Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 5

 

Apparition du duc de Mons – L’îlebombardée – Ce n’était pas le duc de Mons. – Amenez le drapeau,coquin de sort ! – Douze heures aux Tarasconnais pour évacuerl’île sans bateau. – À la table de Tartarin, tous jurent de suivreleur Gouverneur dans sa captivité.

« Vé ! Vé !… Unnavire !… Un navire dans la rade. »

À ce cri poussé un matin par le milicienBerdoulat, en train de chercher des œufs de tortue sous une pluiebattante, les colons de Port-Tarascon se montrèrent aux ouverturesde leur arche envasée, et en même temps que mille crisrépercutaient le cri de Berdoulat :

« Un navire, vé ! vé !un navire ! » par les fenêtres, par les portes,gambadant, cabriolant comme une pantomime anglaise, la foule seprécipitait sur la plage, qu’elle emplissait d’un mugissement deveaux marins.

Le Gouverneur, averti, accourut aussitôt et,tout en achevant de boutonner sa jaquette, il rayonnait sous leciel ruisselant au milieu de son peuple en parapluies :

« Hé bien, mes enfants, quand je vous ledisais qu’il reviendrait !… C’est le duc !…

– Le duc ?

– Qui voulez-vous que ce soit ? Hé !Oui, notre brave duc de Mons, qui vient ravitailler sa colonie,nous apporter les armes, les instruments et les bras de rafatailleque je n’ai jamais cessé de lui réclamer.

Il fallait voir, à ce moment, les figureseffarées de ceux qui s’étaient le plus indignés contre le« sale Belge », car tous n’avaient pas l’impudenced’Excourbaniès criant et tourbillonnant sur la plage « Vive leduc de Mons ! Ah ! ah ! ah !… Vive notresauveur !… »

Pendant ce temps, un grand steamer, haut surl’eau, imposant, s’avançait dans la rade. Il siffla, cracha savapeur, laissa tomber son ancre retentissante, mais très loin durivage à cause des coraux, puis resta là, immobile sous la pluie etdans le silence.

Les colons commençaient à s’étonner du peud’empressement que mettaient les gens du navire à répondre à leursacclamations, à leurs signaux de parapluies et de chapeaux agités.Il leur semblait froid, le noble duc.

« Différemment, il n’est peut-être passûr que c’est nous.

– Ou bien nous en veut-il du mal qu’on a ditde lui.

– Du mal ? Moi je n’en ai jamais dit.

– Ni moi certes.

– Moi, pas davantage… »

Tartarin, au milieu de la confusion, ne perditpas la tête. Il donna l’ordre d’agiter le drapeau au faîte de laRésidence et d’assurer les couleurs d’un coup de canon.

Le coup partit, les couleurs tarasconnaisesondoyèrent dans l’air.

Au même instant une effroyable détonationremplit la rade, enveloppant le navire d’un nuage de lourde fumée,tandis qu’une espèce d’oiseau noir, passant au-dessus des têtesavec un sifflement rauque, venait s’abattre sur le toit du magasinqu’il écorna.

Il y eut d’abord un mouvement de stupeur.

« Mais ils nous ti !… tirentdessus ! » clama Pascalon.

À l’exemple du Gouverneur, toute la colonies’était jetée à plat ventre sur la rive.

« Alors, ce ne serait donc pas le duc, »disait tout bas Tartarin à Cicéron Franquebalme, lequel, affalédans la boue près de lui, crut devoir entamer une de sesdiscussions rigoureuses…, « que si d’une part il étaitsupposable…, d’autre part on pouvait se dire aussi… »

L’arrivée d’un nouvel obus interrompit sonraisonnement. Pour le coup, le Père Bataillet bondit, et d’une voixfuribonde appela le sacristain Galoffre, son garde d’artillerie,disant qu’à eux deux ils allaient riposter avec la caronade.

