Rocambole – La corde du pendu – Tome I

II

Le maître avait parlé.

Il fallait obéir.

D’ailleurs, l’heure du péril était loinencore.

Marmouset dit à l’oreille de Milon :

– Construisons toujours la muraille, nousverrons après.

– Ça y est, dit Milon.

Et on se mit à l’œuvre.

En outre de Marmouset, de Milon, de Vanda, dePolyte et de Pauline, il y avait encore trois personnes dans lesouterrain.

L’une était le matelot William celui que jadisl’homme gris avait terrassé.

Puis, la Mort-des-Braves, et enfin Jean leBoucher, que jadis on appelait, au bagne, Jean le Bourreau.

Ceux-là n’eussent même pas osé discuter unordre du maître.

Rocambole leur fit un signe.

Tous trois revinrent en arrière pour y prendrele baril de poudre.

Milon les suivit.

Le baril était lourd ; mais poussé,traîné, porté par les quatre hommes, il fut arraché à la placequ’il occupait depuis deux cents ans.

Puis on le posa contre la roche, sur le flanc,la mèche en arrière.

– À la muraille, maintenant ! ditRocambole.

Et il regarda sa montre.

Tous avaient des torches.

– Qu’on les épargne, dit Rocambole, uneseule suffit !

Chacun souffla sa torche, excepté lui.

– Le maître a de la précaution, murmuraMilon.

– Sans doute, répondit Marmouset à voixbasse. Nous sommes ici pour sept ou huit heures peut-être, et sinous brûlions toutes nos torches à la fois, nous courrions grandrisque de demeurer dans les ténèbres.

On se mit donc à la besogne.

Les blocs de roche furent apportés, un àun.

Avec la pioche dont il était armé, Rocamboleles équarrissait au besoin et faisait l’office du maçon.

Le mur montait peu à peu.

Quand il fut à deux pieds du sol, on prit lamèche avec soin et on l’allongea en y ajoutant la chemise de Milontaillée en minces lanières.

Puis on la fit passer sur le mur et déborderau dehors.

Avec la pioche, Rocambole cassait de petitsmorceaux de roche qu’il disposait tout alentour, de façon à faireune sorte de lumière semblable à celle d’un canon.

Quand la mèche fut ainsi protégée, on continuala muraille.

Chacun, hommes et femmes, apportait sa pierre,et le mur montait, montait toujours.

Quatre heures après, il avait atteint lesommet de la voûte.

Le baril de poudre se trouvait alorsemprisonné entre le mur et le bloc de roche.

Le mur avait dix ou douze piedsd’épaisseur.

Selon les calculs de Rocambole, il devaitavoir une force de résistance triple de celle de la roche.

Alors, le maître tira sa montre.

– Est-ce le moment ? demandaMilon.

– Non, pas encore, dit Rocambole.

– Il y a pourtant joliment longtemps quenous travaillons !

– Quatre heures seulement.

– Ah !

– Et la marée n’est pas redescendueencore !

Milon soupira, puis, au bout d’un instant desilence :

– Combien de temps encore ?fit-il.

– Trois heures.

– Ah ! bien alors, les policemen ontle temps de venir.

– Espérons qu’ils ne viendront pas, ditRocambole avec calme.

Et il s’assit sur un bloc de roche qui n’avaitpas trouvé son emploi.

Et comme ses compagnonsl’entouraient :

– Écoutez-moi bien, maintenant,dit-il.

On eût entendu voler une mouche dans lesouterrain.

Rocambole poursuivit :

– Je crois fermement à notre délivrance.Cependant, je puis me tromper dans mes calculs.

– Je ne le pense pas, dit Marmouset.

– Moi non plus, mais enfin, il faut toutsupposer.

– Bon ! murmura Milon.

– Si nous ne pouvons projeter le rocheren avant, il faut nous attendre à un nouvel écroulement.

– Et alors, dit Vanda, nous serions tousensevelis et écrasés ?

– Peut-être oui, peut-être non.

Et Rocambole, le sourire aux lèvres,poursuivit :

– Quand l’heure de mettre le feu à lamèche sera venue, vous vous en irez tous à l’autre extrémité dusouterrain et ne vous arrêterez que dans cette salle circulaire oùcette jeune fille nous attendait.

Et il désigna Pauline d’un geste.

– Mais vous, maître ?

– Il ne s’agit pas de moi, dit Rocambole.Je parle, écoutez.

Il prononça ces mots d’un ton impérieux ettous courbèrent la tête.

