Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 5

 

Bompard a passé le pont. – Histoire d’unelettre à huit cachets rouges. – Bompard en appelle à tout Tarascon,qui ne répond pas. – « Mais lisez-la donc, cettelettre, coquin de sort ! » – Menteurs du Nord et menteursdu Midi.

« C’est lui, c’est Gonzague !…Vé ! Vé !

– Comme il a forci !

– Qu’il est blafard !

– Il semble un Teur (Turc). »

Depuis si longtemps qu’ils ne l’avaient vu,nos Tarasconnais le reconnaissaient à peine, ce brave Bompard simaigre autrefois avec sa tête de Palikare moustachu, ses yeux dechèvre folle ; gras maintenant, boudenfle,comme ilsdisent, mais la même moustache, les mêmes yeux délirants dans saface élargie et bouffie.

Sans regarder ni à droite ni à gauche, ils’avança derrière l’huissier jusqu’à la barre.

Demande :

« C’est bien vous GonzagueBompard ?

– À dire le vrai, monsieur le président, j’endoute presque quand je vois – geste emphatique de Bompard vers lebanc des accusés – quand je vois, dis-je, sur ce banc d’infamienotre gloire la plus pure, quand j’entends conspuer dans cetteenceinte l’honneur et la probité mêmes…

– Merci, Gonzague, » fit de sa place Tartarinétranglé d’émotion.

Il avait supporté sans broncher toutes lesinjures, mais la sympathie de son vieux camarade lui crevait lecœur, lui faisait monter les larmes comme à un enfant sur lequel ons’apitoie. Bompard reprit :

« Va, mon vaillant concitoyen, tu n’ymoisiras pas sur ton sale blanc, et j’apporte ici la preuve…, lapreuve… »

Il cherchait dans ses poches, tirait une pipede Marseille, un couteau, un vieux silex, un briquet, un peloton deficelle, un mètre, un baromètre, une boîte homéopathique, et posaitces objets l’un après l’autre sur la table du greffier.

« Voyons, témoin Bompard, quand vousaurez fini ! » dit le président impatienté.

Et le substitut Bompard du Mazet :

« Allons, mon oncle,dépêchons-nous. »

L’oncle se retourna vers lui :

« Ah ! oui, je t’engage, toi, aprèstout ce que tu t’es permis de dire à notre pauvre ami !…Attends un peu que je te déshérite !Scélérat ! »

Le neveu resta froid sous cette menace, etl’oncle, toujours en quête dans ses poches, étalant devant luitoute une collection d’objets fantastiques, trouva à la fin cequ’il cherchait une grande enveloppe scellée de cinq cachetsrouges.

« Monsieur le président, voici undocument duquel il appert que le duc de Mons est le dernier desdrôles, des galériens, des… » Les gros mots allaient venir. Leprésident l’interrompit :

« C’est bon, donnez ledocument. »

Il ouvrit la lettre mystérieuse et, aprèsl’avoir lue, la communiqua à ses deux assesseurs, qui mirent leurnez dessus, l’épluchèrent soigneusement, sans rien laisser voir deleurs impressions. De vrais juges du Nord, pardi ! fermés,cadenassés.

Qu’y avait-il dans cette coquine delettre ? Avec ces types-là, il était difficile de s’en faireune idée.

Les assistants se haussaient, se penchaient,regardant de loin, les mains en abat-jour ; on s’interrogeaitjusqu’au fond des tribunes :

« Qu’es aco ? qu’est-ceque, diable, ça peut être ? »

Et comme tous les incidents de l’audiencegagnaient le dehors, grâce aux fenêtres et aux portes restéesouvertes, une grande rumeur montait sur le cours, des clameursconfuses, le frémissement d’une houle de mer lorsqu’il se lèvejolie brise.

Pour le coup, les gendarmes ne dormaient plus,les mouches en grappes au plafond se réveillaient, elles aussi, etla fraîcheur du soir pénétrant dans la salle, avec l’épouvante descourants d’air particulière aux Tarasconnais, ceux qui étaient prèsdes fenêtres demandaient à grands cris qu’on fermât, « qu’il yavait de quoi prendre le mal de la mort ».

Pour la centième fois le président Mouillardglapit :

« Un peu de silence, ou je faisévacuer », et l’interrogatoire continua :

« D. Témoin Bompard, comment cette lettreest-elle venue entre vos mains et à quel moment ?

R. Au départ de la Farandole, àMarseille, le duc, ou soi-disant duc de Mons, me remit donc mespouvoirs de gouverneur provisoire de Port-Tarascon, et en mêmetemps il me glissa ce pli, fermé de cinq cachets rouges bien qu’iln’y eût pas d’argent dedans. J’y trouverais, disait-il, sesdernières instructions, et il me recommandait bien de ne l’ouvrirque devant une quelconque des îles de l’Amirauté par je ne saisquel degré de latitude et de longitude. Du reste c’est marqué surl’enveloppe, vous pouvez voir…

D. Oui, oui, je vois,… Et alors ?

R. Alors, monsieur le président, voilà que jefus pris de cette maladie subite, qu’on a dû vous dire, et mêmecontagieuse et cangreneuseet tout, et qu’on fut obligé deme descendre agonisant au Château – d’If. Une fois à terre, je metordais de douleur, toujours la lettre dans ma poche, car j’avaisoublié, au milieu de mes souffrances, de la donner à Bézuquet enlui repassant les pouvoirs.

