? Tu as bien fait de dire quetu ne nous connaissais pas ; sois tranquille, nous nousgarderons bien de dire le contraire ; et comme on n’a rientrouvé sur toi qui puisse te compromettre, tu es bien sûr qu’on nete retiendra pas. » Christian me recommanda ensuite d’êtrediscret, au sujet de son nom véritable, et de ceux de sescompagnons : « Au reste, ajouta-t-il, la recommandationest superflue, puisque tu n’es pas moins intéressé que nous àgarder le silence à cet égard. »

J’offris aux Bohémiens de leur consacrer lespremiers moments de ma liberté ; et dans l’espoir que je netarderais pas à être élargi, ils m’indiquèrent leurs domiciles,afin qu’à ma sortie, je pusse aller prévenir leurs complices. Versminuit, le commissaire me fit extraire, sous le prétexte dem’interroger, et nous nous transportâmes aussitôt au MarchéLenoir, où restaient la fameuse Duchesse ainsi quetrois autres des affidés de Christian que nous arrêtâmes à la suited’une perquisition qui mit entre nos mains toutes les preuvesnécessaires pour les faire déclarer coupables.

Cette bande était composée de douze individus,six hommes et six femmes ; ils furent tous condamnés, les unsaux fers, les autres à la réclusion. Le marchand de vin de la ruede Charenton recouvra ses bijoux, ses couverts, et la plus grandepartie de son argent.

Madame Sebillotte fut dans la joie. Lespécifique des Bohémiens avait eu pour effet de rendre sa santémoins chancelante, la nouvelle des douze mille francs retrouvés laguérit radicalement ; et, sans doute aussi, l’expériencequ’elle avait faite ne fut pas perdue pour elle ; elle se serasouvenu qu’une fois dans sa vie il avait failli lui en cuired’avoir vendu cent quatre sous des pièces de cinq francs :Chat échaudé craint l’eau froide.

Cette rencontre des Bohémiens est presquemiraculeuse ; mais dans le cours des dix-huit années que j’aiété attaché à la police, il m’est arrivé plus d’une fois d’êtrefortuitement rapproché de personnes avec lesquelles le hasardm’avait mis en contact durant les agitations de ma jeunesse. Àpropos d’occurrences de ce genre, je ne puis résister à l’envie deconsigner dans ce chapitre une de ces mille réclamations absurdesqu’il me fallait entendre chaque jour ; celle-ci me procuraune bien singulière reconnaissance.

Un matin, tandis que j’étais occupé à rédigerun rapport, on m’annonce qu’une dame fort bien mise désire meparler : elle a, me dit-on, à vous entretenir d’une affairedes plus importantes. J’ordonne de la faire entrer. Elleentre : « Je vous demande pardon de vous avoirdérangé ; vous êtes monsieur Vidocq ? c’est à monsieurVidocq que j’ai l’honneur de parler ?

– » Oui, madame ; que puis-jepour votre service ?

– » Beaucoup, monsieur ; vouspouvez me rendre l’appétit et le sommeil… Je ne dors plus, je nemange plus… Qu’on est malheureuse d’être sensible !… Ah !monsieur, que je plains les personnes qui ont de lasensibilité ; je vous jure, c’est un bien triste présent quele ciel leur a fait là !… il était si intéressant, si bienélevé… Si vous l’aviez connu, vous n’auriez pas pu vous empêcher del’aimer… Pauvre Garçon !…

– » Mais, madame, daignez vousexpliquer ; peut-être me faites-vous perdre un tempsprécieux.

– » Il était ma seuleconsolation…

– » Enfin, de quois’agit-il ?

– » Je n’aurai pas la force de vousle dire. (Elle fouille dans son sac, d’où elle tire un impriméqu’elle me remet en détournant la vue). Lisez plutôt.

– » Ce sont les Petites-Affiches quevous me donnez-là ; sans doute vous vous méprenez.

