Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XXXIX

 

Je m’effraie de ma renommée. – L’approche d’une grande fête. –Les voleurs classés. – Les rouletiers aux abois. – Un déluge dedénonciations. – Je faillis la gober. – Le matelas, les faussesclés et la pince. – La confession par vengeance. – Le terribleLimodin. – La manie de moucharder. – La voleuse qui se dénonce. –Le bon fils. – L’évadé malencontreux. – Le gâteau des rois et lareine de la fève. – Le baiser perfide. – La difficulté tournée. –Le panier de la blanchisseuse. – L’enfant volé. – Le parapluie quine met pas à couvert. – La moderne Sapho. – La liberté n’est pas lepremier des biens. – Les inséparables. – Héroïsme de l’amitié. – Levice a ses vertus.

 

Lorsqu’un individu passablement organisérapporte toutes ses observations à un objet unique, rarement dansla spécialité à laquelle cet objet appartient, il ne se crée pascette sorte de compétence qui résulte de l’habileté. C’est là toutel’histoire de ma grande aptitude à découvrir les voleurs. Dès queje fus agent secret, je n’eus plus qu’une seule pensée, et tous mesefforts tendirent à réduire autant que possible, à l’inaction, lesmisérables qui, voulant méconnaître les ressources du travail, necherchent leur subsistance que dans des atteintes plus ou moinscriminelles au droit de propriété. Je ne me fis point illusion surle genre de succès que j’ambitionnais, et je n’avais pas la folleprétention de croire que je parviendrais à extirper le vol ;mais en faisant aux voleurs une guerre à outrance, j’espérais lerendre moins fréquent. J’ose dire que le bonheur de mes débutssurpassa mon attente et celle de M. Henry. À mon gré, maréputation grandit même avec beaucoup trop de rapidité, car laréputation trahissait le mystère de mon emploi, et du moment quej’étais connu, il fallait, ou que je renonçasse à servir la police,ou que je la servisse ostensiblement. Dès lors, ma tâche devenaitbien plus difficile : cependant les obstacles ne m’effrayèrentpas, et comme je ne manquais ni de zèle, ni de dévouement, jepensai qu’il me serait encore possible de ne pas déchoir de labonne opinion que l’autorité avait conçue de moi. Désormais, il n’yavait plus moyen de feindre avec les malfaiteurs. Le masque tombé,à leurs yeux, je devenais un mouchard et rien de plus. Toutefois,j’étais un mouchard en meilleure situation que la plupart de mesconfrères, et lorsque je ne pouvais pas faire autrement que de memettre en évidence, les temps de ma mission secrète devaient meprofiter encore, soit par les relations que j’avais conservées,soit par l’ample provision de signalements et de renseignements detoute espèce que j’avais classés dans ma mémoire. J’aurais pualors, à l’exemple de certain roi de Portugal, mais plus sûrementque lui, juger les gens sur la mine, et désigner aux sbires lesêtres dangereux dont il convenait de purger la société :l’arbitraire dont la police était pourvue à cette époque, et lafaculté des détentions administratives, qui faisait sa puissance,me laissaient une prodigieuse latitude pour exercer mon savoirphysiognomonique, appuyé de notions positives. Mais il me semblaitque dans l’intérêt public, il était bon d’agir avec un peu moins delégèreté. Certes, rien ne m’eût été si aisé que d’encombrer lesprisons : les voleurs, et l’on qualifiait ainsi quiconqueavait été mis en jugement pour un fait contraire à la probité,n’ignoraient pas que leur sort était entre les mains du premiercomme du dernier agent, et que pour les faire renfermerindéfiniment à Bicêtre, il suffisait d’un rapport vrai ou faux.Ceux surtout qui avaient déjà été repris de justice, étaient lesplus exposés à subir les conséquences de ces sortes dedénonciations, qu’on ne prenait pas même la peine de contrôler. Ily avait en outre dans la capitale une foule d’individus malnotés, ou mal famés, à tort ou à raison, qui n’étaient pastraités avec plus de ménagement. Ce mode de répression avait desinconvénients graves, puisqu’il pouvait frapper l’innocent comme lecoupable, celui qui s’était amendé comme celui qui se montraitincorrigible : certes, quand une fête ou une solennitéquelconque devait amener à Paris un grand concours d’étrangers,pour débarrasser le pavé, il était fort commode de faire ce quel’on appelait une rafle : mais la circonstancepassée, il fallait remettre en liberté tous les détenus contrelesquels il ne s’élevait que des présomptions, et les associationspour le crime sortaient toutes formées, par le moyen même que l’onemployait pour les dissoudre. Tel qui, en s’isolant de sa vieantérieure, était rentré dans des voies honnêtes, se trouvaitforcément rendu à des habitudes vicieuses, et reprenait malgré luises anciennes fréquentations. Tel autre, réputé mauvais sujet,était à la veille de changer de conduite, et, jeté parmi desbrigands, confondu avec eux, il était perdu sans retour. Le systèmesuivi était donc des plus déplorables, j’en imaginai un autre quiconsistait, non à sévir contre les suspects, mais à faire prendreen flagrant délit ceux qui étaient justement suspectés. À ceteffet, je classai les voleurs d’après le genre que chacun d’euxaffectionnait le plus particulièrement, et dans chaque catégoriej’eus soin de me ménager des intelligences, afin d’être instruit dece qui s’y passait ; de façon qu’il ne se commettait pas unvol que je n’en fusse informé, et que l’on ne m’en fit connaîtreles principaux auteurs. Assez ordinairement mes espions, hommes oufemmes car j’en avais de l’un et de l’autre sexe, avaient participéau crime ; je le savais, mais dans la persuasion où j’étaisqu’ils ne tarderaient pas à m’être livrés à leur tour parquelqu’autre faux frère qui les devancerait dans la dénonciation,je consentais à les laisser provisoirement derrière le rideau.

