Rouletabille chez Krupp

XIX – « TO BE OR NOT TOBE »

La neige tombe à Essen. Cela fait aussi partiede l’Enfer : le froid. Nuit glacée chez Krupp. Nuit noire etblanche. Noire de tourbillons de fumée, blanche de tourbillons deneige. Un vent furieux mêle tout cela. Plus qu’aucun autre coin del’usine le kommando de Richter disparaît dans cette ombre sinistreet mouvante tachée de blanc, car les bâtiments qui en dépendent nes’embrasent point des lueurs intermittentes et fulgurantes sortiesdes creusets et des forges des ateliers de guerre…

Derrière les bureaux de l’ingénieur, se trouveune petite cour déserte, utilisée uniquement par les servicesparticuliers et domestiques de Richter et de sa famille…

Or, voilà qu’une fenêtre donnant sur cettecour s’ouvre et qu’une ombre se laisse glisser sur le tapis deneige dont la pâleur est à peine visible dans les ténèbres épaissesgardées par les hauts murs.

Cette ombre vivante est-elle ombre d’homme ouombre d’animal ?… Telle une ombre de chien, elle se promène àquatre pattes dans la neige. Elle va, vient, longe le mur, semblesentir la terre comme une bête de chasse respire une piste. Puiselle se redresse contre le mur. Décidément, c’est une ombred’homme.

Une corde est lancée par l’homme au-dessus dumur et cette corde doit être munie d’un grappin qui s’est accrochéà quelque saillant, à quelque barre de fer sérieusement repérée,car du premier coup, la corde ne cède pas sous la main qui la tire,et elle soutient le corps qui s’en sert aussitôt pourl’escalade.

Le mur est vieux et sous les pieds agiles quile prennent pour point d’appui, quelques gravats s’en détachent etviennent rouler dans la neige ; mais, sans doute, l’ombre netrouve-t-elle point cette déprédation suffisante, car, sitôtarrivée sur la crête du mur, elle en détache quelques morceaux quitombent dans la cour et hors de la cour. Puis l’ombre disparaîthors de l’enclos après avoir rejeté la corde de l’autre côté dumur.

Quelques minutes se passent.

Maintenant, la corde est rejetée dans la couret l’ombre, revenue, se laisse glisser jusqu’au sol. L’homme, aprèsquelques gestes bizarres, redevient animal et, à quatre pattes,retourne à la fenêtre d’où il est parti, mais àreculons…

Arrivé à cette fenêtre, il rentre dans lamaison de Richter, il se heurte à une autre ombre qui luidemande :

« As-tu encore besoin de messouliers ? Bonsoir de bonsoir ! moi je grelotte… et, pournotre affaire, s’agirait pas d’attraper un rhume decerveau !

– Voilà tes godilles, pleurepas ! » répond Rouletabille en se débarrassant les mainsdes énormes chaussures dans lesquelles elles étaient entrées et quilui avaient servi, sur la neige, à créer, de compagnie avec lessiennes, une visible piste dans le dessein évident de faire croireau passage d’une petite troupe de fuyards par un chemin que lesjeunes gens n’avaient certainement pas l’intention de suivre.

« Et le chef de magasinage ? demandeà voix très basse Rouletabille, tout en travaillant avec un pic,dont il se sert comme d’une pince-monseigneur, à forcer toutdoucement une porte, opération sans doute nécessaire pour fairecroire à la fausse piste.

– Le chef de magasinage ? répète LaCandeur tout en remettant ses souliers avec un gros sourire desatisfaction, bah ! ça n’est pas lui qui nousdénoncera !

– Tu as tué Lasker ?

– L’a bien fallu !… Il m’a trouvé enface des caisses et s’est trop intéressé à ma besogne… m’a posé desquestions qui m’ont troublé… tellement troublé mon vieux, que j’aiété obligé de m’y reprendre à trois fois pour qu’il ne mequestionne plus jamais !… depuis le sergent de pompiers, j’aile poignet foulé, tu sais !

– Et où as-tu mis le cadavre ?

– Justement !… je ne savais qu’enfaire, moi !… L’inspiration, ça n’est pas mon fort !… Jel’ai caché en attendant sous un monceau de papillotes !…

– Mais ils le découvriront tout desuite ! malheureux ! Tu dis que Lasker ne nous dénoncerapas ! Tu n’as donc pas réfléchi que son cadavre nousdénoncera, lui !… et nous serons repris avant d’être sortis dumagasin.

– Bonsoir de bonsoir !… qu’est-cequ’il faut donc faire ?

