Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 7

 

Continuez, Bézuquet… – Le duc de Monsest-il ou non un imposteur ? – L’avocat Franquebalme –« Verum enim vero », le « parce que du parcequ’est-ce ». – Un plébiscite. – Le « Tutu-panpan »disparaît à l’horizon.

Sinistre, cette odyssée des premiers occupantsde Port-Tarascon, racontée dans le salon du Tutu-panpan,devant le Conseil où siégeait les Anciens, le Gouverneur, lesDirecteurs, les Grands de première et de deuxième classe, lecapitaine Scrapouchinat et son état-major, tandis qu’en haut, surle pont, les passagers, fiévreux d’impatience et de curiosité, nepercevaient que le bourdonnement soutenu de la basse-taille dupharmacien et les violentes interruptions de son auditoire.

D’abord, sitôt l’embarquement, laFarandole à peine sortie du port de Marseille, Bompard,gouverneur provisoire et chef de l’expédition, brusquement prisd’un mal étrange, de forme contagieuse, disait-il, s’était faitdescendre à terre, passant ses pouvoirs à Bézuquet… HeureuxBompard !… On eût dit qu’il devinait tout ce qui les attendaitlà-bas.

À Suez, trouvé le Lucifer en tropmauvais état pour continuer sa route et transbordé sa cargaison surla Farandole déjà bondée.

Ce qu’ils avaient souffert de la chaleur, surce damné navire ! Restait-on dehors, on fondait ausoleil ; si l’on descendait, on étouffait, serrés les unscontre les autres.

Aussi, en arrivant à Port-Tarascon, malgré ladéception de ne rien trouver du tout, ni ville, ni port, niconstructions d’aucune sorte, on avait un tel besoin de s’espacer,de se détendre, que le débarquement sur cette île déserte leursemblait un soulagement, une vraie joie. Le notaire Cambalalette,le cadastreur, les avait même égayés d’une chansonnette comique surle cadastre océanien. Ensuite étaient venues les réflexionssérieuses.

« Nous décidâmes alors, dit Bézuquet,d’envoyer le navire à Sydney pour en rapporter des matériaux deconstruction et vous faire passer la dépêche désespérée que vousavez reçue. »

De toutes parts des protestationséclatèrent.

« Une dépêche désespérée ?…

– Quelle dépêche ?…

– Nous n’avons pas reçu de dépêche… »

La voix de Tartarin domina letumulte :

« En fait de dépêche, mon cher Bézuquet,nous n’avons eu que celle où vous racontiez la belle réception quevous avaient faite les indigènes et le Te Deum chanté à lacathédrale. »

Les yeux du pharmacien s’élargissaient destupeur :

« Un Te Deum à lacathédrale ! Quelle cathédrale ?

– Tout s’expliquera… Continuez, Ferdinand…,dit Tartarin.

– Je continue…, « répondit Bézuquet.

Et son récit devint de plus en pluslugubre.

Les colons s’étaient mis courageusement àl’œuvre. Possédant des instruments aratoires, ils commencèrent àdéfricher ; seulement le terrain était exécrable, rien nepoussait. Puis vinrent les pluies…

Un cri de l’auditoire interrompit de nouveaul’orateur :

« Il pleut donc ?

– S’il pleut !… Plus qu’à Lyon…, plusqu’en Suisse…, dix mois de l’année. »

Ce fut une consternation. Tous les regards setournèrent vers les hublots, à travers lesquels on distinguait desbrumes épaisses, des nuées immobiles sur le vert noir, le vertrhumatisme de la côte.

« Continuez, Ferdinand, « ditTartarin.

Et Bézuquet continua.

Avec les pluies perpétuelles, les eauxstagnantes, les fièvres, la malaria, le cimetière fut bien viteinauguré. Aux maladies s’ajoutaient l’ennui, la languison.Les plus vaillants n’avaient même pas le courage de travailler,tellement s’amollissaient les corps dans ce climat toutdétrempé.

