Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 2

 

Les courses de taureaux à Port-Tarascon. –Aventures et combats. – Arrivée du roi Négonko et de sa filleLikiriki. – Tartarin frotte son nez contre le nez du roi. – Ungrand diplomate.

Jour par jour, page à page, avec la minutiedes grises rayures de la pluie, avec la monotonie terne etdésespérante de son embue sur la rade, le « mémorial »que nous avons sous les yeux continue la chronique de lacolonie ; mais, craignant de fatiguer le lecteur, nous allonsrésumer le journal de l’ami Pascalon.

Les rapports se tendant de plus en plus entrela ville et le Gouvernement, pour essayer de rattraper sapopularité Tartarin décida d’organiser enfin les courses detaureaux, pas avec le Romain, bien entendu, qui tenaittoujours le maquis, mais avec les trois vaches qui restaient.

Bien étiques, bien maigres, ces troismalheureuses Camarguaises habituées au plein air, au grand soleil,et recluses dans une humide et sombre écurie depuis leur arrivée àPort-Tarascon ! N’importe ! Cela valait mieux que rien.D’avance, sur un terrain de sable au bord de la mer où s’exerçaitla milice d’habitude, une estrade avait été dressée, le cirqueétabli au moyen de piquets et de cordes tendues.

On profita d’une entre-lueur de beau temps, etl’État de choses, chamarré, entouré de ses dignitaires en grandcostume, prit place sur l’estrade, pendant que colons, miliciens,leurs dames, demoiselles et servantes, se tassaient autour descordes, et que les petits couraient dans le rond en criant« Té !… Té !… lesbœufs… »

Oubliés en ce moment les ennuis des longsjours pluvieux, oubliés les griefs contre le Belge, le sale Belge« Té !… Té !… les bœufs… »Rien que ce cri les grisait tous de joie.

Soudain un roulement de tambours. C’était lesignal. Le cirque envahi se vida en un clin d’œil et une des bêtesentra dans la lice, accueillie par de frénétiques hourras. Ellen’avait rien de terrible. Une pauvre vache efflanquée, effarée, quiregardait autour d’elle de ses gros yeux déshabitués de lalumière ; elle se planta au milieu du cirque et ne bougeaplus, avec un long meuglement plaintif, son flot de rubans entreles cornes, jusqu’à ce que la foule indignée l’eût chassée del’arène à coups de triques.

Pour la seconde vache, ce fut bien une autreaffaire. Rien ne put la décider à sortir de l’écurie. On eut beaula pousser, la tirer, par la queue, par les cornes, lui piquer lemuseau d’une pointe de trident, impossible de lui faire passer laporte.

Alors, voyons la troisième. On la disait trèsméchante, celle-là, très excitée. En effet, elle entra dans lecirque au galop, creusant le sable de ses pieds fourchus, sefouettant les flancs de sa queue, distribuant les coups de tête àdroite et à gauche…, Enfin on allait avoir une belle course !…Pas plus ! La bête prend son élan, franchit la corde, écartela foule de ses cornes baissées, et court tout droit se jeter dansla mer.

De l’eau jusqu’au jarret, puis jusqu’augarrot, elle avançait, avançait toujours. Bientôt on ne vit plusque ses naseaux, le croissant de ses deux cornes au-dessus de lamer. Elle resta là jusqu’au soir, sinistre, silencieuse et toute lacolonie, du rivage, l’injuriait, la sifflait, lui jetait despierres, sifflets et huées dont le pauvre État de choses, descendude son estrade, avait bien aussi sa part.

Les courses manquées, il fallait un dérivatifà la mauvaise humeur générale ; le meilleur fut la guerre, uneexpédition contre le roi Négonko. Le drôle, depuis la mort deBravida, de Cambalalette, du père Vézole et de tant d’autres bravesTarasconnais, s’était enfui avec ses Papouas, et dès lors onn’avait plus entendu parler de lui. Il habitait, disait-on, dansune île voisine, à deux ou trois lieues au large, dont ondistinguait les lignes confuses par les jours clairs, maisinvisible la plupart du temps derrière l’horizon embrumé de pluiescontinuelles. Tartarin, d’humeur pacifique, avait longtemps reculédevant une expédition, mais cette fois la politique le décida.

