Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 2

 

Un dîner chez le commodore. —Tartarin esquisse un pas de farandole. — Définition duTarasconnais par le lieutenant Shipp. — En vue deGibraltar. — La vengeance de la Tarasque.

On naviguait depuis une semaine, on approchaitdes côtes parfumées de l’Inde, sous le même ciel laiteux, sur lamême mer huileuse et douce qu’au premier voyage, et Tartarin, parune belle après-midi de chaleur et de clarté, faisait la sieste encaleçon dans se chambre, sa bonne grosse tête serrée dans sonfoulard à pois, dont les bouts, trop longs, se dressaient comme depaisibles oreilles de ruminant.

Tout à coup Pascalon se précipita dans lacabine.

« Hein !… Qu’est-ce que c’est ?Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda brusquement le grandhomme en arrachant son serre-tête, car il n’aimait pas qu’on le vitainsi.

Pascalon répondit, suffoquant, les yeux ronds,bègue plus que jamais :

« Je crois qu’elle en tient.

– Qui ?… La Tarasque ?… Hé, coquinde sort ! je ne le sais que trop.

– Non, dit Pascalon, plus bas qu’un souffle,la dame du commodore.

– Pécaïre ! pauvre petite ! encoreune !… Mais qui vous fait croire cela ? » Pour touteréponse, Pascalon tendit un carton imprimé, par lequel lordcommodore et lady William Plantagenet priaient Son Excellence leGouverneur Tartarin et M. Pascalon, directeur du secrétariat,à dîner pour le soir même.

« Oh ! les femmes !… lesfemmes !… s’écria Tartarin, car évidemment cette invitation àdîner venait de la femme du commandant ; l’idée ne pouvaitêtre du mari, il n’avait pas une tête à invitations.

Puis, s’interrogeant avec gravité :

« Dois-je accepter, pas moins ?… Masituation de prisonnier de guerre… »

Pascalon, qui savait ses auteurs, rappela qu’àbord du Northumberland,Napoléon mangeait à la table del’amiral.

« Voilà qui me décide, fit aussitôt leGouverneur.

– Seulement, ajouta Pascalon, l’Empereur seretirait avec les dames dès qu’on apportait les vins.

– Parfaitement, ceci me décide encore plus.Répondez, à la troisième personne, que nous acceptons.

– L’habit, n’est-ce pas, maître ?

– Certes. »

Pascalon aurait voulu aussi endosser sonmanteau de première classe, mais le maître ne fut pas de cetavis ; lui-même ne passerait pas le cordon de l’Ordre.

« Ce n’est pas le Gouverneur qu’oninvite, dit-il à son secrétaire, c’est Tartarin. Il y a unenuance. »

Ce diable d’homme comprenait tout.

Le dîner fut vraiment princier, servi dans unevaste salle à manger, toute reluisante, richement meublée en thuyaet en érable, et pour cloisons, pour plancher, de ces joliesboiseries anglaises, si fines, si minutieuses, dont les minceslamelles semblent s’emboîter comme des joujoux.

Tartarin était assis à la place d’honneur, àla droite de lady William. Peu de monde invité, seulement lelieutenant Shipp et le docteur du bord, qui comprenaient lefrançais. Un domestique en livrée nankin, raide, solennel, setenait debout derrière chaque convive. Rien de riche comme leservice des vins, la massive argenterie aux armes des Plantagenet,et au milieu de la table un magnifique surtout garni des orchidéesles plus lares.

Pascalon, très intimidé au milieu de tout celuxe, bégayait d’autant plus qu’il se trouvait toujours la bouchepleine au moment où on lui adressait la parole.

Il admirait l’aisance tranquille de Tartarinen face de ce commodore aux babines de chat-tigre, aux yeux vertsstriés de sang sous des cils d’albinos.

Mais le Tartarin, bon traqueur de fauves, semoquait un peu des chats-tigres, et faisait sa cour à ladyPlantagenet avec autant d’empressement et de grâce que si lecommodore eût été à cent lieues de là. Milady, de son côté, necachait pas sa sympathie pour le héros et le regardait avec desyeux tendres, des yeux extraordinaires.

« Les malheureux ! Le mari va toutvoir, » se disait à chaque instant Pascalon.

Eh bien, non, le mari ne voyait rien, etsemblait lui aussi prendre un plaisir extrême aux récits du grandTarasconnais.

Sur un désir de lady William, Tartarin contal’histoire de la Tarasque, sainte Marthe et son ruban bleu ;il parla de son peuple, dit la race tarasconnaise, ses traditions,son exode ; puis il exposa son gouvernement, ses projets, sesréformes, le nouveau code qu’il préparait. Un code, par exemple,c’était bien la première fois qu’il lui arrivait d’en parler, mêmeà Pascalon ; mais sait-on jamais tout ce que roulent cesvastes cervelles de conducteurs de peuples !

Il fut profond, il fut gai, il chanta des airsdu pays, Jean de Tarascon pris par les corsaires, ses amours avecla fille du sultan.

Penché vers lady William, de quel vibrant etbrûlant « à mi-voix » il lui fredonnait lecouplet :

« On dit qu’en étant général d’armée,– la tête enramée – avec du laurier, la fille du roi jolie etluisante, – de lui amoureuse, – un jour lui disait…

La languissante créole, si pâle d’ordinaire,en devenait toute rose.

Puis, la chanson finie, elle voulut savoir ceque c’était que la farandole, cette danse dont les Tarasconnaisparlent toujours.

« Oh mon Dieu, c’est bien simple, vousallez voir…, » fit le bon Tartarin.

Et, voulant ménager l’effet pour lui toutseul, il dit à son secrétaire :

« Restez, vous, Pascalon. »

Il s’était levé, il esquissa un pas en lerythmant sur un air de farandole, Ra-pa-taplan, pa-ta-tin,pa-ta-tan… Malheureusement le navire tanguait : il tomba,se releva, toujours de bonne humeur, et fut le premier à rire de samésaventure.

Malgré le cant et la discipline,toute la table s’esclaffait, trouvait le Gouverneur délicieux.

Tout à coup les vins apparurent. Aussitôt ladyWilliam quitta la salle, et Tartarin, jetant brusquement saserviette, se retira à son tour sans saluer, sans s’excuser,conformément à la légende napoléonienne.

Les Anglais se regardèrent avec stupeur,échangeant quelques mots à voix basse.

« Son Excellence ne boit jamais de vin…,» dit Pascalon, qui crut devoir expliquer la sortie de son bonmaître et prendre la parole à sa place.

Il tarasconnait fort agréablement lui aussiet, tout en tenant tête aux Anglais pour boire le claret,il les égayait, les frictionnait de sa verve joyeuse et de sachaude pantomime.

Puis, lorsqu’on se leva de table, se doutantbien que Tartarin était monté sur le pont rejoindre ladyPlantagenet, il s’offrit insidieusement pour faire la partie ducommodore, grand amateur d’échecs.

Les autres convives du dîner causaient etfumaient autour d’eux ; et à un moment, le lieutenant Shippayant chuchoté au docteur une drôlerie qui le fit beaucoup rire, lecommodore leva la tête :

« Qu’est-ce qu’il a dit, ceShipp ? » Le lieutenant répéta sa phrase, et l’on ritencore plus fort sans que Pascalon pût comprendre de quoi ils’agissait.

Là-haut, pendant ce temps, appuyé au fauteuilde lady William, dans le parfum de la brise mourante etl’éblouissant reflet sur la mer, sur le pont du navire, d’un soleilcouchant qui suspendait à tous les cordages des gouttelettes degroseille, Tartarin racontait ses amours avec la princesseLikiriki, et leur séparation déchirante. Il savait que les femmesaiment à consoler, et que porter ses chagrins de cœur en écharpeest la meilleure façon de réussir auprès d’elles.

Oh ! la scène des adieux entre la petiteet lui, chuchotée de tout près par Tartarin dans le mystère ducrépuscule ! Qui n’a pas entendu cela n’a rien entendu.

Je ne vous affirmerai pas que le récit fûtabsolument exact, que la scène ne fût pas un rien arrangée ;mais, en tout cas, c’était comme il aurait voulu que cela fût, uneLikiriki passionnée et brûlante, la pauvre princesse prise entreses sentiments de famille et son amour conjugal, s’accrochant auhéros de ses petites mains désespérées :

« Emmène-moi !emmène-moi ! »

Lui, le cœur broyé, la repoussant, s’arrachantà ses étreintes « Non, mon enfant, il le faut. Reste avec tonvieux père, il n’a plus que toi,… »

En racontant ces choses, il versait de vraieslarmes et il lui semblait que les beaux yeux créoles levés vers luise mouillaient à son récit, pendant que le soleil, lentementdescendu dans la mer, laissait l’horizon noyé dans une buéeviolette.

Soudain des ombres s’approchèrent, et la voixdu commodore, coupante, glaciale, rompit le charme :

« Il est tard, il fait trop frais pourvous, ma chère, il faut rentrer. »

Elle se leva, s’inclina légèrement :

« Bonne nuit, monsieurTartarin ! »

Et il resta tout ému de la douceur qu’elleavait mise dans cette parole.

Pendant quelques instants encore il se promenasur le pont, entendant toujours ce « Bonne nuit, monsieurTartarin ! » Mais le commodore avait raison, le soirfraîchissait rapidement, il prit le parti d’aller se coucher.

En passant devant le petit salon, il aperçutpar la porte entrouverte Pascalon, assis à une table, la tête dansses mains, très occupé à feuilleter un dictionnaire.

« Que faites-vous là,enfant ? »

Le fidèle secrétaire lui apprit le scandalecausé par son brusque départ, les chuchotements indignés autour dela table et surtout une certaine phrase mystérieuse du lieutenantShipp, que le commodore avait fait répéter et dont ils s’étaienttous tant égayés.

« Quoique j’entende passablementl’anglais, je n’ai pas bien saisi ce que cela voulait dire, maisj’ai retenu les mots et je suis en train de reconstituer laphrase. »

Pendant ces explications Tartarin s’étaitcouché, bien étendu dans son lit, bien à l’aise, la tête enveloppéede son foulard, un grand verre d’eau de fleur d’oranger, et ildemanda, en allumant la pipe qu’il fumait tous les soirs avant des’endormir :

« Êtes-vous venu à bout de votretraduction ?

– Oui, mon bon maître, la voici : Ensomme, le type tarasconnais, c’est le Français grossi, exagéré,comme vu dans une boule de jardin.

– Et vous dites qu’ils ont tant rilà-dessus ?

– Tous, le lieutenant, le docteur, lecommodore lui-même, ils ne s’arrêtaient pas de rire. »

Tartarin haussa les épaules avec une moue depitié.

« Il se connaît que ces Anglais n’ont passouvent occasion de rire, pour s’amuser de bêtises pareilles !Allons, bonsoir, mon enfant, va te coucher. »

Et bientôt tous deux furent partis dans lesrêves où l’un retrouvait sa Clorinde, l’autre la dame du commodore,car Likiriki était déjà bien loin.

Les jours suivaient les jours, se groupaienten semaines, et le voyage continuait, une traversée charmante,délicieuse, où Tartarin, qui aimait tant à inspirer la sympathie,l’admiration, les sentait autour de lui sous les formes les plusvariées.

C’est lui qui aurait pu dire comme VictorJacquemont[8] dans sa correspondance : « Quema fortune est bizarre avec les Anglais ! Ces hommes, quiparaissent si impassibles et qui entre eux demeurent toujours sifroids, mon abandon les détend aussitôt. Ils deviennent caressantsmalgré eux et pour la première fois de leur vie, je fais des bonnesgens, je fais des Français de tous les Anglais avec lesquels jereste vingt-quatre heures. »

Tout le monde, à bord, l’arrière comme l’avantdu Tomahawk, officiers et matelots l’adoraient ; iln’était plus question de prisonnier de guerre, de procès devant lestribunaux anglais ; on devait le relâcher dès qu’on arriveraità Gibraltar.

Quant au farouche commodore, enchanté d’avoirtrouvé un partenaire de la force de Pascalon, il le tenait le soir,pendant des heures, devant l’échiquier, ce qui désespéraitl’infortuné soupirant de Clorinde et l’empêchait d’aller luiporter, à l’avant, des friandises de son dîner.

Car les pauvres Tarasconnais, eux,continuaient à mener leur triste vie d’émigrants, toujours parquésdans leur chiourme, et c’était la tristesse, le remords deTartarin, lorsqu’il pérorait sur la dunette ou fusait sa cour, àl’heure mélancolique du couchant, de voir au loin, en contre-bas,ses compatriotes entassés comme un vil bétail, sous la garde d’unesentinelle, détournant leurs regards de lui avec horreur, surtoutdepuis le jour où il avait tiré sur la Tarasque.

Ils ne lui pardonnaient pas ce crime, et luinon plus ne l’oubliait pas, ce coup de fusil qui devait lui portermalheur.

On avait passé le détroit de Malacca, la merRouge, doublé la pointe de Sicile ; on approchait deGibraltar.

Un matin, la terre étant signalée, Tartarin etPascalon préparaient leurs malles, aidés par un des domestiques,quand tout à coup ils eurent la sensation de balancement queproduit un navire à l’arrêt. Le Tomahawk stoppait ;en même temps, on entendait s’approcher un bruit de rames.

« Regardez donc, Pascalon, dit Tartarin,c’est peut-être le pilote… »

Le canot accostait en effet, mais ce n’étaitpas le pilote ; il portait le pavillon français, des matelotsfrançais le montaient ; et parmi eux deux hommes habillés denoir, en chapeaux hauts de forme. L’âme de Tartarin vibra.

« Ah ! le drapeau français !…Laisse que je le regarde, mon enfant. »

Il s’élança vers le hublot, mais à ce momentla porte de la cabine s’ouvrit, laissant passer un grand flot delumière ; et deux agents de police en bourgeois, aux façonscommunes et brutales, munis de mandats d’arrêt, de permisd’extradition, tout le tremblement posèrent leurs pattes sur lemalheureux État de choses et sur son secrétaire.

Le Gouverneur recula, blême etdigne :

« Prenez garde à ce que vous faites, jesuis Tartarin de Tarascon.

– C’est vous que nous cherchons,justement. »

Et les voilà tous deux emballés, sans un motd’explication ni de réponse à leurs questions multiples, sanssavoir ce qu’ils avaient fait, pourquoi on les arrêtait, où on lesconduisait. Rien que la honte de passer chargés de fers, car onleur avait mis les menottes, devant les matelots et les midships,sous les rires et les huées de leurs compatriotes, qui, penchésau-dessus du bordage, applaudissaient, criaient à toutegorge :

« C’est bien fait !… zou…zou… » pendant qu’on descendait les captifs dans le canot.

En ce moment Tartarin eût voulu s’engloutir aufond de la mer.

De prisonnier de guerre comme Napoléon etThémistocle, passer à l’état de vulgaire filou !

Et la dame du commodore quiregardait !

Décidément, il avait raison, la Tarasque sevengeait, elle se vengeait cruellement.

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