Cette tolérance était de telle nature, que lajustice n’y perdait rien ; dénoncés ou dénonciateurs, tousarrivaient au même but, le bagne ; il n’y avait d’impunitépour personne. Sans doute, il me répugnait de recourir à de telsauxiliaires, et surtout de me taire sur leur compte lorsque j’étaisconvaincu de leur culpabilité, mais la sûreté de Paris l’emportaitsur des considérations qui n’eussent été que morales. « Si jeparle, me disais-je, quand j’avais affaire à un indicateur de cetteespèce, je ferai condamner un coquin, mais si je ne l’épargneaujourd’hui, cinquante de ses affidés, qu’il est prêt à me livrer,vont échapper à la vindicte des lois, » et ce calcul meprescrivait une transaction qui durait aussi long-temps qu’elleétait utile à la société. Entre les voleurs et moi les hostilitésn’en étaient pas moins permanentes, seulement je souffrais quel’ennemi parlementât, et j’accordais tacitement des sauvegardes,des sauf-conduits et des trêves, qui expiraient d’elles-mêmes à lapremière infraction. Le faux frère devenant victime d’un autre fauxfrère ; je n’avais plus la puissance de m’interposer entre ledélit et la répression, et le délinquant perfide succombait, trahipar un délinquant non moins perfide que lui. Ainsi, je faisaisservir les voleurs à la destruction des voleurs ; c’était làma méthode, elle était excellente, et pour ne pas en douter, ilsuffira de savoir qu’en moins de sept années, j’ai mis sous la mainde la justice plus de quatre mille malfaiteurs. Des classesentières de voleurs étaient aux abois, de ce nombre était celle desrouletiers (qui dérobent les chargements sur lesvoitures) ; j’avais à cœur de les réduire entièrement, jetentai l’entreprise, mais elle faillit me devenir funeste : jen’ai jamais oublié le propos de M. Henry, à cette occasion.« Ce n’est pas tout de bien faire, il faut encore prouver quel’on a bien fait. »

Deux des plus intrépides rouletiers,les nommés Gosnet et Doré, effrayés de mesefforts pour anéantir leur industrie, prirent tout à coup le partide se dévouer à la police, et en très peu de temps, ils meprocurèrent l’arrestation de bon nombre de leurs camarades, quifurent tous condamnés. Ils paraissaient zélés, je devais à leursindications quelques découvertes de la plus haute importance, etnotamment celle de plusieurs receleurs d’autant plus dangereux que,dans le commerce, ils jouissaient d’une grande réputation deprobité. Après des services de cette nature, il me sembla que l’onpouvait compter sur eux ; je sollicitai donc leur admission enqualité d’agents secrets, avec un traitement de cent cinquantefrancs par mois. Ils ne souhaitaient rien de plus, disaient-ils,c’était à ces cent cinquante francs que se bornait leurambition : je le croyais du moins ; et comme je voyais eneux mes futurs collègues, je leur témoignai une confiance presquesans bornes : on va voir comment ils la justifièrent.

Depuis quelques mois, deux ou trois rouletiersdes plus adroits étaient arrivés à Paris, où ils ne s’endormaientpas. Les déclarations pleuvaient à la Préfecture ; ilsfaisaient des coups d’une hardiesse inconcevable, et il étaitd’autant plus difficile de les prendre sur le fait, qu’ils nesortaient que de nuit, et que, dans leurs expéditions sur lesroutes qui avoisinent la capitale, ils étaient toujours armésjusqu’aux dents. La capture de tels brigands ne pouvait que mefaire honneur ; pour l’effectuer, j’étais prêt à affrontertous les périls, lorsqu’un jour Gosnet, avec qui je m’étais souvententretenu à ce sujet, me dit : « Écoute, Jules, si tuveux que nous ayons marons Mayer, Victor Marquet et sonfrère, il n’est qu’un moyen, c’est de venir coucher chez nous,alors nous serons plus à même de sortir aux heuresconvenables. » Je devais croire que Gosnet était de bonnefoi ; je consentis à aller m’installer momentanément dans lelogement qu’il occupait avec Doré, et bientôt nous commençâmesensemble des explorations nocturnes sur les routes quefréquentaient assez habituellement Mayer et les deux Marquet. Nousles y rencontrâmes plusieurs fois, mais ne voulant les saisir qu’enaction, ou tout au moins porteurs du butin qu’ils venaient defaire, nous fûmes obligés de les laisser passer. Nous avions déjàfait quelques-unes de ces promenades sans résultat, quand ilm’arriva de remarquer chez mes compagnons un certain je ne saisquoi qui me fit concevoir des inquiétudes ; il y avait dansleurs manières avec moi quelque chose de contraint ; peut-êtrese promettaient-ils de me jouer quelque mauvais tour. Je ne pouvaislire dans leur pensée, mais à tout hasard, je n’allai plus avec euxsans avoir sur moi des pistolets, dont je m’étais muni à leurinsu.

Une nuit que nous devions sortir sur les deuxheures du matin, l’un d’eux, c’était Doré, se plaint tout à coup decoliques qui le font horriblement souffrir ; les douleursdeviennent de plus en plus aiguës, il se tord, il se plie endeux ; il est évident que dans cet état il ne pourra marcher.La partie est en conséquence remise au lendemain, et puisqu’il n’ya rien à faire, je me rejette sur le flanc, et m’endors. Peud’instants après je m’éveille en sursaut, je crois avoir entendufrapper à la porte ; des coups redoublés me prouvent que je neme suis pas trompé. Que veut-on ? Est-ce nous que l’ondemande ? Ce n’est pas probable, puisque personne ne connaîtnotre retraite. Cependant un de mes compagnons va se lever, je luifais signe de se tenir coi ; il ne s’élance pas moins de sonlit ; alors, à voix basse, je lui recommande d’écouter, maissans ouvrir ; il se place près de la porte, Gosnet, couchédans la chambre contiguë, ne bougeait pas. On continue de frapper,et, par mesure de précaution, je me hâte de passer mon pantalon etma veste ; Doré, après en avoir fait autant, retourne semettre aux aguets ; mais tandis qu’il prête l’oreille, samaîtresse me lance un coup d’œil tellement expressif, que je n’aipas de peine à l’interpréter ; je soulève mon matelas du côtédes pieds, que vois-je ? un énorme paquet de fausses clefs etune pince. Tout est éclairci, j’ai deviné le complot, et afin de ledéjouer, je m’empresse, sans mot dire, de placer les clés dans monchapeau et la pince dans mon pantalon ; puis m’approchant dela porte, je vais écouter à mon tour ; on cause tout bas, etje ne puis rien comprendre de ce qui se dit ; cependant jeprésume qu’une visite si matinale n’est pas sans but ;j’attire Doré dans la seconde pièce, et là je le préviens que jevais tâcher de savoir ce que c’est.

« Comme tu voudras, me dit-il. » Onfrappe de nouveau. Je demande qui est-là ?« M. Gosnet, n’est-ce pas ici ? s’enquiert-on d’unevoie doucereuse.

– » M. Gosnet, c’est l’étageau-dessous, la pareille porte.

