Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 1

 

De la réception que les Anglais firent àTartarin à bord du « Tomahawk ». — Derniersadieux à l’île de Port Tarascon. — Conversation duGouverneur sur le tillac avec son petit Las Cases. —Costecalde est retrouvé. — La dame du commodore.— Tartarin tire sa première baleine.

La dignité d’attitude de Tartarin, lorsqu’ilmonta sur le pont du Tomahawk, impressionna fort lesAnglais, saisis surtout par le grand cordon de l’Ordre, rosé avecla Tarasque brodée, dont le Gouverneur s’écharpait comme d’unsymbole maçonnique, et aussi par le manteau rouge et noir de grandde première classe qui enveloppait Pascalon de la tête auxpieds.

Les Anglais ont en effet, par-dessus tout, lerespect de la hiérarchie, du fonctionnarisme et du maboulisme (demaboul, en langue arabe l’innocent, le bon toqué).

À la coupée du navire, Tartarin fut reçu parl’officier de service et conduit dans une cabine des premières avecles plus grands égards. Pascalon le suivit, bien récompensé de sondévouement, Car on lui donna la chambre à côté du Gouverneur, aulieu de le fourrer dans l’entrepont comme les autres Tarasconnais,entassés là en misérable troupeau d’émigrants, et pêle-mêle aveceux tout l’ancien état-major de l’île, ainsi puni de sa faiblesseet de sa lâcheté.

Entre la cabine de Tartarin et celle de sonfidèle secrétaire se trouvait un petit salon garni de divans, depanoplies, de plantes exotiques, et une salle à manger où deuxblocs de glace, dans des vases d’encoignure, entretenaient uneperpétuelle fraîcheur.

Un maître d’hôtel, deux ou trois domestiques,étaient attachés à la personne de Son Excellence, qui acceptait ceshonneurs du plus beau sang-froid, et à chaque nouvelle prévenancerépondait « Parfaitemain ! »d’un ton desouverain habitué à tous les respects et à toutes lessollicitudes.

Au moment où on leva l’ancre, Tartarin montasur le pont, malgré la pluie, pour dire un dernier adieu à sonîle.

Elle lui apparut confusément, dans lebrouillard, assez distincte cependant à travers ce voile gris pourqu’on pût entrevoir le roi Négonko et ses bandits en train depiller la ville, la Résidence, et de danser sur le rivage unefarandole effrénée.

Tous les catéchumènes du Père Bataillet, sitôtle missionnaire et les gendarmes partis, retournaient à leur boninstinct de nature.

Pascalon crut même reconnaître, au milieu desdanses, la gracieuse silhouette de Likiriki, mais il n’en dit rien,de peur d’affliger son bon maître, qui semblait du reste fortindifférent à tout cela.

Très calme, les mains au dos, dans unehistorique et marmoréenne attitude, le héros tarasconnais regardaitdevant lui sans voir de plus en plus préoccupé des analogies de sadestinée avec celle de Napoléon, s’étonnant de découvrir entre legrand homme et lui mille points de ressemblance, même desfaiblesses communes dont il convenait très simplement.

« Ainsi, tenez, disait-il à son petit LasCases, Napoléon avait des colères terribles ; moi de même,surtout dans mon jeune temps… Par exemple, cette fois, au café dela Comédie, où, discutant avec Costecalde, j’envoyai d’un coup depoing sa tasse et la mienne en mille miettes…

– Bonaparte à Léoben !… remarquatimidement Pascalon.

– Tout juste, mon enfant, fit Tartarin avec unbon sourire.

Mais, en y songeant, c’est par l’imagination,leur fougueuse imagination méridionale, que l’Empereur et luis’étaient le plus ressemblés. Napoléon l’avait grandiose,débordante, à preuve sa campagne d’Égypte, ses courses dans ledésert sur un chameau, – encore une similitude frappante, cechameau, – sa campagne de Russie, son rêve de la conquête desIndes.

Et lui, Tartarin, son existence tout entièren’était-elle pas un rêve fabuleux !…

les lions, les nihilistes, la Jungfrau, legouvernement de cette île à cinq mille lieues de France !Certes il ne contestait pas la supériorité de l’Empereur, àcertains points de vue ; mais lui, du moins, n’avait pas faitverser le sang, des fleuves de sang ! ni terrifié le mondecomme l’otre…

Cependant l’île disparaissait au loin, etTartarin, appuyé contre le bastingage, continuait à parler à hautevoix pour la galerie, pour les matelots qui enlevaient lesescarbilles tombées sur le pont, pour les officiers de quart quis’étaient rapprochés.