« Je vous le défends bien, par exemple,lui cria Tartarin. Quelle imprudence !…Tenez-le, vous autres…,empêchez-le… » Torquebiau et Galoffre lui-même prirent leRévérend chacun par un bras et le forcèrent à se coucher comme toutle monde, au moment où le troisième coup de canon partait dunavire, toujours dans la direction du drapeau tarasconnais.Visiblement on en voulait aux couleurs nationales. Tartarin lecomprit ; il comprit aussi que, le drapeau disparu, les obuscesseraient de pleuvoir ; et, de toute la puissance de sespoumons, il mugit :

« Amenez le drapeau, coquin desort ! »

Aussitôt, tous de crier comme lui :

« Amenez le drapeau !… Amenez doncle drapeau !… » Mais personne ne l’amenait, ni colons nimiliciens ne se souciant de grimper là-haut pour cette dangereusebesogne. Ce fut encore la fille Alric qui se dévoua. Elleéchela le toit et mit bas le malencontreux pavillon. Alorsseulement le steamer cessa de tirer.

Quelques instants, après, deux chaloupeschargées de soldats, dont on voyait de loin étinceler les armes, sedétachaient du navire et s’avançaient vers le rivage au rythme desgrands avirons des vaisseaux d’État. À mesure qu’ellesapprochaient ; on pouvait distinguer les couleurs anglaisestraînant à l’arrière dans le sillage d’écume.

La distance était grande, et Tartarin eut letemps de se relever, d’effacer les macules de boue restées à sesvêtements, même de se faire apporter le cordon de l’Ordre, qu’ilpassa à la hâte pardessus sa jaquette vert-serpent. Il avaitsuffisamment tenue de gouverneur quand les deux chaloupesatterrirent.

Le premier, un officier anglais, hautain, lechapeau en bataille, sauta sur la plage, et derrière lui serangèrent les matelots, portant tous écrit sur leur bonnet demarine Tomahawk, plus une compagnie de débarquement.Tartarin, très digne, sa lippe des grands jours, attendait, ayant àsa droite le Père Bataillet et à sa gauche Franquebalme.

Quant à Excourbaniès, au lieu de rester prèsd’eux, il s’était élancé à la rencontre des Anglais, prêt à danserdevant le vainqueur une bamboula frénétique.

Mais l’officier de Sa Gracieuse Majesté, sansprendre garde à ce fantoche, marcha droit vers Tartarin et demandaen anglais :

« Quelle nation ? »

Franquebalme, qui comprenait, répondit dans lamême langue « Tarasconnais. »

L’officier ouvrit des yeux ronds comme desassiettes à ce nom de peuple qu’il n’avait jamais vu sur aucunecarte marine, et demanda plus insolemment encore :

« Que faites-vous dans cette île ?De quel droit l’occupez-vous ? » Franquebalme,interloqué, traduisit la demande à Tartarin, qui commanda« Répondez que l’île est à nous, Cicéron, qu’elle nous a étécédée par le roi Négonko, et que nous avons un traité en bonneforme. » Franquebalme n’eut pas besoin de continuer son rôled’interprète. L’Anglais se tourna vers le Gouverneur et dit enexcellent français :

« Négonko ? Connais pas… Il n’y apas de roi Négonko… » Aussitôt Tartarin donna l’ordre dechercher partout son royal beau-père et de l’amener.

En attendant, il proposa à l’officier anglaisde venir jusqu’au Gouvernement, où il lui communiquerait lespièces.

L’officier accepta et suivit, laissant à lagarde des chaloupes ses soldats de marine rangés l’arme au pied, labaïonnette au canon. Et quelles baïonnettes ! D’un luisant,d’un tranchant, à donner la chair de poule.

« Du calme ! Mes enfants, ducalme ! » murmurait Tartarin sur son passage.

Recommandation bien inutile, excepté pour lePère Bataillet, qui continuait d’écumer. Mais on avait l’œil surlui. « Si vous ne vous tenez pas, mon Révérend, je vousattache » lui disait Excourbaniès, fou de terreur.

Pendant ce temps où cherchait Négonko, onl’appelait de tous les côtés, vainement. Un milicien finit par ledécouvrir au fond du magasin, ronflant entre deux barriques, ivred’ail, d’huile de lampe et d’alcool à brûler, dont il avait absorbépresque toute la réserve.

On l’amena dans cet état, empesté et gluant,devant le Gouverneur ; mais il fut impossible d’en tirer unmot.

Alors Tartarin lut le traité à haute voix,montra la croix en signature de Sa Majesté, le sceau duGouvernement, des grands dignitaires de la colonie.