– » Merci, excusez de vous avoiréveillé.

– » Il n’y a pas de mal. »

On descend, j’ouvre sans faire de bruit, et endeux sauts je suis aux latrines, j’y précipite d’abord la pince, jeme prépare à y jeter les clefs, mais on entre derrière moi, et jereconnais un inspecteur, le nommé Spiquette, attaché aucabinet du juge d’instruction : il me reconnaît également.« Ah ! me dit-il, c’est après vous qu’on cherche.

« Après moi, et pourquoi ?

– » Eh ! mon Dieu, pourrien ; c’est M. Vigny, juge d’instruction, qui désirevous voir et vous parler.

– » Si ce n’est que cela, je vaisremettre ma culotte et je suis à vous.

– » Dépêchez-vous que je prennevotre place, et attendez-moi. »

J’attends l’inspecteur, et nous redescendonsensemble. La chambre est pleine de gendarmes et de mouchards ;M. Vigny est au milieu d’eux : aussitôt il me donnelecture d’un mandat d’amener décerné contre moi, ainsi que contremes hôtes et leurs femmes ; ensuite, pour remplir le vœu d’unecommission rogatoire, il ordonne la perquisition la plus exacte. Ilne me fut pas difficile de voir d’où le coup partait, surtoutlorsque Spiquette, soulevant le matelas, et surpris, sansdoute, de ne rien trouver, regarda d’une certaine façonGosnet, qui avait l’air tout stupéfait. Sondésappointement ne m’échappa pas ; je m’aperçus qu’il étaitpassablement contrarié : quant à moi, pleinementrassuré : « Monsieur, dis-je, au magistrat, je vois avecpeine que dans l’espoir de se rendre intéressant, on vous a faitfaire un pas de clerc. On vous a trompé, il n’y a rien ici desuspect ; d’ailleurs M. Gosnet ne le souffriraitpas ; n’est-ce pas, M. Gosnet, que vous ne le souffririezpas ? Répondez donc à monsieur le juge. « Il ne pouvaitfaire autrement que de confirmer mon dire, mais il ne parla que dubout des lèvres, et il ne fallait pas être sorcier pour pénétrer lefonds de son âme.

La perquisition terminée, on nous fit monterdans deux fiacres après nous avoir garrottés, et l’on nousconduisit au Palais, où nous fûmes déposés dans une petite salleappelée la souricière. Enfermé avec Gosnet et Doré, je megardai bien d’exprimer les soupçons que je formais sur leur compte.À midi, l’on nous interroge, et vers le soir on nous transfère, mesdeux compagnons à la Force, et moi à Sainte-Pélagie. Je ne saiscomment cela se fit, mais le trousseau de clefs, que je gardaisdans mon chapeau, resta imperceptible pour tous ces observateursqui d’ordinaire encombrent le guichet d’une prison. Bien que l’onn’eût pas négligé de me fouiller, on ne le trouva pas, et je n’enfus pas fâché. J’écrivis sur le champ à M. Henry, pour luiannoncer la trame qu’on avait ourdie contre moi, je n’eus pas depeine à le convaincre que j’étais innocent, et deux jours après, jerecouvrai ma liberté. Je reparus à la préfecture avec les clefs siheureusement dérobées à toutes les investigations. Je m’estimaiheureux d’avoir échappé au péril, car je m’étais trouvé à deuxdoigts de ma perte ; sans la maîtresse de Doré et sans maprésence d’esprit, nul doute que je ne fusse retombé sous lajuridiction des argousins… Porteur d’instruments à voleurs, j’étaisfrappé par une nouvelle condamnation dont ma qualité d’évadésuppléait les motifs, enfin j’étais ramené au bagne. M. Henryme réprimanda au sujet d’une imprudence qui avait failli m’être sifatale. « Voyez, me dit-il, où vous en seriez, si Gosnet etDoré avaient conduit cette intrigue avec un peu plusd’adresse : Vidocq, ajouta-t-il, prenez garde à vous, nepoussez pas trop loin le dévouement ; surtout ne vous mettezplus à la discrétion des voleurs ; vous avez beaucoupd’ennemis. N’entreprenez rien sans y avoir mûrement réfléchi ;avant de risquer une démarche à l’avenir venez me consulter. »Je profitai de l’avis et je m’en trouvai bien.

Gosnet et Doré ne restèrent pas long-temps àla Force : à leur sortie, j’allai les voir, mais je ne laissaipas apercevoir que je soupçonnais leur perfidie : toutefois,pressé de prendre ma revanche pour une partie que je n’avais pasperdue, je leur décochai un mouton, et ne tardai pas àapprendre qu’ils avaient commis un vol, dont toutes les preuvesétaient faciles à produire. Arrêtés et condamnés, ils eurentpendant quatre ans le temps de penser à moi. Quand la sentence quifixait leur sort eut été rendue, je ne manquai pas de leur faireune visite ; lorsque je leur racontai comment j’avais connu etdéjoué leurs projets, ils pleurèrent de rage. Gosnet, ramené dansles prisons d’Auray, d’où il s’était évadé, imagina un moyen devengeance qui ne lui réussit pas : feignant le repentir, ilfit appeler un prêtre, et, sous le prétexte de lui faire uneconfession générale, il lui avoua un bon nombre de vols, danslesquels il eut soin de m’impliquer. Le confesseur, à qui maprétendue participation n’avait pas été confiée sous le sceau dusecret, adressa à la préfecture une note dans laquelle j’étaisviolemment inculpé ; mais les révélations de Gosnet n’eurentpas le résultat qu’il s’en était promis.

