Rocambole – La corde du pendu – Tome I

XIV

Et comme ils traversaient le cimetière,Shoking prit vivement les mains de l’abbé Samuel.

– Ah ! fit-il, dites-moi que vousl’avez vu ?

– Qui ?

– L’homme gris.

– Sans doute, je l’ai vu.

– Quand ? hier, aujourd’hui ?demanda Shoking d’une voix étranglée par l’émotion.

– Non, dit l’abbé Samuel, je l’ai vu àNewgate, il y a une quinzaine de jours.

Shoking jeta un cri de surprise.

– Ah ! fit-il, s’il en est ainsi,vous ne savez rien.

Le prêtre le regarda d’un air étonné.

– Vous ne savez donc pas, poursuivitShoking, que l’homme gris n’est plus à Newgate ?

– Si, je le sais.

– Alors vous savez où il est ?

Et Shoking se reprit à espérer.

– Non, dit l’abbé Samuel.

– Nous le croyons mort, nous.

– Ah ! dit le prêtre.

Et il demeura impassible.

– Oh ! s’écria Shoking, vous savezdes choses que nous ne savons pas.

– Peut-être bien…

Shoking ne dit plus rien. Mais il fit à partlui cette réflexion :

« Je suis bien sûr maintenant que l’hommegris n’est pas mort.

Seulement, il a très certainement des raisonspour ne pas reparaître.

Et ces raisons, l’abbé Samuel les connaîtaussi. »

Dès lors Shoking garda un silence plein deréserve.

Ils sortirent du cimetière et montèrent dansle cab qui attendait Shoking sur le square.

– Rothnite-Church ! ditcelui-ci.

Le cab partit.

Arrivé à l’église de Rothnite, l’abbé Samuelet lui mirent pied à terre et renvoyèrent le cab.

Puis ils continuèrent leur chemin à pied etgagnèrent Adam street.

Marmouset était au seuil de la porte.

– Ah ! venez vite, dit-il, venezvite.

– Qu’est-ce qu’il y a donc encore ?demanda Shoking.

– Il y a que la vieille femme vamourir.

– Betzy ?

– Après ton départ, dit Marmouset, elle aété prise d’une crise nerveuse, puis une grande faiblesse s’en estsuivie, et maintenant c’est à peine si elle respire. Il n’est quetemps qu’elle voie monsieur.

Et Marmouset salua l’abbé Samuel.

– Rassurez-vous, monsieur, dit celui-cien français. Je connais Betzy et je l’ai vue plusieurs fois en cetétat, surtout depuis la mort de son mari.

Ils montèrent.

Vanda était toujours au chevet de la vieillefemme, qui haletait sur son lit.

Quand Betzy-Justice vit apparaître l’abbéSamuel, son visage se transfigura et un rayon de joie brilla dansson regard.

– Ah ! dit-elle, j’ai cru quej’allais mourir avant votre arrivée.

L’abbé Samuel lui prit la main :

– Il faut avoir du courage, Betzy,dit-il.

– Ah ! j’en ai, dit-elle, et puis ilne faut pas que ce pauvre Tom soit mort inutilement.

Et elle regarda Shoking, ajoutant :

– Vous connaissez donc cethomme ?

– Oui, dit l’abbé Samuel.

– C’est un ami de l’homme gris ?

– Oui.

– Et ils viennent de sa part ?

– Oui, répéta le prêtre catholique.

– Alors je puis leur dire où sont lespapiers ?

– Certainement.

Betzy fit un effort suprême et, une foisencore, elle parvint à se dresser sur son lit.

– Alors, dit-elle, écoutez-moi…,écoutez-moi bien.

Tous quatre entouraient le lit de la vieillefemme, dont la voix allait toujours s’affaiblissant.

– Vous connaissez l’église deRothnite ? dit-elle.

– Oui, répondit l’abbé Samuel.

– Elle est entourée d’un cimetière.

– Comme toutes les églises deLondres.

– Eh bien ! il y a dans le cimetièrede Rothnite une tombe qui porte un nom pour touteinscription : Robert.

– Après ? fit Shoking.

– Cette tombe est surmontée d’une croixde fer, continua Betzy-Justice. Elles sont rares les croix de ferdans le pauvre cimetière de Rothnite, et vous trouverez facilementla tombe dont je vous parle.

– Et les papiers sont dans latombe ?

– Oui.

– C’est bien, dit Marmouset, nous allonsy aller.

