Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 3

 

Il pleut toujours – Invasion de maladiesaqueuses – La soupe à l’ail. – Ordre du gouverneur – L’ail vamanquer ! – L’ail ne manquera pas. – Le baptême deLikiriki…

Cependant toujours la mouillure, toujours leciel gris et l’eau qui tombait, qui tombait… Le matin, en ville, onvoyait s’entrouvrir les fenêtres, des mains se tendredehors :

« Il pleut ?

– Il pleut !… »

Il pleuvait continuellement, comme dans lesrécits de Bézuquet.

Pauvre Bézuquet ! Malgré tant de misèresendurées avec ceux de la Farandole et du Lucifer,il était resté à Port-Tarascon n’osant retourner en terrechrétienne à cause de son tatouage. Redevenu pharmacien etaide-major de classe très infime sous les ordres de Tournatoire,l’ancien gouverneur provisoire aimait encore mieux cela qued’exhiber dans les pays civilisés sa figure monstrueuse et sesmains toutes piquetées et carminées. Seulement il se vengeait deses malheurs en faisant à ses compagnons les prédictions les plussinistres. S’ils se plaignaient de la pluie, de la boue, de lamoisissure, il haussait les épaules :

« Attendez un peu… Vous en verrez biend’autres ! »

Et il ne se trompait pas. De vivre ainsitoujours trempés, par là-dessus le manque de viandes fraîches,beaucoup tombèrent malades. Les vaches étaient depuis longtempsmangées. On ne comptait plus sur les chasseurs, quoiqu’il y eûtparmi eux des tireurs très adroits, tels que le marquis desEspazettes, et tous pénétrés des principes de Tartarin, deux tempspour la caille, trois temps pour la perdrix.

Le diable, c’est qu’il n’y avait ni perdrix,ni cailles, ni rien de semblable, pas même de goélands ni demouettes, aucun oiseau de mer n’abordant jamais ce côté del’île.

On ne rencontrait dans les excursions dechasse que quelques porcs sauvages, mais si rares ! ou deskangourous, d’un tir très difficile à cause de leurs bondssautillants.

Tartarin ne pouvait dire au juste combien ilfallait compter pour cet animal. Un jour le marquis des Espazettesl’interrogeant à ce sujet, il répondit un peu au hasard :

« Comptez six, monsieur lemarquis… »

Des Espazettes compta six et n’attrapa rienqu’un gros rhume sous la pluie à torrents et indiscontinue.

« Il faudra que j’y aille moi-même, » ditTartarin ; mais il remettait toujours la partie, à cause dumauvais temps, et la venaison se faisait de plus en plus rare.Certainement les gros lézards n’étaient pas mauvais, mais à forced’en manger on prenait en horreur cette chair blanche et fade, dontle pâtissier Bouffartigue faisait des conserves, d’après lesprocédés des Pères-Blancs.

À cette privation de viande fraîche s’ajoutaitle manque d’exercice. Que faire dehors, sous cette pluie, dans lesflaques de boue qui les entouraient ? Noyé, sombré, leTour-de-Ville !

Quelques vaillants colons, Escarras,Douladour, Mainfort, Roquetaillade, partaient parfois malgrél’averse pour aller bêcher la terre ; remuer leurs hectares,acharnés à des essais de plantations qui produisaient des chosesextraordinaires : dans la chaleur humide de cette terretoujours trempée, les céleris en une nuit devenaient des arbresgigantesques, et d’un dur ! Les choux aussi prenaient undéveloppement phénoménal, mais tout en tiges, longues comme desfûts de palmiers ; quant aux pommes de terre et aux carottes,il fallait y renoncer.

Bézuquet l’avait bien dit : rien nevenait ou tout venait trop.

À ces causes multiples de démoralisation,joignez le mal d’ennui, le souvenir de la patrie si lointaine, leregret des chauds cagnards[7]tarasconnais, le long des vieux remparts dorés de lumière, et nevous étonnez pas si le nombre des malades augmentait chaquejour.

Heureusement pour eux que le directeur de lasanté Tournatoire ne croyait pas à la pharmacopée, et au lieu dedroguer, de poutringuer ses malades comme Bézuquet, leurordonnait « une bonne petite soupe à l’ail ».