– » Je le voudrais, monsieur, je levoudrais. Je vous en supplie, jetez les yeux sur le numéro 32740,dans mon affliction je ne saurais vous en dire davantage. Ah !qu’il est cruel… (Des larmes s’échappent de ses yeux, la paroleexpire sur ses lèvres, elle est agitée par des sanglots, elleparaît éprouver des suffocations.) Ah ! j’étouffe !j’étouffe ! je sens quelque chose qui me remonte… Ah !ah ! ah ! ah ! ah… »

Je tends un siège à la dame, et tandis qu’elles’abandonne à sa douleur, je tourne deux ou trois feuillets pourarriver au numéro 32740, c’est sous la rubrique des effetsperdus ; la page est trempée de larmes ; je lis :Petit épagneul, longues soies argentées, oreillestombantes ; il est parfaitement coiffé ; une marque defeu au-dessus de chaque œil ; physionomie excessivementspirituelle, et queue en trompette formant l’oiseau de paradis. Ilest très caressant de son naturel, ne mange que du blanc devolaille, et répond au nom de Garçon, prononcé avecdouceur. Sa maîtresse est dans la désolation : cinquantefrancs de récompense a qui le ramènera rue de Turenne, numéro23. « Eh bien ! madame, que voulez-vous que je fasse pourGarçon ? les chiens ne sont pas de ma compétence. Jeveux bien que celui-là ait été fort aimable.

– » Oh ! oui, monsieur,aimable ! c’est le mot, soupira la dame avec un accent quiallait au cœur ; et de l’intelligence ! on n’en a pasplus que cela ; il ne me quittait pas… Ce cher Garçon !croiriez-vous que pendant nos saints exercices de la mission, ilavait l’air aussi recueilli que moi ? Enfin, on l’admirait,c’était édifiant… Hélas ! dimanche dernier, nous allionsencore ensemble au salut, je le portais sous mon bras ; voussavez que ces petits êtres ont toujours des besoins… ; aumoment d’entrer à l’église, je le pose à terre, pour qu’il fasseses nécessités ; j’avance quelques pas afin de ne pas legêner, et quand je me retourne… plus de Garçon… J’appelle,Garçon ! Garçon… ! Il avait disparu… Je manque labénédiction pour courir après ; et… jugez de mon malheur, ilne m’a pas été possible de le retrouver. C’est pourquoi je viensaujourd’hui près de vous, afin que vous ayez l’extrême bontéd’envoyer à sa recherche. Je paierai tout ce qu’il faudra ;mais, surtout, qu’on ne le brutalise pas, car je répondrais qu’iln’y a pas de sa faute.

– » Ma foi, madame, qu’il y ait desa faute ou non, cela ne me regarde pas ; votre réclamationn’est pas de la nature de celles qu’il m’est permisd’écouter : s’il fallait ici nous occuper de chiens, de chats,d’oiseaux, nous n’en finirions pas.

– » C’est bien, monsieur ;puisque vous le prenez sur ce ton, je m’adresserai à sonExcellence… Si l’on n’a pas de la complaisance pour les personnesqui pensent bien… Savez-vous que j’appartiens à la Congrégation, etque…

– » Que vous apparteniez au diable,si vous voulez… » Je ne puis pas achever ; une difformitéque je remarque tout à coup dans la dévote maîtresse de Garçon,provoque de ma part un éclat de rire tel, qu’elle en esttout-à-fait déconcertée.

« N’est-ce pas que je suis bienrisible ? dit-elle ; riez, monsieur, riez. »

Au moment où ma subite gaîté s’apaise un peu.« Pardonnez, madame, à ce mouvement dont je n’ai pas été lemaître ; j’ignorais d’abord à qui j’avais affaire, maintenantje sais à quoi m’en tenir. Vous déplorez donc bien la perte deGarçon ?

– » Ah ! monsieur, je n’ysurvivrai pas.

– » Vous n’avez donc jamais éprouvéde perte à laquelle vous ayez été plus sensible ?

– » Non, monsieur.

– » Cependant, vous eûtes un mari ence monde ; vous eûtes un fils ; vous avez eu desamants…

– » Moi, monsieur ? je voustrouve bien osé…

– » Oui, madame Duflos, vous avez eudes amants ; vous en avez eu. Rappelez-vous une certaine nuitde Versailles… » À ces mots, elle me considère plusattentivement ; le rouge lui monte au visage : Eugène,s’écrie-t-elle ! et elle s’enfuit.

