Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XXXVI

 

Un habitué de la Petite Chaise. – Je ne suis pas trop calé. –Une chambre à dévaliser. – Les oranges du père Masson. – Le tas depierres. – Il ne faut pas se compromettre. – Un déménagementnocturne. – Le voleur bon enfant. – Chacun son goût. – Ma premièrevisite à Bicêtre. – À bas Vidocq ! – Superbe discours. – Il ya de quoi frémir. – L’orage s’apaise. – On ne me tuerapas.

 

Souvent les voleurs tombaient sous ma coupe àl’instant ou je m’y attendais le moins : on eût dit que leurmauvais génie les poussait à venir me trouver. Ceux qui se jetaientainsi dans la gueule du loup étaient, il faut en convenir,terriblement chanceux, ou diablement stupides. À voir avec quellefacilité la plupart d’entre eux s’abandonnaient, j’étais toujoursétonné qu’ils eussent choisi une profession dans laquelle, pourécarter les périls, tant de précautions sont nécessaires :quelques-uns étaient d’une bonhomie telle, que je regardais presquecomme miraculeuse l’impunité dont ils avaient joui jusqu’au momentoù ils m’avaient rencontré pour leurs péchés. Il est incroyable quedes individus, créés exprès pour donner dans tous les panneaux,aient attendu ma venue à la police pour se faire prendre. Avantmoi, la police était donc faite en dépit du bon sens, ou bien,encore, j’étais favorisé par de singuliers hasards ; dans tousles cas, il est, comme on dit, des hasards qui valent duneuf : on en jugera par le récit suivant.

Un jour vers la brune, vêtu en ouvrier desports, j’étais assis sur le parapet du quai de Gèvres, lorsque jevis venir à moi un individu que je reconnus pour être un deshabitués de la Petite Chaise et du Bon Puits,deux cabarets fort renommés parmi les voleurs.

– « Bon soir, Jean Louis, me dit cetindividu en m’accostant.

– » Bon soir, mon garçon.

– » Que diable fais-tu, là ?t’as l’air triste à coquer le taffe (à faire peur).

– » Que veux tu, mon homme ?quand on cane la pégrène (crève de faim), on rigolepas (on ne rit pas).

– » Caner la pégrène ! c’est unpeu fort, toi qui passe pour un ami (voleur).

– » C’est pourtant comme ça.

– » Allons, viens que nous buvionsune chopine chez Niguenac ; j’ai encore vingtJacques (sous), il faut les tortiller(manger). »

Il m’emmène chez le marchand de vin, demandeune cholette (un demi-litre), me laisse seul un instant,et revient avec deux livres de pommes de terre : « Tiens,me dit-il, en les déposant toutes fumantes sur la table, en voilàdes goujons péchés à coups de pioche dans la plaine des Sablons,ils ne sont pas frits ceux-là.

– » C’est des oranges, situ demandais du sel…

– » De la morgane !mon fils, ça coûte pas cher. »

Il se fait apporter de la morgane, etbien qu’une heure auparavant j’eusse fait un excellent dîner chezMartin, je tombai sur les pommes de terre, et les dévorai comme sije n’eusse pas mangé de deux jours.

« C’est affaire à toi, me dit-il, commetu joue des dominos (des dents), à te voir, on croiraitque tu morfiles (mords) dans de la crignole(viande).

» Eh ! mon dieu, tout ce qui passepar la gargoine (bouche) emplit le beauge(ventre).

» – Je sais bien, je saisbien ».

Les bouchées se succédaient avec uneprodigieuse rapidité ; je ne faisais que tordre etavaler ; je ne conçois pas comment je n’en fus pas étouffé,mon estomac n’avait jamais été plus complaisant. Enfin je suis venuà bout de ma ration : ce repas terminé, mon camarade m’offreune chique, et me parle en ces termes :

« Foi d’ami, et comme je m’appelleMasson, qui est le nom de mon père et du sien, je t’ai toujoursregardé comme un bon enfant ; je sais que t’as eu de grandsmalheurs, on me l’a dit, mais le diable n’est pas toujours à laporte d’un pauvre homme, et si tu veux, je puis te faire gagnerquelque chose.

