Rouletabille chez Krupp

XXI – MORTE OU VIVANTE ?

« Nous avons le corps ici !… ditRouletabille…

– Et tu parles ! » s’écriaSerge…

Rouletabille mit sa main sur le muflefrémissant du Polonais.

« En tout cas, je parle moins fort quetoi !… Cesse de hurler et de désespérer… tout n’est pas perdu,Serge Kaniewsky !

– Comment veux-tu, insensé ! quetout ne soit pas perdu ! Si le corps n’est pas celui deNicole, c’est que Nicole est encore entre leurs mains… et elledevra payer pour nous tous !… mais tu seras le premier à payerpour elle, je te le jure !… »

Ils se turent, à cause d’un gémissementeffroyable qui était à côté d’eux !… Ce gémissementdisait : « On m’a fait voyager avec le cadavre de mafille !… Il y avait un cadavre à côté de moi !… dans lamême caisse que moi !… un cadavre qui était séparé de moi pardes planches et dont j’ai touché les vêtements… Venez avec moiarracher les planches !… Nous sommes tous maudits à cause detoi, Serge !… Arrachons les planches !… arrachons lesplanches !… Nous referons après, un nouveau cercueil à Nicole…un cercueil étonnant et digne d’elle, grand comme laTitania ! »

Le malheureux délirait et s’accrochait àtoutes les planches et les secouait comme un fou, mais Serge etRouletabille eurent tôt fait d’arracher les planches de la caissequi avait transporté le vieux… et, en effet, ils en tirèrent uncadavre que le Polonais poussa avec un rugissement jusque dans lalueur du falot rouge.

« C’est le corps de Lasker, le chef dumagasinage ! » dit Rouletabille.

Le Polonais et Fulber se penchèrent sur lecadavre et furent sur lui comme des bêtes reniflantes…

« L’autre corps !… Il nous fautl’autre corps pour savoir ! Nous voulons l’autrecorps !…

– Mon compagnon, seul, pourrait vous direoù il est, fit Rouletabille, et je ne sais où est moncompagnon. »

À ce moment, les ombres remuèrent encore etles ténèbres furent comme bousculées par le glissement d’une choseénorme.

« C’est toi, La Candeur ?

– Oui, c’est moi !… jamais jen’aurais cru que je pourrais venir vous rejoindre… ma caisse est àl’autre bout de la cale.

– Le corps ! Le corps !glapirent les voix des deux furieux.

– Ces messieurs, prononça Rouletabille,désirent voir tout de suite le corps de Nicole ! Qu’en as-tufait, La Candeur ?

– Je n’ai pas eu le temps de l’emporter,mon vieux, je l’ai laissé là-bas ! »

D’horribles grognements pleins de menaceaccueillirent ces paroles, tandis que la voix expirante de Fulberavait encore la force de dire : « Mon Dieu ! nous nesaurons donc jamais !…

– Si !… bientôt nous allonssavoir !… c’est moi qui vous le dis ! croyez-moi !fit encore Rouletabille.

– Quand ?

– Bientôt.

– Quand ?

– Bientôt. Peut-être dans uneheure ! peut-être tout de suite !

– Tout de suite ! tout desuite ! je ne peux plus attendre, lança le Polonais.

– Ni moi non plus, gémit le malheureuxFulber… et il remplit la cale de son sanglot…

– Silence ! commanda Rouletabille…Écoutez donc !… Vous n’avez pas entendu ses pas ?… Sivous continuez à gémir de la sorte, vous allez faire venir toutl’équipage !… et ce n’est pas l’équipage quej’attends !…

– Qui attendez-vous ? pleuraFulber.

– J’attends celui qui nous dira lavérité !… car il faut espérer encore dans la vérité !…Écoutez-moi encore, car je ne vous ai pas tout appris… Elle estpeut-être morte ! elle est morte ! voilà ce qu’il faut sedire d’abord, voilà ce que je vous ai dit d’abord !… carenfin, elle peut être morte ! Elle l’est ! dites-vouscela ! et maudissez-moi !… Et maintenant, espérez unmiracle, parce que… parce que je l’attends, ce miracle-là !…j’ai cru tout à l’heure l’entendre marcher !… Sachez quej’avais dans Essen un complice… le soi-disant représentant desintérêts turcs…

– Vladimir ! Vladimir ! soupiraLa Candeur, où est Vladimir ?

