Rouletabille chez Krupp

XIII – ROULETABILLE TRAVAILLE

Rouletabille parvint cependant à se domineret, résolu à ne plus s’émouvoir ni s’étonner de rien avant d’avoirtriomphé, il écouta plus attentivement les explications de LaCandeur, lequel, quelques minutes plus tard, lui désignait denouveaux bâtiments : « Voilà notre usine à nous !…Tiens… tout ce que tu vois là, c’est notre Kommando deRichter !… »

Et puis tout à coup La Candeur fit :« Eh ben ! mon vieux ! elle est matinaleaujourd’hui !

– Qui donc ?

– Tu ne vois pas ? Là, dans lapetite auto qui s’arrête devant la porte de Richter !… laFraulein, à droite, qui conduit : c’est sa fiancée,pardi !…

– Ah ! oui, Helena !… Elle estjolie !…

– Tu parles ! Mais j’aime encoremieux l’amie qui l’accompagne, elle est moins filasse ! tusais, des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter !…l’autre est presque châtaine ! Elle est plus de cheznous ! quoi ! si on peut dire !… »

D’une voix changée, Rouletabille, quicependant venait de jurer de ne plus s’émouvoir de rien,demanda : « Tu… Tu ne sais pas qui est sonamie ?…

– Ma foi non !… Ce n’est pas lapremière fois que je la vois avec Helena Hans… Helena vient voirRichter tous les jours… C’est une amie qui doit habiter avec elledans l’usine, sans quoi on ne les verrait pas si souventensemble !…

– Et quand elles viennent ensemble, il ya toujours derrière cette espèce d’ordonnance qui se tient les brascroisés dans l’auto ?…

– Oui ! Toujours !… Ça doitêtre le chauffeur !… Mais c’est toujours Helena quiconduit !… Tiens ! Elles descendent toutes les deux etentrent chez Richter…

– Oui, et l’ordonnance lesaccompagne ! Tu vois bien que ça n’est pas lechauffeur !

– Possible ! Çat’intéresse ?…

– Moi ?… Pas le moins dumonde !… »

Rouletabille dévorait des yeux la silhouetteféminine qui disparaissait sur le perron de Richter, entre Helenaet l’ordonnance… Il avait reconnuNicole !

Oui, c’était bien Nicole Fulber telle qu’ill’avait vue sur des portraits prêtés par la mère, telle qu’elle luiavait été décrite avec sa haute taille onduleuse, sa chevelurechâtaine à reflets cuivrés, sa belle tête, toujours un peu penchée,son profil busqué et fin, ses grands yeux d’un bleu très sombre,toute cette physionomie qui lui donnait un air tout à fait à partde mélancolie hostile…

« Nous sommes arrivés ! » ditLa Candeur.

En effet, ils pénétraient dans une grande courentourée d’ateliers. Ces ateliers étaient partagés en troisséries : la première dans laquelle on fabriquait les piècesles plus lourdes : les plateaux, les pédales, les leviers, lesarbres et les roues à volant, les cylindres à rainures, etc. ;la seconde où se faisaient les pièces les plus délicates :presse-étoffe, bobines, aiguilles, manettes, navettes, et même lesressorts ; la troisième où se pratiquait l’assemblage ets’achevait la machine. Le tout était disposé autour d’une vastecour au fond de laquelle se trouvaient le magasinage etl’emballage.

On pénétrait dans ce quartier des machines àcoudre par une vaste porte à double battant par où entraient etsortaient toutes marchandises. Au fond de la cour une petite portedonnait directement sur les bâtiments du Kommandodirigépar l’ingénieur Richter.

C’est là que celui-ci avait ses bureaux aucentre d’une véritable usine particulière consacrée presqueexclusivement au commerce extérieur et aux échanges avecl’étranger.

Sitôt entrés dans l’enceinte, Rouletabille etles prisonniers nouvellement arrivés furent soumis par uncontremaître militaire à un interrogatoire en règle ; aprèsquoi, le reporter et deux autres de ses compagnons furent conduitsdans les bureaux mêmes de l’ingénieur.

Là, ils attendirent une dizaine de minutes, etalors le reporter put se rendre compte de la raison de cetteattente. À travers les vitres de la pièce dans laquelle on lesavait conduits, Rouletabille vit apparaître successivement sur leperron Helena, puis sa compagne, puis celui qui était certainementchargé de surveiller Nicole, enfin un homme qui pouvait avoir dansles quarante ans, plutôt gras, mais bel homme quand même parcequ’il était grand. Ce devait être une solide fourchette et un beaubuveur de bière.