À la longue, il devenait ennuyeux. Pascalonlui demanda la permission d’aller à l’avant se mêler auxTarasconnais, dont on apercevait de loin quelques groupesconsternés sous la pluie, afin, disait-il, de savoir un peu cequ’ils pensaient du Gouverneur, surtout dans l’espérance de glisserà sa chère Clorinde quelques mots d’encouragement et deconsolation.

Une heure plus tard, en revenant, il trouvaTartarin installé sur le divan du petit salon, à l’aise, en caleçonde flanelle et foulard de tête, comme chez lui à Tarascon, dans sapetite maison du Cours, en train de fumer pipette devant undélicieux sherry-gobbler.

D’une humeur adorable, le maîtredemanda :

« Hé bien, qu’est-ce qu’ils vous ont ditde moi, ces braves gens ? »

Pascalon ne cacha pas qu’ils lui avaient parutous « très montés ! »

Empilés dans l’entrepont de l’avant comme desbestiaux, mal nourris, durement traités, ils rendaient leGouverneur responsable de toutes leurs déconvenues.

Mais Tartarin haussa les épaules ; ilconnaissait son peuple, vous pensez bien !

Tout cela sécherait au premier matin desoleil.

« Sûr qu’ils ne sont pas méchants,répondit Pascalon, mais c’est ce mauvais gueux de Costecalde quiles excite.

– Costecalde. Comment ça ?… Queparlez-vous de Costecalde ? »

Tartarin s’était troublé en entendant ce nomfuneste.

Pascalon lui expliqua comment leur ennemi,rencontré et recueilli en mer par le Tomahawk dans uncanot où il mourait de faim et de soif, avait traîtreusementsignalé la présence d’une colonie provençale sur territoireanglais, et guidé le navire jusque dans la rade de Port-Tarascon.Les yeux du Gouverneur étincelèrent « Ah ! legueux !… Ah ! le forban !… »

Il se calma au récit que lui fit Pascalon dessinistres aventures de l’ancien fonctionnaire et de sesacolytes.

Truphénus noyé !… Les trois autresmiliciens, en descendant à terre pour faire de l’eau, pris par lesanthropophages !… Barban trouvé mort d’inanition au fond de labarque !… Quant à Rugimabaud, un requin l’avait mangé. »Ah vai ! un requin !… Dites plutôt cet infâmeCostecalde.

– Mais le plus extraordinaire de tout,monsieur le Gou… Gouverneur, c’est que Costecalde prétend avoirrencontré en pleine mer, un jour de tempête, sous les éclairs,devinez qui ?…

– Que diable veux-tu que je devine ?

– La Tarasque la mère-grand !

– Quelle imposture !… »

Après tout, qui sait ?… LeTutu-panpan pouvait avoir fait naufrage ; oupeut-être qu’un coup de mer avait enlevé la Tarasque amarrée sur lepont… À ce moment le steward vint présenter le menu à M. leGouverneur, qui s’attablait quelques instants après, avec sonsecrétaire, en face d’un excellent dîner au Champagne, oùfiguraient de superbes tranches de saumon, un roastbeef rosé, cuità miracle, et pour dessert le plus savoureux pudding. Tartarin letrouva si bon qu’il en fit porter une bonne part au Père Batailletet à Franquebalme ; quant à Pascalon, il confectionna quelquessandwichs de saumon qu’il mit de côté. Est-il besoin de dire pourqui, pécaïre !

Dès le deuxième jour de navigation, lorsquel’île ne fut plus en vue, comme si elle eût été au milieu de cesarchipels un réservoir isolé de brouillards et de pluie, le beautemps apparut.

Chaque matin, après le déjeuner, Tartarinmontait sur le pont et s’installait à une place, toujours la même,pour causer avec Pascalon.

Ainsi Napoléon, à bord duNorthumberland, avait son poste favori, ce canon auquel ils’appuyait et qu’on appelait le canon de l’Empereur.

Le grand Tarasconnais pensait-il à cela ?Cette coïncidence était-elle voulue ? Peut-être ; maiselle ne doit le diminuer en rien à nos yeux. Est-ce que Napoléon,en se livrant à l’Angleterre, ne songeait pas à Thémistocle, etsans même le dissimuler ?