– » Ça ne serait pas sans faute, carje suis panné, dieu merci ! ni peu ni trop.

– » Mais assez… Je le vois, je levois (il regarde mes habits, qui sont passablementdéguenillés) ; ça s’aperçoit que pour le quart-d’heure tu n’espas heureux.

– » Oh ! oui ; j’aifièrement besoin de me recaler.

– » En ce cas, viens avec moi,je suis maître d’une cambriole (je puis ouvrir unechambre), que je rincerai (dévaliserai) ce soir.

– » Conte-moi donc ça, car pourentrer dans l’affaire, il faut que je la connaisse.

– » Que t’es sinve (simple)c’est pas nécessaire pour faire le gaffe (pourguetter.)

– » Oh ! si ce n’est que ça, jesuis ton homme, seulement tu peux bien me dire en deux mots…

– » Ne t’inquiète pas, te dis-je,mon plan est tiré, c’est de l’argent sûr ; lafourgatte (receleuse) est à deux pas. Sitôtservi, sitôt bloqui (sitôt volé, sitôt vendu), ily a gras, je t’en fais bon.

– » Il y a gras ? Ehbien ! marchons. »

Masson me conduit sur le boulevardSaint-Denis, que nous longeons jusqu’à un gros tas de pierres. Là,il s’arrête, regarde autour de lui pour s’assurer que personne nenous observe, puis s’étant approché du tas, il dérange quelquesmoellons, plonge son bras dans la cavité qu’ils fermaient, et enramène un trousseau de clefs. « J’ai maintenant toutes lesherbes de la Saint-Jean, me dit-il, » et nous prenons ensemblele chemin de la Halle au Blé. Parvenus dans le pourtour, ilm’indique à peu de distance, et presque en face du corps de garde,une maison dans laquelle il doit s’introduire. « À présent,mon ami, ajoute-t-il, ne vas pas plus loin, attends-moi et ouvrel’œil, je vais voir si la largue est décarée, (sila femme qui occupe la chambre est sortie) ».

Masson ouvre la porte de l’allée, mais il nel’a pas plutôt refermée sur lui, que je cours au poste où, m’étantfait reconnaître du chef, je l’avertis à la hâte qu’un vol est aumoment de se commettre ; et qu’il n’y a pas de temps à perdre,si l’on veut saisir le voleur nanti des objets qu’il emporte.L’avis donné, je me retire et retourne à l’endroit où Massonm’avait laissé. À peine y suis-je, quelqu’un s’avance, versmoi : « Est-ce toi Jean Louis ?

– » Oui, c’est moi, répondis-je, enexprimant mon étonnement de ce qu’il revenait les mains vides.

– » Ne m’en parle pas ! undiable de voisin qui est arrivé sur le carré m’a dérangé dans monopération ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Minute,minute ! laisse bouillir le mouton, tu verras tout àl’heure ; il ne faut pas se compromettre. »

Bientôt il me quitte de nouveau et ne tardepas à reparaître chargé d’un énorme paquet, sous le poids duquel ilsemble s’affaisser. Il passe devant moi sans dire mot ; je lesuis ; et marchand en serre-files, deux hommes de garde, armésseulement de leur baïonnette, l’observent en faisant le moins debruit possible.

Il importait de savoir où il allait déposerson fardeau : il entra rue du Four, chez une marchande,(la-tête-de-mort) où il ne resta que peu de temps.« C’était lourd, me dit-il en sortant, et pourtant j’ai encoreun bon voyage à faire. »

Je le laisse agir ; il remonte dans lachambre dont il effectuait le déménagement : dix minutes àpeine se sont écoulées, il redescend portant sur sa tête un litcomplet, matelas, coussins, draps et couverture. Il n’avait pas eule temps de le défaire ; aussi sur le point de franchir leseuil, gêné par la porte qui était trop étroite, et ne voulant paslâcher sa proie, faillit-il tomber à la renverse ; mais ilreprit promptement son équilibre, se mit en marche et me fit signede l’accompagner. Au détour de la rue, il se rapproche de moi et medit à voix basse :

– « Je crois que j’y retournerai unetroisième fois, si tu veux tu monteras avec moi, tu m’aideras àdécrocher les rideaux du lit et les grands de la croisée.