– Mais, dit encore Betzy, vous ne lepourrez pas, le cimetière et l’église sont fermés la nuit.

– Nous passerons par-dessus lesgrilles.

– C’est inutile, dit Shoking.

– Que veux-tu dire ?

Et Marmouset regarda Shoking aveccuriosité.

– Je veux dire, répondit Shoking, quej’ai un moyen de pénétrer dans le cimetière sans rien briser nienfoncer aucune porte.

L’abbé Samuel fit un signe de tête qui voulaitdire :

– Moi aussi.

– Allons, en ce cas, dit Marmouset.

– Mais, dit Vanda, on ne peut laissercette pauvre femme seule ; je vais rester auprès d’elle.

– Oh ! fit Betzy d’une voix triste,vous n’y resterez pas longtemps, je crois bien que c’est fini cettefois ; mais je ne voudrais pas mourir avant de savoir si vousavez les papiers.

– Nous reviendrons aussitôt que nous lesaurons, répondit l’abbé Samuel.

Et il sortit le premier.

Marmouset et Shoking le suivirent.

Quand ils furent dans la rue, le prêtre dit àMarmouset :

– Il est une chose que vous ne savez pas,que vous ne pouvez pas savoir, mais que l’homme gris sait bien.

– Ah !

– C’est que le cimetière de Rothnite aservi plus d’une fois de rendez-vous aux fénians.

– Vraiment ?

– Et nous allons prendre le même cheminqu’eux pour y pénétrer.

– Vous me parlez de l’homme gris ?dit Marmouset.

– Sans doute.

– Savez-vous ce qu’il estdevenu ?

– Il s’est échappé de Newgate.

– Oui. Mais après ?

– Après… dame !…

Et le prêtre parut embarrassé.

Marmouset secoua la tête :

– J’ai bien peur qu’il ne soit mort,dit-il.

– Non, dit l’abbé Samuel.

– Vous croyez qu’il n’est pasmort ?

– Oui.

– Vous en êtes… certain ?

– Peut-être…

– Et… vous… l’avez vu ?

– Non, mais je vous affirme qu’il estvivant.

– Et moi je le crois, dit Shoking.

Marmouset sentait son cœur battre trèsviolemment.

– Oh ! monsieur, dit-il, de grâce,si vous avez quelque nouvelle récente de celui que vous appelezl’homme gris et que nous appelons le maître, nous…

– Monsieur, répondit l’abbé Samuel, je nepuis parler. Qu’il vous suffise de savoir que l’homme gris estvivant, bien portant, et que vous le reverrez un jour.

Marmouset n’insista pas.

Rocambole vivait !

Et puis Marmouset se souvenait.

Il se souvenait que, trois ou quatre annéesauparavant, le maître avait subitement disparu, puis qu’il étaitrevenu de la même façon.

L’abbé Samuel et ses deux compagnons, tout encausant ainsi, arrivèrent sur la petite place deRothnite-Church.

Il y avait là un public-house qui fermait debonne heure chaque soir, mais à travers les volets duquel on voyaitfiltrer un filet de lumière bien avant dans la nuit.

Shoking frappa d’une certaine façon.

Un bruit se fit à l’intérieur.

Mais la porte du public-house ne s’ouvritpas.

Alors Shoking se retourna vers l’abbéSamuel.

– Le publicain attend le mot d’ordre,dit-il, et ce mot, je ne le sais pas.

– Attendez…

Et l’abbé Samuel, approchant ses lèvres d’unefente de la devanture, prononça quelques paroles en patoisirlandais.

La porte s’ouvrit alors.

Le publicain, un Irlandais de pure race, fitun geste d’étonnement en apercevant l’abbé Samuel.

– Il n’y a pourtant pas de réunionaujourd’hui ! dit-il, faisant allusion sans doute auxassemblées mystérieuses des fénians.

– Non, dit l’abbé, mais nous avonsaffaire dans le cimetière.

– Ah !

Le publicain connaissait Shoking ; maisil voyait Marmouset pour la première fois.

Et comme il le regardait avec une extrêmecuriosité, l’abbé Samuel lui dit :

– Ce gentleman est l’ami de l’hommegris.

Le publicain salua avec respect.

Puis il alluma une lanterne à la lampe quibrûlait sur le comptoir, et dit :

– Puisque vous avez affaire dans lecimetière, venez.

Et il souleva la trappe qui se trouvait aumilieu du public-house, laquelle trappe recouvrait une échelle demeunier qui plongeait dans la cave de son établissement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer