Rocambole – La corde du pendu – Tome I

Journal d’un fou de Bedlam X

Sir Evandale regardait l’Indien avec unétonnement qui n’était pas absolument dépourvu d’effroi.

L’Indien était vieux, si l’on s’en rapportaità ses cheveux blancs.

Cependant les traits de son visage étaientjeunes encore, et, chose étrange, sans la couleur bronzée de sonvisage, on eût juré un Européen, tant ses traits avaient de finesseet s’éloignaient du type de la race rouge.

Il n’était pas beau à voir, du reste, car siles signes du visage étaient corrects, ce même visage n’en étaitpas moins couturé par différentes cicatrices, d’aspect bizarre.

Quand l’Indien s’en allait par les chemins endemandant la charité, il relevait parfois les manches de sonvêtement et entr’ouvrait sa chemise.

Et soit qu’on vit apparaître les bras ou lapoitrine, on éprouvait un sentiment d’horreur.

Le corps de cet homme était couvert deblessures horribles, cicatrisées, il est vrai, mais cependanttoujours hideuses, car la peau qui les recouvrait était demeuréetransparente comme de la pelure d’oignon.

Quelquefois, l’Indien, qu’on appelait Nizam,pour attendrir les passants, leur racontait son histoire.

Il avait été surpris par une tigresse dans unepagode au moment où il faisait dévotement sa prière, emporté parelle dans les jungles, et livré en pâture à ses petits.

Comment avait-il échappé à cette bande detigres ?

Nizam racontait alors une étrangehistoire.

Au moment où les jeunes tigres le déchiraientde leurs griffes et, sous les yeux de leur mère, jouaient avec soncorps pantelant, mais encore plein de vie ; tandis que,résigné comme tous les gens de sa race, il attendait la mortépouvantable qui lui était réservée, un bruit semblable auroulement du tonnerre s’était fait entendre.

Les tigres, abandonnant leur proie, s’étaientconsultés du regard.

La mère avait paru inquiète.

Le bruit continuait. La terre tremblait, commesi une armée de géants eût été en marche.

Alors la tigresse fit entendre un cri rauque,donnant ainsi le signal du départ.

Et elle prit la fuite avec ses petits,abandonnant le malheureux Indien encore vivant.

Mais Nizam n’était point sauvé pour cela.

Ce bruit formidable, qui grandissait sanscesse comme un roulement de tonnerre qui s’approche, il l’avaitreconnu.

C’était une troupe d’éléphants quitraversaient les jungles.

Et Nizam se dit :

– Les tigres m’ont fait grâce, mais leséléphants passeront sur moi sans me voir et m’écraseront sous leurspieds.

Nizam se trompait ; il calomniait leséléphants.

Ceux-ci voyageaient au nombre de plus de deuxcents. D’où venaient-ils ? où allaient-ils ?

Il présuma que c’était une émigration et nonune marche guerrière, car les éléphants emmenaient leurs femelleset leurs petits, et au milieu d’eux de vieux éléphants qui avaientles oreilles toutes blanches.

Un chef marchait en tête, à plus de cent pasen avant de la colonne.

C’était un éléphant blanc.

L’éléphant sacré pour les Indiens.

Nizam l’aperçut.

Et comme Nizam était un serviteur pieux dudieu Wichnou, il pensa que le dieu Wichnou envoyait l’animal sacréà son aide.

Et Nizam ne se trompait pas.

Quand il fut auprès de lui, l’éléphants’arrêta, abaissa sa trompe, l’enroula autour du corps de l’Indienet la posa doucement sur son cou.

Puis il continua sa marche, toujours suivi dela redoutable armée.

Les éléphants sortirent des jungles etarrivèrent dans une vaste plaine cultivée, au milieu de laquelleétait un village indien.

Alors l’éléphant blanc déposa Nizam au bordd’un champ de riz et sembla lui dire, en le regardant de cet œilhumain qu’ont ceux de sa race :

– Ici, tu es sous la protection deshommes, tes frères, et tu n’as plus rien à craindre des tigres.

C’était ainsi que Nizam avait été sauvé. Sesblessures s’étaient cicatrisées une à une ; mais la peaun’était pas revenue, et avait été remplacée par une membranevisqueuse qui permettait de voir les muscles et les veines desmembres.

Pourquoi Nizam avait-il quittél’Inde ?

Pourquoi, venu à Londres, avait-il abandonnécette ville pour venir vivre en mendiant dans le comté deNorthumberland ?

Il ne le disait pas.

Et tel était l’homme qui apparaissait tout àcoup à sir Evandale, pris d’un sombre accès de haine etd’envie.

Nizam se laissa glisser au bas de l’arbre danslequel il s’était blotti, et il vint s’asseoir auprès de sirEvandale.

Celui-ci, nous l’avons dit, le regardait avecun étonnement mêlé d’effroi.

L’Indien devina ce sentiment et dit au jeunehomme :

– Ne craignez rien de moi. Je vous suisplus attaché que la liane ne l’est au tronc d’arbre autour duquelelle s’enroule.

Et comme sir Evandale le regardaittoujours :

– Je vous aime comme un chien, comme unesclave, poursuivit l’Indien ému, et tout mon sang vousappartient.

– Vraiment ? dit sir Evandale.

– Je vous aime, poursuivit l’Indien, etje voudrais vous faire lord.

– Oh ! oh !

– C’est comme je vous le dis.

Sir Evandale soupira.

– Malheureusement, dit-il, cela estimpossible.

– Il n’y a rien d’impossible, ditsentencieusement l’Indien.

– Mais… mon pauvre ami…

– Sir Evandale, reprit l’indien avecgravité, êtes-vous pressé de rejoindre la chasse ?

– Non.

– Vous plait-il de m’écouter ?

– Parle, si tel est ton bon plaisir.

– Sir Evandale, vous aimez miss Anna.

Le jeune homme tressaillit.

– Qu’en sais-tu ? fit-il.

– Sir Evandale, poursuivit Nizam, quandvous levez les yeux, vous apercevez sur la montagne les toursmassives de Pembleton le Vieux.

– Après ?

– Quand vous les abaissez vers la plaine,vous contemplez les tourelles de New-Pembleton.

– Et puis ?

– Et puis votre regard embrasse les dixlieues carrées de prairies, de champs cultivés et de bois quientourent les deux manoirs, et vous soupirez…

Sir Evandale soupira en effet.

– Et alors, reprit l’Indien, vous vousdites : Si j’étais né le premier, tout cela serait à moi.

– Il est vrai, murmura sir Evandale d’unair sombre.

– Et quand on vous donne le simple titrede gentleman, vous entendez appeler votre frère milord…

– Eh bien ! que veux-tu que j’yfasse ?

– Il faut être lord à votre tour.

– Mais…

– Et si je le veux, vous le serez.

– Toi !

Et sir Evandale regarda ce mendiant avec unair de doute ironique.

– Ne riez pas, dit Nizam.

Sir Evandale le regardait toujours.

Alors Nizam redressa sa grande taille voûtée,et son œil ardent eut une flamme qui brûla les yeux de sirEvandale.

– Dans le pays où nous sommes, je tendsla main aux passants, dit-il, et on me considère comme un objetd’horreur et de pitié tout à la fois, mais si je voulais…

– Eh bien ! que ferais-tu ?

– Je ferais de vous lord Pembleton, ditfroidement l’Indien.

– Ah ! dit sir Evandalefrémissant.

– Écoutez-moi, poursuivit l’Indien.

Et il vint s’asseoir auprès du frère déshéritéde lord William Pembleton, le haut et puissant seigneur.

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