Rouletabille chez Krupp

IV – UNE TORPILLE GÉANTE

Après un court silence, le Président, penchésur Mr Cromer, lui dit :

« Mr Cromer, je désirerais savoirexactement si l’opinion que vous venez d’émettre relativement àl’invention intéressante en tout état de cause de Théodore Fulberest le résultat direct des expériences qui ont été faites sous vosyeux ?

– Well ! résoultatdirect !

– Et Fulber n’a pas exagéré l’incroyablepuissance de son engin ?

– No ! pasexagéré !…

– Voilà qui est tout à faitaffirmatif ! Mr Cromer, nous envisagerons toute la véritéavec courage. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivé, en cequi vous concerne, à une conclusion aussi nette… et aussi…redoutable ?…

– Il y a des chaoses que jé peux dire surcette machinerie et des chaoses que jé ne peux pas dire,no !…

– Dites-nous donc tout ce que vous pouvezdire, Mr Cromer !

– All right ! Je veuxd’abord dire que j’ai reçou Théodore Foulber avec lé respect quel’on doit à oune vieil savant malhoureux et qui s’est si fortdistingué dans la partie médicinale de radium ! Et, tout desouite, quand il m’a dit il avait inventé oune machine pourdétrouire Berline, jé loui dis alors que cela n’était pas dans samanière médicinale ! Et il m’a répondou cela était dans samanière médicinale, parcé qué son machinerie en détrouisant Berlineallait trouer la guerre… »

Malgré la difficulté que Mr Cromer avaità s’exprimer et l’effort que ses auditeurs devaient soutenir pourle suivre dans sa narration, l’intérêt de celle-ci était tel qu’iln’y eut de place ni pour une interruption, ni pour un sourire.

Mr Cromer raconta que Fulber était venule trouver avec ses plans. Après deux jours d’explications, Cromerétait convaincu. Il n’était point cependant en possession du secretfinal qui assurait le fonctionnement mathématique du formidableappareil, mais Fulber n’avait pas hésité à confier à un allié de lavaleur scientifique et morale de Mr Cromer le principal dusecret de l’explosif nouveau dont était chargée la torpille etqui servait également à sa propulsion.

Enfin, la nouveauté de la disposition desturbines, des hélices de suspension et des hélices de direction etd’un certain gouvernail « compensé spécial à ailerons »,lequel gouvernail avait pour fonction de ramener l’enginautomatiquement dans la ligne tracée idéalement entre lepoint de départ et le point d’arrivée, et cela en dépit de toutesles perturbations possibles de l’atmosphère, tous ces détailstechniques avaient amplement prouvé, dès l’abord, à Mr Cromerqu’il se trouvait en face d’une œuvre longuement mûrie par un hommeauquel n’était étranger aucun des problèmes de l’aviation nouvelleet de la balistique.

Mr Cromer avait donc été, tout de suite,extrêmement séduit par la terrible Titania dont nuln’avait voulu entendre parler en France.

Et ici, Mr Cromer jugea nécessaire des’expliquer entièrement sur les intentions qui furent alors lessiennes.

« Jé doas dire to dé souite à VosExcellences, et à vos, messieurs, jé doas dire qué jamais dans monpensée jé né volais détrouire Berline, car nous né sommes pas dessauvages, mais dans mon pensée jé volais mé rendre compte si, à laplace dé cette machinerie qui devait coûter, au petit mot, 60millions, on né pourrait pas faire de petites Titaniasmoins chères et tout à fait bien réglées pour détrouire descitadelles, des forts, à des distances colossales et d’oune façonassourée, et sans risquer rien di toute, pas même la peau d’unTommy ! Seulement, jé né dis pas mon intention à Foulber quitenait absouloument à détrouire Berline pour le épouvante deAllemagne et le fin de guerre soubite sur toute la terre !Dans la conversationne, Théodore, il été tout à fait enragé sur sonfabricatione d’oune Titania dé 60 millions defrancs ! Mais vous pensez, ce n’était pas mon rêve di tout àmoa ! No ! Et jé lui dis qu’il fallait d’abord,avant toute, fabriquer ouné pétite modèle de pétiteTitaniadé vingt-cinq mètres de long et je lui demandaiscombien cela serait cher ? Il m’a répondu qu’il pensait celaserait cher de au moins 5 millions de francs ! Jé parlé alorsde la chaose à mon institute dans le conseil privé. Malgré tout ceque je ai pu dire, on disé c’était cher, pour une chaoseproblématique !

« Alors, jé souis allé à Londonet jé ramené oune patriote anglais très richissime qui veut pasdire son nom et qui, lui aussi, a été très intéressé, et il a ditil donnerait tout argent il faudrait !

« Foulber ne vôlait aucun argent por luini por son family,mais il pleurait de la joie avec idée ilétait allant travailler pour petite Titania en attendantle grande ! »

Sur quoi Mr Cromer raconta comment, entrois mois, morceau par morceau, la petite Titania futconstruite dans des ateliers différents et comment les morceaux enfurent finalement réunis pour le montage, dans une installationsecrète édifiée ad hoc à l’extrémité nord de l’île de Man,en pleine mer d’Irlande, sur des terres appartenant au richissimeAnglais patriote.