On se nourrissait de conserves ainsi que delézards, de serpents apportés par les Papouas campés de l’autrecôté de l’île, et qui, sous prétexte de vendre le produit de leurpêche et de leur chasse, se glissaient astucieusement dans lacolonie, sans que personne se méfiât d’eux.

Si bien qu’une belle nuit les sauvagesenvahirent le baraquement, pénétrant comme des diables par laporte, par les fenêtres, par les ouvertures du toit, s’emparèrentdes armes, massacrèrent ceux qui tentaient de résister etemmenèrent les autres à leur camp.

Pendant un mois ce fut une suite ininterrompued’horribles festins. Les prisonniers, à tour de rôle, étaientassommés à coups de casse-tête, rôtis sur des pierres brûlantesdans la terre, comme des cochons de lait, et dévorés par cessauvages cannibales…

Le cri d’horreur poussé par tout le conseilporta la terreur jusque sur le pont, et le gouverneur eut à peinela force de murmurer encore :

« Continuez, Ferdinand. »

Le pharmacien avait vu disparaître ainsi, unpar un, tous ses compagnons, le doux Père Vezole, souriant etrésigné, disant :

« Dieu soit loué ! » jusqu’à lafin, le notaire Cambalalette, le joyeux cadastreur, trouvant laforce de rire même sur le gril.

« Et les monstres m’ont obligé d’enmanger, de ce pauvre Cambalalette » ajouta Bézuquet toutfrémissant encore de ce souvenir.

Dans le silence qui suivit, le bilieuxCostecalde, jaune, la bouche tordue de rage, se tourna vers leGouverneur :

« Pas moins, vous nous aviez dit, vousaviez écrit et fait écrire qu’il n’y avait pasd’anthropophages ! »

Et comme le gouverneur accablé baissait latête, Bézuquet répondit :

« Pas d’anthropophages !…C’est-à-dire qu’ils le sont tous. Ils n’ont pas de plus grand régalque la chair humaine, surtout la nôtre, celle des blancs deTarascon, à ce point qu’après avoir mangé les vivant ils ont passéaux morts. Vous avez vu l’ancien cimetière ? Il n’y resterien, pas un os ; ils ont tout raclé, nettoyé, torché commedes assiettes chez nous, quand la soupe est bonne ou qu’on noussert une carbonade à l’aïoli.

– Mais vous-même, Bézuquet, demanda un grandde première classe, comment fûtes-vous épargné ? »

Le pharmacien pensait qu’à vivre dans lesbocaux, à mariner dans les produits pharmaceutiques, menthe,arsenic, arnica, ipécacuana, sa chair à la longue avait pris ungoût d’herbages qui ne leur allait sans doute pas, à moins qu’aucontraire, justement à cause de son odeur de pharmacie, on ne l’eûtgardé pour la bonne bouche.

Le récit terminé :

« Hé bien, maintenant, qu’est-ce que nousfaisons ? interrogea le marquis des Espazettes.

– Quoi, qu’est-ce que vous faites ?… ditScrapouchinat de son ton hargneux, vous n’allez toujours pas resterici, je pense ? »

On s’écria de tous côtés :

« Ah ! Non… Bien sûr que non…

–…Quoique je ne sois payé que pour vousamener, continua le capitaine, je suis prêt à rapatrier ceux quivoudront. »

En ce moment tous ses défauts de caractère luifurent pardonnés. Ils oublièrent qu’ils n’étaient, pour lui, quedes « singes verts » bons à fusiller. On l’entoura, on lefélicita, les mains se tendaient vers lui. Au milieu du bruit, lavoix de Tartarin se fit tout à coup entendre, sur un ton de grandedignité :

« Vous ferez ce que vous voudrez,messieurs, quant à moi je reste. J’ai ma mission de Gouverneur, ilfaut que je la remplisse. »

Scrapouchinat hurlait :

« Gouverneur de quoi ? Puisqu’il n’ya rien ? »

Et les autres :

« Le capitaine a raison… puisqu’il n’y arien… »

Mais Tartarin :

« Le duc de Mons a ma parole,messieurs.

– C’est un filou, votre duc de Mons, ditBézuquet, je m’en suis toujours douté, même avant d’en avoir lapreuve.

