Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 6

 

L’arrivée à Port-Tarascon. – Personne. –Débarquement des milices. – PHARMA… BEZU Bravida prend le contact.– Terrible catastrophe. – Un pharmacien tatoué.

« Que diable est ceci ?… personneau-devant de nous…,  » dit Tartarin, le tumulte des premierscris de joie apaisé.

Sans doute le navire n’avait pas encore étésignalé de la terre.

Il fallait s’annoncer. Trois coups de canonroulèrent à travers deux longues îles d’un vert gras, d’un vertrhumatisme, entre lesquelles le steamer venait de s’engager.

Tous les regards étaient tournés vers lerivage le plus proche, une étroite bande de sable, large dequelques mètres seulement ; au-delà, des pentes raides toutescouvertes d’un écroulement de sombre verdure depuis les sommetsjusqu’à la mer.

Quand l’écho des coups de canon eut cessé degronder, un grand silence enveloppa de nouveau ces îles d’aspectsinistre. Toujours personne : et le plus inexplicable encore,c’est qu’on ne voyait ni port, ni fort, ni ville, ni jetées, nibassins de radoub…, rien !

Tartarin se tourna vers Scrapouchinat qui déjàdonnait des ordres pour le mouillage :

« Êtes-vous bien sûr,capitaine ?… »

L’irascible long-cours répondait par une salvede jurons. S’il était sûr, coquin de sort !… il connaissaitson métier peut-être, nom d’un tonnerre !… il savait conduireson navire !…

« Pascalon, allez me chercher la carte del’île… » fit Tartarin, toujours très calme.

Il possédait heureusement une carte de lacolonie, dressée à une très grande échelle, où étaientminutieusement détaillés caps, golfes, rivières, montagnes, etjusqu’à l’emplacement des principaux monuments de la ville.

Elle fut aussitôt étalée, et Tartarin, entouréde tous, se mit à l’étudier en suivant du doigt.

Bien cela ; ici, l’île de Port-Tarascon…,l’autre île en face, là…, le promontoire chose…, très bien… Àgauche les récifs de coraux… parfaitement… Mais alors, quoi ?La ville, le port, les habitants, qu’est-ce que tout ça étaitdevenu ?

Timide, bégayant un peu, Pascalon suggéra quepeut-être il y avait là-dessous une farce de Bompard, si connu enTarascon pour ses plaisanteries.

« Bompard peut-être, fit Tartarin… maisBézuquet, un homme de toute prudence, de tout sérieux… Du reste,pour si farceur qu’on soit, on n’escamote pas une ville, un port,des bassins de carénage. »

À la longue-vue, on apercevait bien sur lacôte quelque chose comme une baraque ; mais les récifs decoraux ne permettaient pas au navire d’approcher davantage, et, àcette distance, tout se perdait dans le vert noir desfeuillages.

Très perplexes, tous regardaient, déjà prêtspour le débarquement, leurs paquets à la main, la vieilledouairière d’Aigueboulide elle-même portant sa petite chaufferette,et, dans la stupéfaction générale, on entendit le Gouverneur enpersonne murmurer à demi-voix :

« C’est vraiment bienextraordinaire !… » Tout à coup il se redressa :

« Capitaine, faites armer le grand canot.Commandant Bravida, sonnez à la milice. »

Pendant que le clairon ta-ra-ta-tait, queBravida faisait appel, Tartarin, plein d’aisance, rassurait lesdames :

« Ne craignez rien. Tout va s’expliquer,certainement… ».

Et aux hommes, à ceux qui ne venaient pas àterre :

« Dans une heure nous serons de retour.Attendez-nous là, que personne ne bouge. »

Ils n’avaient garde de bouger, l’entouraient,disaient comme lui :

« Oui, monsieur le Gouverneur… Tout vas’expliquer… certainement… ». Et en ce moment Tartarin leurparaissait immense.

Dans le grand canot, il prit place avec sonsecrétaire Pascalon, son chapelain le Père Bataillet, Bravida,Tournatoire, Excourbaniès et la milice, tous armés jusqu’aux dents,sabres, haches, revolvers et carabines, sans oublier le fameuxwinchester à trente-deux coups.

À mesure qu’on se rapprochait de ce silencieuxrivage où rien ne remuait, on distinguait un vieil appontement enmadriers et planches, tout rongé de mousse dans une eau croupie.Que ce fût là cette jetée sur laquelle les naturels venaientau-devant des passagers de la Farandole, voilà quisemblait incroyable. Un peu plus loin apparaissait une espèce devieille baraque, aux fenêtres fermées de volets de fer, rouges,peints au minium, qui jetaient un reflet sanglant dans l’eau morte.Un toit de planches la recouvrait, mais crevassé, disjoint.