Là travaillait une équipe spéciale del’institut de Scarborough sous la direction de Fulber, et sous lasurveillance de Cromer.

L’inventeur avait fait venir sa femme et safille Nicole, plus le fiancé de sa fille, un Polonais quipartageait les travaux du père depuis cinq ans et qui, dansl’affaire, était chargé plus particulièrement de la fabrication del’explosif.

« Voilà ce qué je pouis dire à vô pour leexplosif ! précisa Cromer. C’est ouné explosif à air liquide,admirable pour le explosion et pour le propulsion ! »

Et il donna quelques détails, plein deréticence. Il trouvait certainement qu’il y avait autour de luitrop d’oreilles inconnues. Plusieurs fois, il jeta un coup d’œilavec méfiance sur le coin sombre où s’était enseveliRouletabille.

Il expliqua d’une façon assez embarrassée etpeut-être volontairement confuse que la fabrication industrielleéconomique de l’air liquide permettait maintenant de prendrel’oxygène sous cette forme simple pour servir de comburant à desmélanges explosifs. Fulber, lui, avait trouvé un procédé personnellui permettant d’utiliser directement l’oxygène liquide, dans desconditions très spéciales et se rapprochant de la fabrication del’oxylignite. On sait que l’on obtient l’oxylignite, brevetée enAllemagne dès 1898, en trempant pendant quelques minutes dans del’air liquide une cartouche qui contient soit du charbon de bois oudu charbon de liège pulvérisé, soit de la terre fossile kieselguhrimbibée de pétrole, soit même de la poudre noire ; Fulber,lui, ajoutait dans la cartouche qui devait tremper dans l’airliquide et qui contenait déjà du charbon de liège pulvérisé unélément nouveau pour lequel il n’avait pas pris de brevet, et dontil avait confié le secret à la bonne foi de Mr Cromer.

De tout ceci, il résultait une puissancebrisante plus forte incomparablement que la mélinite ou letrinitrotoluène mais surtout une puissance asphyxiante etbrûlante surprenante à concevoir sous un aussi petitvolume.

Le seul inconvénient du mélange était d’êtreextrêmement inflammable et de perdre une grande partie de sapuissance si un incident permettait à l’air liquide de s’évaporer.Or, rien n’était à craindre dans ce genre avec la Titaniadont le génie de Fulber avait fait « ounémerveille ! » pour nous servir de l’expressionenthousiaste de Mr Cromer.

« Là est la merveille des merveilles,s’exclamait-il… plus encore que dans le explosif,indeed ! et je vais dire tout de suite la grandemerveille dé la grande Titania ! Vo savez dé quellemanière le zeppelin emporte dans sa ventre des pétitesballonnets ; eh bien ! la grande Titania cachedans ses entrailles quarante petites Titanias !…Well ! I say quarante petites comme des petitstorpilleurs… Et quand la grande Titania éclate àdestination, les petites Titanias emportées par desmouvements de l’horlogerie, réglées exactly,se dispersentautour du centre et vont éclater à leur tour sur des points fixésdé la façon qué tout le cercle dé plousieurs lioues di diamètresoit couverte dé rouines !… et dé morts !Yes !… tout plein dé morts ! Isay ! Mettez ouné ville dans lé cercle et oune million oudeux de habitants dans le ville… oune heure après le arrivée duTitania, il n’y a plous rien di tout ! No !…What admirable work[1] !… ».

Un nouveau silence plus impressionnant encoreque les autres suivit les dernières paroles de Mr Cromer. Puisle Bureau de tabac, qui avait laissé éteindre son cigare (ce quitémoignait de l’énormité de son émotion), demanda du feu etquelques explications.

« Je crois que, à mon avis,Mr Cromer s’avance beaucoup en concluant de la petiteexpérience qu’il a faite à la pleine réussite d’une aussi vasteentreprise que celle de la Titania rêvée par Fulber, etdont la réalisation rencontrerait inévitablement des difficultés,et peut-être des impossibilités…

– No !… VotreExcellence ! No !pas d’impossibilités !…Elle est très possible ! Yes ! I say ! lapetite Titania a été construite exactly commedevait l’être la grande dans son entraille des petites torpilles,chargées du explosif Foulber, et dirigées exactly par levrai horlogerie Foulber ! Je pôvais dire ceci àvô : le ventre de Titania être divisé en troisparties ; le plus grande beaucoup est pour enfermer lesquarante torpilles chargées du explosif ; la seconde partieest occupée par la propulsive chargement et la troisième par toutle machinerie qui est très complikète et mithodical !… Quant àla disposichionne des hélices dé suspensionne et tourbines depropulsionne, comprenez, tout est pour le mieux !Indeed !Mais lé secret, exactly, deimpossibilité du changement de directionne et parfaite automatiqueintelligence du engin pour revenir dans son droit chemin, malgré léplous terrible houragan et perturbationne, cela je ne lé diraijamais parce que jé né lé saurai peut-être jamais ! ThéodoreFoulber a emporté ce secret avec lui, hélas !… what apity !… »

