Rocambole – La corde du pendu – Tome I

X

– Le bon gouverneur, sir Robert M…,poursuivit Rocambole, ne perdait pas l’espoir de m’arracher desaveux.

Aussi redoublait-il avec moi de petits soinset d’amabilité.

Chaque jour, je pouvais voir le condamné àmort et lui prodiguer des consolations.

Chaque jour aussi, sir Robert M… medisait :

– N’est-ce pas que c’est affreux, unhomme qui va mourir ?

Les jours s’écoulaient.

Un soir, sir Robert M… entra dans ma chambreet me dit :

– Vous savez que c’est pourdemain ?

– Quoi donc ?

– L’exécution du condamné.

– Ah ! le pauvre homme !

– Voulez-vous toujours yassister ?

– Toujours.

– Alors, il faut que vous changiez decellule.

– Ah !

– Et que vous descendiez aurez-de-chaussée.

– Comme il vous plaira.

– Si même…

Et sir Robert parut hésiter et me regarda d’unair indécis.

– Achevez, lui dis-je.

– Si même vous voulez passer la nuit aveclui…

– Oh ! bien volontiers…

– Je suis convaincu que votre conversionne résistera pas à cette dernière épreuve.

– La vue du triste spectacle ?

– D’abord. Mais aussi les angoisses dumalheureux qui n’a plus que quelques heures à vivre.

– Cela est possible, dis-jefroidement.

– Oh ! je suis bien sûr, dit sirRobert M…, souriant toujours, que vous seriez pris d’une épouvantesalutaire.

– Je ne demande pas mieux.

– Et que vous vous attirerez labienveillance de vos juges par des aveux bien francs, biencomplets.

– Je ne répondis rien.

Il reprit :

– Du reste, vous ne serez pas seul avecle condamné.

– Vraiment ?

– Deux dames des prisons y passeront lanuit en prière. Vous verrez comme c’est lugubre.

– Mais, dis-je à sir Robert, lesrèglements ne s’opposent donc pas à cela ?

– Au contraire, répondit-il.

– Bah !

– La loi permet que le condamné passe ladernière nuit avec un parent, un ami, ou même un simple prisonnierde bonne volonté.

– Eh bien ! je serai ceprisonnier-là.

– Attendez donc, poursuivit sir Robert,il y a encore une particularité que vous ignorez bien certainementet que je vais vous apprendre.

– Voyons ?

– Le corps du supplicié appartient àCalcraft, qui le vend ordinairement aux chirurgiens.

– Je sais cela.

– Sa défroque appartient encore àCalcraft.

– Bon !

– Mais la loi veut que la corde soit lapropriété du supplicié.

– En vérité !

– Et il a le droit de la léguer à qui bonlui semble.

– Et la corde de pendu portebonheur ?

– On le dit.

– Ce qui fait que si le condamné meléguait cette corde, j’aurais quelque chance de ne point être penduà mon tour…

– Surtout si vous faites des aveux, ditsir Robert…

Je me mis à rire.

« Je ne crois pas beaucoup à la vertu dela corde du pendu, reprit sir Robert ; mais enfin si lecondamné vous fait son héritier, je n’y vois aucun inconvénient, etje tiendrai même la main à ce qu’elle vous soit remise. »

– Vous êtes le plus aimable desgouverneurs, lui dis-je.

Il soupira.

– Vrai ! répondit-il, si vous faitesdes aveux, je vous aimerai comme mon fils.

Et il me quitta.

Une heure après, on me conduisit dans lecachot du condamné à mort.

Les dames des prisons s’y trouvaient déjà.

Le mari de Betzy-Justice me reçut ensouriant.

– C’est pour demain, me dit-il.

– N’as-tu donc pas peur de la mort ?lui demandai-je.

– Non.

Et il leva la main vers la fenêtre du cachot,à travers les barreaux de laquelle on apercevait un coin duciel.

– Quand un homme meurt pour avoir faitson devoir, dit-il, il meurt tranquille.

– Tu n’as plus rien à me dire ?

– Plus rien. Vous, savez tout. Ah !pardon, je vous lègue ma corde, vous savez, c’est mon droit.

– Oui, le gouverneur me l’a dit.

– Ah !

– Et il est même enchanté de me voir tonhéritier.

Le condamné se prit à sourire.

– Pauvre homme ! dit-il, faisantallusion au gouverneur, il n’est pas de force à lutter avecvous.

