Rouletabille chez Krupp

XI – ROULETABILLE S’ORIENTE

Depuis le récit de Nourry, deux mois s’étaientécoulés ; Fulber, à cette époque, considérait que cinq mois nese passeraient point sans que les Fritz fussent amenés às’apercevoir qu’ils avaient été en partie trompés par le Polonaiset, par conséquent, sans que celui-ci ne fût sommé de livrer toutle secret de l’inventeur !…

Il resterait donc à peu près trois mois àRouletabille pour sauver Paris de la terrible Titania.Mais ce laps de temps ne lui était nullement assuré ; depuisdeux mois, des événements avaient pu se passer et le réduireconsidérablement.

Voilà ce qu’il fallait savoir avanttout ! Et, pour le savoir, il fallait joindre l’un de cestrois êtres sur la tête desquels se jouait l’un des plusformidables drames que le monde eût connus : Fulber, sa filleNicole, Serge Kaniewsky !

Pour les joindre, il fallait savoir s’ilshabitaient tous trois dans l’usine ! ou hors del’usine !… l’endroit précis qu’ils occupaient, l’espacequi les séparait les uns des autres et chacun de Rouletabille.

Pour agir hors de l’usine, Rouletabille avaitengagé Vladimir ; pour travailler dans l’usine, il s’étaitadjoint La Candeur. Ces deux aides, les trouverait-il à leurposte ? Seconde question, importante à régler le plus tôtpossible ; car Rouletabille, évidemment, ne travaillerait pasde la même façon s’il avait huit jours devant lui ou deux mois,s’il devait faire tout seul, ou s’il devait faire à trois.

Il se donna trois jours pour se renseignerlà-dessus.

Après cette résolution, la fatigue sembla uninstant le dominer. Un demi-sommeil le gagna et il laissa tombersur le plancher sa pipe éteinte. Le bruit qu’elle fit en tombant leréveilla tout à fait. Il eut honte de lui-même, se jeta au bas desa couche, se baissa pour ramasser sa pipe et, tout à coup, restaen arrêt devant un objet extraordinaire dont la vue avait faillilui arracher une exclamation de joie.

Sous le lit, à côté du sien, il y avait unsoulier ! un énorme soulier ! Il y en avait même deux,l’autre étant caché par celui qu’il voyait ! Et ce souliersuffisait au bonheur de Rouletabille ! Ah ! la bellechaussure ! il la reconnaissait !… le beau cuir !…et soigné ! et brillant, reluisant, magnifique ! et il yen avait !… Certainement le propriétaire de ce soulier-làdevait chausser quelque chose comme du quarante-sept ! etencore !…

Le cœur battant, Rouletabille allongea unemain tremblante sous le lit n° 8 et ramena un soulier d’abord,puis l’autre… Quelque temps il considéra cette énorme paire deribouis sans pouvoir retenir des petits soupirs de satisfaction.« C’est lui ! se disait-il, ce ne peut être que lui quise promène ici dans d’aussi superbes godilles ! »

Le reporter ne pouvait plus douter que ledestin favorable l’eût fait le compagnon de chambrée de LaCandeur ! Certes, Rouletabille avait un peu aidé la fortunepar ses combinaisons, et il était tout à fait normal que fussentréunis dans un même groupe les prisonniers militaires quitravaillaient dans un même atelier ; cependant lesimaginations les plus parfaites ne sont point toujours récompenséespar une réalisation aussi mathématique ! et le cœur du jeunehomme en fut tout réchauffé. Il eut confiance en un prochainavenir.

Il était midi et demi environ, quand il y eutdans le couloir un grand remue-ménage. C’étaient les ouvriersprisonniers qui rentraient. Ce jour du dimanche, les autorités leuraccordaient tout l’après-midi pour se délasser, se promener dansleur préau ou écrire. Ils pouvaient même jouer aux dominos et auxdames dans la salle commune.

Quand l’équipe de son dortoir fit irruptiondans la pièce, Rouletabille était étendu sur son lit, les yeuxgrands ouverts.

Huit prisonniers défilèrent devant lui, lesaluant d’un bonjour amical tout en retirant leurs vêtements detravail. Les uns s’en furent au lavabo. Les autres lui posèrentquelques questions. Il répondit vaguement, affichant une fatigueextrême… et fermant les yeux.

Il n’avait pas vu La Candeur et il ne voulaitinterroger personne…

Soudain, le plancher du corridor se mit àgémir sous des pas puissants ; le cœur de Rouletabille battità coups plus précipités et le reporter rouvrit les yeux. La Candeurentra !