– » C’est entendu, lui répondis-je,quand on couche sur la plume de la Beauce (la paille), desrideaux, c’est du luxe.

– » Oui, c’est du lusque, reprit-ilen souriant ; par ainsi, assez causé, ne vas pas plus loin, jete prendrai en repassant. »

Masson poursuit son chemin, mais à deux pas delà l’on nous arrête l’un et l’autre. Conduis d’abord au corps degarde et ensuite chez le commissaire, nous sommes interrogés.

– « Vous êtes deux, dit l’officierpublic à Masson (me désignant), quel est cet homme ? sansdoute un voleur comme toi.

– » Quel est cet homme ? est-ceque je le sais ? demandez-lui ce qu’il est ; quand jel’aurai vu encore une fois et puis celle-là, ça fera deux.

– » Vous ne me direz pas que vousn’êtes pas de connivence, puisque l’on vous a rencontrésensemble.

– » Il n’y a pas de connivence, monrespectable commissaire : il allait d’un côté, je venais parl’autre, voilà tout à coup quand il passe à fleur de moi, je sensquelque chose qui me glisse, c’était un auryer (oreiller).Je lui dis comme ça ; je crois qu’il va prendre un billet departerre, ça serait de le relever, il le relève : là dessus lagarde est arrivée, on nous a paumé tous les deux ;c’est ce qui fait que je suis devant vous, et que je veux mourir sice n’est pas la pure vérité. Demandez-lui plutôt. »

La fable était assez bien trouvée, je n’eusgarde de démentir Masson, j’abondai au contraire dans sonsens ; enfin le commissaire parut convaincu. « Avez-vousdes papiers ? me dit-il. » J’exhibe un permis de séjour,qui est jugé fort en règle, et mon renvoi est aussitôt prononcé.Une satisfaction bien marquée se peignit dans les traits de Masson,lorsqu’il entendit ces mots : Allez vous coucher, quim’étaient adressés : c’était la formule de ma mise en liberté,et il en était si joyeux, qu’il fallait être aveugle pour ne pass’en apercevoir.

On tenait le voleur, il ne s’agissait plus quede saisir la receleuse avant qu’elle eût fait disparaître lesobjets déposés chez elle : la perquisition eut lieuimmédiatement, et surprise au milieu de témoignages matériels dontl’évidence l’accablait, la Tête-de-Mort fut enlevée à soncommerce au moment où elle s’y attendait le moins.

Masson fut conduit au dépôt de la préfecture.Le lendemain, suivant un usage établi de temps immémorial, parmiles voleurs, lorsqu’un de leurs collaborateurs estenflacqué, je lui envoyai une miche ronde de quatrelivres, un jambonneau, et un petit écu. On me rapporta qu’il avaitété sensible à cette attention, mais il ne soupçonnait pas encoreque celui qui lui faisait tenir le denier de la confraternité,était la cause de sa mésaventure. Ce fut seulement à la Force qu’ilapprit, que Jean-Louis et Vidocq étaient le mêmeindividu : alors il imagina un singulier moyen dedéfense : il prétendit que j’étais l’auteur du vol dont ilétait accusé et qu’ayant eu besoin de lui pour le transport deseffets, j’étais allé le chercher ; mais ce conte longuementdéveloppé devant la cour, ne fit pas fortune, Masson eut beau seprévaloir de son innocence, il fut condamné à la réclusion.

Peu de temps après j’assistais au départ de lachaîne, Masson, qui ne m’avait pas vu depuis son arrestation,m’aperçoit à travers la grille.