Ce fut l’arbitraire que l’on déployait contreles voleurs qui propagea parmi eux la manie de s’entre dénoncer, etles poussa, s’il est permis de s’exprimer ainsi, au comble de ladémoralisation. Auparavant, ils formaient, au sein de la société,une société à part, qui ne comptait ni traîtres, nitransfuges ; mais lorsqu’on se mit à les proscrire en masse,au lieu de serrer leurs rangs, dans leur effroi, ils jetèrent uncri d’alarme qui légitimait tout expédient de salut, au détrimentmême de l’ancienne loyauté : une fois que le lien qui unissaitentre eux les membres de la grande famille des larrons eut étérompu, chacun d’eux, dans son intérêt privé, ne se fit plusscrupule de livrer ses camarades. Aux approches des crises, quicoïncidaient toutes avec des époques marquantes, telles que lepremier jour de l’an, la fête de l’Empereur, ou toute autresolennité, il fallait voir comme les dénonciations pleuvaient à ladeuxième division. Pour échapper à ce que les agents appelaient lebel ordre, c’est-à-dire l’ordre d’arrêter tous lesindividus réputés voleurs, c’était à qui fournirait à la police leplus d’indications utiles. Ils ne manquaient pas, les suspects, quis’empressaient de jouer les bons serviteurs en lançant lesmouchards sur ceux d’entre leurs camarades dont le domicile n’étaitpas connu : aussi ne fallait-il pas long-temps pour remplirles prisons. On pense bien que dans ces battues générales, il étaitimpossible qu’il ne se commît pas une multitude d’abus ; lesplus révoltantes injustices restaient souvent sansréparation : de malheureux ouvriers qui, à l’expiration d’unesimple peine correctionnelle, s’étaient remis au travail, ets’efforçaient par leur bonne conduite d’effacer le souvenir deleurs torts passés, se trouvaient enveloppés dans la mesure etconfondus avec des voleurs de profession ; il n’y avait pasmême pour eux possibilité de réclamer : entassés au dépôt, lelendemain ils étaient amenés devant le terrible Limodin, qui leurfaisait subir un interrogatoire. Quel interrogatoire, grandDieu ! « Ton nom, ta demeure ? tu as subi unjugement ?

– » Oui, Monsieur, mais depuisje travaille, et…

– » C’est assez, à unautre.

– » Mais Monsieur Limodin, jevous…

– » Paix ! à unautre ; c’est entendu, j’espère. »

Celui à qui l’on imposait silence allaitalléguer en sa faveur les meilleures raisons. Libéré depuisplusieurs années, il pouvait produire des preuves de son honnêteté,faire attester par mille témoins qu’il avait contracté deshabitudes laborieuses, enfin, qu’il était irréprochable sous tousles rapports, mais M. Limodin n’avait pas le loisir del’entendre. « On n’en finirait pas, disait-il, si l’on voulaits’occuper de pareilles babioles. » Quelquefois, dansune matinée ; cet interrogateur brutal expédiait de la sortejusqu’à cent personnes, hommes ou femmes, qu’il dépêchait les uns àBicêtre, les autres à Saint-Lazare. Il était sans pitié ; àses yeux, rien ne pouvait racheter un instant d’égarement :combien de pauvres diables sortis des voies du crime n’y ont étérejetés que par lui ! Plusieurs des victimes de cetteimplacable sévérité se repentaient d’un amendement dont on ne leurtenait pas compte, et juraient, dans leur exaspération, de devenirdes brigands fieffés. « Que nous a servi d’être honnêtes,disaient quelquefois ces infortunés ? voyez comme on noustraite ; autant vaudrait être coquin toute sa vie. Pourquoifaire des lois, si on ne les observe pas ? À quoi bon nousavoir condamnés à temps, si l’on n’admet pas que nous puissionsnous corriger ? C’était plus tôt fait de nous juger àperpétuité ou à mort puisqu’une fois que nous sommes dans le bonchemin, on nous empêche d’y rester. » J’ai entendu unemultitude de récriminations de ce genre, presque toujours ellesétaient fondées. « Voilà quatre ans que je suis sorti deSainte-Pélagie, disait devant moi un de ces détenus ; depuisma libération j’ai toujours travaillé dans la même boutique ?ce qui prouve que je ne me dérangeais pas, et qu’on était contentde moi ; eh bien ! on m’a envoyé à Bicêtre sans que j’aiecommis de délit, et seulement parce que j’ai subi deux années deprison. »

Cette atroce tyrannie était sans doute ignoréedu préfet, je me plais à le croire ; cependant c’était en sonnom qu’elle s’exerçait. Avoués ou secrets, les agents étaient alorsdes êtres bien redoutables, car leurs rapports étaient reçus commearticles de foi ; arrêtaient-ils un homme du peuple, s’ils lesignalaient comme voleur dangereux et incorrigible, et c’étaittoujours la formule, tout était dit, l’homme était écroué sansrémission ; c’était l’âge d’or des mouchards, puisque chacunde ces attentats à la liberté individuelle leur valait uneprime ; à la vérité, cette prime n’était pas forte, ilsavaient un petit écu par capture, mais pour un petit écu, que nefera pas un mouchard, s’il n’y a point de danger à courir ? Ausurplus, si la somme était modique, ils visaient au nombre, afinqu’elle fût souvent répétée : d’un autre côté, les voleurs quidésiraient acheter leur liberté par des services, dénonçaientégalement, à tort et à travers, tous ceux qu’ils avaient connus,qu’ils fussent corrigés ou non ; à ce prix, ils obtenaient derester à Paris ; mais bientôt les détenus usant dereprésailles, ils allaient forcément leur tenir compagnie.

On ne se fait pas d’idée du nombre d’individusque les détentions administratives ont précipités dans desrécidives qu’ils auraient évitées si l’on eût renoncé plutôt à cetabominable système de persécution. Si on les eût laisséstranquilles, jamais ils ne se fussent compromis ; mais quelleque fût leur résolution, on les mettait dans la nécessité deredevenir voleurs. Quelques libérés, c’était une exception,obtenaient, à l’expiration de leur peine, de n’être pas envoyésen suspicion à Bicêtre, mais alors même, on ne leurdonnait aucune espèce de papiers, de telle sorte qu’il leur étaitimpossible de se procurer de l’ouvrage ; ceux-là avaient laressource de mourir de faim, mais on ne se résigne pas volontiers àun si cruel supplice ; ils ne mouraient pas et volaient :le plus ordinairement, ils dénonçaient et volaient à la fois.

Cette rage de mouchardise fit d’incroyablesprogrès : les faits pour le prouver sont tellement abondants,que je ne suis embarrassé que du choix. Souvent, dans la disettedes larcins à me signaler, les dénonciateurs me révélaient, en lesimputant à d’autres, des crimes qui devaient motiver leur proprecondamnation. Je vais citer des exemples :

Une nommée Bailly, ancienne voleuse, enferméeà Saint-Lazare, me fait appeler pour me donner des renseignements.Je me rends auprès d’elle, et elle me déclare que si je m’engage àla faire mettre en liberté, elle m’indiquera les auteurs de cinqvols, dont deux avec effraction. J’accepte le marché ; et lesdétails qu’elle me communique sont si précis, que déjà je croisn’avoir plus qu’à tenir ma promesse. Cependant, en réfléchissantaux diverses circonstances qu’elle m’a rapportées, je m’étonnequ’elle ait pu en être instruite aussi parfaitement. Elle m’avaitdésigné les personnes volées ; l’une d’elles était un sieurFrédéric, rue Saint-Honoré, passage Virginie. Jevais d’abord chez lui, et dans le cours des informations que jeprends, j’acquiers la certitude que la révélatrice est seulel’auteur du vol commis au préjudice de ce traiteur : jepoursuis mon enquête, et partout c’est son signalement que l’on medonne.