– C’est lui que j’attends… Il a prispassage à bord !… et j’ai vu Vladimir àl’Essener-Hof, au déjeuner de fiançailles !… Je luiai donné une mission… L’a-t-il accomplie ?… Tout est là…tout est là !… Quand je me suis aperçu, ou quand j’ai crum’apercevoir, au déjeuner de fiançailles, que Nicole n’était pasNicole… le souvenir aigu de certaines paroles entendues, certainenuit, me revint à l’esprit. Une nuit donc, où j’étais sur les toitsde la maison Hans, au Pavillon central des recherches, je surpriscertaines paroles prononcées par l’homme qui avait été chargé de lagarde de Nicole. Il se félicitait de ce que, depuis quelques jours,il jouissait d’une appréciable liberté : « Depuismercredi, disait-il, j’ai bien cru être débarrassé de tout !…oui, nous avons tous cru que c’était fini !… et là-bas, laprincesse Botosani a dit : Elle sera mortedemain ! » ajouta l’homme de garde ; puis il yeut un silence et cet homme reprit, sans dissimuler sonétonnement : « Et maintenant, elle va tout à faitmieux ! C’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez lesjeunes femmes !… Sans compter que, puisqu’il veulentqu’elle se porte bien, ils ont dû lui coller quelque chose depas banal du tout ! » Or, reprit Rouletabille, je savaisque la princesse Botosani était dame infirmière à l’hôpital de lavilla Hœgel, hors de l’usine, à Essen même… Donc, on avaittransporté, dans la crainte d’une issue redoutable, la pauvreNicole dans cet hôpital : En était-elle réellementrevenue ?… Toute la question était là !… Les Fritzavaient trop d’intérêt à lui substituer un sosie, pour que lapossibilité d’une pareille éventualité ne me heurtât l’esprit,surtout dans le moment que je venais d’être assailli par les doutesles plus aigus sur la véritable personnalité de la Nicole quej’avais devant moi !… C’est alors que je me rapprochai de moncomplice Vladimir qui, lui, est en relations constantes avec laprincesse Botosani et que je lui demandai pourquoi la princesse nese trouvait point au déjeuner de fiançailles ! Quand il m’eutappris que la princesse avait été invitée à ce déjeuner, jerespirai, car il ressortait de cette information sûre que la Nicoleque j’avais devant moi était la vraie Nicole. La princesse Botosanil’avait soignée, jamais on n’aurait invité la princesse au déjeuneroù elle devait se rencontrer avec la fille de M. Fulber, sicelle-ci n’avait pas été la même personne qui avait été soignée parelle ! La princesse aurait reconnu tout de suite lasupercherie et elle en aurait fait part immédiatement à son fauxpacha Vladimir avec qui on la sait du dernier bien !… C’étaitmettre beaucoup de monde dans la confidence, et c’était ainsi, pourpeu que l’on donnât des doutes sur la personnalité de Nicole auxinvités de l’Essener-Hof, aller à rencontre des désirs del’empereur qui avait tenu justement à ce qu’on leur montrât lafille de M. Fulber en chair et en os et bien portante… Jeconcluais donc de tout cela que l’invitation de la princesseBotosani était un argument sérieux en faveur de la véritablepersonnalité de la Nicole à qui je venais de parler !…Cependant quand Vladimir eut ajouté que cette invitation avait étéannulée par la nécessité où l’on mettait la princesse de ne pointse rendre à cette invitation, tous mes doutes revinrent à nouveau,plus pressants que jamais ! Je pus croire et, dans tous lescas, je pus craindre que nous avions tous été joués !… Et jerésolus d’agir comme si nous étions acculés à une situationdésespérée. C’est alors que je confiai en grand secret à Vladimirl’alternative dans laquelle, désormais, nous nous débattions. Ilétait libre, lui !… Il pouvait agir !… et je lui dictailes gestes de son action… Il devait se rendre à l’hôpital de lavilla Hœgel et s’assurer par lui-même de ce qu’il en était. C’étaitun mercredi que la malade avait été amenée à l’hôpital. Elle yavait été soignée par la princesse. C’étaient là de précieusesindications. Vladimir reçut l’ordre d’entrer, coûte que coûte, encommunication avec la malade, et si celle-ci se trouvait encore àl’hôpital, d’user des moyens dont il disposait et de l’auto et despapiers de la princesse Botosani pour conduire la malade à lafrontière hollandaise et l’y mettre en sûreté avant de revenir àbord du Wesel où sa place était retenue à l’avance…Messieurs ! Messieurs !… Vladimir est à bord duWesel !… Il veille sur nous et sur notre entreprise,et on pourra le voir apparaître d’un moment à l’autre !… Vousvoyez que rien n’est encore perdu !… c’est lui qui nousfixera… Tant qu’il n’aura pas parlé, nous n’avons à désespérer derien !… »

À ce moment, un nouveau personnage apparutdans la lueur rouge du falot ; il appelait à voixbasse :

« Rouletabille !Rouletabille !…

– C’est toi, Vladimir ?

– Oui, c’est moi.

– Eh bien, as-tu trouvé lamalade ?

– Oui.

– L’as-tu sauvée ?

– Oui.

– Elle est en sûreté enHollande ?

– Oui !…

– Alors, Nicole Fulber estsauvée ?

– Mais je n’en sais rien, moi !…je ne sais pas si la malade est Nicole Fulber !

– Qu’est-ce que tu dis ?… qu’est-ceque tu dis ? Tu l’as vue ?

– Non ! je ne l’ai pas vue, elle n’apas montré son visage !…

– Et tu l’as sauvée ?

– Oui !… j’ai sauvé, à touthasard, la malade qui avait été amenée à l’hôpital le mercrediet qui avait été soignée par la princesse Botosani !…

– Mais enfin ! elle t’a bien ditcomment elle s’appelait ?

– Elle m’a dit qu’elle s’appelait BarbaraLixhe !… »

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