Port-Tarascon – Dernières aventures de l’illustre Tartarin

Chapitre 6

 

SUITE ET FIN DU MÉMORIAL DE PASCALON.

8 octobre. En même temps que maposition à la pharmacie Bézuquet, j’ai reconquis l’estime de mesconcitoyens et retrouvé l’existence tranquille d’autrefois, sur laPlacette, entre les deux bocaux jaune et vert de la devanture, aveccette différence que Bézuquet se tient maintenant au fond de laboutique, comme si c’était lui l’élève, et fait aller le pilon dansle morceau de marbre, broyant ses drogues avec une colère ! Detemps en temps il s’interrompt pour tirer une petite glace de sapoche et regarder son tatouage. Malheureux Ferdinand ! nipommades ni cataplasmes, rien n’y fait, pas même la petite« soupe à l’ail » conseillée par le docteur Tournatoire.Il en a pour la vie, de ces infernales enluminures.

Moi, cependant, je paquète, j’étiquète, jedébite l’aloès et l’« épicacoine », je fais la causetteavec le client, je m’amuse de tout ce qui se raconte en ville. Lesjours de marché il nous vient beaucoup de monde le mardi et levendredi, la pharmacie ne désemplit pas. Depuis que les vignes vontmieux, nos paysans se sont remis à se droguer, à se poutringuer.Ils adorent cela, dans la banlieue de Tarascon ; pour eux, sepurger c’est une fête. Le reste de la semaine, on est au calme, lasonnette de la boutique tinte rarement. Je passe mon temps àregarder les inscriptions des grands flacons de verre et de faïenceblanche, rangés sur les étagères : sirupus gummi, assafoetida, et le  inscrit en grec au-dessus ducomptoir entre deux serpents.

Après tant d’agitations, tant d’aventures, cegrand repos de ma vie ne me déplait pas.

Je prépare un volume de vers provençaux,Li Gingourlo (Les Jujubes). Dans le Nord on ne connaît lesjujubes que comme produit pharmaceutique ; ici ces fruits dujujubier sont de petites olives rouges, croquantes et charmantes,sur un arbre au feuillage clair. Je réunirai dans ce volume mespaysages, mes vers d’amour…

Pécaïre ! je la vois quelquefois passer,ma Clorinde, longue et souple, sautillant sur les cailloux pointusde la Placette, ce qu’elle appelait là-bas « son pas dukanguroo » ; elle va à la seconde messe, son livred’heures à la main suivie de la femme Alric, qui échelaittoujours les toits et qui depuis le retour à Tarascon est passée duservice de Mlle Tournatoire à celui de ces dames des Espazettes.Pas une fois Clorinde ne regarde vers la pharmacie. Rentré chezBézuquet, je n’existe plus pour elle.

La ville a repris son aspect tranquille,réinstallé. On se promène sur le cours, sur l’esplanade ; lesoir on va au cercle, à la comédie. Tout le monde est revenu, àl’exception du Père Bataillet, resté aux Philippines, pour y fonderune nouvelle communauté de Pères-Blancs. Ici le couvent dePampérigouste s’est rouvert un tout petit peu, le Révérend PèreVézole (Dieu soit loué !) y est rentré avec quelques autresrévérends, et les cloches ont recommencé de sonner tout doucement,une par une ; nous n’en sommes pas encore au plein carillon,mais on le devine tout proche.

Qui se douterait que tant d’événements se sontpassés ! Comme tout cela est déjà loin, et que la racetarasconnaise est facilement oublieuse ! Il n’y a qu’à voirnos chasseurs, le marquis des Espazettes en tête, partir toutflambants neufs le dimanche matin, avec la même ardeur, à l’espèred’un gibier qui n’existe pas.

Moi, le dimanche, après déjeuner, je vaisrendre mes devoirs à Tartarin. Voilà bien, en haut du cours, lamaison aux persiennes vertes, les boites des petits décrotteursdevant la grille ; mais tout est fermé, tout est silencieux,je pousse la porte… je trouve le héros dans son jardin, tournant,les mains derrière le dos, autour du bassin aux poissons rouges, oudans son cabinet au milieu des kriss et des flèches empoisonnées.Il ne les regarde seulement plus, ses chères collections. Le cadreest toujours le même, mais que l’homme a changé ! Ils ont eubeau l’acquitter, le grand homme se sent déchu, déboulonné, il aperdu son socle, et c’est ce qui le rend triste.