Il ne s’agissait plus que de procéder à lavérification. Les plaignants sont introduits à Saint-Lazare, et là,sans être vus de la fille Bailly, que je leur montre au milieu deses compagnes, ils la reconnaissent parfaitement : uneconfrontation légale s’en suivit, et la fille Bailly, accablée parl’évidence, fit des aveux qui lui valurent huit ans de réclusion.Elle eut tout le temps de dire son mea culpa. Cette femmeavait accusé de ses vols deux de ses camarades, contre lesquellesune moralité suspecte aurait pu faire élever des présomptions. Uneautre voleuse, surnommée la Belle Bouchère, m’ayant faitdes révélations de même nature que celles de la fille Bailly, nefut pas plus heureuse qu’elle.

Un nommé Ouasse, dont le père devait plus tardêtre impliqué dans le procès de l’épicier Poulain, me signale troisindividus, comme auteurs d’un vol avec effraction, commis laveille, rue Saint-Germain-l’Auxerrois, chez un débitant de tabac.Je me transporte sur les lieux, je m’informe, et bientôt j’acquiersla preuve incontestable que Ouasse, récemment libéré, n’est pasétranger au crime. Je dissimule ; mais en me servant de lui,je m’y prends si bien, qu’il est arrêté comme complice, et condamnéà la réclusion. Cette mésaventure aurait dû le corriger de la maniede dénoncer, mais voulant à tout prix être mouchard, il fit auprocureur du roi de Versailles diverses déclarations mensongères,qui lui valurent deux ou trois ans de prison. J’ai déjà dit que lesvoleurs ne gardent pas rancune : à peine sorti, Ouasse accourtchez moi, c’est encore un vol dont il vient me donner avis. Je faisvérifier d’après son indication, le vol était réel. Mais lecroirait-on ? le voleur était Ouasse ; atteint etconvaincu, il fut condamné de nouveau. Pendant sa détention, cemisérable ayant appris l’arrestation de son père, se hâta dem’adresser des révélations à l’appui de l’accusation dirigée contrece dernier ; mon devoir était de les transmettre à l’autorité,je le fis, mais ce ne fut pas sans éprouver toute l’indignation quedevait exciter la conduite de ce fils dénaturé.

Dans mon emploi, c’eût été me priver d’unmoyen de police des plus efficaces, que de rompre en visière avecles voleurs ; aussi, ne me suis-je jamais entièrement isoléd’eux : tout en leur faisant la chasse, je paraissais encoreprendre intérêt à leur sort. Étais-je chien ou loup ? Telétait le doute qu’il me convenait de laisser dans leuresprit ; et ce doute, si favorable à la calomnie, toutes lesfois que l’on m’a imputé une connivence, qui dans la réalitén’existait pas, n’a jamais bien été éclairci pour eux. Voilàpourquoi les voleurs se sont rendus en quelque sorte les artisansde l’espèce de renommée que je me suis acquise ; ilsimaginaient que j’étais ouvertement leur ennemi, maisqu’intérieurement je ne demandais pas mieux que de lesprotéger ; quelquefois ils allaient jusqu’à me plaindre d’êtreobligé de faire un métier comme celui que je faisais, et pourtantils m’aidaient eux-mêmes à le faire.

Parmi les voleurs de profession, il en étaitbien peu qui ne regardassent comme un bonheur d’être consulté parla police pour un renseignement, ou employés pour un coup demain ; presque tous se seraient mis en quatre pour lui donnerdes preuves de zèle, dans la persuasion qu’elles leur vaudraient,sinon une immunité entière, du moins quelques ménagements. Ceux quiredoutaient le plus son action étaient presque toujours les plusdisposés à la servir. Je me rappelle à ce sujet l’aventure d’unforçat libéré, le nommé Boucher, dit cadet Poignon. Il y avait plusde trois semaines que j’étais à sa recherche, quand le hasard me lefit rencontrer dans un cabaret de la rue Saint-Antoine, àl’enseigne du Bras d’Or. J’étais seul, et il était ennombreuse compagnie : tenter de le saisir ex abrupto,c’eût été m’exposer à le manquer, car il pouvait se faire qu’ilvoulût se défendre et qu’il fut soutenu. Boucher avait été agent depolice, je l’avais connu dans cet emploi, et même nous étions assezbien ensemble : il me vient dans l’idée de l’aborder commeami, et de lui monter un coup à ma manière. J’entre au cabaret, etallant droit à la table où il est assis, je lui tends la main, enlui disant : « Bonjour mon ami Cadet.

– » Tiens, v’la l’ami Jules, veux-tute rafraîchir, demande un verre ou prends le mien.

– » Le tien est bon, tu n’as pas lagale aux dents : (je bois) ah ça ! je voudrais bien tedire un mot en particulier.

– » Avec plaisir, mon fils, je suist’a toi. »

Il se lève et je le prends sous le bras ;« Tu te souviens, lui dis-je, du petit matelot, qui était deta chaîne.

– » Oui, oui, un petit gros court,qui était du deuxième cordon, n’est-ce pas ?

– » C’est ça tout juste, du moins jele pense ; le reconnaîtrais-tu ?

– » Ce serait mon père que je ne leconnaîtrais pas mieux ; il me semble encore le voir sur lebanc treize ; faire des patarasses (bourrelets pourgarantir les jambes) pour les fagots (forçats).

– » Je viens d’arrêter unparticulier, j’ai bien idée que c’est lui, mais je n’en suis passûr ; en attendant, je l’ai mis au poste de Birague, et commej’en sortais, je t’ai vu entrer ici : Parbleu ! mesuis-je dit, ça se rencontre bien ; v’là Cadet, il pourra medire si je me suis trompé.

