Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XLIV

 

Voyage à la frontière. – Un brigand. – La mère Bardou. – Lesindications d’une petite fille. – La délibération. – J’aborde monhomme. – La reconnaissance simulée. – Quel gaillard. – Les deuxfont la paire. – Le faux contrebandier. – L’avis perfide. – Lebrigand pétrifié. – Il ne faut pas tenter le diable. – Je délivrele pays d’un fléau. – L’Hercule à la peau d’ours. – Le mangeur detabac.

 

Déguisé en marchand de chevaux, je partis avecles agents Goury et Clément, qui passaient pourmes garçons. Nous fîmes si grande diligence, que, malgré la rigueurde la saison et la difficulté des chemins (on était dans l’hiver),nous arrivâmes à la Capelle le lendemain soir, veille de la foire.Je connaissais le pays, je l’avais parcouru étant militaire, aussin’eus-je besoin que d’un instant pour m’orienter et prendre langue.Tous les habitants à qui je parlai de Pons Gérard me le peignirentcomme un brigand qui ne vivait que de fraude et de rapine, son nométait un sujet d’effroi, tout le monde tremblait devant lui :les autorités locales, auxquelles il était dénoncé journellement,n’osaient le réprimer. Enfin c’était un de ces êtres terribles quifont la loi à tout ce qui les entoure : quoi qu’il en fût, peuaccoutumé à reculer devant une entreprise périlleuse, je n’enpersistai pas moins à vouloir tenter l’aventure. Tout ce quej’entendais dire de Pons piquait mon amour-propre, mais comment envenir à mon honneur ? je n’en savais encore rien ; enattendant l’inspiration, je déjeûnai avec mes agents, et quand nousnous fumes suffisamment garni l’estomac, nous nous mîmes en routepour aller à la recherche du complice de Raoul et de Court. Ceux-cim’avaient indiqué une auberge isolée qui était un repaire decontrebandiers. Pons y venait fréquemment, il était fort connu del’aubergiste, qui, le regardant comme une de ses meilleurespratiques, lui portait beaucoup d’intérêt. Cette auberge m’avaitété si parfaitement désignée, que je n’eus pas besoin d’autresindications pour la trouver. Escorté de mes deux compagnons,j’arrive, j’entre, sans plus de façon je m’assieds, et prenant lesmanières d’un homme qui n’est pas étranger aux usages de lamaison.

« Bonjour, la mère Bardou. Comment que çava ?

– » Bonjour, mes enfants, soyez lesbienvenus, ça va comme vous voyez, à la douce ; que peut-onvous servir ?

– » À dîner, nous mourons defaim.

– » Ce sera bientôt prêt ;passez dans la salle et chauffez-vous. »

Tandis qu’elle met le couvert, j’entame laconversation avec elle.

« Je suis sûr que vous ne me remettezpas.

– » Attendez donc.

– » Vous m’avez vu vingt foisl’hiver dernier, avec Pons, quand nous venions pendant la nuit.

– » Quoi ! c’estvous ?

– » Je crois bien que c’est moi.

– » Je vous remets parfaitement.

– » Et le compère Gérard, qu’enfaites-vous ?

– » Toujours bien portant ?

– » Oh ! pour ça, oui, il a buici la goutte à ce matin, en allant travailler à la maisonLamare. »

J’ignorais complètement où était située cettemaison, mais comme j’étais censé au fait des localités, je megardai bien de m’en enquérir. J’espérais d’ailleurs que sansadresser de question directe, je parviendrais à me la faireindiquer. À peine avalons-nous les premières bouchées, la mèreBardou vient me dire ! « Vous parliez de Gérard toute àl’heure, sa fille est là.

– » Laquelle ?

– » La plus petite. »

Aussitôt je me lève, je cours vers la petite,je l’embrasse avant qu’elle ait eu le temps de me regarder, jel’interloque en lui demandant successivement, et coup sur coup, desnouvelles de chacun des membres de sa famille. Quand elle m’eutrépondu, je lui dis : « Allons, c’est bien, tu es unebelle fille, tiens, voilà une pomme, tu vas la manger, et puisaprès nous irons ensemble chez ta mère. » Notre repas futpromptement terminé, alors je sortis avec la petite fille que jesuivis. Elle se dirigea d’abord vers la demeure de sa mère, maisune fois que je fus certain que l’aubergiste ne pouvait plus nousapercevoir, « Écoute donc, petite, dis-je à notre guide,sais-tu où est la maison Lamare ?