D’abord La Candeur ne vit pas Rouletabille. Iljeta sa capote sur son lit en criant : « Ouf !fini l’emballage de la semaine !… » Et puis ils’affaissa sur le sommier qui craqua ; après quoi, La Candeurse déchaussa en poussant des « han ! »lamentables…

« Qu’est-ce qu’il y a encore,Pichenette ?… demanda l’un des prisonniers…

– Bonsoir de bonsoir ! je te défendsde m’appeler comme ça ! t’entends bien, l’Enflé ?

– Tu m’appelles bien l’Enflé, moi quin’ai pas deux sous de lard sous la peau, je peux bien t’appelerPichenette, toi qu’as un poing à assommer un bœuf !…

– Possible, mais j’ai un vrai nom qui nefaut pas oublier !… J’m’appelle… René Duval !… toutsimplement !… Ouf ! je ne m’en souvenaisplus ! » grogna en aparté La Candeur qui se redressaaprès avoir déposé précieusement ses godilles au pied de sonlit.

En se relevant, il aperçut tout à coupRouletabille…

D’abord, il vacilla… Son grand corps eut uneoscillation de pendule, puis sa bouche s’ouvrit, énorme… puis sereferma sur le cri qui ne fut plus entendu que comme un lointaingrognement.

De ses yeux fixes, Rouletabille foudroyaitM. René Duval !

« Eh bien, Pichenette, reprit l’Enflé,qu’est-ce qu’il te prend ?

– Je grogne à l’idée du mauvais déjeunerque nous allons faire ! répondit La Candeur en détournant aveceffort son regard de celui de Rouletabille… Sûr ! ils ne vontpas nous servir des tripes à la mode de Caen !

– Te faudrait-il aussi une bolée de cidrede Normandie ?

– Hélas !

– Tiens, v’là lacloche !… »

Deux coups de sifflet stridents appelaient leshommes à table. Le petit dortoir se vida. Seul, restèrent LaCandeur et Rouletabille. Celui-ci avait refermé les yeux. Quand illes rouvrit, il revit La Candeur qui le contemplait dans uneimmobilité de statue, sans oser dire un mot.

« Veux-tu ficher le camp déjeuner avecles autres ! Je ne te connais pas, moi, monsieur RenéDuval !… »

La Candeur fit demi-tour et quitta la chambreen se heurtant de joie aux meubles ! Rouletabille était enfinarrivé !… Il y avait quinze jours que La Candeurl’attendait !… ou plutôt qu’il n’espérait plus le voirarriver !… Rouletabille ne lui avait-il pas dit :« Je serai avant toi à Essen. »

Le géant ne mangea pas et revint le premierdans le dortoir.

Rouletabille lui tourna le dos et feignit unprofond sommeil.

La Candeur poussait des soupirs à attendrir untigre. Il ne réussit qu’à se faire donner à la dérobée un solidecoup de pied dans le ventre par Rouletabille qui semblait continuertranquillement son somme.

Ce ne fut que vers les 5 heures, quandRouletabille se fut assuré par lui-même que nul ne pouvaitl’entendre, qu’il permit à La Candeur de profiter de la solitude oùon les avait laissés tous deux, pour soulager le trop-plein de sonâme aimante, dévouée, mais nullement héroïque.

Du reste, le reporter de L’Époque euttôt fait de mettre fin à un bavardage sentimental et il fit subir àLa Candeur un interrogatoire très serré qui lui permit d’apprendrele plus possible de choses utiles dans le moindre espace detemps.

C’est ainsi qu’il sut que les prisonniersmilitaires qui travaillaient à l’usine et qui couchaient autrefoisdans un camp hors la ville avaient été installés définitivement àl’intérieur des usines dont ils ne franchissaient plus jamais lesportes, et cela depuis l’évasion de deux prisonniers ouvriersqui s’était produite quelques mois auparavant.

De cette façon, on ne craignait plus aucunefuite, ni aucune indiscrétion relative aux usines Krupp, tantque durerait la guerre !

Il en était résulté, du reste, un meilleurtraitement pour les prisonniers. Ceux-ci avaient bénéficié desanciens casernements des ouvriers célibataires de l’usine, dontquelques centaines travaillaient maintenant sur le front.

Ces locaux affectés en même temps auxprisonniers militaires et aux ouvriers étrangers des nationsneutres étaient appelés Arbeiterheime !Prisonniers etouvriers étrangers étaient traités à peu près de même sorte,avec la même surveillance… Partout où il y avait desouvriers étrangers dans un atelier, il y avait des sentinelles,baïonnette au canon, et ces ouvriers étaient aussi souvent fouilléset espionnés que les prisonniers eux-mêmes !

