Poèmes

Tambour et violoncelle

Avant d’entendre par l’oreille, les êtres ontdû entendre par le corps tout entier : ils ont dû percevoird’abord les grands bruits sourds de la mer ou de la foudre etconfondre leur première perception vague du son avec l’ébranlementtotal de leur masse. Je crois donc que c’est par les graves que lesêtres ont débuté dans l’échelle des sons. Aujourd’hui encore, cen’est pas en criant des notes aiguës qu’on se fait entendre lemieux de ceux qui commencent à devenir sourds, mais, au contraire,en émettant avec une certaine force des notes graves ou moyennes.Ce qui donne quelque chose de puissant au roulement sourd dutambour, c’est qu’il semble que nous ne l’entendons pas seulementavec nos oreilles, mais qu’il résonne aussi dans nos entrailles.Les bruits aigus, au contraire, n’affectent que l’ouïe proprementdite et, si l’on peut dire, l’extrémité de l’ouïe. Ils sont aigus,en effet, car ils entrent dans l’organisme et dans la consciencecomme une pointe ; et les sons graves sont graves, en effet,c’est-à-dire pesants, par leur accord avec la masse de l’organisme.Ils semblent contracter la pesanteur de la matière. Voilà commentles sons aigus traduisent ce qu’il y a de plus excité et de plussubtil au sommet de l’âme, l’appel de Marguerite défaillante auxanges purs qui vont l’enlever au ciel. Et les notes graves, aucontraire, traduisent ce fanatisme des huguenots lourd, compact,qui n’est pas fait d’élan passionné ou subtil, mais qui est lapesée continue d’une idée forte sur l’être tout entier. Les sonsélevés nous détachent de nous-mêmes, ou, plutôt, il semble qu’ilsdétachent de nous une partie de nous-mêmes. Quand j’entendsexécuter, sur le violon, certains morceaux très élevés, il mesemble qu’une partie de moi-même, la plus extrême, la plus subtile,est remuée, et que l’autre partie écoute. On dirait un de cessouffles étranges qui laissent immobile l’arbre presque tout entieret qui ne font vibrer qu’une feuille à la pointe du plus hautrameau. De là, à écouter ces morceaux, une sorte de curiositéinquiète d’abord, et, bientôt, d’indifférence. Au contraire, levioloncelle nous prend soudain aux entrailles, et l’on dirait qu’ilébranle, d’un coup d’archet, les assises mêmes de notre vie.

Si Orphée n’avait joué sur sa lyre que desmorceaux aigus, il aurait laissé indifférents les rochers et lesgrands arbres : il a dû préluder par des notes graves. Ainsiil a pris d’emblée la terre aux entrailles, il a ébranlé les rochesprofondes et fait frissonner les chênes jusqu’à la racine. Et, s’ilest vrai qu’il ait pu bâtir des villes, il n’a dû se servir desnotes aiguës que pour exciter les pierres légères jusqu’à la pointedes hautes tours.

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