– C’est là-bas, me répondit-elle, en memontrant avec son doigt de l’autre côté d’Hirson.

– » À présent, tu diras à ta mèreque tu as vu trois amis de ton père, qu’elle prépare à souper pourquatre, nous reviendrons avec lui. Au revoir, monenfant. »

La fille de Gérard poursuivit son chemin, etnous ne tardâmes pas à nous trouver vis-à-vis de la maisonLamare ; mais là il n’y avait point de travailleurs ; unpaysan que je questionnai, me dit qu’ils étaient un peu plusloin : nous continuâmes de marcher, et parvenus sur uneéminence, je vis en effet une trentaine d’hommes occupés de réparerla grande route. Gérard, en sa qualité de piqueur, devait être aumilieu de ce groupe. Nous avançons : à cinquante pas destravailleurs, je fais remarquer à mes agents un individu dont lafigure et la tournure me semblent tout-à-fait conformes ausignalement qui m’a été donné. Je ne doute pas que ce ne soitGérard, mes agents partagent mon avis ; mais Gérard est tropbien entouré pour aller le saisir ; seul, sa témérité lerendrait redoutable, et si ses compagnons prennent sa défense,n’est-il pas vraisemblable que nous échouerons dans l’exécution dumandat ! La conjoncture était embarrassante ; à lamoindre démonstration, de notre part, Gérard pouvait ou nous faireun mauvais parti, ou nous échapper en gagnant la frontière. Jamaisje n’avais senti davantage la nécessité de la prudence. Dans cetteoccasion, je consultai mes deux agents, c’étaient deux hommesintrépides : « Faites ce que vous voudrez merépondirent-ils, nous sommes prêts à vous seconder en tout,dussions-nous y sauter le pas. – Eh bien ! leur dis-je,suivez moi, et n’agissez que lorsqu’il en sera temps ; si nousne sommes pas les plus forts, peut-être serons-nous les plusmalins. »

Je vais droit à l’individu que je suppose êtreGérard, mes deux agents se tiennent à quelques pas de moi ;plus j’approche, plus je suis convaincu que je ne me suis pastrompé ; enfin j’aborde mon homme, et sans autre préambule, jelui prends la tête dans mes mains et l’embrasse. « Bonjour,Pons, comment te portes-tu ? ta femme et tes enfants sont-ilsen bonne santé ? » Pons est comme étourdi d’un salutaussi brusque, il paraît étonné, il m’examine.

– » Ma foi, me dit-il, je veux bienque le diable m’emporte si je te connais. Qui es-tu ?

– » Comment, tu ne me reconnais pas,je suis donc bien changé ?

– » Non, ma foi, je ne te remets pasdu tout, dis-moi ton nom ; j’ai bien vu cette figure-làquelque part, mais il m’est impossible de me souvenir où etquand. »

Alors je me penchai à son oreille, et je luidis : « Je suis un ami de Court et de Raoul, ce sont euxqui m’envoient.

– » Ah ! dit-il, en me pressantaffectueusement la main, et se tournant du côté des travailleurs,faut-il que j’aie peu de mémoire ? je ne connais quelui ! un ami, nom de D… ! un ami ! Viens donc, queje t’embrasse. » Et il me serrait dans ses bras àm’étouffer.

Pendant cette scène, les agents ne meperdaient pas de vue ; Pons, les apercevant, me demanda s’ilsétaient avec moi. « Ce sont mes garçons, lui répondis-je.

– Je m’en étais douté. Ah ! ça, cen’est pas tout tu dois avoir besoin de te rafraîchir, ces messieursaussi ; il nous faut boire un coup.

– » Je le veux bien ; ça nenous fera pas de mal.

– » Ce n’est-il pasguignonnant ! dans ce fichu pays de loups, on ne peut rientrouver, ce n’est qu’à Hirson, à une grande lieue d’ici, que nousaurons du vin ; tu y as sans doute passé ?