La chaloupe mise en état, réparée,approvisionnée, ornée à l’avant de la couleuvrine servie par lePère Bataillet et son sacristain Galoffre, vingt miliciens bienarmés embarquèrent sous les ordres d’Excourbaniès et du marquis desEspazettes, et un matin on prit la mer.

Leur absence dura trois jours, qui parurentbien longs à la colonie. Puis, vers la fin du troisième jour, uncoup de couleuvrine entendu au large amena tout le monde sur lerivage, et l’on vit arriver la chaloupe, ses voiles dehors, l’avantrelevé, d’une allure rapide, comme poussée par un vent de triomphe.Avant même qu’elle eût atteint la plage, les cris joyeux de ceuxqui la montaient, le « fén dé brut »d’Excourbaniès, annonçaient de loin le succès complet del’expédition.

On avait tiré une vengeance éclatante descannibales, brûlé des tas de villages, tué au dire de chacun desmilliers de Papouas. Le chiffre variait, mais toujoursénorme ; les récits aussi différaient ; le certain, c’estqu’on ramenait cinq ou six prisonniers de marque, parmi lesquels leroi Négonko lui-même et sa fille Likiriki, conduits au Gouvernementau milieu des ovations que la foule faisait aux vainqueurs.

Les miliciens défilaient, portant, comme lessoldats de Christophe Colomb au retour de la découverte duNouveau-Monde, toutes sortes d’objets étranges, plumes éclatantes,peaux de bêtes, armes et défroques de sauvages. Mais on se pressaitsurtout sur le passage des prisonniers. Les bons Tarasconnais lesexaminaient avec une curiosité haineuse. Le Père Bataillet avaitfait jeter sur leur nudité moricaude quelques couvertures dont ilss’enveloppaient à demi ; et de les voir ainsi affublés, de sedire qu’ils avaient mangé le Père Vezole, le notaire Cambalaletteet tant d’autres, on sentait le même frémissement de répulsion quedevant des boas de ménagerie digérant sous les plis de leur litièrede laine. Le roi Négonko marchait le premier, long vieux noir augros ventre d’enfant de lait, coiffé comme d’une calotte par unechevelure crépue et toute blanche, une pipe en terre rouge deMarseille pendue à son bras gauche par une ficelle. Près de lui lapetite Likiriki, aux yeux luisants de diablotin, parée de colliersde corail et de bracelets de coquillages rosés. Après eux de grandssinges noirs à longs bras, grimaçant d’horribles sourires à dentspointues.

On se permit d’abord quelques plaisanteries,on disait :

« Voilà de l’ouvrage pour MlleTournatoire », et la bonne vieille demoiselle, reprise par sonidée fixe, songeait, en effet, à habiller tous ces sauvages ;mais la curiosité se tourna bientôt en fureur au souvenir descompatriotes mangés par les cannibales.

Des clameurs :

« À mort… à mort !…zou !… » se firent entendre. Excourbaniès, pour se donnerl’air plus militaire, avait repris le mot de Scrapouchinat etcriait « qu’il fallait les fusiller tous comme des singesverts ! »

Tartarin se tourna vers lui, et du gestearrêtant ce furieux :

« Spiridion, dit-il, respectons les loisde la guerre. »

Ne vous extasiez pas trop cette belle parolemasquait un acte politique.

Défenseur acharné du duc de Mons, au fondTartarin gardait un doute. Si tout de même il avait eu affaire à unfilou ! Le traité que de Mons disait avoir passé avec le roiNégonko pour l’achat de l’île serait alors faux comme le reste, leterritoire ne leur appartiendrait pas. Les bons pour hectares neseraient que des papiers sans valeur.

