Rocambole – La corde du pendu – Tome I

Journal d’un fou de Bedlam XXV

Retournons à Londres, maintenant.

Nous sommes en plein été.

C’est-à-dire pendant la saison.

Londres, si brumeux en hiver, a ses joursd’été pleins de soleil et d’air pur.

Alors la coupole de ses édifices resplendit demille rayons : ses rues sont joyeuses, ses parcs et sessquares sont remplis d’une foule qui paraît heureuse de vivre.

Hyde-Park surtout est superbe en cesmoments-là.

Les équipages, les cavaliers, les piétons secroisent dans tous les sens.

Bien après le coucher du soleil, Hyde-Park estencore rempli par la foule.

Tendres fiancés roucoulant tout bas la romanceéternelle du premier amour, enfants bruyants jouant aux bords de laSerpentine, vieillards rajeunis par le soleil et femmes vaporeusesrêvant du ciel d’Italie et des lointains bleus que baigne laMéditerranée.

Tout cela va et vient, circule, aspire àpleins poumons la brise du soir qui succède à une chaleur brûlante.Tout cela paraît heureux.

Il est huit heures du soir ; un dernierrayon du jour glisse encore sur le feuillage sombre des grandsarbres.

Une jeune femme, tenant un enfant par la mainet suivie de deux grands laquais, se promène au bord de larivière.

C’est celle qui se nommait jadis miss Anna etqui a nom aujourd’hui lady Evandale Pembleton.

L’enfant qu’elle mène par la main est sonfils.

Depuis quelques minutes cependant, ladyPembleton paraît inquiète.

Elle a remarqué qu’un homme la suivait àdistance.

Quel est cet homme ?

Elle l’ignore.

Ou du moins elle n’a pu le voir d’assezprès.

Cependant, sa mise et sa tournure sont cellesd’un gentleman.

En outre, il a les cheveux tout blancs.

Mais son obstination à suivre la jeune femme afini par effrayer celle-ci.

Tout à coup le gentleman paraît prendre sonparti.

Et, devançant les deux laquais, il s’approchede lady Pembleton, le chapeau à la main.

Lady Pembleton a, tout d’abord, un gested’effroi.

Mais le gentleman lui dit :

– Milady, ne me reconnaissez-vouspas ?

Et lady Pembleton jette un cri.

– Tom ! dit-elle.

– Oui, milady.

– Tom ! le serviteur fidèle dupauvre lord William.

– Lui-même, milady.

– Je vous croyais mort.

– Vous le voyez, milady, je suis vivant,bien vivant, dit Tom.

Lady Pembleton le regarda avec une sorte destupeur.

Tom reprend :

– Milady, j’arrived’Australie.

– Ah ! vraiment ? dit-elle.

– Et j’arrive tout exprès pour vousvoir.

– Moi.

– Vous, milady.

– Ce n’est donc point le hasard qui nousmet en présence ?

– Non, milady ; il y a huit joursdéjà que je rôde aux environs de votre hôtel.

– Pourquoi n’être point entré ?

– Parce que je voulais vous voir seul àseul, milady.

– Ah !

Et lady Pembleton redevient inquiète.

– Milady, reprend Tom, nul ne doitentendre ce que je veux vous dire.

– Votre ton mystérieux m’effraye,Tom.

– Il faut absolument que je cause avecvous quelques minutes, milady.

– Eh bien ! marchez à côté de moi,Tom, et parlez. Nous sommes presque seuls en ce moment et personnene nous entendra.

– Milady, j’ai un secret à vousconfier.

– Un secret !

– Un secret qui vous eût comblé de joieil y a quelques années.

– Ah !

– Et qui, maintenant, va remplir votrecœur d’une douloureuse tristesse.

– Vous m’effrayez, Tom.

– Milady, poursuit Tom, je vous l’ai dit,j’arrive d’Australie.

– Eh bien ?

– J’ai rencontré là-bas un homme qui sesouvenait de vous, qui songeait à vous bien souvent.

– Qui donc peut songer à moi enAustralie ? demanda lady Pembleton impassible.

– Il se nomme Walter Bruce.

– Ce nom m’est inconnu, Tom.

– Soit, milady ; mais avant deporter ce nom, il en avait un autre.

– Lequel ?

– Il se nommait lord WilliamPembleton.

Lady Pembleton jette un cri.

Puis elle regarde Tom avec stupeur !

– Êtes-vous fou ? dit-elle.

– Non, milady, je ne suis pas fou.

– Vous savez pourtant bien que lordWilliam est mort ?

– Je l’ai cru comme vous, milady.

– Et moi je l’ai vu mort, Tom.

– Ce n’est pas lord William que vous avezvu mort, milady.

– Ah !

– C’était un galérien nommé WalterBruce.

– Ah ! mon pauvre Tom, dit alorslady Pembleton, je vois bien que le chagrin que vous avez éprouvéde la mort de votre pauvre maître a dérangé votre cerveau.

– Non, milady, je n’ai pas le cerveaudérangé ; non, milady, je ne suis point fou.

– Cependant…

– Et je vous supplie de m’écouter…

Lady Pembleton réprime un gested’impatience.

Puis elle regarde autour d’elle.

Ils sont seuls.

Les deux laquais, voyant la noble dame causerfamilièrement avec le gentleman, se tiennent respectueusement àdistance.

– Soit, dit-elle enfin, parlez.

– Milady, je vous le répète, lord Williamn’est pas mort.

Lady Pembleton ne répond pas.

– Oh ! reprend Tom, vous me croirezquand vous saurez tout.

Et Tom raconte à lady Pembleton tout ce qu’ilsait, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a fait.

Lady Pembleton, cependant, paraîtincrédule.

– Ah ! dit alors Tom avec un accentde triomphe, quand vous l’aurez vu, il faudra bien que vous lereconnaissiez.

– Quand je l’aurai vu ?

– Oui.

– Mais il n’est donc pas enAustralie ?

– Il est à Londres.

Lady Pembleton devient toute pâle.

– À Londres ! il est à Londres, cethomme ?

– Cet homme que vous aimiez, que vousavez pleuré !

– Et je le verrai ?

– Vous le verrez.

Et comme Tom parle ainsi, ils se trouvent tousdeux à un détour de la rivière.

Un banc est adossé à un saule.

Sur ce banc est un homme, jeune encore,quoique son visage porte les traces de longues souffrances.

Et voyant approcher lady Pembleton, cet hommese lève.

– Miss Anna, dit-il.

Lady Pembleton tressaille.

– Le voilà, dit Tom.

Lady Pembleton contemple froidement WalterBruce.

Puis, se tournant vers Tom :

– Mon pauvre ami, dit-elle, cet hommeressemble vaguement à lord William, en effet, mais ce n’est paslui. Lord William est mort.

Walter Bruce jette un cri et s’enfuit.

Et Tom l’entend s’écrier :

– Pourquoi donc suis-je vivant ? Jesavais bien qu’elle ne me reconnaîtrait pas !

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