– L’explosion aura lieu, continua-t-il.Alors, de deux choses l’une : ou la roche sera violemmentchassée en avant, comme un boulet de canon…

– Ou nous serons tous écrasés, ditMarmouset.

– Pas vous, mais moi.

– Maître, dit Vanda, voilà précisément ceque nous ne voulons pas.

– Et c’est ce que je veux, moi !

– Il y a pourtant une chose bien simple,murmura Milon.

– Laquelle ?

– C’est de tirer au sort qui mettra lefeu.

– Tu as raison en apparence, ditRocambole.

– Ah !

– Mais tu as tort en réalité.

– Et pourquoi cela ? demandaMilon.

– Parce que si l’écroulement se fait,toute fuite pour ceux qui seront dans la salle circulaire deviendraimpossible.

– Eh bien ?

– Et qu’ils tomberont aux mains despolicemen.

– Bon ! après ?

– Et que, si je suis parmi eux, je seraipendu. Or, mourir pour mourir, j’aime mieux mourir ici.

Cela était tellement logique que personne nerépliqua.

– Vous autres, au contraire, poursuivitRocambole, vous n’êtes ni incriminés, ni coupables ; enadmettant même que vous soyez mis en prison, vous serezrelâchés.

– Qui sait ? fit encore Milon.

– Je connais la loi anglaise, ditRocambole, et suis sûr de ce que je dis.

– Eh ! s’écria Vanda, que nousimportent la vie et la liberté si vous mourez, maître ?

– Vous continuerez mon œuvre, ditfroidement Rocambole.

Milon se méprit à ces paroles :

– Ah ! non, par exemple, dit-il, envoilà assez comme ça pour les fénians, des gredins qui sontcause…

– Tais-toi !

Et Rocambole eut un geste impérieux.

Puis, s’adressant à Vanda :

– Écoute-moi bien, toi, dit-il.

– Parlez, maître !

– Si l’hypothèse que je viens d’admettredevenait une réalité, si j’étais enseveli, vous autres écrouésd’abord, puis mis en liberté ensuite, tu te mettrais à la recherchede miss Ellen.

– Elle nous attend sur le navire.

– Soit. Mais enfin tu la retrouverais oùqu’elle fût ?

– Sans doute. Et puis ?

– Et vous iriez ensemble à Rotherhithe,de l’autre côté de la Tamise, tout près du tunnel.

– Après ? fit encore Vanda.

– Vous entreriez dans Adam street, uneruelle étroite et sombre, et vous chercheriez la maison qui portele numéro 17.

– Bon ! dit Vanda.

– Au troisième étage de cette maisondemeure une vieille femme qu’on appelle Betzy-Justice. Tu luimontrerais ceci.

Et Rocambole prit à son cou une petitemédaille d’argent qui était suspendue par un fil de soie.

– Et puis ? dit encore Vanda.

– Alors Betzy-Justice te donnera despapiers.

– Et ces papiers, je les lirai ?

– Oui, et ils t’apprendront à qui toi etnos compagnons avez affaire.

– C’est bien, dit Vanda.

Rocambole consulta sa montre de nouveau.

– Quel jour sommes-nous ?demanda-t-il ?

– Le 14, répondit Marmouset.

Le maître parut réfléchir.

– Je me suis trompé, dit-il enfin ;la marée avance d’une heure aujourd’hui.

– Ah !

– À l’heure qu’il est, l’orifice de lagalerie doit être libre.

– Alors le moment est venu ? demandaVanda en tremblant.

– Dans dix minutes.

Milon se jeta alors aux genoux deRocambole :

– Maître, dit-il, au nom de Dieu,accordez-moi une grâce.

– Parle.

– Laissez-moi rester avec vous.

– Soit, dit Rocambole.

Milon poussa un cri de joie.

Alors le maître prit Vanda dans ses bras etl’y serra fortement ; puis il embrassa successivement chacunde ses compagnons et dit :

– Éloignez-vous !

Et ils obéirent.

Vanda se retournait à chaque pas, tout enobéissant.

– Plus vite ! cria Rocambole.

Puis, quand ils eurent disparu dansl’éloignement, il regarda Milon :

– Es-tu prêt ? dit-il.

– Toujours, répondit le colosse.

– Tu n’as aucune répugnance à t’en allerdans l’éternité ?

– Avec vous, aucune.

– C’est bien. En route, alors !

Et Rocambole approcha sa torche de l’extrémitéde la mèche et y mit le feu.

Puis, les bras croisés sur la poitrine, ilattendit.

Milon était aussi impassible que lui.

Et la mèche brûlait lentement, et elleatteignit le mur qui la séparait encore du baril…

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