Rouletabille chez Krupp

VI – NOURRY

Il était jeune encore, de physionomie trèsintelligente, et paraissait avoir beaucoup souffert physiquement.Il avait un bras en écharpe. Il était vêtu d’un costume assezhétéroclite de poilu convalescent. On le fit asseoir ; ledirecteur de la Sûreté lui dit :

« Nourry, vous allez nous conter tout cequi vous est arrivé à Essen depuis le jour où vous avez connuMalet… puis comment vous vous êtes évadés tous deux, et commentMalet fut tué à la frontière hollandaise. »

L’homme commença aussitôt :

« Messieurs, j’ai été fait prisonnier surl’Yser. J’ai été dirigé aussitôt sur le camp de Rastadt. Il n’yavait pas huit jours que j’étais là que l’on me demandait si je nevoulais pas aller travailler de mon état à Essen, chez Krupp.

« Je sors de l’École des arts et métiers.Depuis cinq ans, j’étais à la tête d’une grande maison decoutellerie de Guéret. Mes papiers avaient appris ces détails auxFritz. Je leur ai répondu : « Si c’est pour fabriquer desbaïonnettes ou travailler aux munitions, il n’y a rien defait. » Ils m’ont dit : « Non ! c’est pourfabriquer des ciseaux, des ciseaux pour coudre, pour lesfemmes. » Je croyais qu’ils se payaient ma tête. Mais je mesuis dit : « On verra toujours bien » et je leur airépondu : « Ça va ! »

« Et je suis arrivé à Essen. Il y a là,en dehors des usines, des camps de prisonniers militaires.

« La plupart de ces prisonniers sontsimplement réquisitionnés pour le service de la voirie, mais il enest quelques centaines que l’on emmène du camp le matin pour lesfaire travailler aux usines et que l’on ramène le soir.

« On n’exige pas d’eux qu’ils travaillentaux munitions… C’est une erreur de croire, comme je l’ai crulongtemps moi-même, que les usines d’Essen ne fabriquent que descanons, des obus, des cuirassés et tous autres engins deguerre ; en effet, une partie assez grande même des ateliersproduit des articles des genres les plus variés, destinés à êtreéchangés contre des victuailles ou des objets de première nécessitédans les pays neutres.

« J’ai vu moi-même entassés sur les quaisde la Ruhr, à Duisbourg, des produits fabriqués à Essen, desmachines et des assemblages mécaniques qui allaient partir pour laSuède, laquelle expédie en échange de l’huile, du poisson, dupapier et du bois.

« Les usines Krupp envoient en Hollandedes couteaux, des ciseaux, des machines à coudre, des ustensiles detout genre. Particulièrement, tous les prisonniers français qui ontété employés avant la guerre dans une fabrique de machines à coudresont sûrs qu’on leur proposera de travailler à Essen.

« S’ils acceptent, ils sont bien traitéset reçoivent même un salaire raisonnable. S’ils refusent, il n’estpire misère qu’on ne leur fasse.

« Ce n’est pas dans les ateliers que j’aiconnu Malet, mais au camp, un soir, en prenant un verre de Munich àla cantine. Lui, il ne travaillait pas dans l’acier mais dans laradiologie. Durant des mois, il avait été employé à la section defabrication des voitures radiologiques militaires ; c’était sapartie. Quand ils surent qu’il avait travaillé avant la guerre à laSorbonne, dans le laboratoire du professeur Laval, ils le firententrer dans le laboratoire d’Énergie que l’ingénieur en chef desinventions avait assez récemment créé dans le grand pavillon desrecherches.

« Plus d’une fois, Malet m’a dit qu’à sonidée ce n’était point toujours dans le but de guérir des plaiesque, dans le laboratoire d’Énergie, on se livrait à certainesexpériences autour du radium. Quoi qu’il en soit, c’est là queMalet eut la surprise d’apercevoir, un jour, une figure qu’ilconnaissait bien, celle de l’inventeur Théodore Fulber.

