Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 4

 

Un procès dans le Midi. —Dépositions contradictoires. — Tartarin jure devantDieu et devant les hommes. — Les brodeurs deTarascon. — Rugimabaud mangé par le requin. — Untémoin inattendu.

Ah ! boufre non, qu’ilsn’étaient pas d’ici, les juges du pauvre Tartarin. Il n’y avait,pour s’en convaincre, qu’à les voir par cette flamboyanteaprès-midi d’août où se plaidait l’affaire du Gouverneur dans lagrand’salle du palais de justice, pleine à faire craquer lesmurs.

Le mois d’août à Tarascon, je vous dirai, estle mois de la lourde chaleur. Il y fait chaud comme en Algérie, etles précautions contre l’ardeur du ciel sont les mêmes que dans nosvilles d’Afrique : la retraite dans les rues avant midi, lescasernes consignées, les auvents mis à toutes les boutiques. Maisle procès de Tartarin avait changé ces habitudes locales, et l’onimagine aisément la température que devait atteindre cette salled’audience bondée de monde, avec les dames à falbalas et à panachesempilées sur les tribunes du fond.

Deux heures sonnaient au jaquemart dupalais ; et par les hautes fenêtres larges ouvertes, devantlesquelles descendaient de longs rideaux jaunes formant stores,entrait, avec les battements de la lumière réverbérée, le bruitassourdissant des cigales sur les alisiers et les platanes duCours, – gros arbres à feuilles blanches, à feuilles de poussière,– les rumeurs de la foule restée dehors, les cris des marchandsd’eau, comme aux arènes les jours de courses :

« Qui veut boire ? L’eau estfraîche !… »

Vraiment il fallait être de Tarascon pourrésister à la chaleur qu’il faisait là-dedans, une de ces chaleursoù même un condamné à mort se serait endormi pendant le prononcé desa sentence. Aussi les plus écrasés dans la salle étaient-ils lestrois juges, tous étrangers à ce brûlant Midi. Le présidentMouillard, un Lyonnais, comme un Suisse de France, l’air austère,tête longue, chenue et philosophique, donnant envie de pleurer rienqu’à le regarder, puis ses deux assesseurs, Beckmann qui arrivaitde Lille, et Robert du Nord, d’encore bien plus haut.

Dès le commencement des débats, ces troismessieurs étaient tombés malgré eux dans une vague torpeur, lesyeux fixés sur les grands carrés de lumière découpés derrière lesrideaux jaunes, et pendant l’interminable appel des témoins, aunombre de deux cent cinquante au moins, et tous à charge, ilsavaient fini par s’endormir tout à fait.

Les gendarmes, qui n’étaient pas du Mididavantage et à qui l’on avait eu la cruauté de laisser leurslourdes buffleteries, dormaient aussi. Sans doute ce sont là demauvaises conditions pour rendre la vraie justice. Heureusement queles magistrats avaient étudié l’affaire d’avance, sans cela ils n’yauraient jamais rien compris, n’entendant, dans leur inattentivesomnolence, que le bruit des cigales et un confus bourdonnement demouches et de voix.

Après le défilé des témoins, le substitutBompard du Mazet commença la lecture de l’acte d’accusation.

Du plein Midi, celui-là, par exemple ! untout petit velu, chevelu, bedonnant, une barbe en copeaux noirs,des yeux sortis comme d’un coup de pouce et tout sanglants dans unteint de vésicatoire, une voix de cuivre qui vous crachait du métaldans les oreilles ; et une mimique, et des bonds !… Lagloire du parquet tarasconnais. On faisait des lieues pourl’entendre ; mais, cette fois, ce qui pimentait sonréquisitoire, c’était la parenté de l’orateur avec le fameuxBompard, une des premières victimes de l’affaire dePort-Tarascon.

Jamais accusateur ne se montra plus acharné,plus passionné moins juste, moins partial ; c’est ce qu’onaime à Tarascon, tout ce qui vibre, tout ce qui vousmonte !…

Comme il le secouait le pauvre Tartarin, assisavec son secrétaire entre deux gendarmes ! Quelle loque, sousses crocs baveux, devenait tout ce passé de gloire !

Pascalon, éperdu, honteux, se cachait la têtedans ses mains ; mais Tartarin, lui, très calme, écoutait, lefront droit, les yeux clairs, sentant sa journée finie, l’heurevenue du grand déclin, sachant qu’il y a des lois naturelles degrandeur comme de pesanteur, et résigné à les subir toutes, pendantque Bompard du Mazet, de plus en plus insultant, le représentaitcomme un vulgaire escroc abusant d’une renommée illusoire, de lionspeut-être jamais tués, d’ascensions peut-être jamais faites,s’associant à un aventurier, à un inconnu, à ce duc de Mons que lajustice ne retrouvait même pas devant elle. Et il faisait Tartarinplus scélérat encore que ce duc de Mons, qui du moins n’exploitaitpas ses compatriotes, tandis que lui avait spéculé sur lesTarasconnais, les avait volés, jugulés, réduits à aller aux portes,à fouiller les balayures pour y chercher leur pain. »

Qu’attendre, d’ailleurs, messieurs de la Cour,qu’attendre d’un homme qui a tiré sur la Tarasque, sur lamère-grand ?… »

À cette péroraison, des sanglots patriotiquesroulèrent dans les tribunes ; des hurlements leur répondaientde la rue, où la voix du substitut était arrivée, fracassant porteset fenêtres ; et lui-même, bouleversé par ses propres accents,se mit à larmoyer, à gargouiller si fort que les juges seréveillèrent en sursaut. Croyant que toutes les gouttières etchêneux du palais crevaient sous une pluie d’orage.

