Rouletabille chez Krupp

V – MADAME FULBER

Le Binocle d’écaille, le Bureau de tabac, lePatron, le directeur de la Sûreté générale s’agitaient. LePrésident alluma une cigarette au cigare du Bureau de tabac, enaspira légèrement la fumée, regarda un instant celle-ci monter envolutes bleuâtres vers le plafond, et prononça :

« Et maintenant c’est contre nous que setourne l’épouvantable expérience !…

– Devons-nous vraiment le craindre ?demanda d’une voix hésitante le Bureau de tabac.

– Comment, si nous devons lecraindre ! s’exclama le Binocle d’écaille… on voit bien moncher collègue, que vous n’avez pas entendu Nourry !

– Dois-je faire entrer Nourry ?interrogea le directeur de la Sûreté générale.

– Non ! répondit le Président,faites introduire d’abord Mme Fulber. »

Tout le monde se leva à l’entrée deMme Fulber.

Le Président lui adressa quelques bonnesparoles réconfortantes, lui confirmant la nouvelle qui lui avaitété déjà communiquée que son mari et sa fille étaient prisonniersen Allemagne, mais en bonne santé, ne courant apparemment aucundanger et qu’il fallait, dès lors, ne pas désespérer de les voirbientôt sortir de cette affreuse aventure.

Après quoi, Mme Fulber futpriée de s’asseoir.

Elle s’assit en remuant doucement la tête.C’était cette bonne vieille dame que Rouletabille avait remarquéedans le vestibule. Elle avait un visage flétri et douloureux, ettoute la tristesse qui était répandue en elle semblait aussivieille qu’elle.

« Pourriez-vous, madame, demanda lePrésident, nous donner quelques détails sur les conditions danslesquelles s’est produit l’enlèvement de votre mari et de votrefille ?

– J’ai déjà répondu à cette question, fitla vieille dame, d’une voix douce comme celle d’une petitefille : je n’ai rien vu ni rien entendu. Qu’ajouterai-je deplus ? J’ai été ligotée, bâillonnée dans l’obscurité, et je mesuis évanouie de terreur.

– Pendant la soirée, le Polonais est-ilresté tout le temps avec vous ? Est-il rentré avec vous ?S’est-il couché à la même heure que vous ?

– J’ai tout lieu de le croire,monsieur !… Il nous a souhaité une bonne nuit à tous et ils’est enfermé dans sa chambre.

– Vous ne vous doutiez de rien ?…Vous vous êtes tous endormis pleins d’espoir…

– Oh ! pleins d’espoir !interrompit la vieille…, en ce qui me concerne, je n’en ai plusdepuis longtemps !… Mon mari n’a jamais été heureux enrien ! Tout ce qu’il a entrepris s’est toujours tourné contrelui, contre nous ! Cela devait finir ainsi ! Sesinventions nous ont ruinés et lui ont valu des tracas sans nombre.La dot de ma fille après la mienne s’est fondue dans le creuset deses coûteuses expériences. Cependant, ni ma fille ni moi ne noussommes plaintes et ne nous plaindrons jamais. Nous aimons cet hommecomme Dieu l’a fait.

– Est-ce que votre fille, madame, n’étaitpas fiancée à l’aide de M. Fulber ? demanda lePrésident.

– Oui, monsieur ! et cela aussi àmes yeux fut un malheur ! Je savais ce que j’avais souffertavec un inventeur et j’aurais voulu que ma fille pût jouir d’uneautre existence que celle qui m’avait été faite ! Mais, toutde suite, je m’avouai vaincue. Nicole va sur ses vingt-cinq ans.Elle a beau être jolie, elle n’a pas le sou ! Enfin, elle aimeson Polonais.

– Pourriez-vous nous donner quelquesdétails sur l’aide de M. Fulber ? questionna alors leBinocle d’écaille. Dans les circonstances présentes, ils pourraientnous être très précieux. Nous ne voulons pas vous surprendre. Lapremière idée qui nous est venue a été que dans l’affaired’enlèvement et du vol des plans de la Titania, cetétranger vous avait peut-être desservis…

– Cela, monsieur le ministre, je ne lepense pas ! répondit la vieille dame sans élever la voix…,non, je ne le pense vraiment pas !… Je mettrais ma main au feuque Serge Rejitzky est incapable de nous trahir !…

– En tout cas, s’il l’avait voulu, ilaurait pu le faire, n’est-ce pas ?

