Rouletabille chez Krupp

II – CONSEIL DE CABINET SECRET

Le reporter disparut dans un ascenseur, sesauva par un escalier de service. Il voulait être seul. Il avaitbesoin de réfléchir. Enfin, il contenait difficilement sa joie.

Depuis le commencement de la guerre, il avait,comme tant d’autres, rempli obscurément son devoir, risqué centfois sa vie dans une besogne anonyme de défense nationale qui étaitpleine de grandeur, certes ! mais qu’il eût voulue plus…disons le mot qui était au fond de la pensée du reporter,« plus amusante ».

Combien de fois n’avait-il pas désiré que l’onfit appel à ses dons d’initiative, d’invention, pour remplirquelque mission exceptionnellement difficile à laquelle il se fûtdonné de toute son âme, de toute son imagination !

Eh bien ! aujourd’hui, il étaitservi ! On le faisait venir pour sauver Paris !…Les plus hauts personnages de l’État attendaient le caporalRouletabille pour sauver Paris !… Toutsimplement !… Ah çà ! mais qu’est-ce que celasignifiait : sauver Paris ?…

C’étaient ces deux mots-là qui lebousculaient, l’aveuglaient, l’empêchaient de comprendre quoi quece fût à une aussi prodigieuse aventure !…

Il savait bien, lui qui revenait destranchées, que les autres ne passeraient plus !… Etavec lui tout le monde le savait aussi !… Et eussent-ils pupasser qu’il ne pouvait avoir la prétention de les arrêter à luitout seul !… Et cependant, il résultait bien de laconversation qu’il venait d’avoir avec son patron que c’était luiqui allait sauver Paris !… que l’on comptait sur lui poursauver Paris ! Alors ? alors ? alors ?…

« Mince alors ! » jeta-t-iltout haut sur le boulevard qu’il était en train de traverser pourse jeter dans une auto qui le conduisit au hammam…

… Une heure plus tard, quand il sortit de là,après un furieux exercice hygiénique et de solides massages, il seretrouva très calme, très maître de lui, prêt à tous lesévénements, paré pour toutes les aventures. Il dîna dans un discretrestaurant des Champs-Élysées, dans l’ombre d’un bosquet, seul avecsa pensée et avec son impatience qu’il travaillait à maîtriser. Ileût voulu montrer aux plus hauts personnages un Rouletabille demarbre que rien ne pouvait émouvoir.

À 10 heures, il franchissait la grille de laplace Beauvau. Il était introduit tout de suite dans le bureau duchef de cabinet, où se trouvait déjà le directeur deL’Époque.

« On est allé prévenir leministre », lui dit le patron en lui serrant la main, et tousdeux restèrent assis en face l’un de l’autre, en silence…

Soudain, une porte s’ouvre. Un huissier faitpasser ces messieurs dans le bureau du ministre. Un haut personnageest là que Rouletabille reconnaît. Politesses.

« Ça va chez les poilus ?

– Ça va !

– Asseyez-vous donc, je vous enprie… »

Arrivée d’un second haut personnage,présentation de Rouletabille.

« Enchanté de faire votre connaissance,jeune homme. Votre directeur nous a dit qu’on pouvait vous demanderdes choses impossibles. Nous allons voir… »

Rouletabille n’a pas le temps de répondre. Untroisième haut personnage fait son entrée. C’est à celui-ci que ledirecteur de L’Époque téléphonait tantôt devantRouletabille.

Tous demandent :

« Eh bien, vous avez vu Cromer ?

– Cromer, répond le dernier arrivé, doitêtre là-haut ; je lui ai donné rendez-vous à 10 heures etdemie. Ce qu’il raconte est effrayant !… »

Encore une porte qui s’ouvre, et le directeurde la Sûreté générale est annoncé.

« Messieurs, fait-il en entrant, j’aitout mon monde là-haut. Si vous voulez monter, je suis à votredisposition !… »

Ainsi, c’est à la Sûreté générale que l’onva : ce conseil extraordinaire, on n’a pas voulu le tenir auministère même, mais dans un endroit plus discret, plus fermé.

Par des escaliers intérieurs, par descorridors dont Rouletabille connaît bien le labyrinthe, on se rendau cabinet même du chef de la Sûreté générale.