– » Je suis tout prêt, mon garçon,si ça peut t’obliger ; mais avant de partir, nous allons boireun coup (s’adressant à ses camarades), mes amis, ne vousimpatientez pas, c’est l’affaire d’une minute, et je suis t’avous. »

Nous partons, arrivés à la porte du poste, lapolitesse exige que je le laisse entrer le premier, je lui fais leshonneurs ; il va jusqu’au fond de la salle, examine partoutautour de lui, et cherche en vain l’individu dont je lui aiparlé : « Hé ! me dit-il, d’où qu’il est cefagot, que je le remouche (leconsidère) ? » J’étais alors près de la porte,j’aperçois, incrusté dans le mur, un débris de miroir, tel qu’ils’en trouve dans la plupart des corps de garde, pour la commoditédes fashionables de la garnison, j’appelle Boucher, et lui montrantle débris réflecteur : « Tiens, lui dis-je, c’est par iciqu’il faut regarder. » Il regarde, et se tournant de moncôté : « Ah ! ça, Jules, tu blagues, je ne vois quetoi zet moi dans c’te glace, mais l’arrêté, où qu’il estl’arrêté ?

– » Apprends qu’il n’y a personneici d’arrêté que toi : tiens, voilà le mandat qui teconcerne.

– » Ah ! pour ça, c’est un vraitour de gueusard !

– » Tu ne sais donc pas que dans cemonde c’est au plus malin.

– » Au plus malin, tant que tuvoudras, ça ne te portera pas bonheur, de monter des coups à debons enfants. »

Lorsque là voie pour arriver à une découverteimportante était hérissée de difficultés, les voleuses m’étaientpeut-être d’un plus grand secours que les voleurs. En général, lesfemmes ont des moyens de s’insinuer qui, dans les explorations depolice, les rendent bien supérieures aux hommes ; alliant letact à la finesse, elles sont en outre douées d’une persévérancequi les conduit toujours au but. Elles inspirent moins de défiance,et peuvent s’introduire partout sans éveiller les soupçons ;elles ont, en outre, un talent tout particulier pour se lier avecles domestiques et les portières ; elles s’entendent fort bienà établir des rapports et à bavarder sans être indiscrètes ;communicatives en apparence, alors même qu’elles sont le plus surla réserve, elles excellent à provoquer les confidences. Enfin, àla force près, elles ont au plus haut degré toutes les qualités quiconstituent l’aptitude à la mouchardise ; et, lorsqu’ellessont dévouées, la police ne saurait avoir de meilleurs agents.

M. Henry, qui était un homme habile, lesemploya souvent dans les affaires les plus épineuses, et rarementil n’a pas eu à se louer de leur intelligence. À l’exemple de cechef, dans mainte occasion, j’ai eu recours au ministère desmouchardes ; presque toujours j’ai été satisfait de leursservices. Cependant, comme les mouchardes sont des êtresprofondément pervertis, et plus perfides peut-être que lesmouchards, avec elles, pour ne pas être trompé, j’avais besoind’être constamment sur mes gardes. Le trait suivant montrera qu’ilne faut pas toujours croire au zèle dont elles font parade.

J’avais obtenu la liberté de deux voleuses enrenom, à la condition qu’elles serviraient fidèlement la police.Elles avaient antérieurement donné des preuves de leursavoir-faire, mais, employées sans traitement, et obligées de selivrer au vol pour subsister, elles s’étaient fait reprendre enflagrant délit : la peine qu’elles subissaient pour cesnouveaux méfaits fut celle dont j’abrégeai la durée.Sophie Lambert et la fille Domer, surnommée la belleLise, furent dès lors en relation directe avec moi. Un matin,elles vinrent me dire qu’elles étaient certaines de procurer à lapolice l’arrestation du nommé Tominot, homme dangereux,que l’on avait long-temps recherché ; elles venaientassuraient-elles, de déjeûner avec lui, et il devait dans la soiréeles rejoindre chez un marchand de vin de la rue Saint-Antoine. Danstoute autre circonstance, j’aurais pu être dupe de la supercheriede ces femmes ; mais Tominot avait été arrêté par moi laveille, et il était assez difficile qu’elles eussent déjeûné aveclui. Je voulus savoir néanmoins jusqu’où elles pousseraientl’imposture, et je promis de les accompagner à leur rendez-vous.J’y allai en effet ; mais, comme on le pense bien, Tominot nevint pas. Nous attendîmes jusqu’à dix heures ; enfin Sophie,jouant l’impatience, s’informa près du garçon de cave, s’il n’étaitpas venu un monsieur les demander.

« Celui avec qui vous avez déjeûné,répondit le garçon ? il est venu un peu avant la brune, il m’achargé de vous dire qu’il ne pourrait pas se trouver avec vous cesoir, mais que ce serait pour demain. »

Je ne doutai pas que le garçon ne fût uncompère à qui l’on avait fait la leçon, mais je feignis de ne pointconcevoir de soupçon, et me résignai à voir combien de temps cesdames me promèneraient. Pendant une semaine entière, elles meconduisirent tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ;nous devions toujours y trouver Tominot, et jamais nous ne lerencontrions. Enfin, le 6 janvier, elles me jurent del’amener ; je vais les attendre, mais elles reparaissent sanslui, et m’allèguent de si bonnes raisons qu’il m’est impossible deme fâcher ; je me montre au contraire très satisfait desdémarches qu’elles ont faites, et pour leur témoigner combien jesuis content d’elles, j’offre de les régaler d’un gâteau desRois : elles acceptent, et nous allons ensemble nous installerau Petit Broc, rue de la Verrerie. Nous tirons lafève ; la royauté échoit à Sophie, elle est heureuse comme unereine. On mange, on boit, on rit, et quand approche le moment de seséparer, on propose de mettre le comble à cette gaieté par quelquescoups d’eau-de-vie ; mais de l’eau-de-vie de marchand de vin,fi donc ! c’est bon tout au plus pour des forts de la Halle,et je suis trop galant pour que ma reine s’enivre d’un breuvageindigne d’elle. À cette époque, j’étais établi distillateur près duTourniquet-Saint-Jean ; j’annonce que je vais aller chez moichercher la fine goutte. À cette nouvelle, la compagnie sauted’enthousiasme on me recommande d’aller et de revenir bienvite ; je pars, et deux minutes après, je reparais avec unedemi-bouteille de Coignac, qui fut vidée en un clin-d’œil. Lachopine se trouvant à sec : « Ah ça ! vous voyez queje suis un bon enfant, dis-je à mes deux commères, il s’agit de merendre un service.

– » Deux, mon ami Jules, s’écriaSophie, voyons, parle.