D. Un oubli regrettable… Et ensuite ?

R. Ensuite, monsieur le président, quand jefus un peu mieux, que je pus me lever et reprendre meshabillements, pas encore bien solide – ah ! si vous aviez vuce que je semblais !… – un jour j’envoyai la main à la poche,par hasard… Té ! la lettre aux cachets rouges… » Leprésident, d’un ton sévère :

« Témoin Bompard, ne serait-il pas plusconforme à la vérité de dire que cette lettre. Destinée à n’êtredécachetée qu’à quatre mille lieues de France, vous avez préférél’ouvrir tout de suite et en plein port de Marseille pour savoir cequ’il y avait dedans, et qu’en lisant son contenu vous avez reculédevant les responsabilités énormes qui vous incombaient ?

– Vous ne connaissez pas Bompard, monsieur leprésident. J’en appelle à Tarascon tout entier, iciprésent. »

Un silence de tombe accueillit cet effetoratoire. Surnommé « l’Imposteur » par ses concitoyens,qui ne sont pourtant pas très scrupuleux en fait de véracité,Bompard montrait vraiment un fier toupet de les appeler entémoignage ; aussi, Tarascon interrogé ne répondit rien. Lui,sans s’émouvoir :

« Vous voyez, monsieur le juge…, qui nedit mot consent… » Et, reprenant son récit :

« Pour lors, quand je retrouvai lalettre, Bézuquet, parti depuis des semaines, était trop loin pourque je la lui passe ; je me décidai donc à en prendreconnaissance, et vous pensez mon horrible situation » Trèshorrible aussi était la situation de l’auditoire, qui ne savaittoujours pas ce que contenait cette lettre restée sur le bureau dutribunal et dont on parlait tout le temps.

Et chacun de tendre le cou ; mais, de siloin, on ne pouvait rien voir que les grands cachets rouges,hypnotisants, de l’enveloppe, qui, de minute en minute, semblaitgrandir, devenait énorme. Bompard continua :

« Que faire, je vous demande, après avoirpris communication de ces horreurs ?

« Rattraper la Farandole à lanage ? J’y ai songé un moment, puis j’ai douté de mes forces.Empêcher le Tutu-panpan de partir en révélant à mescompatriotes ce pli abominable ; doucher leur enthousiasme dece grand jet d’eau froide ? Mais je me fusse fait lapider.Enfin, que voulez-vous, je me suis donné peur… Je n’ai pas même oséme montrer à Tarascon dans mon embarras de savoir que dire. C’estalors que je vins me cacher en face, à Beaucaire, d’où je pouvaistout voir sans être vu. J’y cumulais deux positions celle degardien du champ de foire et de conservateur du château. J’avaisdes loisirs, vous pensez. Du haut de la vieille tour, avec unebonne lunette, je regardais de l’autre côté du Rhône l’agitation demes concitoyens qui se préparaient au départ. Et je me rongeais, jeme désolais… Je leur tendais les bras ; je leur criais de loincomme s’ils avaient pu m’entendre : « Arrêtez !…, Nepartez pas !… » J’ai même essayé de les prévenir parbouteille… Dites-le, Tartarin, dites à ces messieurs que j’essayaide vous prévenir.

– Je l’atteste, fit Tartarin du bancd’infamie.

– Ah ! ce que j’ai souffert, monsieur leprésident, quand j’ai vu le Tutu-panpan partir pour lepays des chimères !… Mais j’ai souffert bien plus encore quandils sont revenus, quand j’ai su qu’en face de moi gémissait dansles fers, sur la paille comme un tas de sorbes, mon illustrecompatriote Tartarin. Le savoir dans cette tour faussementaccusé !…

« Différemment vous me direz que j’auraisdû faire plus tôt la preuve de son innocence ; mais quand ons’est enfoncé dans une mauvaise route, c’est le diable pour seremettre en bon chemin. J’avais commencé par ne rien dire, c’étaitde plus en plus difficile de parler, sans compter la peur du pont,ce terrible pont qu’il fallait passer.

« Pas moins que je l’ai passé, ce pont dudiable, je l’ai traversé ce matin par une bourrasque épouvantable,obligé de marcher à quatre pattes, comme à on ascension du montBlanc. Vous vous rappelez, Tartarin ?

– Si je me rappelle répondit Tartarintristement, avec le regret des heures glorieuses.