Nous causons. Le docteur Tournatoire vientquelquefois ; il apporte sa bonne humeur et ses plaisanteriesà la Purgon dans ce logis mélancolique. Franquebalme vient aussi ledimanche. Tartarin lui a confié la défense de ses intérêts. Unprocès à Toulon avec le capitaine Scrapouchinat, qui réclame sesfrais de rapatriement ; un autre procès avec la veuve Bravida,qui se porte partie civile pour ses enfants mineurs, Si mon pauvrecher maître perdait ces deux affaires, comment s’entirerait-il ? Il a déjà tant dépensé dans cette lamentableaventure de Port-Tarascon.

Que ne suis-je riche !… Malheureusementce n’est pas ce que je gagne chez Bézuquet qui me permettra de luivenir en aide.

10 octobre. – Les Jujubesparaîtront en Avignon chez le libraire Roumanille ;je suis bien heureux. Une autre bonne fortune : on organiseune grande cavalcade en l’honneur de la Sainte-Marthe, qui vient le19 du courant, et en l’honneur aussi de la rentrée des Tarasconnaissur la terre de France. Dourladoure et moi, du félibrige tous lesdeux, devons représenter la Poésie provençale sur un charallégorique.

20 octobre… – Hier dimanche lacavalcade a eu lieu. Long défilé de chars, cavaliers en costumeshistoriques tendant au bout de longues gaules des aumônières pourquêter. Un grand concours de foule, du monde à toutes lesfenêtres ; mais, malgré tout, l’entrain, la gaieté, n’étaientpas de la fête. L’ingéniosité des organisateurs n’a pu suppléer àl’absence de notre mère-grand ; on sentait un trou, un vide,le char de la Tarasque manquait. De sourdes rancunes seréveillaient, au souvenir du malencontreux coup de fusil tiré surelle, là-bas, dans le Pacifique ; des grognements se sont faitentendre dans le cortège en passant devant la maison de Tartarin.Comme la bande à Costecalde essayait d’exciter la foule parquelques cris, le marquis des Espazettes, en costume de Templier,s’est retourné sur son cheval « Paix là !messieurs… » Il avait vraiment grand air, et tout de suite ledésordre s’est arrêté.

La tramontane, un vent de neige, soufflait.Dourladoure et moi nous la sentions cruellement, sous nospourpoints Charles VI prêtés par la troupe d’opéra de passage àTarascon en ce moment ; assis chacun en haut d’une tour, – carnotre char, traîné par six bœufs blancs, représentait le château duroi René en bois et carton peints, – cette coquine de bise noustransperçait, et les vers que nous récitions, nos grands luths à lamain, grelottaient autant que nous. Dourladoure me disait :« Outre ! C’est qu’on gèle ! » Et pas moyen dedescendre, les échelles qui avaient servi à nous jucher là-hautayant été retirées.

Sur le Tour-de-Ville le supplice devintintolérable… Et, pour nous achever, j’eus l’idée – vanité del’amour ! – de prendre par la traverse pour passer devant lamaison du marquis des Espazettes.

Nous voilà engagés dans ces rues trèsétroites, tout juste la place pour les roues du char. L’hôtel dumarquis était fermé, sombre et muet dans ses vieilles murailles depierre noire, toutes les persiennes closes pour bien indiquer quela noblesse boudait les plaisirs de la rafataille. Je dis quelquesvers, tirés des Jujubes, de ma voix tremblante, en tendantmon filet de quête, mais rien ne bougea, personne ne parut. Alorsje donnai l’ordre au conducteur d’avancer. Impossible, le charétait pris, encanché des deux côtés. On avait beau tirer devant,tirer derrière, il se trouvait pressé entre les hautes murailles,et par les persiennes fermées nous entendions tout près de nous ànotre hauteur, des rires étouffés pendant que nous restionsridiculement perchés, transis de froid, sur nos tourelles decarton.

Décidément il ne m’a pas porté bonheur, lechâteau du roi René ! Il a fallu dételer les bœufs, allerchercher des échelles pour nous descendre, et tout cela a pris dutemps !…

23 octobre. – Qu’est-ce que c’estdonc que ce mal de gloire ? On ne peut plus vivre sans elle,quand une fois ou l’a connue.

J’étais chez Tartarin dimanche ; nouscausions dans le jardin, marchant le long des allées sablées.Par-dessus le mur, les arbres du cours nous envoyaient des paquetsde feuilles mortes, et comme je voyais de la mélancolie dans sesyeux, je lui rappelais les heures triomphantes de sa vie.

Rien ne pouvait le distraire, pas même lesanalogies entre son existence et celle de Napoléon.

« Ah ! vaï, Napoléon !… labonne blague !., le soleil des tropiques m’avait tapé sur lacoloquinte. Ne me parlez plus de cela, je vous en prie, vous meferez plaisir. »

Je le regardais stupéfait.