– Écoute… Voilà ce que tu vasfaire !… Tu vas sortir encore une machine à coudre de sacaisse et tu la replaceras dans le tas de celles qui ne sont pasencore prêtes à être emballées… puis tu fourreras le cadavre deLasker dans la caisse. Il s’évadera avecnous !…

– Compris !… à tout àl’heure ! » souffla La Candeur déjà prêt à exécuter lesordres qu’il venait de recevoir.

Mais Rouletabille l’arrêta :

« Minute !… Ne t’en va pas sans medire où tu as mis les uniformes de pompiers et lescasquettes ?

– Là, dans le coffre à bois…

– Va !… »

L’ombre de La Candeur disparut dans uncorridor et malgré que cette ombre fût chaussée, cette fois, desfameuses godilles, elle ne faisait pas plus de bruit quelorsqu’elle glissait sur ses chaussettes : l’habitude desreportages aussi dangereux qu’exceptionnels accomplis en compagniede Rouletabille par La Candeur avait donné à celui-ci une grandediscrétion de gestes.

Pendant ce temps, Rouletabille achevait labesogne qu’il savait nécessaire à la sécurité de leur départ, etrien n’était négligé pour que les recherches qui devaients’ensuivre s’égarassent à souhait.

Quand La Candeur revint en annonçant que lecorps de Lasker était convenablement emballé, Rouletabille, étaiten train de revêtir un des costumes de pompier… Le reporter fitcraquer une allumette et regarda sa montre :

« C’est l’heure ! fit-il… et ilroula les deux autres uniformes de pompier sous son bras… Écoutebien ce que je vais te dire… je vais sortir de la maison de Richterpar la porte du perron. Tu resteras dans la salle de dessin.Personne n’y vient jamais, surtout la nuit. Seul Richter pourrait yentrer, mais, après la petite fête d’aujourd’hui, il dortprofondément, comme tout le monde !…

– Tout de même, s’il venait ?…

– Ah ! s’il venait, tu letuerais !…

– Entendu ! mais avec quoi ?J’ai le poing démoli, moi !

– Avec ceci », fit Rouletabille, ense dirigeant vers son petit cabinet de travail d’où il revint avecun levier pesant, terminé par une masse qui faisait de ce morceaud’acier un redoutable marteau…

La lune, un instant, éclaira l’arme qui futdéposée à portée de La Candeur, sur une planche à dessin…

« Tiens ! la lune qui se lève !fit remarquer La Candeur. On va voir clair pourtravailler. »

Mais l’astre se voila immédiatement. Le ventqui n’avait cessé de souffler avait cependant débarrassé un peucette nuit lugubre de ses tourbillons de fumée et chassait desnuées de tempête…

« Tu ne bougeras pas d’ici jusqu’aumoment où tu verras une ombre se dresser sur ce perron. Je telaisserai la clef de Richter. Tu ouvriras la porte à cetteombre ; tu la reconnaîtras, ce sera Nicole, dans les habits etsous la coiffe d’Helena, tu l’introduiras ici et tu luidiras : Rouletabille va venir !… Et c’esttout ! tu entends !… Pas de bruit, pas de bavardageinutile… Vous n’avez pas autre chose à vous raconter… Si elle tequestionne, tu ne lui répondras pas… Compris ?

– Compris !… mais si elle ne vientpas ?

– Si elle n’est pas ici quand jereviendrai, il est entendu que j’irai la chercher… Mais toi, nebouge pas !

– Bien !

– Obéis sans plus !… Puisque tu n’aspas d’inspiration, ne t’imagine pas devoir faire des choses qui tesembleraient normales et qui auraient peut-être desconséquences terribles !

– J’obéirai comme une brute.

– Adieu !

– Adieu ! »

Ils s’embrassèrent, car, au frémissement deRouletabille, La Candeur sentait bien que l’on touchait à uneminute inouïe du drame, sans, du reste, qu’il pût en concevoirl’intrigue. Il savait des choses, et il y en avait d’autres qu’ilignorait, et ce qu’il ne savait pas lui paraissait un abîme aussiprofond et plus redoutable que la nuit au fond de laquelle gisaittout le mystère de l’usine Krupp !…

Rouletabille parti, La Candeur s’assit etattendit.

Il attendit une demi-heure.

Alors, l’ombre annoncée arriva. Elle futdebout sur le perron.

La Candeur lui entrouvrit la porte.

Elle eut un léger mouvement de recul enapercevant l’ombre énorme de La Candeur. Celui-ci lui soufflaaussitôt : Rouletabille va venir !…

Alors, elle pénétra dans la maison, s’en futdans la salle de dessin, s’assit à sa place ordinaire, et demandadans un souffle :

« C’est bientôt qu’il vavenir ? »

Or, La Candeur, fidèle à la consigne, fitcelui qui n’avait pas entendu et s’assit à l’autre bout de lapièce.