– Certes ! il était au courant detous les secrets et de toutes les imaginations de mon mariauxquelles il ajoutait les siennes !

– Il n’ignorait rien du mécanisme le pluscaché de la Titania ?

– Rien, monsieur !

– Même ce que votre mari avait jugé bonde ne pas dévoiler à Mr Cromer, son aide leconnaissait ?

– Oui, monsieur, il savaittout !…

– Voilà qui est catégorique ! fitobserver le Binocle d’écaille en regardant les deux autres hautspersonnages. Le Polonais sait tout, et il peuttout ! »

Il y eut un silence, puis le Présidentreprit :

« Pour que vous nous affirmiez, madame,d’une façon aussi nette, que cet homme est incapable d’abuser dessecrets qu’il possède, c’est sans doute que vous le croyezentièrement dévoué à la France ?… ou tout au moins à la causedes Alliés ?…

– Non, monsieur, non !… Ce n’estpoint pour une raison patriotique quelconque que je le croisincapable d’une infamie… si j’ai parlé ainsi, c’est que je connaisson caractère et aussi son amour pour ma fille ! »

Ici, le directeur de la Sûreté généraledemanda la permission de poser une question :

« Savez-vous, madame, que Serge Rejitzkyn’est pas le vrai nom du fiancé deMlle Fulber ?

– Nous le savons, monsieur le directeur,il s’appelle Serge Kaniewsky, de son vrai nom, et, sous ce nom-là,a été traqué en Pologne et en Russie, poursuivi en France lors duprocès des anarchistes, condamné à cinq années de prison, qu’il afaites bien qu’on n’ait rien pu prouver contre lui de bienprécis…

– Bref, interrompit le chef de la Sûreté,c’est un homme qui a beaucoup souffert et qui croit avoir étéinjustement condamné par la France. C’est un homme qui ne doit pasbeaucoup aimer la France ?

– C’est possible, monsieur ! mais mafille l’aime, elle, la France, et vous pouvez être sûr que sonSerge fera comme s’il l’aimait, lui aussi, car dans cet ordred’idées, Serge sait parfaitement que ma fille ne lui pardonneraitpoint (sans parler de trahison) une simple défaillance… Or, pourSerge je le répète, il n’y a plus au monde que ma fille !… Ilest arrivé chez nous, mourant de faim, mis à l’index par toutes lespolices de la terre, avec des idées formidables de vengeance contrele genre humain… cet homme n’avait encore connu que la haine !Il était laid, moralement et physiquement. Vous entendez,messieurs ! physiquement !… plutôt très laid quelaid !… Il a suffi que ma fille se penchât sur cette épave… Etun autre homme est né !… Maintenant Serge connaît ce que c’estque d’être aimé, car ma fille l’aime, à cause de son âme de feu,sœur de la sienne… Maintenant, Serge connaît l’amour ! Lereste : le passé, le présent, l’avenir, en dehors de cetamour, n’existe plus !… Il ferait sauter le monde pour unsourire de ma fille, il ne tuera pas une mouche pour ne pas luifaire de chagrin… vous pouvez être tranquilles, messieurs, bientranquilles… »

Et la bonne triste vieille, hochant la tête,semblait vouloir rassurer tout le monde…

Ces messieurs la remercièrent, lui adressèrentencore quelques bonnes paroles. Le directeur de la Sûreté lareconduisit jusque dans le vestibule.

Quand il revint, ces messieurs étaient tousd’accord pour proclamer que les propos de la vieille, loin de lestranquilliser, avaient augmenté leur inquiétude d’une façonconsidérable.

« Mon avis, déclara carrément ledirecteur de L’Époque,c’est que maintenant nous devonstout redouter !

– En tout cas, exprima le Binocled’écaille, nous devons agir comme si nous avions tout àredouter.

– Et agir sans perdre une minute !ajouta le Bureau de tabac.

– Faites entrer Nourry ! »ordonna le Président.

Aussitôt, le silence fut rétabli. Le chef dela Sûreté ouvrit une porte qui donnait sur un petit salonparticulier et un homme fut introduit.

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