Bompard du Mazet avait parlé pendant cinqheures.

À ce moment, bien que la chaleur tût encoreécrasante, un petit vent frais du Rhône commençait à gonfler lesrideaux jaunes des fenêtres. Le président Mouillard ne se rendormitplus ; nouvellement installé dans le pays, la stupeur où leplongeait la fougue inventive des Tarasconnais suffit largement àle tenir éveillé.

Tartarin le premier donna le signal de cettenaïve et délicieuse imposture qui est comme l’arôme, le bouquet del’endroit.

À un passage de son interrogatoire, que nouscroyons devoir raccourcir, il se leva brusquement et, la maintendue :

« Devant Dieu et devant les hommes, jejure que je n’ai pas écrit cette lettre. »

Il s’agissait d’une lettre envoyée par lui deMarseille à Pascalon, rédacteur de la Gazette, pourl’émoustiller, l’exciter à des inventions plus fertiles, plusabondantes.

Non, mille fois non, l’accusé n’avait pasécrit cela ; il se débattait, protestait.

« Peut-être, je ne dis pas, le sieur deMons, non comparant… » Et comme il sifflait entre ses lèvresdédaigneuses ce « non comparant » !

Le président alors :

« Faites passer cette lettre àl’accusé. »

Tartarin la prit, la regarda et répondit trèssimplement :

« C’est vrai, c’est bien mon écriture.Cette lettre est de moi, je ne m’en rappelais pas. »

Il y avait de quoi faire pleurer destigres !

Un moment après, le même épisode avecPascalon, à propos d’un article de la Gazette racontant laréception à l’hôtel de ville de Port-Tarascon des passagers de laFarandole et du Lucifer par les indigènes, le roiNégonko et les premiers occupants de l’île, avec une descriptiontrès détaillée de l’hôtel de ville.

La lecture de cet article soulevait à chaquemot dans la salle d’inextinguibles fous rires coupés de crisd’indignation ; Pascalon lui-même se révoltait, protestait deson banc, à tour de bras : ce n’était pas de lui, jamais de lavie il n’aurait pu signer de si énormes invraisemblances.

On lui mit sous les yeux l’article imprimé,illustré d’images faites sur ses indications, signé de son nom, deplus son propre texte retrouvé à l’imprimerie Trinquelague.

« C’est écrasant dit alors le malheureuxPascalon, les yeux en boule, ça m’était complètement sorti de latête. »

Tartarin prit la défense de sonsecrétaire :

« La vérité, monsieur le président, c’estque, croyant aveuglément à toutes les histoires du sieur de Mons,non comparant…

– Il a bon dos, le sieur de Mons, interrompitférocement le substitut.

– Je donnais à ce malheureux enfant, continuaTartarin, l’idée de l’article à faire en lui disant « Brodezlà-dessus. » Et il brodait.

– C’est vrai que je n’ai jamais fait que bro…broder…, » bégaya timidement Pascalon.

Ah ! des brodeurs, il allait en voir, leprésident Mouillard, en interrogeant les témoins, tous de Tarascon,tous inventifs, démentant aujourd’hui ce qu’ils avaient affirmé laveille.

« Mais vous l’avez dit àl’instruction.

– Moi, j’ai dit ça ? ah ! vrai… Jen’en ai pas ouvert la bouche.

– Mais vous avez signé.

– Signés ?… Pas plus…

– Voici votre signature.

– C’est, pardi, vrai… Eh ! bien, monsieurle président, personne de plus surpris que moi. »

Et pour tous c’était ainsi, aucun ne serappelait. Les juges restaient effarés, hagards, devant cescontradictions, ces apparences de mauvaise foi, ne sachant pas, cesfroids hommes du Nord, faire la part de l’invention et de lafantaisie des pays de lumière.

Un des plus extraordinaires fut Costecalde.Racontant qu’il avait été chassé de l’île, forcé d’abandonner safemme et ses enfants par les exactions de Tartarin le tyran. Ilfallait entendre le drame de la chaloupe, les morts effrayantes etsuccessives de ses malheureux compagnons ; Rugimabaud, quinageait près de la barque pour se donner un peu de fraîcheur aucorps, brusquement entraîné par un requin, coupé en deux.