Il portait toute sa barbe blonde, trèssoignée. Figure épanouie, très intelligente, éclairée par deuxpetits yeux gris perçants qui, en ce moment, souriaient à Helenaqu’il accompagnait jusqu’à l’auto. Il serra la main des deux jeunesfemmes.

Rouletabille n’avait jeté qu’un coup d’œil surcelui qu’il pensait être Richter, mais toute son attention étaitpour Nicole. Ah ! le doute n’était plus possible. C’était bienlà la fille de Fulber. La malheureuse paraissait avoir beaucoupsouffert et semblait indifférente à tout.

L’auto s’éloigna doucement, et l’homme rentradans les bureaux.

Deux minutes plus tard, il interrogeait lesprisonniers. C’était Richter, en effet. Les deux compagnons deRouletabille furent vite expédiés et dirigés sur les ateliers.Quand ce fut le tour du reporter, l’ingénieur donna l’ordre à unsecrétaire de lui passer le dossier Blin et Cie.

L’employé fit jouer les serrures d’une vastearmoire et chercha parmi des dossiers disposés selon l’ordrealphabétique. Quand Richter eut le dossier, il ouvrit une porte etpria Rouletabille de passer devant lui.

Ils suivirent un corridor et pénétrèrent dansune assez grande pièce déserte qui était occupée par de hautestables glissées sur des tréteaux. Sur ces tables étaient étalés desdessins au lavis, des profils de machines, etc. Richter s’assit surun des hauts tabourets qui se trouvaient devant les tables,feuilleta un instant le dossier Blin et Cie, s’attarda àlire une sorte de rapport, puis, se retournant versRouletabille :

« Michel Talmar, vous sortez de l’Écoledes arts et métiers. Vous étiez employé dans la maison Blin etCie depuis cinq ans. Vous êtes travailleur et d’uneintelligence remarquable. Dans les différents ateliers où vous êtespassé, vous avez toujours trouvé l’occasion et le moyen de réaliserdes améliorations non seulement au point de vue du travail, maisencore au point de vue mécanique. Quand la guerre a éclaté, voustravailliez chez Blin, dans le plus grand secret, à dresser lesplans d’une nouvelle machine à coudre dont vous aviez eu l’idéelors d’un voyage que vous fîtes en Amérique en 1907. La maison Blinfondait les plus grandes espérances sur cette machine qui devaitêtre de cinquante aiguilles.

– De soixante-quinze !… interrompitRouletabille.

– C’est possible ! Le secret devotre affaire a été bien gardé, du moins autant qu’il pouvaitl’être… Aviez-vous traité avec la maison Blin ?

– Non, monsieur, pas encore… C’est aprèsexamen des plans que j’étais en train de dresser quand la guerre aéclaté que la maison Blin et Cie devait me faire desoffres fermes…

– Pouvez-vous me dire quelque chose devotre nouvelle machine ?… Vous comprenez que cela m’intéresse…En somme, vous n’êtes lié en aucune façon avec la maison Blin etc’est à un ingénieur suisse que vous parlez !

– Qui travaille pour l’Allemagne…

– Et qui correspond avec les premièresmaisons de machines à coudre du monde. Tout en restant ici, je puisvous faire faire une affaire magnifique ailleurs… Seulement ilfaudrait que j’aie quelque idée non point du secret de cetteinvention, mais du rendement qu’on en peut espérer, du résultatauquel vous prétendez arriver… Enfin, je vous le répète,pouvez-vous me dire quelque chose ? »

Silence méditatif de Rouletabille.

L’autre, pour l’exciter :

« Le mécanisme des machines est assezvariable, lorsqu’on passe d’un modèle à un autre, mais le principedemeure constant, et je ne pense point qu’en tout état de cause,vous puissiez apporter dans ce mécanisme déjà si perfectionné unevéritable révolution !…

– Si ! répondit sèchementRouletabille.