La nuit se passa.

Les dames des prisons ne cessèrent de prier,et le condamné et moi nous causâmes à voix basse.

À cinq heures du matin, la porte du cachots’ouvrit.

Un des guichetiers amenait au condamné lechapelain qui devait l’exhorter à mourir.

Les dames des prisons sortirent.

J’embrassai le condamné une dernière fois.

– Souvenez-vous de ce que vous m’avezpromis, me dit-il.

– Mourez en paix, lui dis-je.

Et je sortis à mon tour.

Le guichetier m’emmena et me dit :

– J’ai ordre de vous conduire dans unecellule dont la fenêtre donne sur la cour de l’exécution.

– Fort bien, répondis-je.

La cellule annoncée était vaste et percéed’une fenêtre plus grande que les autres.

Il suffisait de monter sur un escabeau pouratteindre cette fenêtre.

Ce fut ce que je fis.

Alors je pus voir la potence dressée.

Il était six heures du matin et le journaissait, ou plutôt des lueurs indécises traversaient çà et là lebrouillard.

Des ombres confuses s’agitaient dans la rueautour de l’échafaud.

Le jour grandit peu à peu, et je distinguaides soldats d’abord, puis sir Robert M… en grand uniforme.

Sir Robert avait le sourire aux lèvres.

Quand il me vit, il m’envoya un petit salut dela main.

Puis il poussa la courtoisie jusqu’à venirsous la fenêtre.

– Vous verrez merveilleusement bien delà, me dit-il.

– Je le crois, répondis-je. Maisqu’est-ce que tous ces hommes vêtus de noir que je vois là-bas.

– Ce sont les jurés qui ont condamné lemalheureux et que la loi oblige à assister à l’exécution.

– Fort bien. Et cet autre groupe qui setient à l’écart ?

– Ce sont les reporters des diversjournaux.

– Ah ! merci.

– Excusez-moi, dit sir Robert, mais ilfaut que je dise un mot à Calcraft.

Et il me quitta.

J’attendis avec anxiété le moment suprême.

Cet homme qui m’était inconnu trois semainesauparavant, je l’aimais à présent que je connaissais sonsecret ; et la pensée qu’il allait mourir m’étreignait lecœur.

À sept heures moins le quart Calcraft et sesaides arrivèrent, montèrent sur l’échafaud, graissèrent la corde,s’assurèrent que la trappe jouait bien et redescendirent.

À sept heures précises, une porte s’ouvrit aufond du préau et le condamné parut.

Il était pâle, mais il marchait avec assuranceet la tête haute.

Quand il fut sur l’échafaud, il me chercha desyeux et finit par m’apercevoir.

Nos regards se rencontrèrent.

– Souvenez-vous ! me cria-t-ilencore.

– Mourez en paix ! répondis-je pourla seconde fois.

On lui passa le bonnet de laine noire, puisCalcraft lui mit la corde au cou.

Une seconde après, il était lancé dansl’éternité.

Quand les spectateurs furent partis, sirRobert M… s’empressa de me venir voir.

– Eh bien ? me dit-il.

– Eh bien ! lui dis-je, j’ai toutvu.

– Et… quelle impression cela vous a-t-ilfaite ?

– Aucune.

Et je me mis à rire.

– Vous ne voulez donc pas avouer ?s’écria-t-il avec un accent de dépit.

– Je verrai plus tard, luirépondis-je.

À ces mots, Rocambole se leva.

– Ah ! dit-il, voici la Tamise dansson plein. Veux-tu que nous nous jetions à l’eau ?

– Mais, dit Milon, la corde…

– Je l’ai.

– Où est-elle ?

– Autour de mes reins.

– Et vous ne me dites pas quel était cesecret que le mari de Betzy-Justice vous avait confié avant demourir ?

– Plus tard, dit Rocambole.

– Ah ! fit Milon avec dépit.

– Pour le moment, il faut songer à n’êtrepas surpris ici par le jour.

– Mais où irons-nous ?

– Je ne sais pas ; nous verrons.Allons ! suis-moi !

Et Rocambole, prenant son élan, se jeta dansla Tamise, qui battait avec fureur les murs des maisonsriveraines.

Milon le suivit.

Tous deux disparurent un moment sous lesflots, mais ils remontèrent à la surface et se mirent à nagertranquillement dans la direction du pont de Londres.

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