Aussi le Gouverneur, bien loin de songer àfusiller ses prisonniers comme des « singes verts ».fit-il au roi papoua une réception solennelle.

Il savait comment s’y prendre, ayant lu tousles récits des navigateurs, connaissant par cœur Cook,Bougainville, d’Entrecasteaux.

Il s’approcha du roi et frotta son nez contrele sien. Le sauvage parut très surpris, car cet usage n’existaitplus depuis longtemps chez ces peuplades. Pourtant le roi se laissafaire, croyant sans doute à quelque tradition tarasconnaise ;et les autres prisonniers, voyant cela, même la petite Likiriki quin’avait qu’un petit nez de chat, presque pas de nez du tout,voulurent absolument exécuter la même cérémonie avec Tartarin.

Quand on se fut bien frotté le nez, il s’agitd’entrer en communication par la parole avec ces animaux. Le PèreBataillet leur parla d’abord son papoua de par là-bas, mais commece n’était pas le papoua de par ici, naturellement ils n’ycomprirent goutte. Cicéron Franquebalme, qui savait à peu prèsl’anglais, essaya de cette langue. Excourbaniès leur bredouillaquelques mots d’espagnol, mais sans plus de succès l’un quel’autre.

« Faisons-les toujours manger, » ditalors Tartarin.

On ouvrit quelques boites de thon. Cette foisles sauvages comprirent, se jetèrent aussitôt sur les conserves, etles dévorèrent gloutonnement, vidant les boites, les nettoyantjusqu’au fond avec leurs doigts ruisselants d’huile. Puis, après delarges lampées d’eau-de-vie qu’il semblait aimer toutparticulièrement, le roi, à la grande stupeur de Tartarin et desautres, entonna d’une voix rauque :

Dé brin o dé bran

Cabussaran

Dou fenestroun

De Tarascoun

Dedins lou Rosé

Cette chanson tarasconnaise éructée par cesauvage aux lèvres lippues, aux dents noires de bétel, prenait unephysionomie fantastique et féroce. Mais comment Négonko savait-ille tarasconnais ?

Après un moment de stupéfaction, ons’expliqua.

Pendant les quelques mois de voisinage avecles infortunés passagers de la Farandole et duLucifer, les Papouas avaient appris le parler des bords duRhône ; ils le dénaturaient bien un peu mais, les gestesaidant, on pouvait parvenir à s’entendre.

Et l’on s’entendit.

Interrogé au sujet du duc de Mons, le roiNégonko déclara que de ce blanc, ni de qui que ce fût de semblablejamais de sa vie il n’avait entendu parler ; Pareillement quel’île n’avait jamais été vendue ; Pareillement qu’il n’avaitjamais eu de traité.

Jamais de traité !… Tartarin, sanss’émouvoir, en fit préparer un, séance tenante.

L’érudit Franquebalme collabora pour beaucoupà la rédaction sévère et minutieuse de ce document. Il y mit toutesa connaissance de la loi, trouva de nombreux « attenduque… » et avec son ciment romain en fit un tout solide etcompact.

Le roi Négonko cédait l’île de Port-Tarasconmoyennant un baril de rhum, dix livres de tabac, deux parapluies decotonnade et une douzaine de colliers de chiens.

Un codicille ajouté au traité autorisaitNégonko, sa fille et ses compagnons à s’installer sur la côteoccidentale de l’île, cette partie où l’on n’allait jamais à causedu Romain, le fameux taureau devenu bison, la seule bêtedangereuse de la colonie.

Tout cela conclu en conférence secrète etenlevé en quelques heures.

Ainsi, grâce à l’habileté diplomatique deTartarin, les bons d’hectares se trouvèrent valables, etreprésentèrent réellement quelque chose, ce qui ne leur étaitjamais arrivé.

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