– » Eh bien ! allons àHirson. »

Pons dit adieu à ses camarades et nouspartîmes ensemble. Chemin faisant, je me livrai à des observationsd’où il me fut aisé de conclure qu’on ne m’avait pas exagéré laforce de cet homme. Il n’était pas d’une haute stature, il avaittout au plus cinq pieds quatre pouces ; mais il était carrédans sa taille. Sa figure brune, lors même qu’elle n’eût pas étéhalée par le soleil, se distinguait par l’énergie de ses traitsvigoureusement tracés. Il avait des épaules, un cou, des cuisses,des bras énormes ; ajoutez à cela de gros favoris, une barbebleue excessivement fournie, des mains courtes, très larges etvelues jusqu’au bout des doigts. Son air dur, impitoyable,appartenait à l’une de ces physionomies qui peuvent rire parcequ’elles sont mobiles, mais sur lesquelles jamais le sourire nevient se placer.

Tandis que nous marchions côte à côte, jevoyais que Pons me considérait de la tête aux pieds :« Tudieu, me dit-il, en s’arrêtant un instant, comme pour mecontempler : quel gaillard ! tu peux te vanter que turemplis joliment ta culotte de peau.

– » N’est-ce pas, le daim ne faitpas un pli.

– » Je ne suis pas mince non plus,et en nous voyant, on peut bien dire que les deux font la paire. Cen’est pas comme ce criquet, ajouta-t-il en désignant Clément, quiétait le plus petit des agents de ma brigade ; combien quej’en avalerais comme ça à mon déjeûner ?

– » Ne t’y fie pas,répliquai-je.

– » C’est possible, quelquefois cesbas-du-cul, c’est tout nerfs.

Après ces propos de gens qui n’ont rien demieux à dire, Pons me demanda des nouvelles de ses amis. Je lui disqu’ils étaient en bonne santé, mais que comme ils ne l’avaient pasvu depuis l’affaire d’Avesnes, je les avais laissés fortinquiets de ce qu’il était devenu (l’affaire d’Avesnes était unassassinat : lorsque je lui en parlai, il ne sourcillapas).

« Eh ! qui est-ce qui t’amène dansce pays, me dit Pons, ferais-tu la maltouse, parhasard ?

– » Comme tu le dis, mon homme, jesuis venu ici pour passer en fraude une bande de chevaux ; onm’a fait entendre que tu pourrais me donner un coup demain.

– » Ah ! tu peux compter surmoi, me protesta Pons ». Et en causant de la sorte, nousarrivons à Hirson, où il nous fait entrer chez un horloger quidébitait du vin. Nous voici tous quatre attablés ; on noussert, et tout en buvant, je ramène la conversation sur Court etRaoul. « À l’heure qu’il est, lui dis-je, ils sont peut-êtrebien dans l’embarras.

– » Et pourquoi cela ?

– » Je n’ai pas voulu te l’apprendretout de suite, mais il leur est survenu un malheur : ils ontété arrêtés, et je crains bien qu’ils ne soient encore enprison.

– » Et le motif ?

– » Le motif, je l’ignore ;tout ce que je sais, c’est que j’étais à déjeûner avec Court chezRaoul, lorsque la police y a fait une descente, on nous a ensuiteinterrogés tous les trois ; j’ai été aussitôt relâché. Quantaux autres, on les a retenus, et ils sont au secret, et tu neserais pas encore averti de ce qui leur est arrivé, si Raouln’avait pu, en revenant de chez l’interrogateur, me dire deux motsen particulier ; c’était pour que je te prévienne d’être surtes gardes, parce qu’on lui avait parlé de toi : je ne t’endirai pas davantage.

– » Qui donc vous a arrêtés, medemanda Pons, qui paraissait consterné de l’événement ?

– » C’est Vidocq.

– » Oh ! le gredin ! maisqu’est-ce que c’est donc que ce Vidocq, qui fait tant parler delui ? Je n’ai jamais pu le voir en face ; une foisseulement j’ai aperçu par derrière un particulier qui entrait chezCausette, on m’a dit que c’était lui, mais je n’en sais rien, et jepaierais volontiers quelques bouteilles de bon vin à celui qui mele montrerait.

– » Il n’est pas si difficile de lerencontrer, puisqu’il est toujours par voies et par chemins.

– » Qu’il ne tombe pas sous macoupe ; s’il était ici, je lui ferais passer un mauvais quartd’heure.

