Rocambole – La corde du pendu – Tome I

XIII

Betzy-Justice continuait à regarder ces troispersonnages.

Il y eut un moment de silence aprèsl’exclamation de Vanda.

Puis Betzy se redressa et d’une voixenfiévrée :

– Non, dit-elle, vous vous trompez… celane peut être… l’homme gris n’est pas mort !

– Il faut bien l’espérer, ditMarmouset.

Vanda secoua la tête et ne répondit pas.

– L’homme gris a promis à mon pauvre Tomqu’il ferait justice, et l’homme gris n’a pu mourir avant d’avoirtenu sa parole. D’ailleurs, ajouta-t-elle, l’homme gris n’est pasun homme comme les autres.

– Ça c’est vrai, dit Shoking qui, luiaussi, se reprit à espérer.

– L’homme gris ne peut mourir, dit encoreBetzy.

Et puis, les regardant toujours :

– Que veniez-vous donc faireici ?

– Chercher l’homme gris.

– Et vous dites que vous êtes sesamis !

– Oui.

Et comme elle les regardait d’un air de doute,Marmouset ajouta :

– Quand nous nous sommes séparés, l’hommegris nous a dit : « Il est possible que nous ne nousrevoyions pas. »

– Ah ! il vous a dit cela ?

– Oui, et il nous a commandé de venirvous trouver.

– Moi ?

– Et de vous prier de nous remettre lespapiers.

Betzy les regarda avec défiance.

– Non, non ! dit-elle enfin. Vous nevenez peut-être pas de sa part.

– Je vous jure que si, ma chère, ditShoking.

– Et moi je ne vous crois pas.

Marmouset prit dans ses mains les mains de lavieille femme et lui dit :

– Regardez-moi bien, ai-je l’air d’unhomme qui ment ?

– Je n’en sais rien.

– Songez, reprit Marmouset, que sil’homme gris est mort, et que vous refusiez de vous confier ànous…

– Je ne songe qu’à une chose, ditBetzy.

– Laquelle ?

– C’est que mon pauvre Tom, quand il estallé en prison, m’a dit de ne confier les papiers à personne.

– Pas même à l’homme gris !

– Oh ! si.

– Puisque c’est lui qui nousenvoie !

– Prouvez-le-moi ?

Et cette femme que le chagrin et la misèreavaient mise aux portes du tombeau, et qui n’avait peut-être plusque quelques heures à vivre, cette femme, disons-nous, parutdécidée à ne point se dessaisir des documents mystérieux qui setrouvaient en sa possession.

– Ma chère, dit alors Shoking, ne meconnaissez-vous donc pas, moi ?

– Non, dit-elle. Cependant il me sembleque je vous ai vu quelque part.

– Je me nomme Shoking.

Ce nom parut éveiller un souvenir dansl’esprit de Betzy-Justice.

– Ah ! oui, dit-elle, Shoking lemendiant ?

– Précisément.

– Nous avons passé une nuit ensemble auwork-house de Mail-Road.

– C’est vrai, dit Shoking.

– Mais cela ne me prouve pas que vousveniez de la part de l’homme gris.

– Je suis son ami.

– Qui me le prouvera ?

– Voyons, dit Shoking qui était patientcomme un véritable Anglais qu’il était, connaissez-vous dansLondres un homme en qui vous ayez une confiance absolue ?

– Oui, je connais un prêtrecatholique.

– L’abbé Samuel, peut-être ?

– Vous le connaissez ?

Et Betzy regarda Shoking avec une attentionpleine de ténacité.

– Non seulement je le connais, ditShoking, mais je puis vous affirmer qu’il témoignera, si je leveux, que je viens de la part de l’homme gris.

– Eh bien ! dit Betzy, que l’abbéSamuel vienne ici et qu’il me dise que je peux vous remettre lespapiers.

– Et vous nous les donnerez ?

– Oui.

Shoking consulta Marmouset du regard.

Marmouset répondit :

– Le maître nous a donné un ordre et nousdevons l’exécuter. J’ai la conviction que le maître est vivant.

– Moi aussi, dit Shoking.

– Dieu vous entende ! murmuraVanda.

– Mais nous devons agir comme s’il étaitmort.

– C’est mon avis, dit encore Shoking.

– Mais, reprit Marmouset, où trouver cetabbé Samuel ?