Ce document authentique prouvait les droitsdes Tarasconnais sur l’île, ou rien ne les prouverait. L’officierhaussa les épaules :

« Ce sauvage est un simple pickpocket,monsieur… Il vous a vendu ce qui ne lui appartenait pas. L’île estdepuis longtemps une possession anglaise. » En face de cettedéclaration, à laquelle les canons du Tomahawk et lesbaïonnettes des soldats de marine donnaient une valeurconsidérable, Tartarin sentit toute discussion inutile, et secontenta de faire une scène terrible à son indignebeau-père :

« Vieux coquin !… Pourquoi nousas-tu dit que l’île était à toi ?… Pourquoi nous l’as-tuvendue ?… N’as-tu pas honte de t’être joué d’honnêtesgens ? » Négonko demeurait muet, abruti, sa courteintelligence de sauvage toute volatilisée en vapeurs d’ail etd’alcool.

« Qu’on l’emporte !… » ditTartarin aux miliciens qui l’avaient amené, et se tournant versl’officier, resté raide, impassible, pendant cette scène defamille :

« En tous cas, monsieur, ma bonne foi estindiscutable.

– Les tribunaux anglais en décideront…,répondit l’autre du haut de sa morgue. Dès ce moment vous êtes monprisonnier. Quant aux habitants, il faut que dans les vingt quatreheures ils aient évacué l’île, sinon nous les passerons par lesarmes.

– Outre !… Passer par les armes !s’exclama Tartarin, mais d’abord comment voulez-vous qu’ilsévacuent ? Nous n’avons pas de bateau. À moins qu’ils ne sesauvent à la nage… »

On finit par faire entendre raison àl’Anglais, qui consentit à prendre les colons à son bord jusqu’àGibraltar, à condition que toutes les armes seraient rendues, mêmeles fusils de chasse, les revolvers et le winchester à trente-deuxcoups.

Après quoi, il s’en retourna déjeuner sur safrégate, laissant un poste en armes pour garder le Gouverneur.

C’était aussi l’heure de se mettre à table auGouvernement, et, après avoir cherché la princesse sur tous leslataniers et cocotiers de la Résidence, comme on ne la trouvaitnulle part, on s’assit, en laissant sa place vide. Tout le mondeétait si ému, que le Père Bataillet en oublia le Bénédicité, Ilsmangeaient depuis quelques instants en silence, le nez dans leursassiettes, quand tout à coup Pascalon se dressa et, levant sonverre :

« Messieurs, notre Gou… verneur est pri…pri… sonnier de guerre. Jurons tous de le suivre dans sa cap… cap…cap… »

Sans attendre la fin, tous debout, les verrestendus, crièrent d’enthousiasme :

« Parfaitement !

– Feu de Dieu ! si nous lesuivrons !…

– Je crois bien !… Jusque surl’échafaud !…

– Ha ! ha ! ha !… ViveTartarin !… » hurlait Excourbaniès.

Une heure après, à l’exception de Pascalon,tous avaient lâché le Gouverneur, tous, même la petite princesseLikiriki, miraculeusement retrouvée sur le toit de la Résidence.C’est là qu’elle s’était réfugiée au premier bruit de la canonnade,sans se rendre compte des risques bien plus grands qu’elle couraitlà-haut, et tellement folle d’épouvante, que ses dames d’honneurn’avaient pu la décider à descendre qu’en lui montrant de loin uneboîte de sardines ouverte, comme on offre une sucrerie à uneperruche échappée de sa cage.

« Ma chère enfant, lui dit Tartarin d’unton solennel quand on l’eut amenée près de lui, je suis prisonnierde guerre. Que préférez-vous ? Venir avec moi ou bien resterdans l’île ? Je pense que les Anglais vous y laisseront, maisen ce cas vous ne me verrez plus. »

Sans hésiter, bien en face, elle répondit dansson gazouillis enfantin et clair :

« Moi rester l’île, touzou.

– C’est bien, vous êtes libre, » dit Tartarin,résigné ; mais au fond le pauvre homme avait le cœur enmorceaux.