« Je viens comme Thémistocle… » Etqui sait si Thémistocle lui-même, venant s’asseoir au foyer desPerses… ? L’humanité est si vieille, si encombrée, sipiétinée ! On y marche toujours dans les traces dequelqu’un…

Du reste, les détails que Tartarin donnait àson petit Las Cases ne rappelaient en rien l’existence de Napoléonet lui étaient bien personnels à lui, Tartarin de Tarascon.

C’était son enfance sur le Tour-de-Ville, sesprécoces aventures en revenant du cercle, la nuit ; toutpetit, déjà le goût des armes, des chasses aux grands fauves ;et toujours ce bon sens latin qui ne l’abandonnait pas dans lesplus folles escapades, cette voix intérieure qui lui disait« Rentre de bonne heure…, ne t’enrhume pas. »

C’était encore, au lointain de sa mémoire,dans une excursion au pont du Gard, une vieille, vieille gitane,lui disant, après avoir regardé les lignes de sa main « Unjour, tu seras roi. » Vous pensez si cet horoscope fit riretout le monde ! Il devait se réaliser pourtant.

Ici le grand homme s’interrompit :

« Je vous jette ces choses, voyez, un peuà la bousculade, comme elles me viennent, mais pour le Mémorial jecrois que cela pourra vous être utile…

– Certes ! » fit Pascalon, quibuvait les paroles de son héros, tandis qu’une demi-douzaine dejeunes midships, groupés autour de Tartarin, écoutaient ses récits,bouche bée.

Mais la plus attentive était la femme ducommodore, une toute jeune, dolente et délicate créole, étendue nonloin de là sur une chaise longue en bambou, avec des posesabandonnées, la pâleur chaude d’un magnolia, de grands yeux noirs,doux, profonds, pensifs… Celle-là, oui, s’en abreuvait deshistoires de Tartarin.

Tout fier de voir son maître si passionnémentécouté, Pascalon le voulait plus glorieux encore, lui faisaitraconter ses chasses au lion, son ascension de la Jungfrau, ladéfense de Pampérigouste. Et le héros, bon enfant comme toujours,prêtant la main à cet innocent compérage, se livrait tout entier,se laissait feuilleter comme un livre, mais un livre à images,illustré par son expressive mimique tarasconnaise et lespan ! pan ! de ses aventures de chasse.

La créole, frileusement pelotonnée sur sachaise longue, tressaillait à chaque éclat de voix, et ses émotionsse marquaient d’une touche fine, d’une vaporeuse montée de rosé surson teint délicat d’aquarelle.

Quand le mari, le commodore, sorte de HudsonLowe à museau de fouine méchante, venait la chercher pour la fairerentrer, elle suppliait :

« Non, non…, pas encore, » coulant unregard vers le grand homme de Tarascon, qui n’était pas sansl’avoir remarquée non plus et, pour elle, haussait la voix avecquelque chose de plus noble dans l’attitude et dans l’accent.

Quelquefois, en regagnant leur cabine aprèsune de ces séances, il interrogeait Pascalon d’un airnégligent :

« Que vous a dit la dame ducommodore ? Il me semble qu’il était question de moi,hé ?…

– Effectivement, maî…ître. Cette personne medisait qu’elle avait déjà beaucoup entendu parler de vous.

– Cela ne m’étonne pas, fit Tartarinsimplement, je suis très populaire en Angleterre. »

Encore une analogie avec Napoléon.

Un matin, monté sur le pont de bonne heure, ilfut très étonné de ne pas y trouver sa créole comme d’habitude.Sans doute le mauvais temps qu’il faisait ce jour-là, latempérature un peu vive, les embruns éclaboussant la dunette, nelui avaient pas permis de sortir, si délicate de santé, sinerveusement impressionnable !

Le pont lui-même et l’équipage semblaientgagnés par l’agitation de la mer.

Une baleine venait d’être signalée, fait assezrare dans ces parages. Elle n’avait pas d’évents, ne lançait pas dejets d’eau ; à quoi des matelots prétendaient reconnaître unefemelle, d’autres une baleine d’espèce particulière. On n’était pasd’accord.