Madame Duflos était cette marchande denouveautés, dont j’avais été quelque temps le commis, lorsque, pourme dérober aux recherches de la police d’Arras, j’étais venu mecacher dans Paris. C’était une drôle de femme que madameDuflos ; elle avait une tête superbe, l’œil hautain, lesourcil en relief, le front majestueux ; sa bouche, relevéepar les coins, était plus grande que nature, mais elle était ornéede trente-deux dents d’une éclatante blancheur ; des cheveuxd’un beau noir et un nez aquilin à cheval sur une petite moustachepassablement fournie, donnaient à sa physionomie un air qui eûtpeut-être été imposant, si sa poitrine placée entre deux bosses, etson cou plongé dans ces doubles épaules, n’eussent fait naîtrel’idée d’un polichinelle. Elle avait environ quarante ans quand jela vis pour la première fois : sa mise était des plusrecherchées, et elle visait à se donner un port de reine ;mais du haut de la chaise où elle était perchée de telle façon queses genoux s’élevaient de beaucoup au-dessus du comptoir, elleressemblait moins à une Sémiramis qu’à l’idole grotesque de quelquepagode indienne. En l’apercevant sur cette espèce de trône, j’eusbeaucoup de peine à tenir mon sérieux ; cependant je nedérogeai point à la gravité de la circonstance, et j’eus assezd’empire sur moi pour convertir en salutations respectueuses desdispositions d’un tout autre genre. Madame Duflos tira de son seinun gros lorgnon, à l’aide duquel elle se mit à me regarder, etquand elle m’eût toisé de la tête aux pieds « Que souhaite,monsieur, me dit-elle ? » J’allais répondre, mais uncommis qui s’était chargé de ma présentation, lui ayant dit quej’étais le jeune homme dont il lui avait parlé, elle me fixe denouveau et me demande si je m’entends au commerce. En fait decommerce, j’étais assez novice, je garde le silence ; elleréitère la question, et comme elle manifeste de l’impatience, je mevois forcé de m’expliquer. « Madame, lui dis-je, je ne connaispas le commerce de nouveautés, mais avec du zèle et de lapersévérance, j’espère parvenir à vous satisfaire, surtout si vousavez la bonté de m’aider de vos conseils.

– » Eh bien ! vous me faitesplaisir, j’aime que l’on soit franc ; je vous accepte, vousremplacerez Théodore.

– » Dès qu’il vous conviendra,madame, je suis à vos ordres.

– » En ce cas, je vous arrête, et àdater d’aujourd’hui, je vous prends à l’essai. »

Mon installation eut lieu sur-le-champ. En maqualité de dernier commis, c’était à moi qu’était dévolue la tâched’approprier le magasin et l’atelier, où une vingtaine de jeunesfilles, toutes plus jolies les unes que les autres, étaientoccupées à façonner des colifichets destinés à tenter lacoquetterie provinciale. Jeté au milieu de cet essaim de beautés,je me crus transporté au sérail, et convoitant tantôt la brune,tantôt la blonde, je me proposais de faire circuler le mouchoir,lorsque, dans la matinée du quatrième jour, madame Duflos qui avaitsans doute surpris quelque œillade, m’invita à passer dans soncabinet ; « M. Eugène, me dit-elle, je suis fortmécontente de vous ; vous n’êtes ici que depuis très peu detemps, et déjà vous vous permettez de former des desseins criminelsau sujet des jeunes personnes que j’occupe. « Je vous avertisque cela ne me convient pas du tout, du tout, du tout. »

Confondu de ce reproche mérité, et ne pouvantimaginer comment elle avait deviné mes intentions, je ne luirépondis que par quelques paroles insignifiantes. « Vousseriez bien embarrassé de vous justifier, reprit-elle ; jesais bien qu’à votre âge vous ne pouvez guères vous passer d’avoirune inclination ; mais ces demoiselles ne sont votre fait sousaucun rapport : d’abord elles sont trop jeunes, ensuite ellessont sans fortune ; à un jeune homme il faut quelqu’un quipuisse subvenir à ses besoins, quelqu’un de raisonnable. »Pendant cette morale, madame Duflos, nonchalamment étendue sur unechaise longue, roulait des yeux dont les mouvements eussentinfailliblement produit un bruyant désopilement de ma rate, si sabonne ne fut venue très à propos lui dire qu’on la demandait aumagasin.