Le soir, dans la solitude de la résidence,abandonné de sa femme, de ses dignitaires, n’ayant plus près de luique Pascalon, il rêva longtemps à la fenêtre ouverte.

Au loin clignotaient les lumières de laville ; on entendait des voix irritées, les chansons desAnglais campés sur le rivage et le fracas du Petit-Rhône grossi parles pluies.

Tartarin referma sa fenêtre avec un grossoupir et, tout en mettant son foulard de nuit, un vaste foulard àpois qu’il nouait en serre-tête, il dit à son fidèlesecrétaire :

« Quand les autres m’ont renié, cela nem’a pas trop surpris ni chagriné ; mais cette petite…,vrai ! j’aurais cru qu’elle aurait plusd’attachement. »

Le bon Pascalon essaya de le consoler. Aprèstout, cette princesse sauvage était un colis bien étrange à ramenerà Tarascon, – car finalement on y rentrerait toujours à ceTarascon, – et quand Tartarin reprendrait son existenced’autrefois, là-bas, sa femme papoua aurait pu le gêner,l’afficher…

« Rappelez-vous, mon bon maître, lorsquevous revîntes d’Algérie, votre cha… chameau, comme vous le trouviezencombrant… »

Tout de suite Pascalon s’interrompit et devinttrès rouge. Quelle idée d’aller parler de chameau à propos d’uneprincesse de sang royal ! Et pour réparer ce que cettecomparaison avait d’irrévérencieux, il fit remarquer à Tartarinl’analogie de sa situation avec celle de Napoléon prisonnier desAnglais et abandonné par Marie-Louise.

« En effet », dit Tartarin très fierde ce rapprochement ; et l’identité de leurs deux destinées, àlui et au grand Napoléon, lui fit passer une excellente nuit.

Le lendemain, Port-Tarascon était évacué à lagrande joie des colons. Leur argent perdu, les hectares illusoires,le grand coup de banque du « sale Belge » dont ilsavaient été victimes, tout cela ne leur semblait rien auprès dusoulagement qu’ils éprouvaient à sortir enfin de ce marécage.

On les embarqua les premiers, pour éviter toutconflit avec l’État de choses, qu’ils rendaient maintenantresponsable de leur mauvais sort.

Comme on les conduisait aux chaloupes,Tartarin se montra à sa fenêtre, mais dut s’en retirer bien vitesous les huées qui l’accueillirent et devant les poings menaçantstendus vers lui.

Bien sûr que par un jour de soleil lesTarasconnais se seraient montrés plus indulgents, maisl’embarquement se faisait sous une pluie torrentielle, lesmalheureux pataugeaient dans la fange, emportaient aux semelles deskilos de cette terre maudite, et les parapluies garantissaient àpeine le petit bagage que chacun tenait en main.

Quand tous les colons eurent quitté l’île, cefut le tour de Tartarin.

Depuis le matin, Pascalon s’agitait, préparanttout, réunissant en liasses les archives de la colonie.

À la dernière heure, il lui vint une idée degénie. Il demanda à Tartarin s’il devait mettre pour se rendre àbord son manteau de première classe.

« Mets-le toujours, ça lesimpressionnera !… » répondit le Gouverneur.

Et lui-même passa le grand cordon del’Ordre.

En bas on entendait sonner les crosses defusil de l’escorte, la voix dure de l’officier appelant :

« Monsieur Tartarin ! Allons,monsieur le Gouverneur ! »

Avant de descendre, Tartarin jeta un dernierregard autour de l’île, sur cette maison où il avait aimé, où ilavait souffert, subi toutes les affres du pouvoir et de lapassion.

Voyant à ce moment le chef du secrétariatdissimuler un cahier sous son manteau, il s’informa, voulut voir,et Pascalon dut faire à son bon maître l’aveu du Mémorial.

« Hé bien, continue, mon enfant, ditdoucement Tartarin en lui pinçant l’oreille, comme faisait Napoléonà ses grenadiers, tu seras mon petit Las Cases. »

La similitude de sa destinée avec celle deNapoléon le préoccupait depuis la veille.

Oui, c’était bien cela… Les Anglais,Marie-Louise, Las Cases… Une vraie analogie de circonstances et detype… Et tous deux du Midi, coquin de sort !

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