Poèmes

Ivresses panthéistes

I. – Il y a des heures où nouséprouvons à fouler la terre une joie tranquille et profonde commela terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement d’un regard,elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elleréagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son seinet nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quellespalpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que defois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suisdit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais àelle et qu’elle était à moi ! Et, sans y songer, jeralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de sehâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je lapossédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchaiten profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé,tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu si doux, jesongeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatiguedu jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élanprodigieux vers la nuit sereine et les horizons illimités, etqu’elle m’y portait avec elle ! Et je sentais dans ma chairaussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans machair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceurétrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous, sans unfroissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien estplus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et dela terre que l’amitié errante et vague de notre regard et du cielconstellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nosyeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre,s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre laliberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre,dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ouamitié !

II. – Quand on dit que la lumière est la joiedes yeux, on veut dire qu’elle est la joie du cerveau. La lumièrese mêle à cette activité organique vaguement aperçue qui accompagnela pensée, et par suite elle se mêle, d’une manière intime et enquelque sorte organique, avec la pensée elle-même à l’étatnaissant. Ce n’est pas quand la pensée s’est développée en formedistincte d’idée que la lumière vient à s’unir à elle ; ellela surprend et la pénètre à l’état organique, et elle constitue parlà même, dans notre cerveau, un milieu subtil et joyeux où toutesles idées quelles qu’elles soient, où toutes les formes quellesqu’elles soient, se meuvent plus heureuses et plus belles. À lalettre, nos pensées, dans leur milieu cérébral, baignent dans lalumière, et il peut arriver que l’action prolongée de la lumièreradieuse et immense, abolissant le sentiment organique spécial ànotre cerveau, élargisse un moment notre conscience jusqu’à laconfondre avec l’horizon plein de clarté. Il m’est arrivé, aprèsavoir marché longtemps dans la lumière enivrante de l’été, de neplus me sentir moi-même que comme un lieu de passage de lalumière ; mes yeux me faisaient l’effet de deux archesétranges par où un fleuve de lumière, se développant en moi,submergeait et effaçait peu à peu les limites organiques de maconscience.

III. – Tous les êtres cherchentleur voie en chantant ou en gémissant. Et les grands souffles qui,le soir, semblent hésiter sous le ciel et demander leur chemin à laforêt sombre sont bien le symbole de toute vie. Au contraire, lesastres ont beau être suspendus de proche en proche à un centreidéal et mystérieux ; ils ont beau, subissant des actions etdes réactions illimitées, décrire des courbes riches d’infiniqu’aucune formule mathématique n’épuisera complètement, ils necherchent pas, ils ne tâtonnent pas. Il y a dans leur mouvement unecertitude impeccable. Leur aspiration éternelle est éternellementréalisée par la précision des évolutions géométriques. Qu’ont-ilsdès lors à raconter ? et qu’ont-ils à nous dire, à nous quicherchons sans cesse notre voie ? Non, les astres sacrés n’ontpas un frémissement de feuilles inquiètes, et ce n’est pas d’unfrisson de forêt que doit s’emplir la nuit étoilée, mais bien de lasérénité de la lumière éternelle.

Et qu’importe aussi que les êtres particuliersd’une sphère ne puissent communiquer directement, par le son, avecles êtres particuliers d’une autre sphère ? Le son est lepassage d’une vie dans une autre, la transmission de ce qu’il y adans les êtres de plus intime et de plus secret ; et cettecommunication exige, si je puis dire, une parenté étroite et unesorte de mutuelle confiance. Dans l’état de dispersion et deconflit où s’agite la vie, chaque sphère a peine à se comprendre età se déchiffrer elle-même : ce qui lui viendrait des autres neserait qu’un vain bruit, et le son y perdrait, sans profit pour lesrelations des êtres, ce qui fait sa valeur et son charme, je veuxdire son intimité. Peut-être, malgré la communauté essentielle detoute vie, les joies et les peines, les mélancolies et les désirsde notre monde paraîtraient-ils bien ridicules et bien chétifs à unautre. Qui sait si les plaintes des arbres, sous le vent, auraientun écho dans les cœurs que cette plainte n’aurait pas bercés ?Aussi chaque sphère enferme-t-elle en soi les secrets les plusprofonds de sa vie ; elle se borne aux rapports que met entreelle et les autres la lumière qu’elle leur envoie et qu’ellereçoit ; et, quant au reste, elle s’enveloppe de silence.

Parfois, la nuit, il m’a semblé que je sentaisla terre, pleine de bruit, cheminer sous le ciel plein d’étoiles.Les étoiles envoyaient leur clarté jusqu’à nous, à travers toutesles sphères et les pauvres lumières humaines, qui s’échappaientencore des maisons qui ne dormaient pas, quittaient aussi notresphère et allaient bien loin de nous dans des espaces indifférents.Mais il n’était pas un murmure, pas un souffle, pas une plainte,pas même un cri d’appel vers les étoiles lointaines qui se répandîthors de notre monde dans les espaces étrangers. La terre gardaitpour elle toute son âme, et je me réjouissais dans cette intimité,d’une vie plus concentrée et plus ardente, condamnée par ceperpétuel refoulement à une plénitude souffrante et douce, à unbesoin d’infini tout intérieur et tout replié.

IV. – En savourant les parfums,les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnonsd’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a,de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuseréciprocité de services. Si nous ne sentions pas l’être, au fondmême des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âmese dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il ya, jusque dans la subtibilité du rayon qui se joue, quelque chosede résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléterdans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est queles sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être,leurs plus secrètes vibrations. Mais, pendant que d’un côté l’êtredonne ainsi à toutes les manifestations sensibles ce commencementd’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres et cettesolidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestationssensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlementmystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âmedes belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés,des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsquemon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’àl’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insules frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà commentl’idée de l’être n’est point vaine ; c’est que, s’étantrépandue en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dansles parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetésdu cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; cesprofondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreillen’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêvesque l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âmesont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autreforme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plussecrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plageodorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs,mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans sonétendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitudemouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et del’âme.

V. – Le monde obscur des forcesest à la fois très parent de nous et très différent de nous. Jem’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le mondevisible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de sescouleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influencesentrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie detoutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser.Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux deses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbeflottante des fossés de caresser mes yeux de ses souplesondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que mapensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa viediffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir,voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je nesais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plushaut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier àla conscience humaine la forme insaisissable de ses songes les plusfugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel, si elle ne les laissepas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en sesubstituant à elles, leur aspiration secrète, le charme estaussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraîtimmobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parceque son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à uneimparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisses’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent versl’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers leschoses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y aitentre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de seconfondre, une perpétuelle tentation de s’unir.

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