« Que faisait-il là ? Comment setrouvait-il prisonnier ? Voilà ce que Malet fut un certaintemps à se demander, sans pouvoir trouver de réponse. Fulber étaittrès surveillé. Il ne faisait que traverser le laboratoire pours’enfermer dans un petit cabinet de travail qui lui avait étéspécialement réservé ; mais, un jour, Fulber aperçut Malet etle reconnut. Il lui signe qu’il avait besoin de lui parler. Huitjours plus tard, je vis arriver à la cantine un Malet tout pâle ettout à fait incapable de déguiser son émotion. « Allons faireun tour », me souffla-t-il, et il me conduisit tout doucement,sans avoir l’air de rien, jusqu’à la boulangerie Kullmann qui estsituée à l’extrémité nord-ouest du camp. On nous y servaitclandestinement du café et des liqueurs dansl’arrière-boutique.

« La mère Kullmann nous y laissaitpénétrer assez souvent, parce que nous lui payions bien cesquelques minutes de solitude. Elle fermait, en effet, la porte surnous, et c’était le seul moment de la journée où nous ne voyionsplus nos geôliers. C’était très appréciable.

« L’arrière-boutique avait une fenêtrequi donnait sur le quartier nord des usines. Depuis quelque temps,par cette fenêtre, nous voyions s’élever au-dessus du mur du cheminde ronde, un énorme bâtiment en planches, d’une longueur que nousne pouvions même pas apprécier, car elle nous était cachée pard’autres constructions et par l’accumulation des magasinsprovisoires qui avaient été dressés là depuis la guerre. Cebâtiment avait ceci de singulier qu’il n’était point construit dansl’alignement des autres ni parallèle aux autres ; il étaitorienté nord-est, sud-ouest, en oblique, comme posé de travers, etpassant à travers tout ; et on avait dû, à cause de lui, jeterbas plusieurs ateliers.

« S’il n’avait été absurde d’imaginer quel’on eût choisi un endroit aussi impraticable pour l’atterrissagedes dirigeables, nous aurions pu croire que l’on était en traind’édifier là quelque hangar pour zeppelins.

De même si cette bâtisse s’était dressée aubord de la mer, nous aurions pu croire qu’elle devait servir à laconstruction du plus grand vaisseau du monde.

« Malet et moi nous avions donc été fortintrigués par la vision de cet édifice fantastique et d’autant plusbizarre que son toit était beaucoup plus élevé dans la partie sudque dans la partie nord.

« Ce jour-là, sitôt que nous fûmes seulsdans l’arrière-boutique de la boulangerie, Malet m’entraîna à lafenêtre et me montrant le gigantesque échafaudage, me dit :« Tout ce que nous avons pu imaginer est au-dessous de lavérité. Sais-tu ce qu’ils vont construire là-dedans ?… Unetorpille formidable destinée à réduire en cendres Paris en quelquesminutes ! »

« Je ne pus m’empêcher tout d’abord dehausser les épaules tant ce projet me paraissait dépasser la limitedes possibilités humaines. Mais Malet n’était pas un enfant ;c’était, de plus, un savant ; et, au fur et à mesure qu’ilparlait, je me sentais gagné à mon tour par le plus sombreeffroi…

« Il m’apprit qu’il était arrivé, sansqu’on l’aperçût, à pénétrer quelques minutes dans le cabinet detravail réservé à Fulber. C’est là que l’inventeur l’avait mis aucourant de la terrible aventure qui lui était survenue.

« Sa fille et lui, et le fiancé de safille, le Polonais Serge Kaniewsky, dont il a été tant parlé lorsdu procès des anarchistes, avaient été faits prisonniers par lesFritz sur les côtes d’Angleterre dans le moment que tous troisétaient en train de procéder aux essais, en petit, d’un prodigieuxengin capable de détruire une ville à une distance énorme. En mêmetemps qu’ils enlevaient les inventeurs et les jetaient au fond d’unsous-marin, les ravisseurs, bien renseignés, avaient également volétous les plans, tous les papiers relatifs à l’invention.