– Où est-elle cette preuve ?

– Pas dans ma poche, toujours ! » Etd’un geste pudique le pharmacien serrait autour de son corps lemanteau de grand de première classe qui abritait sa nuditétatouée.

« Ce qu’il y a de sûr, c’est que Bompardagonisant m’a dit, au moment de quitter la Farandole :« Méfiez-vous du Belge, c’est un blagueur… » S’ilavait pu parler, m’en dire davantage…, mais la maladie ne lui enlaissait pas la force. »

D’ailleurs, quelles meilleures preuvespouvait-on avoir que cette île même, infertile, malsaine, où le ducles avait envoyés pour défricher et coloniser, et ces faussesdépêches ?

Un grand mouvement se fit dans le conseil,tous parlant à la fois, approuvant Bézuquet, accablant le ducd’injurieuses épithètes : « menteur…, blagueur…, saleBelge !… »

Tartarin, héroïque, leur tenait tête àtous :

« Jusqu’à preuve du contraire, je réservemon opinion sur monsieur de Mons…

– La nôtre est faite, d’opinion…, unvoleur !…

– Il a pu être imprudent, mal éclairélui-même…

– Ne le défendez pas, il mérite le bagne…

– Quant à moi, nommé par lui Gouverneur dePort-Tarascon, je reste à Port-

Tarascon…

– Restez-y seul alors.

– Seul, soit, si vous m’abandonnez. Qu’on melaisse des outils de labour…

– Mais puisque je vous dis que rien ne vient,lui cria Bézuquet.

– Vous vous y êtes mal pris,Ferdinand. »

Alors Scrapouchinat s’emporta, frappant dupoing la table du conseil.

« Il est fou !… Je ne sais ce qui metient de l’emmener de force et, s’il résiste, de le fusiller commeun singe vert.

– Essayez donc, coquin desort ! »

Bouffant de colère, le geste menaçant, le PèreBataillet, venait de se dresser aux côtés de Tartarin. Il y eutéchange de violentes paroles, de locutions tarasconnaises tellesque « Vous manquez de sens… Vous déparlez… Vous dites deschoses qui ne sont pas de dire… »

Dieu sait comment tout cela eût fini sansl’intervention de l’avocat Franquebalme, directeur de lajustice.

C’était, ce Franquebalme, un avocat trèsdisert, aux arguments émaillés de toutes fois et quantes, d’unepart, d’autre part, aux discours cimentés à la romaine,solides comme l’aqueduc du pont du Gard. Beau prud’homme latin,nourri d’éloquence et de logique cicéroniennes, déduisant toujourspar verum enim vero le parce que du parcequ’est-ce, il profita du premier moment d’accalmie pourprendre la parole et, en longues et belles périodes qui sedéroulaient sans fin, émit l’avis d’un plébiscite. Les passagersvoteraient oui ou non ; d’une part ceux qui voudraient resterresteraient ; d’autre part ceux qui voudraient s’en aller s’eniraient avec le navire, après que les charpentiers du bord auraientreconstruit la grande maison et le blockhaus.

Cette motion de Franquebalme, qui mettait toutle monde d’accord, une fois adoptée, sans plus tarder on fitcommencer le vote.

Une grande agitation se produisit sur le pontet dans les cabines, dès qu’on sut de quoi il s’agissait. Onn’entendait que plaintes et gémissements. Ces pauvres gens avaientmis leur avoir en l’achat des fameux hectares : allaient-ilsdonc tout perdre, renoncer à ces terres qu’ils avaient payées, àleur espoir de colonisation. Ces raisons d’intérêt les poussaient àrester, mais aussitôt un regard sur le sinistre paysage les jetaitdans l’hésitation. La grande baraque en ruines, cette verdure noireet mouillée derrière laquelle on s’imaginait le désert et lescannibales, la perspective d’être mangés comme Cambalalette, riende tout cela n’était encourageant, et les désirs se tournaientalors vers la terre de Provence, si imprudemment abandonnée.