– » Eh bien ! voilà ce quec’est. Un de mes agents vient d’arrêter deux voleuses ; onprésume qu’elles ont chez elles une grande quantité d’objets volés,mais pour faire perquisition, il faudrait connaître leur domicile,et elles refusent de l’indiquer : elles sont maintenant auposte du marché Saint-Jean, si vous y alliez, vous tâcheriez deleur arracher leur secret. Une heure ou deux vous suffiront pourleur tirer les vers du nez : ça vous sera bien aisé, vous quiêtes des malignes.

– » Sois tranquille, mon cher Jules,me dit Sophie, nous nous acquitterons de la commission ; tusais que l’on peut s’en rapporter à nous ; tu nous enverraisau bout du monde, que nous y irions pour te faire plaisir, du moinsmoi.

– » Et moi, donc, reprit la belleLise.

– » En ce cas, vous allez porter unmot au chef du poste, afin qu’il vous reconnaisse. » J’écrisun billet que je cachète ; je le leur remets et nous sortonsensemble : à peu de distance du marché Saint-Jean, nous nousséparons, et tandis que je reste en observation, la reine et sacompagne se dirigent vers le corps de garde. Sophie entre lapremière, elle présente le billet, le sergent le lit :« C’est bien, vous voici toutes deux ; caporal, prenezavec vous quatre hommes et conduisez ces dames à lapréfecture. » Ce commandement était fait en vertu d’un ordreque j’avais remis au sergent pendant ma sortie pour aller chercherla goutte, il était ainsi conçu : « Monsieur le chef duposte fera conduire sous sûre et bonne escorte, à la préfecture depolice, les nommées Sophie Lambert et Lise Domer,arrêtées par les ordres de M. le Préfet. »

Ces dames durent alors faire de singulièresréflexions ; sans doute qu’elles devinèrent que je m’étaislassé d’être leur jouet. Quoi qu’il en soit, j’allai les voir lelendemain au dépôt, et leur demandai comment elles avaient trouvéle tour.

« Pas mal, répondit Sophie, pas mal, nousne l’avons pas volé ; puis s’adressant à Lise, aussi c’est tafaute à toi, pourquoi vas-tu chercher un homme qui est enfoncé.

– » Le savais-je ? Ah !vas, si je l’avais su, je te promets bien… et puis, que veux-tu,c’est un enfant de fait, il n’y a plus qu’à le bercer.

– » Tout ça est bel et bon, siencore on nous disait pour combien nous serons à Lazarre ;parle donc, Jules, sais-tu ?

– » Six mois, au moins.

– » Ce n’est que ça !s’écrièrent-elles ensemble.

– » Six mois, c’est rien du tout,continua Sophie, c’est bientôt passé, un coup qu’on est là. Enfin,mon doux bénin Jésus, à la volonté du préfet ! »

Elles en eurent pour un mois de moins que jene leur avais annoncé. Dès qu’elles furent libres, elles vinrent metrouver pour me donner de nouveaux renseignements. Cette fois, ilsétaient exacts. Une particularité assez remarquable, c’est que lesvoleuses sont plus ordinairement incorrigibles que les voleurs.Sophie Lambert ne put jamais prendre sur elle de renoncer à sonpéché d’habitude. Dès l’âge de dix ans, elle avait débuté dans lacarrière du vol, et elle n’en avait pas vingt-cinq, que plus d’untiers de sa vie s’était écoulé dans les prisons.

Peu de temps après mon entrée à la police, jela fis arrêter et condamner à deux années de détention. C’étaitprincipalement dans les hôtels garnis qu’elle exerçait sa coupableindustrie ; on n’était pas plus habile à déjouer la vigilancedes portiers, ni plus féconde en expédients pour échapper à leursquestions. Une fois introduite, elle faisait une halte sur chaquepalier pour donner son coup d’œil : apercevait-elle une clésur quelque porte, elle la faisait tourner sans bruit dans laserrure, se glissait dans la chambre, et si la personne quil’occupait était endormie, quelque léger qu’elle eût le sommeil,Sophie avait la main encore plus légère, et en moins de rien,montres, bijoux, argent, tout passait dans sa gibecière,c’était le nom qu’elle donnait à une poche secrète que recouvraitson tablier. Le locataire que Sophie visitait était-il éveillé,elle en était quitte pour faire des excuses, en déclarant qu’elles’était trompée. S’éveillait-il pendant qu’elle opérait ; sansse déconcerter, elle courait à son lit, et le pressant dans sesbras. « Ah ! pauvre petit Mimi, disait-elle, viens doncque je te baise !… Ah ! monsieur, je vous demande bienpardon ! Comment, ce n’est pas ici le n° 17 ? jecroyais être chez mon amant. »

Un matin, un employé, qu’elle était en trainde dévaliser, ayant tout à coup ouvert les yeux, l’aperçoit auprèsde sa commode : il fait un mouvement de surprise, aussitôtSophie, de jouer sa scène ; mais l’employé est entreprenant,il veut profiter de la prétendue méprise ; si Sophie résiste,un son d’argent, produit des agitations de la lutte, peut trahir lebut de sa visite…, si elle cède, le péril est encore plus grand…Que faire ? pour toute autre, la conjoncture serait des plusembarrassantes ; Sophie n’est plus cruelle, mais à l’aide d’unmensonge, elle tourne la difficulté, et l’employé satisfait, luipermet d’effectuer sa retraite. Il ne perdit à ce jeu que sabourse, sa montre et six couverts.

Cette créature était une intrépide : deuxfois elle donna tête baissée dans mes filets, mais après salibération, en vain essayai-je de l’attirer dans le piège : iln’y avait plus de surveillance à laquelle elle ne réussit à sesoustraire, tant elle était sur ses gardes. Cependant ce que jen’attendais plus de mes efforts pour la prendre en flagrant délit,je le dus à une circonstance tout à fait fortuite.

Sorti de chez moi à la petite pointe du jour,je traversais la place du Châtelet, lorsque je me rencontre face àface avec Sophie : elle m’aborde avec aisance. « Bonjour,Jules, où vas-tu donc si matin ? je gage que tu vas enfoncerquelque ami ?

– » Cela se pourrait…, ce qu’il y ade sûr c’est que ce n’est pas toi ; mais où vas-tutoi-même ?

– » Je pars pour Corbeil, ou je vaisvoir ma sœur qui doit me placer dans une maison. Je suis lasse demanger du collège (de la prison), je rengrâcie(je m’amende), veux-tu boire la goutte ?

– » Volontiers, c’est moi quirégale, un poisson chez Leprêtre, à six sols.