Ainsi finit cet entretien, qui me démontra lanécessité de me tenir désormais sur mes gardes. Sans renoncer à mesprétentions, je ne parus plus voir qu’avec indifférence lesouvrières de ma patronne, et je fus assez habile pour mettre endéfaut sa pénétration ; sans cesse elle veillait sur moi,épiait mes gestes, mes paroles, mes regards ; mais elle ne futfrappée que d’une seule chose, la rapidité de mes progrès. Jen’avais pas fait un mois d’apprentissage, et déjà je savais vendreun schall, une robe de fantaisie, une guimpe, un bonnet, comme leplus ergoté des commis. Madame était enchantée, elle eut même labonté de me dire que si je continuais à me montrer docile à sesleçons, elle ne désespérait pas de faire de moi le coq de lanouveauté. « Mais surtout, ajouta-t-elle, plus de familiaritéavec les poulettes ; vous m’entendez, M. Eugène, vousm’entendez. Et puis j’ai encore une recommandation à vous faire,c’est de ne pas vous négliger sous le rapport de la toilette, c’estsi gentil un homme bien mis ! Au surplus, dorénavant, c’estmoi qui veux vous habiller, laissez-moi faire, et vous verrez si jene fais pas de vous un petit Amour. » Je remerciai madameDuflos, et comme je craignais qu’avec son goût extravagant, elle neme transformât en Cupidon à peu près comme elle s’était transforméeen Vénus, je lui dis que je désirais lui épargner le soin d’unemétamorphose qui me paraissait impossible ; mais que si ellese bornait aux avis, je les recevrais avec reconnaissance etm’empresserais de les mettre à profit.

À quelque temps de là (c’était quatre joursavant la Saint-Louis), madame Duflos m’annonça que voulant, suivantson usage, aller à la foire de Versailles avec une partie demarchandises, elle avait jeté les yeux sur moi pour l’accompagner.Nous partîmes le lendemain, et quarante-huit heures après, nousétions établis sur le Champ-de-Foire. Un domestique qui nous avaitsuivi couchait dans la boutique ; quant à moi, je logeais avecmadame à l’auberge ; nous avions demandé deux chambres, mais,vu l’affluence des étrangers, on ne put nous en donnerqu’une ; il fallut se résigner. Le soir, madame se fitapporter un grand paravent, dont elle se servit pour séparer lapièce en deux, de manière que nous devions être chacun à notreparticulier. Avant d’aller nous coucher, elle me sermonna pendantune heure. Enfin nous montons : madame passe chez elle, je luisouhaite le bon soir, et en deux minutes je suis au lit. Bientôtelle laisse échapper quelques soupirs, c’est sans doute l’effet dela fatigue qu’elle a éprouvée pendant la journée ; ellesoupire encore, mais la chandelle est éteinte, et je m’endors. Toutà coup je suis interrompu dans mon premier somme, il me semble quel’on a prononcé mon nom : j’écoute… Eugène, c’est lavoix de madame Duflos ; je ne réponds pas ;« Eugène, appelle-t-elle de nouveau, avez-vous bien fermé laporte ?

– » Oui, Madame.

– » Je pense que vous voustrompez ; voyez-y, je vous prie, et surtout assurez-vous si leverrou est bien poussé ; on ne saurait prendre trop deprécautions dans les auberges. »

Je procède à la vérification, et reviens mecoucher. À peine me suis-je replacé sur le côté gauche, que madamecommence à se plaindre « Quel mauvais lit ! on est rongédes punaises ; impossible de fermer l’œil ! Et vous,Eugène, avez-vous de ces insectes insupportables ? » Jefais la sourde oreille, elle reprend : « Eugène, répondezdonc, avez-vous, comme moi, des punaises ?

– » Ma foi, Madame, je n’en ai pasencore senti.

– » Vous êtes bien heureux, je vousen fais mon compliment, car moi, elles me dévorent, j’ai desampoules d’une grosseur… ; si cela continue, je passerai unenuit blanche. »

Je garde le silence, mais force à moi est dele rompre, lorsque madame Duflos, exaspérée par la souffrance, etne sachant plus, entre les picotements et les démangeaisons, dequel bois faire flèche, se mit à crier à tue-tête :« Eugène ! Eugène ! mais levez-vous donc, je vousprie, et faites-moi le plaisir d’aller dire à l’aubergiste qu’ilvous donne de la lumière, pour faire la chasse à ces mauditesbêtes. Dépêchez-vous, mon ami, je suis dans un enfer. »