Dans le petit vestibule qui précède lesbureaux, un homme à figure énergique, face entièrement rasée, typed’Anglo-Saxon, attend debout, les bras croisés, cependant qu’aufond d’un fauteuil une vieille honorable dame à bonnet noir montreune figure pleine d’angoisse et empreinte d’une tristesse infinie.Les hauts personnages saluent.

L’un d’eux va à l’homme.

« Mr Cromer, voulez-vous entrer avecnous, je vous prie ?… »

La vieille dame n’a pas bougé. Elle resteseule dans le vestibule, avec l’huissier qui referme sur les autresla porte du bureau de son chef. Dans le bureau, tous se sontassis.

Nous avons désigné avec une discrétionnécessaire les hauts personnages qui sont réunis là par les soinsdu directeur de la Sûreté générale. Et pour préciser leurindividualité, nous userons des termes mêmes dont se servaitRouletabille quand il avait à rappeler dans ses notes le rôle quechacun assuma dans cette mystérieuse séance.

D’abord, il y avait celui que tous appelaient« monsieur le Président » et quelquefois « monsieurle Premier », expression dont on se sert à la fois pouradresser la parole au Premier ministre, président du Conseil, etaussi au président de la cour d’appel de Paris.

Le second haut personnage, celui-là même quiavait introduit Mr Cromer, se distinguait par un énormebinocle à garniture d’écaille qui lui mettait deux véritableshublots sur sa face glabre, chaque fois qu’il avait à lire quelquefeuille ou qu’il trouvait intéressant d’étudier les jeux dephysionomie de son interlocuteur. Rouletabille, en parlant de lui,disait « le Binocle d’écaille ».

Enfin, le troisième ne cessait de fumer descigares énormes dont il avait une profusion dans un portefeuillegrand comme une petite valise. Rouletabille l’avait surnommé depuislongtemps déjà « le Bureau de tabac ».

En entrant, le reporter s’était glissé dans uncoin obscur d’où il pouvait tout voir et où il espérait se faireoublier.

« Faut-il introduire Nourry ? »demanda d’abord le chef de la Sûreté. Mais le Binocle d’écaille,sortant des papiers de son maroquin :

« Non, pas encore ! je vais vouslire la lettre de Fulber que le Service des inventions aretrouvée !…

– Vous m’avouerez, mon cher ami, qu’ilest tout de même incroyable que le Service ait pu égarer une piècepareille ! fait alors entendre celui que l’on appelle lePrésident.

– Ces messieurs du Service vousrépondront, répliqua le Binocle, qu’ils en reçoivent une centainedans le même genre tous les mois. Elles sont toutes classées, dureste. On a fini par retrouver la missive de Fulber dans laquantité de celles qui sont mises au rebut comme ayant été écritespar des fous ! »

À l’exception de Rouletabille, tous ceux quiétaient là s’exclamèrent, et le directeur de L’Époque toutparticulièrement.

« Mais Fulber n’était pourtant pas lepremier venu ! fit-il. Ses travaux sur les vertus curatives duradium commençaient à faire sensation quelques mois avant laguerre.

– Bah ! il ne faut rien exagérer,répliqua le Binocle d’écaille. Rappelons-nous que, déjà à cetteépoque, la science officielle traitait Fulber de poète et derêveur ! Et puisque vous vous souvenez de la prétention qu’ilavait émise, de guérir un jour, avec son radium, tous les maux del’humanité, jugez de l’étonnement de ces messieurs des inventionsen recevant une lettre dans laquelle le même inventeur affirmaitavoir trouvé le moyen de détruire en cinq sec une portionconvenable de cette même humanité !… Je vous fais juge ;je lis :

« À Monsieur le…, etc. Monsieur le…,etc.

J’ai l’honneur de vous faire savoir que jesuis à même de mettre à la disposition du bureau des inventions lesplans d’une machine infernale susceptible de détruire en quelquesminutes une ville de l’importance de Berlin, et cela sans sortir denos frontières. Veuillez me croire, Monsieur le Ministre, votretrès dévoué serviteur. »

THÉODORE FULBER

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer