Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 2

 

La pharmacie de la Placette. – Apparitiond’un homme du Nord. – Dieu le veut, monsieur le Duc ! – Unparadis au-delà des mers.

Quelque temps après la fermeture du couvent,le pharmacien Bézuquet prenait un soir le frais, devant sa porte,avec son élève Pascalon et le Révérend Père Bataillet.

Il faut dire que les moines dispersés avaientété recueillis par les familles tarasconnaises. Chacune avait vouluavoir son Père Blanc ; les gens aisés, les boutiquiers, ceuxde la bourgeoisie, en possédaient un en particulier ; quantaux familles artisanes, elles s’associaient, se mettaient àplusieurs pour entretenir un de ces saints hommes, enparticipation.

Dans toutes les boutiques on voyait unecagoule blanche. Chez l’armurier Costecalde au milieu des fusils,des carabines et des couteaux de chasse, au comptoir du mercierBeaumevieille derrière les rangées de bobines de soie, partout sedressait la même apparition d’un grand oiseau blanc qui semblait unpélican familier. Et la présence des Pères était pour chaquedemeure une vraie bénédiction. Bien élevés, doux, enjoués,discrets, ils n’étaient pas gênants, ne tenaient pas une grandeplace au foyer, et cependant y apportaient une bonté, une réserveinaccoutumée.

C’était comme si l’on avait eu le bon Dieuchez soi : les hommes se retenaient de jurer et de dire desgros mots ; les femmes ne mentaient plus, ou guère ; lespetits restaient bien sages et bien droits sur leur chaisehaute.

Le matin, le soir, à l’heure de la prière, auxrepas pour le Bénédicité et les Grâces, lesgrandes manches blanches s’ouvraient comme des ailes protectricessur toute la famille assemblée, et, avec cette bénédictionperpétuelle au-dessus de leur tête, les Tarasconnais ne pouvaientfaire autrement que de vivre saints et vertueux.

Chacun était fier de son Révérend, le vantait,le faisait valoir, surtout le pharmacien Bézuquet, à qui la bonnefortune était échue d’avoir chez lui le Père Bataillet.

Tout feu, tout nerfs, ce R. P. Bataillet, douéd’une véritable éloquence populaire, et renommé pour sa manière deraconter paraboles et légendes ; c’était un superbe gaillard,bien découplé le teint brûlé, des yeux de braise, une tête decabécilla. Sous les longs plis de l’épaisse bure, il avait vraimentbelle prestance, bien qu’une épaule fût un peu plus haute quel’autre, et qu’il marchât de côté.

Mais on ne s’apercevait plus de ces légersdéfauts, lorsqu’il descendait de chaire, après le sermon, etfendait la foule, son grand nez au vent, pressé de regagner lasacristie, tout vibrant encore, et secoué lui-même par sa propreéloquence. Les femmes enthousiastes, coupaient au passage avecleurs ciseaux des morceaux de sa cape blanche ; on l’appelaità cause de cela le « Père festonné », et sa robe étaittoujours tellement déchiquetée, si tôt hors d’usage, que le couventavait grand-peine à l’en fournir.

Bézuquet, était donc devant la pharmacie avecPascalon, et en face d’eux le Père Bataillet, assis sur sa chaise àla cavalière. Ils respiraient avec délices, dans une sécurité béatede repos, car en ce moment de la journée il n’y a, plus declientèle pour Bézuquet. C’est comme pendant la nuit ; lesmalades peuvent bien se rouler, se tortiller : le bravepharmacien ne se dérangerait pour rien au monde ; l’heure estpassée d’être malade.

Il écoutait, ainsi que Pascalon, une de cesbelles histoires comme, savait en conter le Révérend, pendant qu’aulointain de la ville ou attendait passer la retraite au milieu desfredons d’un beau couchant d’été.

Tout à coup l’élève se leva, rouge, ému, etbégaya, le doigt tendu vers l’autre extrémité de laPlacette :

« Voilà monsieur Tar… tar…tarin ! ».

On sait quelle admiration personnelle etparticulière professait Pascalon pour le grand homme dont lasilhouette gesticulante se détachait là-bas dans les brumeslumineuses, accompagnée d’un autre personnage ganté de gris, soignéde mise, et qui semblait écouter, silencieux et raide.

Quelqu’un du Nord, cela se voyait dereste.

Dans le Midi, l’homme du Nord se reconnaît àson attitude tranquille, à la concision de son lent parler, toutaussi sûrement que le méridional se trahit dans le Nord par sonexubérance de pantomime et de débit.

Les Tarasconnais étaient habitués à voirsouvent Tartarin en compagnie d’étrangers, car on ne passe pas dansleur ville sans visiter comme attraction le fameux tueur de lions,l’alpiniste illustre, le Vauban moderne à qui le siège dePampérigouste faisait une renommée nouvelle.

De cette affluence de visiteurs résultait uneère de prospérité autre fois inconnue.

Les hôteliers faisaient fortune ; onvendait chez les libraires des biographies du grand homme ; onne voyait aux vitrines que ses portraits en « Teur », enascensionniste, en costume de croisé, sous toutes les formes etdans toutes les attitudes de son existence héroïque.

Mais cette fois ce n’était pas un visiteurordinaire, un premier venu de passage, qui accompagnaitTartarin.

La Placette traversée, le héros, d’un gesteemphatique, désigna son compagnon :

« Mon cher Bézuquet, mon Révérend Père,je, vous présente monsieur le duc de Mons… ».

Un duc !… Outre !

Il n’en était jamais venu à Tarascon. On yavait bien vu un chameau, un baobab, une peau de lion, unecollection de flèches empoisonnées et d’alpenstocks d’honneur… maisun duc, jamais !

Bézuquet s’était levé, saluait, un peuintimidé de se trouver ainsi, sans avoir été prévenu, en présenced’un si grand personnage. Il bredouillait : « Monsieur leDuc… » Tartarin l’interrompit :

« Entrons, messieurs, nous avons à parlerde choses graves. »

Il passa le premier, le dos rond, l’airmystérieux, dans le petit salon de la pharmacie, dont la fenêtre,donnant sur la place, servait de vitrine pour les bocaux à fœtus,les longs ténias en tricot, et les paquets de cigarettes decamphre.

La porte se referma sur eux comme sur desconspirateurs. Pascalon restait seul dans la boutique, avec l’ordrede Bézuquet de répondre aux clients et de ne laisser personneapprocher du salon sous aucun prétexte.

L’élève, très intrigué, se mit à ranger surles étagères les boîtes de jujube, les flacons de sirupusgummi et autres produits d’officine.

Le bruit des voix, par moments, arrivantjusqu’à lui, il distinguait surtout le creux de Tartarin proférantdes mots étranges :

« Polynésie… Paradis terrestre…, canne àsucre, distilleries…, colonie libre. » Puis un éclat du PèreBataillet : « Bravo ! J’en suis ». Quant àl’homme du Nord, il parlait si bas, qu’on n’entendait rien.

Pascalon avait beau enfoncer son oreille dansla serrure… Tout à coup, la porte s’ouvrit avec fracas, pousséemanu militari par la poigne énergique du Père, et l’élèvealla rouler à l’autre bout de la pharmacie. Mais, dans l’agitationgénérale, personne n’y fit attention.

Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levévers les paquets de têtes de pavots qui séchaient au plafond de laboutique, avec une mimique d’archange brandissant le glaive,s’écria :

« Dieu le veut, monsieur le Duc !Notre œuvre sera grande ! ».

Il y eut une confusion de mains tendues qui secherchaient, se mêlaient, se serraient, poignées de mainsénergiques comme pour sceller à tout jamais d’irrévocablesengagements. Tout chaud de cette dernière effusion, Tartarin,redressé, grandi, sortit de la pharmacie avec le duc de Mons pourcontinuer leur tournée en ville.

Deux jours après, le Forum et leGaloubet, les deux organes de Tarascon, étaient pleinsd’articles ci de réclames sur une colossale affaire. Le titreportait en grosses lettres :

« COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON. »Et des annonces stupéfiantes :

« À vendre, terres à 5 francs l’hectaredonnant un rendement de plusieurs mille francs par an… Fortunerapide et assurée… On demande des colons. » Puis venaitl’historique de l’île où devait s’établir la colonie projetée, îleachetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours de sesvoyages, entourée d’ailleurs d’autres territoires qu’on pourraitacquérir plus tard pour agrandir les établissements.

Un climat paradisiaque, unetempérature océanienne, très modérée malgré sa proximité del’équateur, ne variant que de deux à trois degrés, entre 25 et28 ; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusementarrosé, s’élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettaità chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à sontempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tousles arbres, gibiers variés dans les bois et les plaines,innombrables poissons dans les eaux. Au point de vue commerce etnavigation, une rade splendide pouvant contenir toute une Flotte,un port de sûreté fermé par des jetées, avec arrière-port, bassinde radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore, grues à vapeur,rien ne manquerait.

Les travaux étaient déjà commencés par desouvriers chinois et canaques, sous la direction et sur les plansdes plus habiles ingénieurs, des architectes les plus distingués.Les colons trouveraient en arrivant des installations confortables,et même, par d’ingénieuses combinaisons, avec 50 francs de plus,les maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun.

Vous pensez si les imaginations tarasconnaisesse mirent à travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutesles familles on faisait des plans. L’un rêvait des persiennesvertes, l’autre un joli perron ; celui-ci voulait de labrique, celui-là du moellon. On dessinait, on coloriait, onajoutait un détail à un autre ; un pigeonnier serait gracieux,une girouette ne ferait pas mal.

« Oh ! Papa, une véranda !

– Va pour la véranda, mesenfants ! »

Pour ce qu’il en coûtait.

En même temps que les braves habitants deTarascon se passaient ainsi toutes leurs fantaisies d’installationsidéales, les articles du Forum et du Galoubet étaient reproduitsdans tous les journaux du Midi, les villes, les campagnes inondéesde prospectus à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers,bananiers, lataniers, toute la faune exotique ; une propagandeeffrénée s’étendait sur la Provence entière.

Par les routes poudreuses des banlieues deTarascon passait au grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisantlui-même avec le Père Bataillet assis près de lui sur le devant,serrés l’un près de l’autre pour faire un rempart de leurs corps auduc de Mons, enveloppé d’un voile vert et dévoré par lesmoustiques, qui l’assaillaient rageusement de tous côtés, entroupes bourdonnantes, altérés du sang de l’homme du Nord,s’acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.

C’est, qu’il en était, du Nord,celui-là ! Pas de gestes, peu de paroles, et unsang-froid !… Il ne s’emballait pas, voyait les choses commeelles sont, posément. On pouvait être tranquille.

Et sur les placettes ombragées de platanes,dans les vieux bourgs, les cabarets mangés de mouches, dans lessalles de danse, partout, c’étaient des allocutions, des sermons,des conférences.

Le duc de Mons, en termes clairs et concis,d’une simplicité, de vérité toute nue, exposait les délices dePort-Tarascon et les bénéfices de l’affaire ; l’ardente paroledu moine prêchait l’émigration à la façon de Pierre l’Ermite.Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d’une bataille,jetait de sa voix sonore quelques phrasesronflantes : « victoire, conquête, nouvelle patrie, »que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus lestêtes.

D’autres fois se tenaient des réunionscontradictoires, où tout se passait par demandes et réponses.

« Y a-t-il des bêtesvenimeuses ?

– Pas une. Pas un serpent. Pas même demoustiques. En fait de bêtes fauves, rien du tout.

– Mais on dit que là-bas, dans l’Océanie, il ya des anthropophages ?

– Jamais de, la vie ! Tousvégétariens…

– Est-ce vrai que les sauvages vont toutnus ?

– Çà, c’est peut-être un peu vrai, mais pastous. D’ailleurs nous les habillerons. »

Articles, conférences, tout eut un succès fou.Les bons s’enlevaient par cent et par mille, les émigrantsaffluaient, et pas seulement de Tarascon, de tout le Midi ! Ilen venait même de Beaucaire. Mais, halte là ! Tarascon lestrouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire !

Depuis des siècles, entre les deux citésvoisines, séparées seulement par le Rhône, gronde une haine sourdequi menace de ne plus finir.

Si vous en cherchez les motifs, on vousrépondra des deux côtés par des mots qui n’expliquentrien :

« Nous les connaissons, lesTarasconnais…, » disent les gens de Beaucaire, d’un tonmystérieux.

Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leurœil finaud :

« On sait ce qu’ils valent, messieurs lesBeaucairois. »

De fait, d’une ville à l’autre lescommunications sont nulles, et le pont qu’on a jeté entre elles nesert absolument à rien. Personne ne le franchit jamais. Parhostilité d’abord, ensuite parce que la violence du mistral et lalargeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage trèsdangereux.

Mais si l’on n’acceptait pas de colons deBeaucaire, l’argent de tout le monde était parfaitement accueilli.Les fameux hectares à 5 francs (rendement de plusieurs mille francspar an) se débitaient par fournées. On recevait aussi de partoutles dons en nature que les fervents de l’œuvre envoyaient pour lesbesoins de la colonie. Le Forum publiait les listes, et parmi cesdons se trouvaient les choses les plus extraordinaires :

Anonyme : Une boîte de petitesperles blanches.

– Un lot de numéros du Forum.

M. Bécoulet : Quarante-cinqrésilles en chenilles et perles pour les femmes indiennes.

Mme Dourladoure : Sixmouchoirs et six couteaux pour le presbytère.

Anonyme : Une bannière brodéepour l’orphéon.

Anduze, de Maguelonne : Unflamant empaillé.

Famille Margue : Six douzainesde colliers de chiens.

Anonyme : Une vestesoutachée.

Une dame pieuse de Marseille :Une chasuble, un orfroi de thuriféraire et un pavillon deciboire.

La même : Une collection decoléoptères sous verre.

Et, régulièrement, dans chaque liste, étaitmentionné un envoi de Mlle Tournatoire : Costume completpour habiller un sauvage. C’était sa préoccupation constante,à cette bonne vieille demoiselle.

Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où lacocasserie méridionale étalait son imagination, étaient dirigés parpleines caisses sur les docks, les grands magasins de la Colonielibre, établis à Marseille. Le duc de Mons avait fixé là son centred’opérations.

De ses bureaux, luxueusement installés, ilbrassait en grand les affaires, montait des sociétés de distilleriede canne à sucre ou d’exploitation du tripang, sorte de mollusquedont les Chinois sont très friands et qu’ils payent fort cher,disait le prospectus. Chaque journée de l’infatigable duc voyaitéclore une idée nouvelle, poindre quelque grande machination qui lesoir même se trouvait lancée.

Entre temps, il organisait un comitéd’actionnaires marseillais sous la présidence du banquier grecKagaraspaki, et des fonds étaient versés à la banque ottomanePamenyaï-ben-Kaga, maison de toute sécurité.

Tartarin passait maintenant sa vie, une vieenfiévrée, à voyager de Tarascon à Marseille et de Marseille àTarascon. Il chauffait l’enthousiasme de ses concitoyens,continuait la propagande locale, et tout à coup filait parl’express pour aller assister à quelque conseil, quelque réuniond’actionnaires. Son admiration pour le duc grandissait chaquejour.

Il donnait à tous comme exemple le sang-froiddu duc de Mons, la raison du duc de Mons :

« Pas de danger qu’il exagère,celui-là ; avec lui, pas de ces coups de mirage que Daudetnous a tant reprochés ! »

En revanche, le duc se montrait peu, toujoursabrité sous sa gaze à moustiques, parlait encore moins. L’homme duNord s’effaçait devant l’homme du Midi, le mettait sans cesse enavant et laissait à son intarissable faconde le soin desexplications, des promesses, de tous les engagements. Il secontentait de dire :

« Monsieur Tartarin connaît seul toute mapensée. »

Et vous jugez si Tartarin étaitfier !

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