« Les captifs, amenés à Essen, avaientété mis en demeure de construire pour le compte de l’Allemagne latorpille aérienne qu’ils avaient imaginée contre elle. Les Fritz,en effet, ne pouvaient rien sans la bonne volonté des inventeurs,car les plans qu’ils possédaient ne donnaient que le tracé et ladisposition de la machinerie générale, mais le secret principal del’invention et certains chiffres n’étaient connus que de Fulber etde Kaniewsky et n’avaient pas été confiés au papier.

« Les deux hommes avaient déclaré quel’on n’obtiendrait rien d’eux et protesté contre la violenceinqualifiable qui leur était faite. Pour venir à bout de leurrésistance, les Fritz n’avaient pas hésité à martyriser la fille deFulber, Mlle Nicole. Ils avaient commencé par lapriver de toute nourriture. Quand le Polonais avait vu sa fiancéeréduite à un état proche de la tombe, il n’avait pu résister à cespectacle et avait promis tout ce que les autres lui demandaient.Kaniewsky avait donc livré les formules chimiques de l’explosif etle secret de la machinerie, mais en donnant, pour celle-ci, de fauxchiffres. Les Allemands s’étaient mis au travail aussitôt. Ilsavaient reconnu l’exactitude des formules chimiques et ne doutaientpoint que le Polonais, auquel on avait promis également unefortune, eût dit toute la vérité !

« Fulber pardonnait à Kaniewsky d’avoirlivré la formule de son explosif à air liquide, car à Essen même,on lui avait fait constater que l’Allemagne travaillait à unnouveau trinitrotoluène qui n’était pas loin d’avoirtoutes les qualités de sa thermite. Là n’était pas ledanger. Ce que Fulber redoutait, par-dessus tout, c’était le momentoù les Fritz s’apercevraient que Kaniewsky les avait trompés quantaux chiffres relatifs à la machinerie secrète de la torpille,ce qui ne manquerait point d’arriver d’ici quatre ou cinqmois.

« Kaniewsky, évidemment, avait voulugagner du temps. Peut-être avait-il espéré que la guerre dans lescinq mois, aurait pris fin, ou tout au moins qu’un événementheureux viendrait sauver les captifs de l’épouvantable situationdans laquelle ils se trouvaient… Mais ce que savait bienFulber, c’est que Kaniewsky était incapable de voir souffrirNicole !

« Là était le sujet de l’incessanttourment de l’inventeur, ce qui l’empêchait de dormir, « cequi lui donnait l’air d’un fou ! » me confia Malet.

« – Chaque minute qui passe, avait râléFulber, nous rapproche inévitablement du terme fatal ! Uneimprudence de Kaniewsky peut encore précipiter les choses !La raison de Kaniewsky n’est pas solide depuis qu’il saitqu’ils peuvent faire périr Nicole ! La mienne aussichancelle à cette idée… Mais, en ce qui me concerne, je suis sûrque je leur résisterai ; pas un mot ne sortira de ma bouche,pas un chiffre de ma plume ; tandis qu’avec Kaniewsky tout està craindre… Avec lui, ils peuvent tout avoir s’ils savent s’yprendre !… Il faut se rappeler que cet homme a vécu desannées avec la seule pensée de la ruine et de la mort dumonde !… Il ne faut pas oublier non plus que Paris lui a étéaussi cruel que Moscou et Pétersbourg… et qu’il ne s’est échappédes cachots de Schlusselbourg que pour retrouver les caveaux de laConciergerie !… Enfin, c’est un homme qui brûlerait sanshésitation le genre humain pour éviter un bobo à mafille !

« Malet, ce jour-là, m’apprit encorequ’on avait complètement séparé Fulber de Kaniewsky, lequel avaitété installé au centre des travaux entrepris immédiatement pour laconstruction de l’engin. On avait également séparé l’inventeur desa fille. À part cela, on le traitait bien et on lui permettait decontinuer la série de ses études sur les vertus curatives duradium.