– » Allons, je te laisse faire, maisdépêchons-nous, que je ne manque pas la diligence, tu m’yaccompagneras, n’est-ce pas ? c’est dans la rue Dauphine.

– » Impossible, j’ai affaire àLa Chapelle, je suis déjà en retard, tout ce que je puisc’est de prendre un petit verre sur le pouce. »

Nous entrons chez Leprêtre, en buvant nouséchangeons encore deux ou trois paroles, et je lui disadieu.

– « dieu, Jules, bonneréussite ! »

Tandis que Sophie s’éloigne, je détourne larue de la. Haumerie, et cours me cacher au coin de cellePlanche-Mibray ; de là, je la vois filer sur lePont-au-Change, elle marche à grands pas et regarde à chaqueinstant derrière elle ; il est certain qu’elle craint d’êtresuivie, j’en conclus qu’il serait à propos de la suivre ; jegagne donc le pont Notre-Dame, et le franchissant avec rapidité,j’arrive assez tôt sur le quai pour ne pas perdre sa trace…Parvenue dans la rue Dauphine, elle entre effectivement au bureaudes voitures de Corbeil ; mais, persuadé que son départ n’estqu’une fable imaginée pour me tromper sur le but de son apparitionmatinale, je me tapis dans une allée d’où je puis épier sa sortie.Tandis que je suis ainsi en vedette, un fiacre vient à passer, jem’y installe, et je promets au cocher un bon pour-boire, s’il suitadroitement une femme que je lui désignerai. Pour le moment, nousdevions stationner : bientôt la diligence part, Sophie, n’yest pas, je l’aurais parié ; mais quelques minutes après ellese présente à la porte cochère, examine avec soin de tous côtés, etprenant son essor, elle enfile la rue Christine. Elle entresuccessivement dans plusieurs maisons garnies, mais à son allure,il est aisé de reconnaître que l’occasion ne s’est pasofferte ; d’ailleurs, elle persiste à explorer le mêmequartier…, j’en tire la conséquence naturelle qu’elle a manœuvrésans succès, et comme je suis persuadé que sa tournée n’est pasfinie, je me garde bien de l’interrompre. Enfin, rue de la Harpe,elle entre dans l’allée d’une fruitière, et un instant après, ellereparaît portant au bras un énorme panier de blanchisseuse, elle enavait sa charge. Toutefois elle ne laissait pas d’aller trèsvite ; elle fut bientôt dans la rue des Mathurins SaintJacques, puis dans celle des Mâçons-Sorbonne. Malheureusement pourSophie, il est un passage qui communique de la rue de la Harpe à larue des Maçons ; c’est là qu’après avoir mis pied à terre, jecours m’embusquer, et quand elle arrive à la hauteur de l’issue, jedébouche, et nous nous trouvons nez à nez. À mon aspect, ellechangé de couleur et veut parler, mais son trouble est si grand,qu’elle ne peut venir à bout de s’exprimer. Cependant elle se remetpeu à peu, et feignant d’être hors d’elle-même, « Tu vois, medit-elle, une femme en colère : ma blanchisseuse qui devaitm’apporter mon linge à la diligence, m’a manqué de parole, je viensde le lui retirer, et vais le faire repasser chez une de mesamies ; cela m’a empêché de partir.

– » C’est comme moi, en allant à laChapelle, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit que mon homme étaitdans ce quartier ; c’est là ce qui m’y amène.

– » Tant mieux ; si tu veuxm’attendre, je vais à deux pas porter mon panier, et nous mangeronsune côtelette.

– » Ce n’est pas la peine, je…Eh ! mais, qu’est-ce que j’entends ? »

Sophie et moi nous restons stupéfaits :des cris aigus s’échappent du panier, je lève le linge qui lerecouvre, et je vois… un enfant de deux à trois mois, dont lesvagissements auraient déchiré le tympan d’un mort.

« Eh bien ! dis-je à Sophie, lepoupon est sans doute à toi ? Pourrais-tu me dire de quel sexeil est ?

– » Allons ! me voilà encoreenfoncée ; je me souviendrai de celle-là ; et si jamaison me demande le sujet pourquoi, je pourrai répondre : rien,presque rien, une affaire d’enfant. Une autre fois, quand jevolerai du linge, j’y regarderai.

– » Et ce parapluie, enest-il ?

– » Eh ! mon Dieu ! oui…Comme tu vois, j’avais pourtant de quoi me mettre à couvert, çà n’apas empêché ; quand la chance y est, on a beaufaire… »

Je conduisis Sophie chezM. de Fresne, commissaire de police, dont le bureau étaitdans le voisinage. Le parapluie fut gardé comme pièce deconviction, quant à l’enfant qu’elle avait enlevé à son insu, on lerendit immédiatement à sa mère. La voleuse en eut pour ses cinq ansde prison. C’était, je crois, la cinquième ou sixième condamnationqu’elle subissait ; depuis, elle s’est encore fait reprendrede justice, et je ne serais pas surpris qu’elle fût toujours àSaint-Lazare. Sophie ne voyait rien que de très naturel au métierqu’elle faisait, et la répression, lorsqu’elle ne pouvait l’éviter,était pour elle un accident tout comme un autre. La prison ne luifaisait pas peur, loin de là, elle était en quelque sorte sasphère ; Sophie y avait contracté ces goûts plus que bizarres,que ne justifie pas l’exemple de l’antique Sapho, et sous lesverrous, les occasions de s’abandonner à ses honteuses dépravationsétaient plus fréquentes ; ce n’était pas, comme on le voit,sans motifs qu’elle prisait si peu la liberté. Était-elle arrêtée,l’événement lui causait bien quelque peine, mais ce n’était qu’uneimpression passagère, et elle se consolait bientôt par laperspective des mœurs qui lui plaisaient. C’était un bien étrangecaractère que celui de cette femme ; que l’on en juge :une nommée Gillion, avec qui elle vivait dans une coupableintimité, est prise en commettant un vol ; Sophie, quil’assistait, parvient à s’échapper, elle n’a plus rien à craindre,mais ne pouvant supporter d’être séparée de son amie, elle se faitdénoncer, et n’est contente qu’au moment où l’on lui lit l’arrêtqui va encore les réunir pour deux ans. La plupart des créatures decette espèce se font un jeu de la prison ; j’en ai vuplusieurs traduites pour un délit qu’elles avaient commis seules,accuser de complicité une camarade, et celle-ci, quoique innocente,se faire un mérite de se résigner à la condamnation.

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