– » Eh ! tu es comme lesautres, s’il était là, tu te tiendrais coi, et tu serais encore lepremier à lui offrir un coup à boire. (En disant ces mots, jetendais mon verre, et il versait.)

– » Moi ! je lui offrirais dela m… plutôt.

– » Tu lui offrirais un coup àboire, te dis-je.

– » Allons donc, plutôtmourir !

– » En ce cas, tu peux mourir quandtu voudras ; c’est moi, et je t’arrête.

– » Quoi ! quoi !comment ?

– » Oui, je t’arrête, et enapprochant ma face contre la sienne, je te dis, couillé, que tu esservi, et que si tu bronches, je te mange le nez. Clément,mettez les menottes à monsieur. »

On ne se figure pas quel fut l’étonnement dePons. Tous ses traits étaient bouleversés ; ses yeuxsemblaient s’échapper de leur orbite, ses joues étaientfrémissantes, ses dents claquaient, ses cheveux sedressaient : peu à peu ces symptômes d’une crispation quin’agitait que le haut du corps s’effacèrent, et il s’opéra uneautre révolution. Quand on lui eut attaché les bras, il restavingt-cinq minutes immobile, et comme pétrifié : il avait labouche béante, sa langue était collée à son palais, et ce ne futqu’après des efforts réitérés qu’il parvint à l’en détacher ;il cherchait en vain de la salive pour humecter ses lèvres ;en moins d’une demi-heure, le visage de ce scélérat successivementpâle, jaune, livide, offrit toutes les nuances d’un cadavre qui sedécompose. Enfin, sorti de cette espèce de léthargie, Pons articulaces mots : « Quoi ! vous êtes Vidocq ! Si jel’avais su lorsque tu m’as accosté, j’aurais purgé la terre d’un f…gueux.

– » C’est bon, lui dis-je teremercie ; en attendant, tu as donné dans le panneau, et tu medois quelques bonnes bouteilles de vin : au surplus je t’entiens quitte ; tu voulais voir Vidocq, je te l’ai montré. Uneautre fois cela t’apprendra à ne pas tenter le diable. »

Les gendarmes, que je fis appeler aprèsl’arrestation de Pons, ne pouvaient en croire leurs yeux. Pendantla perquisition qu’il nous était ordonné de faire à son domicile,le maire de sa commune se confondit envers nous en actions degrâces. « Quel éminent service, nous disait-il, vous avezrendu au pays ! il était notre épouvantail à tous. Vous nousavez délivré d’un véritable fléau. » Tous les habitantsétaient satisfaits de voir Pons entre nos mains, et pas un d’euxqui ne s’émerveillât de ce que la capture de ce scélérat s’étaiteffectuée sans coup férir.

La perquisition terminée, nous allâmes coucherà la Capelle. Pons était attaché avec un de mes agents, qui ne lequittait ni jour ni nuit. À la première halte je le fisdéshabiller, afin de m’assurer qu’il n’avait aucune arme cachée. Enle voyant nu, je doutai un instant que ce fût un homme ; toutson corps était couvert de poils noirs, touffus et luisants :on l’eût pris pour l’Hercule Farnèse, enveloppé dans la peau d’unours.

Pons paraissait assez tranquille, il ne sepassait rien d’extraordinaire dans sa personne ; seulement lelendemain je m’aperçus que pendant la nuit, il avait avalé plusd’un quarteron de tabac à fumer. J’avais déjà fait la remarque que,dans de grandes anxiétés, les hommes qui ont l’habitude du tabacsous une forme ou sous une autre, en font toujours un usageimmodéré. Je savais qu’il n’est pas de fumeur qui achève pluspromptement une pipe qu’un condamné à mort, soit lorsqu’il vientd’entendre sa sentence au tribunal, soit aux approches dusupplice ; mais je n’avais pas encore vu un malfaiteur dans laposition de Pons, introduire en si grande quantité dans sonestomac, une substance qui, par son acrimonie, ne peut avoir que defunestes effets. Je craignis qu’il n’en fût incommodé ;peut-être avait-il l’intention de s’empoisonner ; je lui fisretirer le tabac qui lui restait, et je prescrivis de ne le luirendre que par petite partie, à condition qu’il se bornerait à lemâcher. Pons se soumit à l’ordonnance, il n’avala plus de tabac, etil n’y eut pas apparence que celui qu’il avait avalé lui eût faitle moindre mal.

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