Un salaire particulièrement élevé les faisaitpasser par-dessus ces légers inconvénients.

Dans l’Arbeiterheim où couchaientRouletabille et La Candeur, il y avait six cents ouvriers étrangerset une centaine de prisonniers français. Ces derniers travaillaienttous à la fabrication des aciers de commerce ou des machines àcoudre, seule besogne qu’ils pussent accepter.

« Et combien de soldats pour surveillerune Arbeiterheimcomme la nôtre ?

– Une vingtaine de territoriaux quireviennent avec nous au poste de notre casernement particulierquand les repas ou le repos nous y appellent et qui nous suiventdans les différents ateliers où nous travaillons, sans cesser denous surveiller jamais !

– Vingt ! Ça n’est pas beaucoup,émit Rouletabille.

– Bah ! c’est trop pour ce qu’ilsont à craindre ! répliqua La Candeur. Qu’est-ce que tu veuxqu’on fasse contre eux ! Songe qu’ils ont des mitrailleuses,et puis, de toute façon, nous serions bouffés en cinq sec, monvieux !… Nous aurions les quatre cent mille ouvriers bochessur le dos, avant même que le général qui a la responsabilité del’ordre ait pris le temps de faire téléphoner à tous les postes etde rassembler sa légion !… Ah ! on est sûr de nous !si sûr que, parfois, nous jouissons d’une liberté relative…

– Vraiment ?… Mais je croyais quevos gardiens ne vous lâchaient jamais !…

– Dans les ateliers, au moment dutravail, mais ils nous fichent la paix à peu près ici… On peutdescendre à la cantine, à certaines heures… et, en glissant lapièce, on peut prolonger son séjour, la nuit, à la cantine, si onsait s’arranger avec le père Bachstein ?…

– Qui est-ce ça, le pèreBachstein ?…

– C’est comme ça qu’ils l’appellentici !… le père Brique… Paraît que Bachstein en allemand veutdire brique… T’as déjà dû le voir…

– Ah ! le feldwebel qui a lasurveillance de l’étage !

– Parfaitement !

– Mais il a l’air terrible !…

– Il n’en a que l’air. Il se fait dessous, va ! avec nous autres !… En voilà un à qui laguerre rapporte !… Tiens, mon vieux ! les amoureux seruinent pour lui…

– Les amoureux ?…

– Ben oui ! y en a toujours qui ontbesoin d’aller raconter des histoires aux dames !… Notrecantinier a deux filles fraîches comme le blé nouveau, qui,elles-mêmes, ont quelquefois des amies pas trop fanées…

– Faire la cour à des demoisellesallemandes ! tu penses que c’est digne, toi, en temps deguerre, La Candeur ?…

– S’agit pas de savoir ce que j’en pense,s’agit de savoir que pour 5 marks il y a un feldwebel qui fermel’œil si vous n’êtes pas dans votre plumard à l’heure exacte où laconsigne est de ronfler !… Ça pourrait peut-être t’intéresser,toi, Rouletabille, même si les demoiselles du cantinier net’intéressent pas !… Parce que, écoute bien, faut pas oublierque tu ne m’as encore rien expliqué… et que je pense bien que nousne sommes pas venus ici simplement pour… »

Il s’arrêta, hésitant devant un certainfroncement de sourcils de Rouletabille…

Puis il reprit, timidement :

« Tu me fais frémir !… Qu’est-cequ’il va encore se passer ici, mon vieux ?… maintenant que tuy es !… T’as tout de même pas l’idée de leur déclarer laguerre comme au Château noir[8],dis ?… Ici, tu sais, ça ne prendrait pas !… C’est passeulement les mitrailleuses !… Il y a des canonspartout !… Sais-tu ce qu’ils viennent de sortir, en fait decanon, pour la marine ? Un canon de 12 mètres de long, monvieux !… rien que ça !… tirant des obus de 1,50 m dehaut !… Tu ne vas pas te battre contre des canons pareils,hein ? »

Rouletabille, impatienté, se pencha vers lebon La Candeur :

« Tu vas tout savoir : je suis venu…ou plutôt nous sommes venus pour nous battre contre un canon de 300mètres de long !… »

La Candeur sursauta :

« T’as toujours pas perdu l’habitude dete ficher du monde !… gémit-il.

– La ferme ! Onvient !… »

Et Rouletabille se remit à ronfler et LaCandeur à cirer ses chaussures.

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