Le Binocle d’écaille prit alors laparole :

« Mr Cromer, j’ai fait connaître enquelques mots à ces messieurs les résultats extraordinaires del’expérience qui s’est passée sous vos yeux, mais ils seraientheureux d’en entendre le détail de votre bouche !… »

Mr Cromer s’inclina et raconta alors que,lorsque la torpille avait été achevée dans les ateliers de l’île deMan, Fulber, aidé de son Polonais, avait, à la dernière minute,introduit dans l’engin la boîte enfermant le mystérieux mécanismequi s’adaptait au gouvernail compensateur à ailerons. Puis lesignal du départ de la torpille avait été donné par le bailleur defonds même de cette coûteuse expérience.

Ce richissime Anglais s’était rendu acquéreur,pour l’occasion, d’une petite île située à environ deux centskilomètres au nord, nord-ouest, de l’île de Man, à la hauteur ducap Fair.

La torpille, avant d’arriver à sa destination,qui était cette petite île-là, devait passer au-dessus de lapresqu’île qui termine, à l’ouest, les Highlands du Sud. L’Amirautéavait été avertie et toutes les précautions avaient été prises, surmer comme sur terre.

La petite île contenait un village et troishameaux de pêcheurs qui avaient été évacués, cependant que l’ondébarquait une cinquantaine de bêtes à cornes et trois centsmoutons.

Aussitôt après le départ de la torpille quiquitta son tube sans autre bruit que celui d’un furieux sifflement,le Polonais, Mlle Fulber, Cromer, le riche Anglaiset un délégué du War Office étaient montés en chaloupeautomobile… Ils entendaient bientôt l’écho lointain de l’explosionqui avait dû être formidable.

Quand, une heure et demie plus tard environ,ils arrivèrent en vue de l’île où avait eu lieu l’explosion,celle-ci n’était plus qu’un brasier.

Ils durent attendre encore deux heures avantde pouvoir l’aborder, à cause des gaz asphyxiants dont les lourdesnuées les poursuivaient jusque sur les eaux. Enfin, quand ilsmirent pied à terre, ils furent renseignés tout de suite sur lavaleur du désastre. Il n’y avait plus rien, absolument plus riensur cette île encore si vivante quelques minutes auparavant. Lesvillages, les bois, les bêtes à cornes, les moutons, tout étaitcalciné, tout était mort !… Ils marchaient sur un immenserocher noir !…

Devant ce résultat effroyable, Théodore Fulbers’était frotté les mains…

« Comment voulez-vous, avait-il dit, quequelque chose résiste à ma thermite ? Elle explose àla température de 10 000 degrés !… Avec ma thermiteet ma Titania, c’est la fin de la guerre ! »

Et ce vieillard s’était pris à danser de joiecomme un enfant, sur les ruines fumantes qu’il avaitfaites !

Mr Cromer, pour rendre l’aspect dantesquesous lequel lui était apparu ce coin de la terre sacrifié au géniede la destruction, avait trouvé des termes si évocateurs dans leurrugosité que ses auditeurs ne purent se défendre à nouveau de cefrisson qui devait correspondre avec une certaine idée qu’ilsavaient, mais que Rouletabille n’était pas encore parvenu àpréciser. En effet, on ne voyait encore rien, dans tout cela,qui menaçât Paris.

Le reporter devait être bientôt renseigné.

Les quelques phrases suivantes prononcées avecune émotion particulière par Mr Cromer mirent définitivementRouletabille sur la voie redoutable où il allait peut-être laisserson intelligence et ses os.

« Le soar même de cetteterribeule expérience, nous sommes revenus tous ensemble àl’île de Man, bien contents, en vérity ! Et nous avons dîné etnous avons fêté le expérience avec le champagne. Or, voilà qué lélendemain matin, Théodore Foulber ne était pas au rendez-vous avecmoa dans les ateliers. No ! Je pense il est malade lépauvre homme à cause du champagne… Et jé souis allé à sa petitemaison de l’île de Man. Et j’ai trouvé son femme évanouie etattachée sur le lit et la bouche bouchée avec le mouchoir !…Et je n’ai pas trouvé Foulber ni miss Foulber, et je n’ai pastrouvé le Polonais fiancé non plous ! et dans lé bureauparticulier à Foulber jé n’ai pas trouvé non plous les plansoriginaux de Titania, ni aucun papier particulier àFoulber ! Tout il avait été emporté, déménagé pendant lenuit !… Et le enquête a démontré tout de suite que les Fritzavaient passé par là et avaient enlevé les trois personnages etraflé tous les plans et papiers dans oune embarcation qui avaitrejoint oune soubmersible. Governement aussitôt averti !Amirauté donnait des ordres ! Cent destroyers en chasse contresous-marin ! Mais le résoultat aucoune. Nous étionsstioupidement volés ! Yes !… It isterribeule ! »

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