« Pas moins, la dame du commodore…

– Laisse-moi donc tranquille ! Elle s’estmoquée de moi tout le temps, la dame du commodore ! »

Nous avons fait quelques pas en silence.

Les cris des petits décrotteurs qui jouaientau bouchon devant la porte venaient jusqu’à nous dans les coups devent emportant les feuilles par tourbillons.

Il m’a dit encore :

« J’y vois clair, maintenant. LesTarasconnais m’ont ouvert les yeux ; c’est comme si l’onm’avait opéré de la cataracte. »

Il m’a paru extraordinaire.

À la porte, tout à coup, en me serrant lamain :

« Tu sais, petit, on va vendre chez moi.J’ai perdu mon procès contre Scrapouchinat, contre la veuve Bravidaaussi, malgré les arguments de Franquebalme… Il bâtit trop solide,ce garçon-là ; son aqueduc romain lui est tombé dessus et nousavons été écrasés sous le poids. »

Timidement, j’osai lui offrir mes petiteséconomies, je les aurais données de grand cœur, mais Tartarin arefusé.

« Merci, mon enfant, je pense que lesarmes, les curiosités, les plantes rares, feront assez d’argent. Siça ne suffit pas, je vendrai la maison. Après, je verrai. Adieu,petit… Tout ça n’est rien. »

Quelle philosophie !…

31 octobre. – Aujourd’hui j’ai eu unegrande peine. Je servais à la pharmacie la femme Truphénus pour sonenfant qui se plaint de lancées dans la tête, quand un grincementde roues sur la Placette m’a fait lever les yeux. J’avais reconnules ressorts du grand carrosse de la douairière d’Aigueboulide. Lavieille était dedans, sa perruche empaillée à côté d’elle, en facema Clorinde avec une autre personne que je ne voyais pas bien, carle jour me venait contre, seulement un uniforme bleu, un képibrodé. » Qui donc est avec ces dames ?

– Mais le petit-fils de la douairière, levicomte Charlexis d’Aigueboulide, qui est officier de chasseurs.Vous ne savez donc pas que Mlle Clorinde et lui doivent s’épouserle mois qui vient ? »

Ça m’a donné un coup ! Je devais semblerla mort.

Et moi qui gardais encore un espoir.

« Oh ! tout à fait un mariaged’inclination, continuait ce bourreau de femme Truphénus… Mais voussavez ce que nous disons ?…

« Qui se marie par amour, bonne nuit etmauvais jours. »

J’aurais bien voulu me marier ainsi,pécaïré !

5 novembre. – On a vendu hier chezTartarin. Je n’y étais pas, mais Franquebalme, venu le soir à lapharmacie, m’a raconté la scène.

Il paraît que c’était navrant. La vente n’arien fait. On vendait devant la porte, selon l’habitude de cheznous. Rien, pas un sou, et pourtant il était venu beaucoup demonde. Ces armes de tous les pays, flèches empoisonnées, sagaies,yatagans, revolvers, winchester à trente-deux coups, rien de rien.Rien, les magnifiques peaux de lions de l’Atlas, rien l’alpenstok,son glorieux bâton de la Jungfrau, toutes ces richesses, cescuriosités, vrai musée de notre ville, vendues à des prixdérisoires… La foi perdue !

Et ce baobab dans son petit pot, qui, pendanttrente ans, a fait l’admiration de la contrée ! Quand on l’amis sur la table, quand le crieur a annoncé « arbosgigentea, des villages entiers peuvent tenir sous sonombrage… » Il paraît qu’il y a eu un fou rire. De chez luiTartarin les entendait, ces rires, en tournant dans son petitjardin avec deux amis. Il leur a dit sans amertume :

« Opérés de la cataracte, eux aussi, mesbons Tarasconnais. Ils y voient, maintenant ; mais ils sontcruels. »

Le plus triste, c’est que la vente n’ayant pasproduit assez, il a dû céder la maison aux des Espazettes, qui ladestinent au jeune ménage. Et lui, le pauvre grand homme, ouira-t-il ? Passera-t-il le pont comme il en a vaguementparlé ? Se réfugiera-t-il à Beaucaire prés de son vieil amiBompard ?

Pendant que Franquebalme, debout au milieu dela pharmacie, me racontait ces épisodes sinistres, Bézuquet, dansle fond, apparaissant à demi par l’entrebâillement de la porte avecses enluminures ineffaçables, a lancé dans un rire de démonpapoua :

« C’est bien fait ! c’est bienfait ! » Comme si c’était Tartarin qui l’eût tatouélui-même.