Sitôt débarqués, ce fut là que l’on courut.Une ruine, à l’intérieur comme au dehors. De grands lambeaux deciel se voyaient à travers la toiture, le plancher gondolés’effritait en pourriture de bois, d’énormes lézardsdisparaissaient dans les crevasses, des bêtes noires grouillaientle long des murs, de visqueux crapauds bavaient dans les coins.Tartarin, en entrant le premier, avait failli marcher sur unserpent gros comme le bras. Partout une odeur d’humide, de moisi,écœurante et fade.

À quelques débris de cloisons encore debout,on reconnaissait que la baraque avait été divisée en compartimentsétroits comme des boxes d’écurie ou des cabines. Sur une de cescloisons se lisaient en lettres d’un pied ces mots : Pharma…Bézu… Le reste avait disparu, mangé par la moisissure ; maispour deviner « Pharmacie Bézuquet », il ne fallait pasêtre grand clerc.

« Je vois ce que c’est, dit Tartarin, ceversant de l’île était malsain, et après un essai de colonisationils sont allés s’installer de l’autre côté. »

Puis, d’une voix décidée, il donna l’ordre aucommandant Bravida de partir en reconnaissance à la tête de lamilice : il pousserait jusqu’en haut de la montagne ; delà, explorerait le pays et verrait certainement fumer les toits dela ville.

« Dès que vous aurez pris le contact,vous nous avertirez par une mousquetade. »

Quant à lui, il resterait en bas, au quartiergénéral, avec son secrétaire, son chapelain et quelques autres.

Bravida et le lieutenant Excourbanièsrangèrent leurs hommes et se mirent en route. Les miliciensavancèrent en bon ordre ; mais le terrain montant, recouvertd’une mousse algueuse et glissante, rendait la marche difficile, etles rangs ne tardèrent pas à se diviser.

On traversa un petit ruisseau, sur le bordduquel restaient quelques vestiges d’un lavoir, un battoir oublié,tout cela verdi par cette mousse dévorante, envahissante, qu’onretrouvait à chaque pas. Un peu plus loin, les traces d’une autreconstruction, qui semblait avoir été un blockhaus.

Le bon ordre des milices acheva de sedésorganiser par la rencontre de centaines de trous très rapprochésles uns des autres, traîtreusement masqués d’une végétation deronces et de lianes.

Plusieurs hommes s’y effondrèrent avec ungrand fracas de buffleteries et d’armes, faisant fuir sous leurchute de ces gros lézards pareils à ceux de la baraque. Ces trousn’étaient pas trop profonds, rien que de légères excavationscreusées en alignement.

« On dirait un ancien cimetière, »observa le lieutenant Excourbaniès. Cette idée lui venait de vaguesapparences de croix, faites de branches entrelacées, maintenantreverdies, retournées à la nature, et prenant des formes de ceps devigne sauvage. En tous cas un cimetière déménagé, car il n’yrestait plus trace d’ossements.

Après une pénible escalade à travers d’épaisfourrés, ils arrivèrent enfin sur la hauteur. On y respirait un airplus sain, renouvelé par la brise et tout chargé des senteursmarines. Au loin s’étendait une grande lande après laquelle lesterrains redescendaient insensiblement vers la mer. La ville devaitêtre par là.

Un milicien, le doigt tendu, montra des fuméesqui montaient, pendant qu’Excourbaniès criait d’un tonjoyeux : « Écoutez…, les tambourins…, lafarandole ! »

Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bienla vibration sautillante d’un air de farandole. Port-Tarasconvenait au-devant d’eux.

On voyait déjà les gens de la ville, une fouleémergeant là-bas des pentes, à l’extrémité du plateau.

« Halte ! dit subitement Bravida, ondirait des sauvages. »

En tête de la bande, devant les tambourins, ungrand noir dansait, maigre, en tricot de matelot, des lunettesbleues sur les yeux, brandissant un tomahawk.

Les deux troupes arrêtées et s’observant àdistance tout à coup Bravida partit d’un éclat de rire :

« C’est trop fort !… Ah ! Lefarceur…, « et, rengainant son sabre au fourreau, il se mit àcourir en avant. Ses hommes le rappelaient :

« Commandant !…commandant !… »

Mais il ne les écoutait pas, courait toujours,et, croyant s’adresser à Bompard, criait au danseur enapprochant :

« Connu, mon bon…, trop sauvage…, tropnature… »

L’autre continuait à danser en faisanttournoyer son arme ; et quand le malheureux Bravida s’aperçutqu’il avait en face de lui un véritable canaque, il était trop tardpour éviter le terrible coup de casse-tête qui défonça son casqueen liège, fit sauter sa pauvre petite cervelle et l’étenditraide.

En même temps éclatait une tempête dehurlements, de flèches et de balles. En voyant tomber leurcommandant, les miliciens avaient fait feu d’instinct, puiss’étaient enfuis, sans s’apercevoir que les sauvages faisaient demême.

D’en bas Tartarin entendit la fusillade.« Ils ont pris le contact, » dit-il allègrement. Mais sa joiese changea en stupeur lorsqu’il vit sa petite armée revenir endésordre, bondissant à travers bois, les uns sans chapeaux,d’autres sans souliers, jetant tous le même cri terrifiant :« Les sauvages !… les sauvages !… ». Il y eutun moment de panique effroyable. Le canot prit le large et se sauvaà toutes rames. Le Gouverneur courait sur le rivage, clamant :« Du sang-froid !… du sang-froid !… » d’unevoix blanche, d’une voix de goéland en détresse qui redoublait lapeur de tous.

Le pêle-mêle du sauve-qui-peut se prolongeaquelques instants sur l’étroit banc de sable ; mais comme onne savait de quel côté fuir, on finit par se rassembler. Aucunsauvage d’ailleurs ne se montrant, on put se reconnaître,s’interroger.

« Et le commandant ?

– Mort. »

Quand Excourbaniès eut raconté la funesteméprise de Bravida, Tartarin s’écria :

« Malheureux Placide »… Aussi quelleimprudence… en pays ennemi… Il ne s’éclairait donc pas !…

Tout de suite il donna l’ordre de placer dessentinelles, qui, désignées, s’éloignèrent lentement deux par deux,bien décidées à ne pas trop s’écarter du gros de la troupe. Puis onse réunit en conseil, pendant que Tournatoire s’occupait dupansement d’un blessé qui avait reçu une flèche empoisonnée etenflait à vue d’œil d’une façon extraordinaire.

Tartarin prit la parole :

« Avant tout, éviter l’effusion desang.

Et il proposa d’envoyer le Père Bataillet avecune palme qu’il agiterait de loin, afin de savoir un peu ce qui sepassait du côté de l’ennemi et ce qu’étaient devenus les premiersoccupants de l’île.

Le Père Bataillet se récria :

« Ah ! Vaï ! Unepalme !… J’aimerais mieux votre winchester à trente-deuxcoups.

– Hé ! bien, si le révérend ne veut pas yaller, j’irai, moi, reprit le Gouverneur. Seulement, vousm’accompagnerez, monsieur le chapelain, car je ne sais pas assez lepapoua…

– Moi non plus, je ne le sais pas.

– Comment diable !… Mais alors qu’est-ceque vous m’apprenez depuis trois mois ?…

Toutes les leçons que j’ai prises pendant latraversée, quelle langue était-ce donc ?… »

Le Père Bataillet, en beau Tarasconnais qu’ilétait, se tira d’affaire en disant qu’il ne savait pas le papoua depar ici, mais le papoua de par là-bas.

Pendant la discussion, une nouvelle panique seproduisit, des coups de fusil éclatèrent dans la direction dessentinelles, et de la profondeur du bois sortit une voix éperduequi criait avec l’accent de Tarascon :

« Ne tirez pas…, mille noms denoms !… ne tirez pas ! »

Une minute après, bondissait des broussaillesun être bizarre, hideux, couvert de tatouages vermillon et noir quilui faisaient comme un maillot de clown de la tête aux pieds.C’était Bézuquet.

« Té !… Bézuquet.

– Eh ! comment va ?

– Comment se fait-il ?…

– Mais où sont les autres ?

– Et la ville, et le port, et le bassin deradoub ?

– De la ville, répondit le pharmacien enmontrant la baraque en ruine, voilà ce qui reste ; deshabitants, voici, – et il se désignait lui-même. – Mais avant tout,jetez-moi vite quelque chose sur le corps pour cacher lesabominations dont ces misérables m’ont couvert. »

De vrai, toutes les imaginations les plusimmondes de sauvages en délire lui avaient été dessinées sur lapeau à coups de poinçon.

Excourbaniès lui donna son manteau de grand depremière classe, et, après s’être réconforté d’une lampéed’eau-de-vie, l’infortuné Bézuquet commença, avec l’accent qu’iln’avait pas perdu et l’élocution tarasconnaise :

« Si vous fûtes douloureusementsurpris ce matin en voyant que la ville de Port-Tarascon n’existaitque sur la carte, pensez si nous autres de la Farandole etdu Lucifer, en arrivant…

– Pardon que je vous coupe, dit Tartarin envoyant les sentinelles, à la lisière du bois, donner des signesd’inquiétude. Je crois qu’il sera plus sage que vous fassiez votrerécit à bord. Ici, les cannibales peuvent nous surprendre.

– Pas du tout… Votre fusillade les a mis enfuite… Ils ont tous quitté l’île, et j’en ai profité pourm’évader. »

Tartarin insista. Il préférait le récit deBézuquet à bord, devant le grand Conseil réuni. La situation étaittrop grave.

On héla le canot, qui depuis le commencementde l’échauffourée se tenait lâchement à distance, et l’on regagnale navire, où tout le monde attendait avec angoisse le résultat dela première reconnaissance.

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