– « Hé bien ! me dit-il, vousvoilà monsieur Jean Louis ; c’est pourtant vous qui m’avezemballé. Ah ! si j’avais su que vous étiez Vidocq, je vous enaurais payé des oranges !

– » Tu m’en veux donc bien, n’est-cepas ? toi qui m’as proposé de t’accompagner ?

– » C’est vrai, mais vous ne m’avezpas dit que vous étiez raille (mouchard).

– » Si je te l’avais dit, j’auraistrahi mon devoir, et ça ne t’aurait pas empêché de rincer lacambriole, tu aurais seulement remis la partie.

– » Vous n’en êtes pas moins unfichu coquin. Moi qui étais de si bon cœur ! Tenez, j’aimeraismieux rester ici tant que l’âme me battra dans le corps, que d’êtrelibre comme vous et de m’avoir déshonoré.

– » Chacun son goût.

– » Il est joli, votre goût !…un mouchard ! c’est-ti pas beau ?

– » C’est toujours aussi beau que devoler ; d’ailleurs, sans nous que deviendraient les honnêtesgens ? »

À ces mots, il partit d’un grand éclat derire. « Les honnêtes gens ! répéta-t-il, tiens, tu mefais rire que je n’en ai pas l’envie (l’expression dont il seservit, était un peu moins congrue.) Les honnêtes gens ! cequi deviendraient ?… tais-toi donc, ça ne t’inquièteguère ; quand t’étais au pré, tu chantais autrement.

– » Il y reviendra, dit un descondamnés qui nous écoutaient.

– » Lui ! s’écria Masson, onn’en voudrait pas ; à la bonne heure un brave garçon ! çapeut aller partout. »

Toutes les fois que l’exercice de mesfonctions m’appelait à Bicêtre, j’étais sûr qu’il me faudraitessuyer des reproches de la nature de ceux qui me furent adresséspar Masson. Rarement j’entrais en discussion avec le prisonnier quim’apostrophait ; cependant je ne dédaignais pas toujours delui répondre, dans la crainte qu’il ne lui vint à l’idée, non queje le méprisais, mais que j’avais peur de lui. En me trouvant enprésence de quelques centaines de malfaiteurs qui avaient tous plusou moins à se plaindre de moi, puisque tous m’avaient passé par lesmains ou par celles de mes agents, on sent qu’il m’étaitindispensable de montrer de la fermeté ; mais cette fermeté neme fut jamais plus nécessaire que le jour où je parus pour lapremière fois au milieu de cette horrible population.

Je ne fus pas plutôt l’agent principal de lapolice de sûreté, que, jaloux de remplir convenablement la tâchequi m’était confiée, je m’occupai sérieusement d’acquérir toutesles notions dont je pensais avoir besoin pour mon état. Il me parututile de classer dans ma mémoire, autant que possible, lessignalements de tous les individus qui avaient été repris dejustice. J’étais ainsi plus apte à les reconnaître, si jamais ilsvenaient à s’évader, et à l’expiration de leur peine, il medevenait plus facile d’exercer à leur égard la surveillance quim’était prescrite. Je sollicitai donc de M. Henryl’autorisation de me rendre à Bicêtre avec mes auxiliaires, afind’examiner pendant l’opération du ferrement, et les condamnés deParis et ceux de province, qui d’ordinaire venaient prendre lecollier avec eux. M. Henry me fit de nombreuses observationspour me détourner d’une démarche dont les avantages ne luisemblaient pas aussi bien démontrés que l’imminence du dangerauquel j’allais m’exposer.

« Je suis informé, me dit-il, que lesdétenus ont comploté de vous faire un mauvais parti. Si vous vousprésentez au départ de la chaîne, vous leur offrez une occasionqu’ils attendent depuis long-temps ; et ma foi ! quelqueprécaution que l’on prenne, je ne réponds pas de vous. » Jeremerciai ce chef de l’intérêt qu’il me témoignait, mais en mêmetemps j’insistai pour qu’il m’accordât l’objet de ma demande, et ilse décida enfin à me donner l’ordre qu’il m’importaitd’obtenir.