7 novembre. — C’est demain dimancheque mon bon maître doit quitter la ville et passer le pont… Est-cepossible ? Tartarin de Tarascon devenu Tartarin deBeaucaire !… Voyez, rien que pour l’oreille…, quelledifférence !… Et puis ce pont, ce terrible pont à passer Jesais bien que Tartarin a franchi d’autres obstacles !… c’estégal, ce sont là de ces choses qui se disent dans la colère, maisqui ne se font pas. Je doute encore.

Dimanche, 10 décembre. – Sept heuresdu soir. Je rentre navré ; à peine la force de jeter cesquelques lignes.

C’est fait, il est parti, il a passé lepont.

Nous nous étions donné rendez-vous chez lui, àtrois ou quatre, Tournatoire, Franquebalme, Baumevieille, puisMalbos, un ancien de la milice, qui nous a rejoints en route.

J’avais le cœur serré devant la détresse deces murs nus, de ce jardin dépouillé. Tartarin n’a pas même regardéautour de lui.

C’est là ce que nous avons de bon, nous autresTarasconnais, notre mobilité.

Par elle, nous sommes moins tristes que lesautres peuples.

Il a donné les clés à Franquebalme :

« Vous les remettrez au marquis desEspazettes. Je ne lui en veux pas de n’être pas venu, c’est toutnaturel. Comme disait Bravida :

Amour du seigneur,

Amitié du verre

Ils ont fait de nous,

Ils ne veulent plus nous voir. »

Et se tournant vers moi :

« Tu en sais quelque chose,petit ! »

Cette allusion à Clorinde m’a touché. Penser àmoi au milieu de ces circonstances !

Une fois sortis, sur le cours, il faisait unvent terrible. Nous pensions tous en nous-mêmes :

« Gare le pont, tout àl’heure ! »

Lui ne semblait pas le moins du mondepréoccupé. À cause du mistral, on ne voyait personne enville ; rencontré seulement la musique qui revenait del’esplanade, les soldats, empêtrés de leurs instruments, retenantd’une main les pans de leurs capotes que le vent envolait.

Tartarin parlait lentement, en marche aumilieu de nous comme pour une promenade. Il nous entretenait delui, rien que de lui, ainsi qu’à son habitude.

« Moi, voyez-vous, j’ai le mal des gensde chez nous. Je me suis trop nourri de regardelle… »

À Tarascon nous appelons regardelle tout cequi tente les yeux, dont nous avons envie et que la main n’atteintpas. C’est la nourriture des rêveurs, des gens d’imagination. EtTartarin disait vrai, personne plus que lui n’a consommé deregardelle. Comme je portais le sac, le carton à chapeau, lepardessus de mon héros, je marchais un peu derrière, je n’entendaispas tout. Des mots m’échappaient dans le vent qui redoublait àmesure qu’on approchait du Rhône. J’ai compris qu’il disait n’envouloir à personne et parlait de son existence avec une doucephilosophie.

«… Ce gueusard de Daudet a écrit de moi quej’étais un Don Quichotte dans la peau de Sancho… Il a dit vrai. Cetype de Don Quichotte soufflé, douillet, empoté dans sa graisse ettoujours inférieur à son rêve, est assez fréquent à Tarascon etdans sa banlieue. »

Un peu plus loin, à un tournant de traverse,nous avons vu fuir le dos d’Excourbaniès, qui, en passant devant lemagasin de l’armurier Costecalde, nommé de ce matin conseillermunicipal de la ville, criait à toute gorge :

« Ah ! ah !… Fen débrut… Vive Costecalde ! »

« Même à celui-là, je ne lui en veux,pas, a dit Tartarin. Pourtant cet Excourbaniès représente le plushorrible côté du Midi tarasconnais. Je ne parle pas de ses cris,quoiqu’il brame vraiment plus que de raison, mais de cetépouvantable désir de plaire, d’être aimable, qui l’amène aux plusabjectes lâchetés. Il est devant Costecalde : « Au RhôneTartarin ! » Il serait avec moi que, pour me flatter, ilen crierait autant de Costecalde. À part ça, mes enfants, jolierace, la race tarasconnaise, et sans elle la France depuislongtemps serait morte de pédantisme et d’ennui. »

Nous arrivions au Rhône ; devant nous uncouchant triste, quelques nuages très hauts. Le vent semblait secalmer, tout de même le pont n’était pas rassurant. On s’arrêta àl’entrée et il ne nous demanda pas d’aller plus loin.