La foule des émigrants remplissait le navired’un grouillement de fourmilière dévastée. La vieille douairièred’Aigueboulide errait sur le pont, sans lâcher sa chaufferette nisa perruche.

Au milieu de la rumeur des discussions quiprécédaient le vote, on n’entendait que des imprécations contre leBelge, le sale Belge… Ah ! Ce n’était plus M. le duc deMons !… Le sale Belge… On disait cela les dents serrées, lepoing tendu.

Malgré tout, sur un millier de Tarasconnais,cent cinquante votèrent pour rester avec Tartarin. Il faut dire quela plupart étaient des dignitaires et que le Gouverneur avaitpromis de leur laisser leurs fonctions et leurs titres. Denouvelles discussions s’élevèrent pour le partage des vivres entreles partants et les restants.

« Vous vous ravitaillerez àSydney », disaient ceux de l’île à ceux du navire.

– Vous chasserez et vous pêcherez, répondaientles autres, qu’avez-vous besoin de tant deconserves ? »

La Tarasque donna lieu aussi à de terriblesdébats. Retournerait-elle à Tarascon ?… Resterait-elle à lacolonie ?…

La dispute fut très ardente. Plusieurs foisScrapouchinat menaça le Père Bataillet de le faire passer par lesarmes.

Pour maintenir la paix, l’avocat Franquebalmedut employer de nouveau toutes les ressources de sa sagesse deNestor et faire intervenir ses judicieux verum enim vero.Mais il eut beaucoup de peine à calmer les esprits, surexcités endessous par cet hypocrite Excourbaniès qui ne cherchait qu’àentretenir la discorde.

Velu, hirsute, criard, avec sa devise de« Fen dé brut !., faisons dubruit !… » Le lieutenant de la milice était tellement duMidi qu’il en était nègre, et nègre pas seulement par la noirceurde la peau et les cheveux crépus, mais aussi par sa lâcheté, sondésir de plaire, dansant toujours la bamboula du succès devant leplus fort, devant le capitaine Scrapouchinat entouré de sonéquipage quand on était à bord, devant Tartarin au milieu de lamilice quand on se trouvait à terre. À chacun d’eux il expliquaitdifféremment les raisons qui le décidaient à opter pourPort-Tarascon, disant à Scrapouchinat :

« Je reste parce que ma femme vas’accoucher, sans quoi… »

Et à Tartarin :

« Pour rien au monde je ne ferai routeencore avec cet ostrogoth. » Enfin, après bien destiraillements, le partage se termina tant bien que mal. La Tarasquerestait à ceux du navire en échange d’une caronade et d’unechaloupe.

Tartarin avait arraché, pièce à pièce, vivres,armes et caisses d’outils. Pendant plusieurs jours il y eut unperpétuel va-et-vient de canots chargés de mille choses, fusils,conserves, boites de thon et de sardines, biscuits, provisions depâtés d’hirondelles et de pains-poires. En même temps la cognéerésonnait dans les bois, où l’on faisait force abattages pour laréparation de la grande maison et du blockhaus. Les sonneries duclairon se mêlaient au bruit des haches et des marteaux. Dans lejour les miliciens en armes gardaient les travailleurs, par crainted’une attaque des sauvages ; la nuit, ils restaient campés surle rivage, autour des bivouacs. « Pour se rompre au service encampagne, » disait Tartarin. Quand tout fut prêt, on se quitta unpeu fraîchement. Les partants jalousaient les restants : cequi ne les empêchaient pas de dire sur un petit tonmoqueur :

« Si ça marche, écrivez-vous, alors nousreviendrons… » De leur côté, malgré leur apparente confiance,bien des colons auraient préféré être à bord.

L’ancre dérapée, le navire tira une salve decoups de canon, et la caronade, servie par le Père Bataillet,répondit de la terre, pendant qu’Excourbaniès jouait sur saclarinette : Bon voyage, cher Dumollet.

N’importe ! Quand le Tutu-panpaneut doublé le promontoire et définitivement disparu, bien des yeuxse mouillèrent sur le rivage, et la rade de Port-Tarascon devintsubitement immense.

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