« Ah ! le sourire de mon ami… je levois encore ; il me tendait les bras, j’allais à lui, tout àcoup sa figure se crispe, il disparaît, et plus rien… rien qu’unrond de sang qui s’élargissait sur l’eau. » Et il faisait ungrand rond devant lui avec sa main crispée, tandis que de ses yeuxtombaient des larmes grosses comme des pois chiches.

En entendant le nom de Rugimabaud, les deuxjuges Beckmann et Robert du Nord, depuis un moment réveillés, sepenchèrent vers le président, et dans l’unanime explosion desanglots causée par le récit de Costecalde on voyait les troistoques noires dodelinant de l’une à l’autre. Puis le présidentMouillard s’adressa au témoin :

« Vous dites que Rugimabaud a été mangésous vos yeux par un requin ? Mais le tribunal vientd’entendre comme cité à charge un certain Rugimabaud débarqué de cematin… ; ne serait-ce pas le même que celui de lachaloupe ?…

– Mais si, parfaitement…, c’est moi, je suisle même…, » clama l’ancien sous-directeur aux cultures.

« Tiens, Rugimabaud est ici, fitCostecalde pas plus troublé. Je ne l’avais pas vu, c’est lapremière nouvelle. »

Une toque noire observa :

« Il n’aurait donc pas été mangé commevous venez de le dire ?

– C’est que j’aurai confondu avecTruphénus…

– Boufre ! Mais je suis là, moi aussi, jen’ai pas été mangé…, » protesta la voix de Truphénus.

Et Costecalde, qui commençait às’impatienter :

« Enfin, que ce soit l’un ou l’autre, jesais toujours qu’il y en a eu un de dévoré par un requin, j’ai vule rond. »

Là-dessus, il continua sa déposition, comme sirien ne s’était passé.

Avant qu’il quittât la barre, le présidentvoulut savoir à combien se montait, selon lui, le nombre desvictimes. Le témoin répondit :

« Crante mille au moins »,ce qui est la façon, là-bas, de prononcer quarante mille.

Or, comme les registres de la colonieconstataient qu’il n’y avait jamais eu plus de quatre centshabitants dans l’île, on se figure l’effarement du présidentMouillard et de ses juges. Ils en suaient à pleins seaux, lesmalheureux, n’ayant jamais ouï débats pareils, dépositions aussiextravagantes. Ce n’était sur ce banc des témoins que démentisfarouches, brusques interruptions ; des gens qui bondissaient,s’arrachaient les mots de la bouche, à croire que la bouche allaitvenir avec ; et des grincements de dents, et des riresdémoniaques ! Un procès fantastique, tragi-comique, où iln’était question que de Tarasconnais mangés, noyés, cuits, rôtis,bouillis, dévorés, tatoués, hachés en petits morceaux, seretrouvant là tous sur le même banc, bien portants, leurs membresau complet, sans une dent de moins, pas même une éraflure.

Les deux ou trois qui manquaient encore àl’appel, on les attendait d’une minute à l’autre, ils devaientavoir eu la même veine que leurs compagnons, et c’est pour cela quele juge d’instruction Bonaric, plus au fait des mœurs de sescompatriotes, avait engagé le président à laisser de côté laquestion d’homicide par imprudence.

Cependant le défilé des témoins continuait, deplus en plus bruyant et cocasse.

Dans la salle, le public prenait parti,conspuait, applaudissait, riant sans peur ni vergogne au nez duprésident, qui menaçait à chaque instant de faire évacuer leprétoire, mais, tout ahuri lui-même par tant de vacarme etd’incohérence, ne faisait rien évacuer du tout et, les coudes surla table, prenait à deux mains sa tête près d’éclater.

Dans une embellie relative, Robert du Nord, ungrand vieux mince, aux lèvres ironiques entre deux longues flochesde favoris blancs, dit en se renversant, la toque surl’oreille :

« En somme, dans tout cela, je ne voisguère que la Tarasque qui ne soit pas revenue »

Le substitut Bompard du Mazet se dressabrusquement, sorti de sa boite comme un diable :

« Et mon oncle ?…

– Et Bompard ? » fit la salle enécho.

Le substitut continua de sa voixd’ophicléide :

« Je ferai remarquer au tribunal que mononcle Bompard a été une des premières victimes. Si j’ai eu ladiscrétion de ne pas parler de lui dans mon réquisitoire, il n’enest pas moins vrai que celui-là du moins n’est pas revenu, qu’il nereviendra jamais…

– Pardon, monsieur le substitut, interrompitle président, mais voici justement un M. Bompard qui me faitpasser sa carte et demande à être entendu… Est-ce levôtre ? »

C’était le sien, Bompard (Gonzague).

Ce nom, si connu de tous les Tarasconnais,souleva un immense tumulte. Public, témoins, accusés, tout le mondeétait debout, montait sur les bancs, se penchait, criait, cherchaità voir, haletant d’impatience et de curiosité. Devant cetteagitation, le président Mouillard ordonna une suspension d’audiencede quelques minutes, dont on profita pour emporter une douzaine degendarmes évanouis, demi-morts de chaleur et d’ahurissement.

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