Je descends, et remonte avec une chandelleallumée, que je dépose sur le somno, auprès de lacouchette de ma bourgeoise. Comme j’étais ce qu’on appelle enpetite tenue de dragon, c’est-à-dire le paniau volant ou labannière au vent, je me retirai bien vite, autant pour ménager lapudeur de madame Duflos, que pour échapper aux séductions d’unnégligé galant, dans lequel il me semblait qu’il y avait dudessein. Mais, à peine ai-je fait le tour du paravent, madameDuflos jette un cri. « Ah ! Qu’elle est grosse, c’est unmonstre, je n’aurai jamais la force de la tuer ; comme ellecourt, elle va s’échapper. Eugène ! Eugène ! venez ici,je vous en supplie. » Il n’y avait pas à reculer ;nouveau Thésée, je me risque, et, m’approchant du lit, « Oùest-il, dis-je, où est-il le Minotaure, que jel’extermine ?

– » Je vous en conjure, monsieurEugène, ne plaisantez pas comme cela… Tenez, tenez, la voilà quicourt ; l’apercevez-vous sous l’oreiller ? À présent elledescend… quelle vitesse ! il semble qu’elle sente ce que vouslui réservez. »

J’eus beau faire diligence, je ne pus niatteindre ni voir le dangereux animal. Je cherchai partout où ilaurait pu se glisser ; je me donnai tout le mouvementimaginable pour le découvrir, ce fut peine inutile ; lesommeil nous gagna pendant cet exercice, et à mon réveil, si, parun retour sur le passé, je fus porté à réfléchir que madame Duflosavait été plus heureuse que l’épouse de Putiphar, j’eus la douleurde penser que je n’avais pas eu toute la vertu de Joseph.

Dès ce moment, j’eus la mission de veillertoutes les nuits à ce que madame ne fût plus incommodée par lespunaises. Mon service de jour en devint considérablement plus doux.Les égards, les prévenances, les petits présents, ne m’étaient pasépargnés ; j’étais, ainsi que le conscrit de Charlet, nourri,chaussé, habillé et couché avec le gouvernement aux frais de laprincesse. Par malheur, la princesse était quelque peu jalouse, etle gouvernement tant soit peu despotique. Madame Duflos nedemandait pas mieux, sous plus d’un rapport, que je m’amusassecomme un bossu ; mais elle entrait dans des fureurs toutes lesfois qu’elle me voyait jeter les yeux sur une femme. À la fin,excédé de cette tyrannie, je lui déclarai un soir que j’étaisdécidé à m’en affranchir. « Ah ! vous voulez me quitter,me dit-elle, nous verrons ! puis s’armant d’un couteau, elles’élance pour m’en percer le cœur. J’arrêtai son bras, et sa rages’étant apaisée, je m’engageai à rester, sous la condition qu’elleserait plus raisonnable. Elle promit ; mais, dès le lendemain,des rideaux de taffetas vert furent adaptés au grillage du cabinetoù j’étais relégué, depuis que madame avait jugé à propos dem’employer exclusivement à la tenue de ses livres. Cette mesureétait d’autant plus vexatoire, que désormais il n’y avait plusmoyen d’avoir en perspective le personnel du magasin. Madame Duflosétait par trop ingénieuse à m’isoler du reste de la terre ;chaque jour c’était nouvelle précaution pour m’accaparer. Enfin monesclavage devint si rigoureux, que tout le monde s’apercevait de latendresse dont j’étais l’objet. Les demoiselles de boutique, quiétaient bien aise de mettre martel en tête à la bourgeoise,venaient à chaque instant me parler, tantôt sous un prétexte,tantôt sous un autre ; cette pauvre madame Duflos en étaittourmentée ! c’était une pitié… À toute heure du jour, il mefallait essuyer des reproches c’était des scènes à n’en plus finir.Je ne me sentis pas la force de rester plus long-temps soumis à unpareil régime. Afin d’éviter un éclat qui, dans ma position, auraitpu me compromettre (j’étais alors évadé du bagne), je fissecrètement retenir ma place à la diligence, et je filai. J’étaisloin de supposer à cette époque que vingt ans plus tard, jereverrais dans les bureaux de la police, la petite bossue de la rueSaint-Martin ; c’est le proverbe qui l’a voulu : Deuxmontagnes ne se rencontrent pas…

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