Sans doute, Nicole comprit qu’il étaitpréférable d’observer un parfait silence, car elle ne posa plus uneseule question.

De temps en temps, elle tournait la tête versle petit bureau, par la fenêtre duquel la lune, envoyant un de sesrayons, éclairait son beau, triste et douloureux profil.

Quelques soupirs où vivait l’angoisse de sonâme agitée lui échappèrent.

Enfin, Rouletabille, à son tour, apparut surle perron. Il n’était pas seul. Il avait avec lui deux autrespompiers. Tous trois furent rapidement dans la salle de dessin.

Les deux autres étaient Serge Kaniewsky etFulber.

« Dieu soit loué, mademoiselle, puisquevous êtes là, fit Rouletabille. Nous n’avons plus une seconde àperdre et quelques minutes de retard de votre part auraient pu toutcompromettre… »

Comme il prononçait ces dernières paroles, uncoup d’œil jeté par la vitre du petit cabinet lui fit apercevoircertaines ombres inquiétantes qui s’avançaient dans le quartier,généralement désert à cette heure.

Aussi, est-ce d’une parole pleine de fièvrequ’il arrêta le commencement de transport qui s’était emparé deSerge dès que celui-ci eut aperçu la silhouette de Nicole, et qu’ilordonna au Polonais ainsi qu’à Fulber de suivre son ami (LaCandeur) et de se soumettre à tout ce que celui-ci leur indiqueraitde faire.

Comme Serge et Fulber hésitaient à s’éloignerde Nicole…

« Nous vous suivons !… Allez donc,ou nous sommes perdus ! » souffla Rouletabille.

Et, se tournant vers Nicole :

« Mais ordonnez-leur doncd’obéir ! » grinça-t-il entre ses dents.

Nicole ne dit pas un mot mais elle chassadevant elle Serge, d’un geste brutal…

La Candeur entraînait déjà Fulber et Serge…Mais Rouletabille ne regardait plus de ce côté.

Toute son attention allait à la fenêtre ducabinet par laquelle il eut l’épouvante d’apercevoir, de toutesparts, des silhouettes militaires qui entouraient ce coin dukommando de Richter d’un véritable cordon qui, de seconde enseconde, se resserrait.

Nicole aussi avait vu et son doigt montraitles ombres menaçantes et sa bouche râlait :

« Trop tard !… Nous sommesperdus !… »

Rouletabille le crut-il ?

Pensa-t-il, lui aussi, que tout étaitperdu ?… ou qu’il n’avait plus qu’un trop faible espoir desauver Nicole pour courir le risque de la laisser encore vivanteaux mains des bourreaux de sa race, gage formidable d’où dépendaitpeut-être le salut de la patrie ?…

Toujours est-il que sa main alla chercherderrière lui, sur la table de dessin, le lourd levier qu’il y avaitdéposé et alors, silencieusement, héroïquement, et sans doute aussipour que cette noble fille qui avait déjà tant souffert ne vitpoint venir cette mort qu’elle avait elle-même commandée,sournoisement, il frappa !…

Il frappa à la tempe !…

De toutes ses forces, il frappa !… Mais,ô horreur !… la malheureuse ne s’abattit point sous ce coupfurieux… Elle tourna sur elle-même, s’accrocha à un rideau etpoussa un gémissement effroyable…

Rouletabille dut répéter ses coups et elletomba à genoux, la bouche ouverte, les yeux formidablementagrandis, fixant son assassin avec un regard de bête blessée àmort… regard que l’autre ne devait plus oublier jamais…

Enfin, après un dernier et inutile effort quila redressa en face du coup suprême, elle roula sur le parquet, etne fut plus qu’une pauvre petite chose inerte sous les rayonsglacés de la lune.

Rouletabille, tremblant d’horreur, avaitencore son arme dans la main quand La Candeur apparut. Le géantrecula devant la figure effroyable de son camarade, devant ce gestequi menaçait encore, comme s’il n’avait pas assez frappé, devant cecorps de femme qui lui barrait le chemin.

Dans le même moment, la clarté lunaire futobstruée par une ruée d’ombres qui se précipitaient sur le perronet agitaient des silhouettes devant la fenêtre.

« Enlevons le cadavre », prononçaRouletabille d’une voix que La Candeur ne reconnut pas, tant elleétait altérée.

L’autre obéit sans se rendre compte des gestesqu’il accomplissait…

Presque au même instant, comme la porte de lasalle venait d’être refermée sur les deux hommes et leur lugubrefardeau, d’autres portes cédèrent sous la pression furieused’ombres militaires qui agitaient des lanternes en poussant descris sauvages…

Et aussitôt, ombres et lanternes s’égaraientsur la fausse piste préparée par l’audacieuse astuce dureporter…

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