– Vous m’étonnez ! reprit Richter ense balançant sur son tabouret, un genou dans les mains :voyons un peu. Les fonctions générales d’une machine à coudrepeuvent se définir par trois mouvements : le premier est lemouvement par lequel l’aiguille plonge dans l’étoffe, en entraînantle fil pour fermer la boucle à travers laquelle viendra passer lanavette ; le deuxième est le mouvement qui fait passer lanavette ou un crochet circulaire dans la boucle fermée par le filde l’aiguille ; le troisième est le mouvement de translationde l’étoffe après chaque point fait, et qui varie par conséquentsuivant la longueur du point. Ce dernier mouvement s’appellel’entraînement. Ces trois mouvements sont indispensables. Ilsexistent dans toutes les machines, en variant suivant le goût etl’ingéniosité des inventeurs, et quand ils sont produitsconvenablement, toutes les machines cousent bien, si les tensionsdu fil, de l’aiguille et de la navette sont bien réglées… Vouspouvez toujours me dire sur lequel de ces trois mouvements, endehors de l’établissement extraordinaire de vos soixante-quinzeaiguilles, porte votre… amélioration.

– Je ne vois aucun inconvénient,monsieur, à vous dire que mon invention porte sur ces troismouvements-là et que cette amélioration, comme vous dites, destrois mouvements est d’une importance telle qu’elle les transformetout à fait… Vous avez vu, naturellement, des machines devingt-cinq aiguilles ; la mienne, qui est de soixante-quinze,et qui peut piquer des étoffes, des coiffes de casquettes, tous lescuirs, etc., n’a plus rien à faire, je vous assure, avec celles devingt-cinq… Son travail est inouï et le parallélisme entre lescoutures est parfait…

– Oui ! Mais est-il toujoursbon ? Dans les machines à vingt-cinq, par exemple, quand unfil vient à se rompre, on continue l’opération et l’on donneensuite la réparation à faire à une machine ordinaire… Avecsoixante-quinze aiguilles, j’imagine que les ruptures de fil…

– Avec ma machine à moi, interrompitnettement Rouletabille qui paraissait de plus en plus s’échauffer,les ruptures de fil n’ont plus aucune importance ! Dans vosmachines, vous avez un organe qui forme un nœud tous les huitpoints, de telle sorte que lorsque le fil se rompt, l’ouvrage n’estdéfait que sur la longueur de ces huit points-là… Ma machine à moifait un nœud à chaque point !… Et chaque aiguilletravaille plus vite qu’une aiguille de vos machines !…

– Diable !… s’exclama Richter, endescendant de son tabouret et en allumant un cigare. Diable !c’est en effet une révolution !… Fumez-vous,monsieur ?

– La pipe ! dit Rouletabille. Sivous permettez !

– Mais je vous en prie… Et serait-ilindiscret de vous demander ce que les Blin vous avaient offertpour…

– Nullement !… 50 000 francs àl’adoption de mes plans et 20 pour 100 sur les bénéfices…

– Voulez-vous du feu ?…

– Merci, j’ai mon briquet…

– Monsieur Talmar, je suis enchantéd’avoir fait votre connaissance…

– Moi aussi, monsieur !…

– Monsieur Talmar, vous ne connaissez pasl’usine Krupp ?

– Non ! Et je le regrette…

– Eh bien, permettez-moi de vous fairefaire un petit tour dans cette usine que vous désirezconnaître !… J’ai justement besoin de me rendre ce matin auGeneralkommando ! »

Les deux hommes se regardèrent un instant ensilence. Ils s’étaient compris.

« Vous permettez que je donne quelquesordres ? Vous parlez l’allemand à ce que j’ai vu sur votredossier…

– Oui, monsieur…

– Je vais téléphoner qu’on mette ungardien à votre disposition. C’est le règlement. Vous ne pouvezsortir d’ici sans gardien. Vous m’excuserez… »

 

Cinq minutes plus tard, ils traversaient tousdeux l’usine avec ce gardien derrière eux. L’ingénieur donnait trèsaimablement des détails à Rouletabille sur tout ce qui se trouvaitsur leur chemin. Il parlait de l’usine avec enthousiasme.

« Quant au Generalkommando, luidit-il, c’est une organisation directrice hors ligne affectée toutd’abord spécialement à la fonderie et composée d’officiers du génieou d’artillerie commandés par un général, tous experts dans lesquestions de fabrication d’obus et de canons. Ce sont eux qui fonttous les essais et les expertises, et ce sont eux aussi quitravaillent inlassablement à l’amélioration du matériel, à denouvelles découvertes pouvant être utiles à la Défense nationale.Les services rendus à l’industrie de guerre de l’empire par cepetit noyau d’hommes sont tout simplement effarants. Tout est leurœuvre : les nouveaux canons, les nouveaux obus, les nouveauxaciers, les nouveaux engins de tranchées, tout ! tout !…Et maintenant, on vient de leur adjoindre le Service desinventions de tout genre qui, hors de la fonderie, peuvent modifierle travail de l’usine pour sa production purement industrielle etcommerciale…