Et pas à dire :   « mon belami ! » jamais il ne manquait son coup. Vous aviez desgens tout gonflés, sans voix ni souffle, qui demandaient déjà leprêtre et le notaire. Arrivait la petite soupe à l’ail, troisgousses dans un petit pot, trois cuillerées de bonne huile d’oliveavec une rôtie dessus, et ces gens qui ne pouvaient plus parlercommençaient par dire :

« Outre !, ça sentbon… »

Rien que l’odeur les revenait tout desuite.

Ils prenaient une assiette, deux assiettes, età la troisième les voilà debout, désenflés, la voix naturelle, puisle soir au salon faisant leur partie de whist. Disons aussi quec’étaient tous des Tarasconnais.

Une seule malade, et malade de marque, la trèshaute dame des Espazettes née de l’Escudelle de Lambesc, avaitrefusé le remède de Tournatoire. Bon pour la rafataille, la soupe àl’ail, mais quand on descend des croisades !… Elle ne voulaitpas plus en entendre parler que du mariage de Clorinde avecPascalon. La malheureuse dame était pourtant dans un étatdéplorable. Celle-là, oui, l’avait, le mal. Entendez parce nom vague la maladie bizarre, aqueuse, abattue sur cette coloniede méridionaux. Ceux qui en souffraient devenaient subitement trèslaids, les yeux tout suintants, le ventre et les jambesenflés ; cela faisait penser au terrible « mal deM. Mauve » dans la légende du Fils del’homme.

La pauvre marquise était donc touteboudenfle pour employer une expression du Mémorial ;et chaque soir, quand le doux et désespéré Pascalon descendait enville, il trouvait la pauvre femme au lit, sous un grand parapluiede cotonnade bleue attaché à son chevet, geignant et s’obstinant àrefuser la soupe à l’ail, pendant que la longue et douce Clorindes’activait autour d’une cafetière de tilleul, et que le marquis,dans un coin, bourrait philosophiquement des cartouches pour sachasse très aléatoire du lendemain.

Dans les cases voisines, l’eau s’égouttait surles parapluies ouverts, les enfants piaillaient, ou des bruits dedispute, des éclats de discussions politiques arrivaient dusalon ; et toujours le crépitement de la pluie sur les vitres,sur le toit de zinc, toujours le gargouillement des gouttières encascades.

Entre temps, Costecalde continuait ses sourdesmenées, le jour dans son cabinet de directeur des cultures, le soiren ville, dans le salon commun, avec ses âmes damnées Barban etRugimabaud, qui l’aidaient à répandre les bruits les plussinistres, celui-ci entre autres « L’ail vamanquer !… »

Et quelle consternation de penser qu’un jourprochain on serait peut-être privé de cet ail sauveur, guérisseur,de cette panacée universelle gardée dans les magasins duGouvernement, à qui Costecalde reprochait de l’accaparer.

Excourbaniès, – et de quelstonitruements ! – soutenait la calomnie du directeur descultures. Il y a un vieux proverbe tarasconnais qui dit« Larrons de Pise, le jour se battent entre eux, et la nuitvolent ensemble. » C’était bien le cas de cet Excourbaniès àdouble face, qui, devant Tartarin, au Gouvernement, parlait contreCostecalde, tandis qu’en ville, le soir, il faisait chorus avec lespires ennemis du Gouverneur.

Tartarin, dont on sait la patience et labonté, était loin d’ignorer ces attaques. Le soir, lorsqu’il fumaitsa pipe accoudé à la fenêtre ouverte, parmi les bruits nocturnes,mêlés aux murmures du Petit-Rhône et de tous les ruisselets forméspar les averses sur les pentes, il distinguait de lointainesdiscussions, des échos de voix furieuses, il voyait à travers l’airbrouillé d’eau les lumières tremblotantes courir derrière lesvitres de la grande maison ; et à l’idée que tout ce trainétait causé par Costecalde, sa main frémissait sur la barred’appui, ses yeux crachaient de la flamme dans l’ombre mais comme,après tout, ces émotions, jointes à l’humidité de l’air, pouvaientlui faire prendre le mal, il se maîtrisait, refermait la fenêtre etallait tranquillement se coucher.

Les choses pourtant s’envenimèrent au pointqu’il se décida à un grand parti, cassa aux gages Costecalde et sesdeux séides, enleva même au directeur son manteau de premièreclasse, nommant à sa place Beaumevieille, ancien horloger, pas plusfort peut-être en culture que son prédécesseur, mais à coup sûrtrès honnête homme, et merveilleusement secondé par Labranque,ancien fabricant de toile cirée, et Rebuffat, à la renommée desberlingots, qui remplaçaient comme sous-directeurs Rugimabaudet Barban. Le décret fut affiché de très bonne heure sur la portede la grande maison, en sorte que Costecalde, sortant le matin pouraller à son bureau, en reçut l’outrage en pleine figure. C’estalors qu’on put voir combien Tartarin avait eu raison d’agir aveccette vigueur.

Dans l’affaire d’une heure ou deux surgirentet se dirigèrent vers la Résidence une vingtaine peut-être demécontents, tous armés jusqu’aux yeux et criant :

« À bas le Gouverneur !… Àmort !… Au Rhône !… Zou ! Zou !…Démission ! Démission ! »

Derrière la bande suivait maître Excourbaniès,hurlant plus fort que tous les autres :

« Démission !… Fen débrut !… Démission !… »

Malheureusement il pleuvait, et à verse, cequi les obligeait de tenir leur parapluie d’une main et leur fusilde l’autre. Du reste, le gouvernement avait pris ses mesures.

Passé le Petit-Rhône, les insurgés arrivèrentdevant le blockhaus, et virent ceci :

Au premier étage, Tartarin s’encadrait dans safenêtre large ouverte, avec son winchester à trente-deux coups, etderrière lui ses fidèles chasseurs de casquettes ou de conserves,le marquis des Espazettes au premier rang, des tireurs qui à troiscents pas vous mettaient, en comptant quatre, leur balle dans lepetit rond d’étiquette d’une boite de pains-poires.

En bas, sous l’auvent du grand portail, lePère Bataillet, penché sur sa caronade, n’attendait pour tirer quele signal du Gouverneur.

Si formidable et si inattendu l’aspect decette artillerie, mèche allumée, que les révoltés reculèrent, etqu’Excourbaniès, par un de ces brusques changements d’allures quilui étaient habituels, se mit à danser un pas frénétique, ce qu’ilappelait cyniquement la bamboula du succès, sous la fenêtre deTartarin, rugissant tant qu’il avait de souffle :

« Vive le Gouverneur !… Vive l’Étatde choses !… Faisons du bruit !… Ah ! ah !ah ! »

Tartarin, du haut de son poste, le winchestertoujours au poing, lança d’une voix vibrante :

« Rentrons chez nous, messieurs lesmécontents. L’eau tombe, et je craindrais de vous retenir pluslongtemps sous l’ondée.

« Dès demain, nous allons réunir notrebon peuple dans ses comices et demander à la nation si elle veutencore de nous. Jusque-là, qu’on se tienne calme, ou garedessous ! »

On vota dès le lendemain, et l’ancien« État de choses » fut réélu à une majoritéécrasante.

Quelques jours après, comme contraste à toutecette agitation, avait lieu le baptême de la jeune Likiriki, lapetite princesse papouane, la fille du roi Négonko, élevée par leRévérend Père Bataillet, qui avait achevé l’œuvre de conversioncommencée par le Père Vezole, « Dieu soitloué ! »

C’était vraiment une délicieuse petitesingesse, bien roulée, bien moulée, et souple, et rebondie, cetteprincesse à peau jaune, parée de ses colliers de corail, de sa robeà rayures bleues confectionnée par Mlle Tournatoire.

Pour parrain le Gouverneur, et pour marraineMme Franquebalme.

On la baptisa sous les noms deMarthe-Marie-Tartarine. Seulement, à cause de l’épouvantable tempsqu’il faisait ce jour-là, ainsi que la veille, du reste, et lesjours suivants, le baptême ne put avoir lieu à Sainte-Marthe desLataniers, envahie par des torrents d’eau sous son toit defeuillage depuis longtemps effondré.

On se réunit pour la cérémonie dans le salonde la grande maison, et vous pensez quels souvenirs remués par cebaptême au cœur du tendre Pascalon, se revoyant parrain avec saClorinde.

À ce passage de son journal, que nous nefaisons que résumer, il y a ici une trace de larmes et ces motstout délavés :

« Pauvre de moi et pauvred’elle ! »

Et c’est au lendemain du baptême de Likirikiqu’eut lieu l’épouvantable catastrophe… Mais les faits deviennenttrop graves : laissons la parole au Mémorial.

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