Le jour fixé pour le ferrement, je metransporte à Bicêtre, avec quelques-uns de mes agents. J’entre dansla cour, soudain des hurlements affreux se font entendre, descris : à bas les mouchards ! à bas le brigand !à bas Vidocq ! partent de toutes les croisées, où lesprisonniers, montés sur les épaules les uns des autres et la facecollée contre les barreaux, sont rassemblés en groupe. Je faisquelques pas, les vociférations redoublent ; de toutes partsl’air retentit d’invectives et de menaces de mort, proférées avecl’accent de la fureur : c’était un spectacle vraiment infernalque celui de ces visages de cannibales, sur lesquels semanifestaient par d’horribles contractions la soif du sang et ledésir de la vengeance. Il se faisait dans toute la maison unvacarme épouvantable ; je ne pus me défendre d’une impressionde terreur, je me reprochais mon imprudence, et peu s’en fallut queje ne prisse le parti de battre en retraite ; mais tout à coupje sens renaître mon courage. « Eh quoi ! me dis-je, tun’as pas tremblé lorsque tu attaquais ces scélérats dans leursrepaires ; ils sont ici sous les verrous et leur voixt’effraie ! allons, dussions-nous périr, faisons tête àl’orage, et qu’ils ne puissent pas croire t’avoirintimidé ! »

Ce retour à une résolution plus conforme àl’opinion que je devais donner de moi, fut assez prompt pour ne paslaisser le temps de remarquer ma faiblesse ; bientôt j’airecouvré toute mon énergie ; ne redoutant plus rien, jepromène fièrement mes regards sur toutes les croisées, jem’approche même de celles du rez-de-chaussée. À ce moment, lesprisonniers éprouvent un nouvel accès de rage ; ce ne sontplus des hommes, ce sont des bêtes féroces qui rugissent ;c’est une agitation, un bruit, on eût dit que Bicêtre allaits’arracher de ses fondements et que les murs de ses cabanonsallaient s’entr’ouvrir. Au milieu de ce brouhaha, je fais signe queje veux parler ; un morne silence succède à la tempête, onécoute : « Tas de canaille, m’écriai-je, que vous sert debrailler ? C’est quand je vous ai emballés qu’ilfallait, non pas crier, mais vous défendre. En serez-vous plusgras, pour m’avoir dit des injures ? Vous me traitez demouchard, eh bien ! oui, je suis mouchard, mais vous l’êtesaussi, puisqu’il n’est pas un seul d’entre vous qui ne soit venuoffrir de me vendre ses camarades, dans l’espoir d’obtenir uneimpunité que je ne puis ni ne veux accorder. Je vous ai livrés à lajustice parce que vous étiez coupables. – Je ne vous ai pasépargnés, je le sais, quel motif aurais-je eu de garder desménagements ? Y a-t-il ici quelqu’un que j’aie connu libre etqui puisse me reprocher d’avoir jamais travaillé aveclui ? Et puis, lors même que j’aurais été voleur, dites-moi ceque cela prouverait, sinon que je suis plus adroit ou plus heureuxque vous, puisque je n’ai jamais été pris marron. – Jedéfie le plus malin de montrer un écrou qui constate que j’aie étéaccusé de vol ou d’escroquerie. Il ne s’agit pas d’aller cherchermidi à quatorze heures, opposez-moi un fait, un seul fait, et jem’avoue plus coquin que vous tous. – Est-ce le métier que vousdésapprouvez ? que ceux qui me blâment le plus sous ce rapportme répondent franchement, ne leur arrive-t-il pas cent fois le jourde désirer être à ma place ? »