Comme elle restait sur la route du navire sanss’éloigner, un délégué du carré des élèves alla demander aucommandant la permission de la pêcher. Il refusa, mauvais chiencomme toujours, sous prétexte qu’on n’avait pas de temps à perdreet donna seulement l’autorisation de tirer à la bête quelques coupsde fusil.

Elle se trouvait à deux cent cinquante outrois cents mètres environ, et tantôt se montrait, tantôtdisparaissait, suivant le mouvement de la mer, moutonnante et trèslourde, ce qui rendait le tir difficile.

Après quelques coups de feu, dont les gabiersdans les enfléchures annonçaient les résultats, elle n’avait pasencore été touchée, car elle continuait à jouer, à cabrioler au rasde l’eau, et tout le monde regardait, même les Tarasconnais, quigrelottaient là-bas à l’avant, arrosés, trempés, bien plus exposésaux éclaboussures des coups de mer que les gentlemen del’arrière.

Mêlé aux jeunes officiers, qui essayaient leuradresse, Tartarin jugeait les coups :

« Trop loin !… tropcourt !…

– Si vous tiriez, maî…aître ? » bêlaPascalon.

Aussitôt, d’un geste vif de jeunesse, unmidship se tourna vers Tartarin :

« Voulez-vous, monsieur leGouverneur ? »

Il offrait sa carabine ; et ce futquelque chose, la façon dont Tartarin prit l’arme, la soupesa,l’épaula, tandis que Pascalon demandait, fier et timide :

« Combien comptez-vous pour labaleine ?

– Je n’ai pas souvent tiré ce gibier-là,répondit le héros, mais il me semble qu’on peut compterdix. »

Il visa, compta dix, tira et rendit lacarabine à l’officier.

« Je crois qu’elle en a, dit lemidshipman.

– hurrah !… criaient les matelots.

– Je le savais, » dit Tartarin, modeste.

Mais à ce moment des hurlements épouvantablesremplirent l’air, une bousculade enragée qui fit accourir lecommandant, croyant à quelque assaut de son bord par une bande depirates. Les Tarasconnais de l’avant bondissaient, gesticulaient,vociférant tous ensemble dans le bruit du vent et des vagues.

« La Tarasque… Il a tiré sur la Tarasque…Il a tiré sur la mère-grand…

– Outre ! Que disent-ilsdonc ? » fit Tartarin, qui pâlissait.

À dix mètres maintenant du navire, la Tarasquede Tarascon, la monstrueuse idole, dressait au-dessus des flotsverts son dos squameux, sa tête chimérique au rire féroce etvermillonné, aux yeux sanglants.

Faite de bois très dur, solidement charpentée,elle tenait la lame depuis le jour où, comme on le sut plus tard,un coup de mer l’avait arrachée du pont de Scrapouchinat. Elleroulait au gré de tous les courants marins, luisante, algueuse,coquillageuse, mais sans avarie, échappée aux typhons les plusépouvantables, intacte, indestructible ; et sa première, sonunique blessure, était celle que Tartarin de Tarascon venait de luifaire…

Lui ! à elle ! La cicatrice toutefraîche apparaissait au milieu du front de la pauvremère-grand !

Un officier anglais s’exclama :

« Regardez donc, lieutenant Shipp, queldrôle d’animal est-ce que cela ?

– C’est la Tarasque, jeune homme, dit Tartarinsolennel. C’est l’aïeule, la grand’mère vénérable de tout bonTarasconnais. »

L’officier resta stupéfait, et il y avait dequoi, en apprenant que ce monstre bizarre était la grand’mère del’étrange peuplade noiraude et moustachue, recueillie sur une îlesauvage à cinq mille lieues en mer.

Tartarin s’était découvert respectueusement enparlant ainsi, mais déjà la mère-grand était loin, emportée par lescourants du Pacifique, où elle doit errer encore, insubmersibleépave que les récits des voyageurs, sous le nom de poulpe géant, deserpent de mer, signalent tantôt ici, tantôt là, à la grandeterreur des équipages baleiniers.

Aussi longtemps qu’on put la voir, le héros lasuivit des yeux, sans mot dire ; quand elle ne fut plus qu’unpetit point noir à l’horizon blanchissant des flots, alorsseulement il murmura d’une voix faible :

« Pascalon, je vous le dis, voilà un coupde fusil qui me portera malheur ! » Et tout le reste dujour il demeura soucieux, plein de remords et de terreursacrée.

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