– Ce qu’il tanguait, ce pont ! ce qu’ilm’a fallu d’héroïsme !… Mais je n’aime pas me vanter.Finalement me voilà, et cette fois je rapporte, la preuve, lapreuve irréfutable…

– Irréfutable, croyez-vous ? fitMouillard de sa voix tranquille. Qui nous garantit que cetteétrange lettre, oubliée si longtemps dans votre poche, soit bien duduc de Mons ou soi-disant tel ? C’est que vous me paraissezsujets et à caution, vous autres Tarasconnais ! Tout ce quej’entends de menteries depuis sept heures… »

Un sourd grognement de fauves en cage rouladans la salle, dans les tribunes jusque sur le Tour-de-Ville.

Tarascon n’était pas content et protestait.Gonzague Bompard, lui, se contenta de sourire ineffablement.

« En ce qui me concerne, monsieur leprésident, vous dire que je n’exagère pas toujours un peu lorsqueje parle, qu’on pourrait faire de moi le directeur du bureauVeritas, je n’irai pas jusque-là ; mais,tenez, adressez-vous à celui-ci – il désignait Tartarin ; –comme véracité, c’est encore ce que nous avons de mieux àTarascon. »

Il ne fallut pas longtemps à Tartarin pourreconnaître l’écriture et la signature du sieur de Mons, écritureet signature malheureusement trop pratiquées de lui ; puis,tout debout, tourné vers le tribunal, brandissant d’une mainrageuse le terrible mystère aux cinq cachets rouges :

« À mon tour, monsieur le président, arméde cette élucubration cynique, je vous adjure de reconnaître quetous les imposteurs ne sont pas du Midi. Ah ! vous nousappelez menteurs, nous autres de Tarascon. Mais nous ne sommes quedes gens d’imagination et de paroles débordantes, des trouveurs,des brodeurs, des improvisateurs féconds, ivres de sève et delumière, qui se laissent prendre eux-mêmes à leurs inventionsstupéfiantes et ingénues.

Quelle différence avec vos menteurs du Nord,sans joie ni spontanéité, qui ont toujours un but, une viséescélérate, comme le signataire de cette lettre ! Oui, certes,on peut le dire, en fait de mensonge, quand le Nord s’en mêle, leMidi ne peut pas lui tenir pied !… »

Parti sur ce thème, devant un publictarasconnais, Tartarin aurait dû enlever la salle. Mais c’étaitfini du pauvre grand homme et de sa popularité. Personne nel’écoutait plus. On n’en avait qu’à cette mystérieuse missive qu’ilagitait au bout de son bras.

L’infortuné voulait parler encore, on ne lelui permit pas. De tous côtés des cris partaient :

« La lettre !…, lalettre !…

– Enlevez-le, zou !

– Qu’il lise la lettre ! »

Cédant lui-même à la volonté de la foule, leprésident Mouillard prononça :

« Greffier, donnez lecture de lapièce. »

Un immense « Ah » desoulagement ; et, dans le silence qui suivit, rien que lebourdonnement des mouches d’août et le cra-crades cigalesqui rythmait le battement des poitrines haletantes.

Le greffier commença en nasillant :

« À monsieur Gonzague Bompard, Gouverneurprovisoire de la colonie de Port-Tarascon, pour être ouvert par144° 30’ longitude Est, en face les îles de l’Amirauté.

Mon cher monsieur Bompard,

Il n’est si bonne plaisanterie qui nedoive prendre fin.

Virez de bord tout de suite et rentreztranquillement chez vous avec vos Tarasconnais.

Il n’y a pas d’île, pas de traité, pas dePort-Tarascon, ni d’ares, ni d’hectares, ni de distilleries, ni desucreries, ni de rien du tout… Seulement une excellente opérationfinancière qu m’a valu quelques millions, à cette heuresoigneusement mis à l’abri ainsi que mon auguste personne.

En définitive, une jolie tarasconnade quevos compatriotes et leur illustre chef Tartarin voudront bien mepardonner puisqu’elle les a distraits, occupés, et leur a rendu legoût de leur délicieuse petite ville, qu’ils avaientperdu.

DUC DE MONS. Pas plus duc qu’il n’est deMons. À peine des environs.

Cette fois, le président eut beau menacer defaire évacuer la salle, rien ne put contenir les hurlements, lesrugissements, qui éclatèrent, gagnèrent la rue, le cours,l’esplanade, remplirent toute la ville. Ah ! le Belge, le saleBelge, si on l’avait tenu, comme on le lui aurait fait, le coup dufenestron, la tête la première dans le Rhône !

Hommes, femmes, enfants, tous s’en mêlaient,et c’est au milieu de ce charivari épouvantable que le présidentMouillard prononça l’acquittement de Tartarin et de Pascalon, augrand désespoir de Cicéron Franquebalme, obligé de rentrer,d’avaler son discours, ses verum enim vero,ses parceque du parce qu’est-ce, tout le ciment romain de son plaidoyermonumental. L’audience se vidait, le public se répandait par lesrues, sur le Tour-de-Ville, places et placettes, continuant devomir sa colère en vociférations :

« Belge !… sale Belge !…Menteur du Nord !… Menteur du Nord ! »

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