Cette harangue pendant laquelle on nem’interrompit pas fut couverte de huées. Bientôt les vociférationset les rugissements recommencèrent ; mais je n’éprouvais plusqu’un seul sentiment, celui de l’indignation : transporté decolère, je devins d’une audace presque au-dessus de mes forces. Onannonce que les condamnés vont être amené dans là cour desfers : je vais me poster sur leur passage, au moment où ils seprésentent à l’appel, et résolu à vendre chèrement ma vie,j’attends là qu’ils osent accomplir leurs menaces. Je l’avoue,intérieurement je désirais que l’un d’eux tentât de porter la mainsur moi, tant m’animait le désir de la vengeance. Malheur à quim’eût provoqué ! mais aucun de ces misérables ne fit lemoindre mouvement, et j’en fus quitte pour essuyer de foudroyantsregards, auxquels je ripostai avec cette assurance qui déconcerteun ennemi. L’appel terminé, un bourdonnement sourd est le préluded’un nouveau tumulte : on vomit des imprécations contre moi,qu’il vienne donc ! il reste à la porte, répètent lescondamnés en accolant à mon nom les épithètes les plus grossières.Poussé à bout par cette espèce de défi injurieux, j’entre avec unde mes agents, et me voilà au milieu de deux cents brigands, laplupart arrêtés par moi : allons, amis !courage ! leur criaient des cabanons où ils étaientenfermés les condamnés à la réclusion, cernez le gros cochon,tuez-le, qu’il n’en soit plus parlé.

C’était le cas ou jamais de payer defront : « Allons, messieurs, dis-je aux forçats,tuez-le-, on dira qu’il est venu au monde comme ça. Vous voyezqu’on vous donne de bons conseils : essayez. » Je ne saisquelle révolution s’opéra alors dans leur esprit, mais plus je metrouvais en quelque sorte à leur discrétion, plus ils paraissaients’appaiser. Vers la fin du ferrement, ces hommes, qui avaient juréde m’exterminer, s’étaient tellement radoucis que plusieursd’entr’eux me prièrent de leur rendre quelques légers services. Ilsn’eurent pas à se repentir d’avoir compté sur mon obligeance, et lelendemain, à l’heure du départ, après m’avoir adressé leursremercîments, ils me firent des adieux pleins de cordialité. Tousétaient changés du noir au blanc ; les plus mutins de laveille étaient devenus souples, respectueux, du moins dansl’apparence, et presque rampants.

Cette expérience fut pour moi une leçon dontje n’ai jamais perdu le souvenir : elle me démontra qu’avecdes gens de cette trempe, on est toujours fort quand on déploie lafermeté : pour les tenir éternellement en respect, il suffitde leur en avoir imposé une seule fois. À partir de cette époque,je ne laissai plus passer un départ de la chaîne sans aller voirferrer les condamnés ; et, sauf quelques exceptions, il nem’arriva plus d’être insulté. Les condamnés s’étaient accoutumés àme voir, si je ne fusse pas venu, il semblait qu’il leur eût manquéquelque chose ; et en effet presque tous avaient descommissions à me donner. Au moment où ils tombaient sous l’empirede la mort civile, j’étais, pour ainsi dire, leur exécuteurtestamentaire. Chez le plus petit nombre, les ressentimentsn’étaient pas effacés, mais rancune de voleur ne dure pas. Pendantdix-huit ans que j’ai fait la guerre aux grinches, petitsou grands, j’ai été souvent menacé ; bien des forçats renomméspour leur intrépidité, ont fait le serment de m’assassiner aussitôtqu’ils seraient libres, tous ont été parjures et tous le seront.Veut-on savoir pourquoi ? C’est que la première, la seuleaffaire pour un voleur, c’est de voler ; celle-là l’occupeexclusivement. S’il ne peut faire autrement, il me tuera pour avoirma bourse, ceci est du métier ; il me tuera pour anéantir untémoignage qui le perdrait, le métier le permet encore ; il metuera pour échapper au châtiment ; mais quand le châtiment estsubi, à quoi bon ? Les voleurs n’assassinent pas à leur tempsperdu.

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