« Allons, adieu, mes enfants… »

On s’embrassa ; il commença parBaumevieille, le plus âgé, et finit par moi. Je pleurais, toutruisselant, sans pouvoir m’essuyer, car j’avais toujours lamallette et le pardessus, et je peux dire que le grand homme a bumes larmes. Ému lui-même, il prit ses effets, carton d’une main,pardessus sur le bras, la mallette de l’autre main, et commeTournatoire lui disait :

« Surtout, Tartarin, soignez-vous bien…Climat malsain, Beaucaire… Petite soupe à l’ail… n’oubliezpas. »

Il répondit en clignant de l’œil :

« N’ayez peur… Vous savez le proverbe dela vieille : Au plus la vieille allait, – au plus elleapprenait, – et pour ce, mourir ne voulait. Je ferai commeelle. »

Nous le vîmes s’éloigner sous les arceaux, unpeu lourd, mais à bon pas. Le pont tanguait horriblement. Deux outrois fois il s’arrêta à cause de son chapeau qui partait. Nous luicriions de loin, sans avancer :

« Adieu, Tartarin ! »

Lui ne se retournait pas, ne disait rien, tropému ; seulement, avec le carton à chapeau il nous faisaitsigne aussi, par derrière :

« Adieu… Adieu… »

Trois mois après. —Dimanche soir– je rouvre ce Mémorial depuis longtemps interrompu, ce vieuxregistre vert, que je laisserai à mes enfants, si j’en ai jamais,usé aux coins, commencé à cinq mille lieues de France, qui m’asuivi sur vies mers, en prison, partout. Un peu d’espace m’ yreste, j’en profite pour consigner le bruit qui courait en ville,ce matin : Tartarin a cessé de vivre !

On n’avait plus de ses nouvelles depuis troismois. Je savais qu’il demeurait à Beaucaire, près de Bompard, qu’ill’aidait à garder le champ de foire et à conserver le château.Métiers de regardelle, en somme, ces métiers-là. Bien souvent, melanguissant de mon bon maître, je m’étais proposé de l’aller voir,mais ce diable de pont me retenait toujours.

Une fois, regardant du côté du château deBeaucaire, là-haut, tout en haut, je me figurai voir quelqu’un quibraquait une lorgnette vers Tarascon. Ça avait l’air de Bompard. Ildisparut, entra dans la tour et revint avec un autre, très gros,qui semblait Tartarin. Celui-ci prit la lunette, lui aussi, et lalâcha pour faire aller ses bras en signe de connaissance ;mais c’était si loin, si petit, si vague, que je n’eus pasl’émotion que j’aurais cru ressentir. Ce matin, tout angoissé sanssavoir pourquoi, je suis sorti en ville, pour ma barbe, comme tousles dimanches, et j’ai été frappé de voir le ciel voilé, roux, unde ces ciels sans lumière qui mettent en valeur les arbres, lesbancs, les trottoirs, les maisons. J’en ai fait la remarque enentrant chez Marc-Aurèle, le barbier.

« Quel drôle de soleil ! Il nechauffe pas, n’éclaire pas… Est-ce qu’il y a une éclipse ?

– Comment, monsieur Pascalon, vous ne le savezpas ?… Elle est annoncée depuis le premier du mois. »

Et en même temps qu’il me tenait par le nezavec le rasoir tout près :

« Et la nouvelle, vous la connaissez,dites ?… Il paraîtrait que notre grand homme n’est plus de cemonde.

– Quel grand homme ? »

Quand il nomma Tartarin, d’un peu plus je mecoupais avec son rasoir.

« Voilà ce que c’est de sedépatrier !… Il n’a pas pu vivre sans Tarascon… »

Marc-Aurèle le barbier ne croyait pas dire sijuste.

Sans Tarascon et sans la gloire, c’était surqu’il ne pourrait pas vivre.

Pauvre bon maître ! PauvreTartarin !… Tout de même, cette coïncidence… une éclipse lejour de sa mort !

Et quel drôle de peuple que le nôtre ! Jeparie bien qu’en ville la nouvelle leur a fait de la peine à tous,mais ils ont affecté de prendre la chose très à la légère.

Tout ça, parce que depuis l’affaire dePort-Tarascon, qui les a montrés si emballés, si exagérés, lesTarasconnais veulent paraître très rassis, très maîtresd’eux-mêmes, corrigés pour toujours.

Eh bien, la vérité, c’est que nous ne sommespas corrigés le moins du monde ; seulement, au lieu de mentiren delà nous mentons en deçà.

Nous ne disons plus :

« Hier aux arènes on était plus decinquante mille, au moins. » Mais :

« Aux arènes, hier, si l’on était unedemi-douzaine, c’est tout le bout du monde. »

De l’exagération tout de même.

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