– Je m’en charge, dit Shoking. Et si vousvoulez m’attendre ici…

– Ici ?

– Oui ; en prenant un cab, je seraide retour avant une heure.

– Soit, dit Marmouset.

– Que l’abbé Samuel me dise que je puisavoir confiance en vous, et je vous donnerai les papiers, ditBetzy.

Marmouset regardait cette chambre délabrée quin’avait d’autres meubles que le lit de bois blanc sur lequel Betzyétait couchée, deux chaises boiteuses et une table.

Betzy crut comprendre ce regard.

– Ah ! dit-elle, vous cherchez oùj’ai pu mettre les papiers, n’est-ce pas ?

Elle eut un rire nerveux et ajouta :

– Ils ne sont pas ici, croyez-le bien…Ils sont hors de cette maison…

– Ah ! fit Marmouset.

– Et si vraiment vous venez de la part del’homme gris…

– Nous vous le prouverons tout à l’heure,ma chère, dit Shoking.

Et il gagna la porte, tandis que Vanda etMarmouset s’asseyaient au chevet de la vieille femme.

**

*

Shoking était un enfant de Londres, et ilsavait la grande ville par cœur.

Une fois hors d’Adam street, il retourna versRothnite-Church, où il savait qu’il trouverait au fond d’une courune station de voitures.

Il trouva en effet un cab et monta dedans,disant au cocher :

– Saint-George-Church !

– Dans le Southwark ? dit lecocher.

– Oui. Et il y a six pence de pourboiresi tu me mènes rondement.

Le cabman rendit la main à son trotteurirlandais.

Vingt minutes après, le cab s’arrêtait devantla grille du cimetière qui entoure l’église catholique.

Shoking traversa le cimetière.

Puis, au lieu d’entrer dans l’église par lagrande porte, il se dirigea vers la petite porte du chœur.

Rien n’était changé dansSaint-George-Church.

C’était toujours le même gardien à barbeblanche qui venait ouvrir quand on frappait d’une certainefaçon.

Shoking frappa.

Le bonhomme vint ouvrir.

En voyant Shoking, il eut un éclair de joiedans ses yeux presque éteints.

– Ah ! dit-il, il y a longtempsqu’on ne vous a vu, mon cher ami !

– J’ai fait une absence, dit Shoking.

– En vérité ?

– Je suis allé en France.

– Ah ! fort bien.

– Et je voudrais voir l’abbé Samuel.Est-il là-haut ?

Et Shoking désignait du regard la porte duclocher.

– Oui, dit le vieillard d’un clignementd’yeux.

Shoking monta dans le clocher et frappa àcette porte perdue dans la muraille qui ouvrait sur la chambresecrète dans laquelle l’abbé Samuel, l’homme gris et tous ceux quele révérend Patterson poursuivait de sa haine implacable avaientsuccessivement trouvé un asile.

L’abbé Samuel était en prière.

Il vint ouvrir à Shoking et eut, comme lesacristain, un geste de surprise joyeuse.

– Monsieur, lui dit Shoking, vous savezsi j’étais l’ami de l’homme gris, ou plutôt son serviteurdévoué ?

– Certainement, dit l’abbé Samuel.

– Êtes-vous prêt à l’attester ?

– Mais sans doute.

– Alors je vous supplie de venir avecmoi.

– Où cela ?

– Dans Rothnite, Adam street.

– Bon ! dit l’abbé Samuel, je saisce que vous voulez.

– Ah !

– Vous êtes allé demander des papiers àla veuve d’un supplicié ?

– Oui.

– Qu’on nomme Betzy-Justice ?

– C’est bien son nom.

– Et elle ne veut pas croire que vousvenez de la part de l’homme gris ?

– Elle ne le croira que si vous le luiaffirmez.

– Eh bien ! dit le prêtre, allons,je suis prêt à vous suivre.

Alors Shoking regarda l’abbé Samuel :

– Monsieur, dit-il, vous connaissez doncl’histoire de ces papiers ?

– Oui.

– Qui vous l’a racontée ?

– L’homme gris lui-même.

Shoking jeta un cri :

– Ah ! s’il en est ainsi, dit-il, jebénis le ciel, car l’homme gris que nous avons cru mort est bienvivant !

L’abbé Samuel ne répondit pas.

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