« Pendant que Malet me racontait ceschoses, je ne pouvais détourner mes regards de l’effroyablebâtiment à la charpente duquel était suspendu un peuple d’ouvrierset qui allait bientôt cacher les mystérieux préparatifs du plusgrand crime du monde. Et je tremblais d’horreur. Car je ne doutaisplus !… Les Fritz étaient gens trop pratiques pour édifier unpareil colosse sur une chimère !… Malet et moi nous nousserrâmes la main fiévreusement. Notre pensée était lamême :

« – Mon vieux, lui dis-je, il n’y a pas àchercher ! faut f… le camp d’ici, et aller les prévenirlà-bas !… Sur les deux il y en a bien un quiarrivera !

« À la minute même, notre évasion futdécidée. Malet ne revit point Fulber ; s’était-on aperçu dequelque chose, ou s’était-on douté qu’il avait eu un entretien avecFulber ? Redoutait-on qu’il parvînt à communiquer à nouveauavec lui ? Toujours est-il que Malet ne rentra plus dansl’usine et fut reversé dans la section de radiologie militaire quiétait installée aux environs de la ville.

« Cette circonstance nous servitbeaucoup. Je n’ai point à raconter ici les détails d’une évasionqui fut minutieusement préparée par nous pendant troissemaines.

« Certaine nuit, nous franchîmes, avecassez de bonheur, le double cordon de sentinelles. Mais, dès lelendemain matin, nous fûmes aux prises avec des difficultésinsurmontables. L’alarme avait été donnée très rapidement et nousétions traqués partout. On nous rechercha avec un acharnement sanspareil. Il nous fut impossible, pendant quinze jours, de quitterl’abri que nous avions gagné à la nage, sous un vieux pont deRuhrort, non loin du confluent de la Ruhr et du Rhin. Quand nousreprîmes notre route, nous avions épuisé nos provisions depuis sixjours et nous étions mourants de faim. Malet surtout était à bout.Il me suppliait de l’abandonner. Je ne pus m’y résoudre, malgrétout ce qu’il put me dire. Enfin, au moment même où, par une nuitnoire, nous allions franchir la frontière hollandaise, des coups defeu retentirent derrière nous. Mon compagnon roula à mes piedstandis que j’étais moi-même blessé au bras.« Sauve-toi ! me cria Malet, etsouviens-toi ! » Ce furent ses dernièresparoles.

« Je me suis sauvé, monsieur, et me suissouvenu autant que possible !… J’ai souvent pensé auxconversations que j’avais eues avec Malet à propos des révélationsde Fulber, et je crois vous avoir répété d’une façon assez préciseles paroles qu’il avait entendues dans la bouche del’inventeur !… »

Nourry avait terminé sa longue narration. Ilavait été écouté dans le plus religieux et le plus anxieuxsilence.

Il s’était tu qu’on l’écoutait encore.

Soudain, une voix que l’on n’avait pas encoreentendue s’éleva dans le coin le plus obscur :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me diresi les machines à coudre que l’on fabrique à Essen sont à point dechaînette à un fil ou à double point de chaînette à deuxfils ? »

Nourry, assez étonné de la question, ainsi quetous ceux qui étaient là, du reste, répondit :

« Ils en font de tout genre,monsieur : machines à point de chaînette à un fil, machines àpoint de surjet, machines à point de navette à deux fils, machinesà double point de chaînette à deux fils, machines pour chaussures,etc.

– Merci, monsieur, c’est tout ce que jedésirais savoir…

– Vous n’avez pas d’autre question àposer à M. Nourry ? demanda le directeur de la Sûreté quine pouvait s’empêcher de sourire au reporter malgré la gravité descirconstances.

– Aucune ! répliqua Rouletabille, leplus sérieusement du monde… aucune !… »

Et comme il s’était légèrement soulevé, ilretomba dans son ombre…

Les ministres félicitèrent Nourry ainsi qu’ilconvenait, lui recommandèrent encore la plus complète discrétion,puis le laissèrent partir. Le directeur de la Sûretél’accompagna.

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