– Qu’est-ce donc que cette tourénorme ? demanda Rouletabille sans paraître attacher uneimportance quelconque à la dernière phrase que Richter venait deprononcer avec une intention évidente et en le regardant du coin del’œil…

– Mais, c’est notre tour à eau !…Savez-vous qu’avant la guerre, la consommation d’eau annuelle, pourles aciéries d’Essen seulement, dépassait celle de la ville deDresde de 225 000 mètres cubes ! Le chiffre total étaitde 14 millions et demi de mètres cubes annuellement… Le réseau desconduites d’eau comprenait 222 kilomètres de distributionsouterraine et 143 kilomètres de distribution intérieure. Depuis laguerre, la longueur de distribution d’eau a été plus quetriplée ! C’est vous dire l’importance du rôle joué par notretour à eau.

– Je n’en ai jamais vu d’aussi haute…

– Elle a 60 mètres de la base à lalanterne ! Voulez-vous y monter ? Vous pourrez découvrirde là toute l’usine avec ses nouvelles annexes et une grande partiede la ville d’Essen ! Le coup d’œil est unique, et, justement,il fait un temps superbe ! »

Rouletabille jeta un coup d’œil sur sa montre,qu’on lui avait prise à Rastadt et qu’on lui avait rendue lors deson départ pour Essen…

« Ça me fera certainement plaisir,dit-il, mais allons à votre rendez-vous d’abord car je ne voudraispas vous déranger, et en revenant du Generalkommando, nouspourrons nous livrer à l’ascension en question !

– Comme vous voudrez !… »

Presque aussitôt, Rouletabille vit Richters’incliner profondément devant un officier supérieur qui causait àune fenêtre avec une jeune personne qui leva précipitamment la têteet qui envoya à l’ingénieur son plus gracieux sourire. Le reporteravait reconnu Helena et, dans la pénombre, derrière elle, lasilhouette de Nicole ! « C’est vrai qu’elles ne sequittent pas, pensa-t-il ; parbleu, elles doivent habiterensemble… »

« C’est ici la demeure d’usine, depuis laguerre, du directeur de notre laboratoire d’Énergie, dit Richter.Et le commandant que nous venons de saluer n’est autre que ledirecteur lui-même, le célèbre ingénieur Hans. Et, tenez, là-bas,cette bâtisse avec ses trois larges cheminées si caractéristiques,c’est le laboratoire d’Énergie lui-même. On s’y livre, en cemoment, paraît-il, à de très intéressants travaux sur leradium… »

Pendant ce temps, Richter et Helena n’avaientcessé de se sourire le plus aimablement du monde. « M’estavis, pensait Rouletabille qui remerciait la Providence de l’avoirfait tomber sur un ingénieur suisse amoureux, m’est avis que cetexcellent M. Richter nous a fait faire un petit détour par latour à eau pour avoir l’occasion de revoir sa belle ! Ce n’estpas moi qui m’en plaindrai ! »

Ce qui se passa au Generalkommandofut assez rapide. Rouletabille fut laissé dans une petite salled’attente en compagnie du gardien qui n’avait cessé de le suivre.Dix minutes s’écoulèrent. Richter vint chercher notre héros et leconduisit dans un bureau où il se trouva en face de deux hautspersonnages qu’il sut par la suite être le général von Berg etl’ingénieur en chef des inventions pour le commerce intérieur etextérieur et l’industrie. Il fut prié de répéter ce qu’il avaitdéjà dit de sa machine et cela assez brutalement ou tout au moinsdans des termes qui étaient destinés à le mettre en émoi et à luifaire comprendre qu’on ne lui permettrait pas longtemps de garderson secret pour lui tout seul.

Il trouva bon de marcher dans le sens du jeude ces messieurs et se mit à rougir, et à balbutier avec un naturelqui aurait fait la joie de La Candeur.

Il répéta tout ce qu’on voulut.

Finalement, l’ingénieur en chef luidit :

« Herr Richter, qui est sujetsuisse, nous charge de vous faire la proposition suivante :200 000 francs à l’admission de vos plans et 30 pour 100 pourvous sur les bénéfices ! Réfléchissez ! Blin vousvole ! Nous connaissons Herr Richter depuis quinzeans. C’est un honnête homme ! Allez !… »

Richter et Rouletabille sortirent duGeneralkommando, toujours suivis par le soldat.

Richter paraissait avoir complètement oubliéla conversation que l’on venait d’avoir au Kommando, maisil n’oublia pas de repasser par le laboratoire d’Énergie et lamaison de Hans et de sa fille. Mais, cette fois, il n’eut pas lajoie d’apercevoir Helena.

Devant la nouvelle tour à eau, Rouletabilleregarda de nouveau sa montre.

« Si nous montions ? fit-il.

– À votre disposition ! » ditRichter.

Et ils montèrent. Cette tour était uneconstruction octogone, et Richter expliquait en montant qu’ellerenfermait à son sommet un réservoir de cent cinquante tonnes.L’eau, qui est amenée au pied de la tour par des canaux de sixkilomètres, provient des grands lacs artificiels formés parl’épuisement des mines de houille dans le bassin de la Ruhr. Despompes à vapeur font monter cette eau dans la tour et, une foisdans le réservoir, elle est chassée par son propre poids danstoutes les directions de l’usine.

Rouletabille et Richter arrivèrent un peusoufflant à la lanterne de la tour. Il faisait beau. Toutefoisl’horizon était brumeux comme celui de la mer.

Et comme Rouletabille regardait aulointain :

« L’intérêt n’est pas au loin, lui ditRichter ; il n’est même pas devant vous, il est tout à vospieds ! Vous n’avez qu’à baisser la tête pour embrasser d’unseul coup d’œil ce monde des usines, d’où l’Empire allemand estsorti comme d’une caverne infernale et avec lequel il tient têteaujourd’hui à tout l’univers !… Ce qui frappe avant tout,c’est le chemin de fer de ceinture ; il trace comme un cerclemagique autour de l’usine aux cent portes ! Il jette de touscôtés de grands rayonnements de rails… Ces bâtiments qui s’étendentdu côté de la ville, sont les ateliers pour la fabrication descanons… Écoutez !…

– Quel est ce bruit ?… On fait desessais ? s’enquit Rouletabille.

– Non !… C’est le gros marteau decinquante mille kilos qui fonctionne… Il a coûté 2 millions etdemi… Il est soutenu par trois fondations gigantesques : uneen maçonnerie, une en troncs de chênes venant de la forêt deTeutoburg, et une autre en bronze, formée de cylindres solidementreliés entre eux… Il forge des blocs de quatre centsquintaux[9] ! Ça s’entend ! »

Rouletabille se laissait conduire autour de lalanterne. À un moment, il demanda tranquillement :

« Mais quelle est donc cette énormeconstruction bizarre qui a un toit si curieux et devant laquellenous sommes déjà passés ce matin ?

– Cela, c’est le berceau du nouveauzeppelin ! répondit Richter. Quelque chose d’étonnant,paraît-il ! Mais entre nous il vaut mieux ne pas en parlerpour ne pas avoir de désagréments avec l’administration qui saittout ce qui se fait ici, qui sait tout ce qui se dit !

– Bah !…

– Oui, j’aime mieux vous avertir !La police est bien faite !…

– Je m’en doute ! continuaRouletabille d’une voix indifférente. Et là-bas, dans la ville, enface, tenez ! Dans la direction de cette flèche, qu’est-ce quec’est que ce magnifique hôtel ?…

– Eh ! c’est l’hôtel de lafabrique ! C’est l’Essener-Hof. C’est là queM. Krupp loge ses amis et qu’il reçoit ses hôtes couronnés.L’empereur Guillaume y vient souvent passer un jour ou deux. Onexpérimente alors devant lui, dans le polygone qui est caché par cetoit et qui s’étend jusqu’à l’horizon, les nouvelles pièces dontl’existence est tenue secrète… »

Mais Rouletabille n’avait plus l’air de suivreles explications de Richter. Et celui-ci finit par s’enapercevoir :

« Qu’est-ce que vous regardez donc commecela ? demanda-t-il.

– Mais l’Essener-Hof, que vousme montriez tout à l’heure ! C’est extraordinaire ce que l’onvoit bien d’ici !… Tenez ! il y a du monde aubalcon !… Ce serait épatant, dites donc, si c’étaitl’empereur ! »

Richter se mit à rire.

« Pourquoi pas ? Puisque vous disiezqu’il y vient quelquefois… »

Richter, toujours riant, frappa à une petitecabane qui s’appuyait contre la lanterne. La porte en fut ouverteet un homme se montra, vêtu d’une tunique spéciale et d’unecasquette rouge que Rouletabille avait déjà remarquées dans sesdéambulations de la matinée. Richter demanda à l’homme unelorgnette prismatique avec laquelle il se mit à fixer le pointdésigné par son nouvel employé, le balcon del’Essener-Hof !

« Non ! Ce n’est pasl’empereur !… Voyez vous-même ! »

Rouletabille regarda et rendit presqueaussitôt la lorgnette à l’ingénieur.

« Non ! Ce n’est pasl’empereur !… Ça ne ressemble pas à sesportraits ! » fit-il en riant à son tour. Et il ajoutain petto : « Ce n’est pas lui puisque c’estVladimir Féodorovitch ! fidèle à son poste, à heure fixe, surle balcon de l’Essener-Hofattendant qu’un message luitombe du ciel envoyé par Rouletabille… Il est arrivé ! C’esttout ce que je voulais savoir !… »

Et, se tournant vers Richter qui déjà lefaisait redescendre :

« Quel est donc cet homme qui est icidans cette cabane avec cette tunique et cette casquetterouge ?…

– C’est le pompier de service !répondit l’ingénieur. C’est lui qui lance les premiersavertissements dès qu’il y a un incendie. Il est en communicationtéléphonique et aussi par signaux lumineux avec toute l’usine.

– Quelle organisation ! c’estmerveilleux !…

– Et dire que tout cela est sorti decette petite chose que vous voyez là, expliqua l’ingénieur, cettepauvre petite forge près de la porte d’entrée principale !C’est là-dedans que le père Krupp a été lui-même simple etmisérable ouvrier, et a travaillé longtemps auprès de son père quin’était qu’un pauvre forgeron allant vendre lui-même aux environsles divers objets qu’il fabriquait ! On comprend que le filsait tenu à conserver précieusement ce curieux témoignage deshumbles débuts d’une des plus puissantes organisations dumonde !… »

Sortis de la tour, les deux hommes ne sedirent plus rien jusqu’à ce qu’ils fussent revenus dans la salle dedessin de l’ingénieur. Là, comme Richter se taisait toujours,Rouletabille qui avait pris un air assez préoccupé, ditenfin :

« Écoutez, monsieur, j’ai réfléchi :j’accepte les propositions que vous me faites. Il n’y a aucuneraison pour que je refuse de traiter avec un ingénieur suisse. Jene suis, en effet, lié en aucune façon avec la maison Blin etCie qui ne m’a fait que de vagues promesses, et, detoute façon, beaucoup moins importantes que les vôtres. Vous pouvezdonc dresser notre contrat, et je vais me mettre, moi, si vous m’endonnez les moyens, en mesure de dresser mes plans ! »

Richter lui tendit la main et Rouletabille lalui serra.

« C’est donc entendu ! conclutl’ingénieur. Et vous m’en voyez enchanté et pour moi et pourvous ! Vous avez bien fait de vous décider !

Moi, je ne vous aurais plus reparlé de cetteaffaire. Nousne tenons à forcer personne, mais nous savonsreconnaître toutes les bonnes volontés ! Vous verrez !Vous n’aurez rien à regretter ! »

Puis il se dirigea vers une petite pièce quiétait une annexe de la salle de dessin et qui n’avait qu’une porte,celle qui la faisait communiquer avec cette pièce. Elle servaitsurtout, dans le moment, de débarras et de portemanteau. Une grandefenêtre versait un jour très clair sur une grande table élevée surdes tréteaux et qui était faite pour qu’on y dessinât debout.

« Vous serez ici comme chez vous !dit Richter. Et jamais dérangé ! Personne, en effet, ne vientdans ma salle de dessin que je ne l’y introduise moi-même… Dèsaujourd’hui, vous pourrez vous mettre au travail !… »

Ce soir-là, quand Rouletabille se retrouvaseul, un instant, dans le dortoir, avec La Candeur et que celui-cilui demanda s’il était content de sa journée :

« Oui, dit le reporter, j’ai bientravaillé. »

Il pouvait être satisfait avec raison. Ils’était donné trois jours pour résoudre deux problèmes primordiaux.Déjà il savait qu’il pouvait compter sur La Candeur et surVladimir ; il avait appris à connaître l’usine dans sesgrandes lignes et l’endroit où se construisait laTitaniaet où se tenait, par conséquent, le Polonais, lelaboratoire d’Énergie où travaillait Fulber, la demeure del’ingénieur Hans où devait habiter Nicole ; il avait vuNicole. Il était dans les bonnes grâces de Richter et travaillaitdans son bureau où Nicole venait quelquefois avec Helena, la fillede Hans. Et il lui restait deux jours pour savoir de combien detemps il disposait encore pour sauver Paris de la terribleTitania.

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