Rouletabille chez Krupp

XVIII – LE DÉJEUNER DE FIANÇAILLES

Le déjeuner des fiançailles d’Helena Hans nedevait pas être seulement l’occasion d’une petite fête defamille.

Rouletabille avait compris depuis longtemps,en prêtant une oreille attentive aux conversations particulièresd’Helena et de Richter, que l’empereur tenait beaucoup à ce que cerepas de gala, présidé par le général von Berg, figurât comme unépisode important dans la tragi-comédie de chantage qu’il étaitdécidé à jouer à la face du monde, avec la Titania dans lacoulisse. Il s’agissait d’y montrer la fille de l’inventeur enliberté, traitée en amie par la fille de Hans et de faire tomber dumême coup les histoires de torture qui commençaient à courir lesmilieux diplomatiques et qui avaient déjà trouvé de l’écho danscertaines feuilles socialistes de Hollande.

C’est également dans le même esprit queGuillaume avait tenu à exhiber à son cortège de journalistes, lorsde la fameuse visite nocturne à l’usine, un Fulber occupé à destravaux scientifiques. Quant aux clameurs de l’inventeur relativesaux mauvais traitements qu’aurait eu à subir Nicole, la présence dela jeune fille au déjeuner de gala devait leur ôter toutesignification, et, d’autre part, on disposait trop de moyensdécisifs sur la personne du père tendrement aimé de Nicole pourcraindre sans doute que celle-ci se permît publiquement des proposqui n’auraient pas été du goût de tout le monde.

Nicole, invitée par Helena, avait d’abordrefusé, ce qui n’avait pas été ignoré de Rouletabille, et ce quiavait déterminé celui-ci à lui faire savoir qu’il fallaitaccepter.

Si, pour entrer en communication avec elle, ilavait dû se résoudre à une entreprise nocturne qui n’était pointsans danger, c’est que Nicole, pendant quelques jours, ne s’étaitplus montrée avec Helena chez Richter. Les promenades avaient cesséet cela avait intrigué d’autant plus le reporter qu’il avaitdécouvert leur importance et leur signification.

Avant d’arriver chez Richter, Helena, chaquefois qu’elle avait Nicole à côté d’elle dans son auto, prenaittoujours le même chemin, celui qui longeait le grand mur de bois del’enclos réservé à la Titania et, devant la porte B, passaitlentement devant le petit carreau du portier.

Or, derrière ce petit carreau, se tenait, àheure fixe, Serge Kaniewsky, auquel on accordait d’apercevoir ainsisa fiancée et qui ne consentait à travailler qu’autant qu’il luiétait prouvé de la sorte que celle qu’il aimait était traitéeconvenablement et gardée en bonne santé.

Nous savons que le Polonais avait été jusqu’àexiger des entrevues, mais nous savons aussi ce qui s’était passédans la première, laquelle ne fut suivie d’aucune autre. Enfin,nous avons appris comment Rouletabille avait mis à profit cettestation répétée de Serge devant le pupitre de la porte B pour fairetenir au Polonais, par le truchement d’un papier buvard, lesinstructions nécessaires à une entreprise dont nous verrons bientôtles résultats.

Rouletabille et La Candeur, après avoir suivipas à pas le cortège de l’empereur, étaient rentrés cette nuit-là,à leur logis, beaucoup plus facilement qu’auraient pu le fairecraindre d’aussi audacieuses et tragiques pérégrinations. Mais lapossession de deux et même de trois uniformes de pompiers leurpermettait de faire bien des choses en leur assurant une certainesécurité.

Il ne faut pas oublier non plus qu’ilscontinuaient d’avoir à leur disposition les objets les plusutiles : pics, pioches, haches, cordes et échelles de cordedont ils surent faire, les nuits qui suivirent, tout l’usagenécessaire.

Maintenant, Rouletabille communiquait comme ilvoulait avec Fulber, avec Nicole, avec Serge, et il avait unecorrespondance suivie avec Vladimir.

Enfin, pour couronner tous ces beauxrésultats, il avait eu la chance d’être invité au fameux déjeunerde fiançailles, et qu’on ne s’y trompe point, cette chance étaitdans l’ordre des choses. Il était plaisant, pour l’autoritésupérieure, de montrer aux invités de von Berg, en même temps quela fille de l’inventeur Fulber, un ingénieur français (car cesmessieurs n’avaient pas hésité à décorer le Français Talmar dutitre d’ingénieur) associé à un ingénieur suisse dans l’usine Kruppmême, et travaillant sans entrave, suivant des contrats librementconsentis.

Deux jours avant le déjeuner àl’Essener-Hof, Rouletabille, qui traçait, dans son petitbureau, le profil d’un nouveau levier, en prenant soin d’établirles différences et mesures qui distinguaient ce levier d’un autrelevier ancien modèle qu’il avait déposé sur une tablette devantlui, vit descendre d’auto Helena et Nicole.

Aussitôt, il se cacha dans son armoire etattendit.

Richter et Helena laissèrent Nicole dans lasalle de dessin pour monter au premier étage saluer la vieille mèreRichter, toujours impotente.

Rouletabille, décidé à profiter de cetteheureuse solitude dans laquelle on laissait la fille de Fulber (lemajordome-gardien était resté comme toujours dans le vestibule),sortit de sa cachette, et s’en vint prudemment mettre un œil autrou de la serrure.

Il s’étonna d’abord que Nicole, qui devaitcependant être aussi désireuse que lui de renouer leurconversation, ne tournât même pas la tête vers ce cabinet où ellesavait que l’on travaillait pour elle !…

Elle se tenait avec indifférence devant uneplanche à dessin et semblait suivre la ligne tracée sur le papier,comme si elle n’avait pas autre chose à faire pour tuer letemps…

Rouletabille pensa qu’une telle attitudedevait lui être dictée par la prudence et il attendit… Mais ilattendit en vain que la tête, qu’il voyait de profil, se tournâtvers lui. Enfin, n’y tenant plus, il entrouvrit la porte. Cettefois, Nicole se tourna bien de son côté… elle le fit même ensursaut comme si elle était véritablement surprise qu’il se trouvâtquelqu’un dans ce cabinet-là.

« Ah ! monsieur… vous m’avez faitpeur ! » dit-elle. On entendit dans le même moment lavoix de Richter dans le corridor :

« Oui ! maman va mieux ! Jecrois qu’elle pourra assister au déjeuner ! »

Aussitôt, Rouletabille, comprenant que lafaçon de faire et de dire de Nicole avait été commandée par laprudence même, continua son jeu :

« Je vous demande pardon, mademoiselle…je croyais moi-même qu’il n’y avait plus personne dans cettepièce !… » et il referma la porte de son cabinet et seremit au travail comme si rien ne s’était passé.

Deux minutes plus tard, il voyait l’autos’éloigner avec Helena, Nicole Richter et le majordome…« Bah ! pensa-t-il, on se retrouvera au déjeuner defiançailles ! »

Ils s’y retrouvèrent.

Le jour arrivé, Rouletabille se rendit àl’Essener-Hof avec Richter lui-même, qui le traitait toutà fait en ami.

Rouletabille n’était pas le seul reporterfrançais à être déjà descendu à l’Essener-Hof. Un autregrand reporter, Jules Huret, nous en a fait la description :« Cet hôtel Krupp – Essener-Hof – est un endroit biencurieux. Avec son double escalier, à colonnes de marbre rose, à larampe en balustre de cuivre doré, il a grand air. Dans le vestibuled’entrée, de chaque côté d’une vaste cheminée de pierre, desmasques sculptés représentent des types humains des cinq parties dumonde. Le sol est recouvert d’un carrelage rouge où traînent destapis ; des canapés et des fauteuils de cuir rouge s’alignentle long des murs. L’hôtel est, en principe, destiné à recevoir desenvoyés officiels venus à Essen pour leurs commandesd’artillerie. »

Ils y étaient traités en invités, et traitésroyalement. Certains de ces envoyés demeuraient un an, deux ansmême, pour assister à la fabrication. De sorte qu’avec sescinquante chambres, l’Essener-Hof coûtait quelque chosecomme 500 000 francs par an à la fabrique sans compter lesfrais supplémentaires.

Dans le moment qui nous occupe, il n’y avaitnaturellement que des représentants des puissances alliées del’Allemagne et aussi de certains pays neutres. Il y avait aussiquelques journalistes neutres, triés sur le volet de la pressegermanophile. Enfin la plupart des personnages qui se trouvaientdans le cortège de l’empereur, lors de la visite nocturne chezKrupp, avaient été invités par le général von Berg.

Le déjeuner de gala se donnait dans la grandesalle des fêtes, et quand Richter y arriva avec Rouletabille, ils ytrouvèrent déjà une société qui était de la plus charmante humeurdu monde. Les dames étalaient leur grand décolleté comme pour undîner.

Rouletabille, en traversant les salons, avaitaperçu Vladimir. En pénétrant dans la salle des fêtes, il vitNicole ! Il chercha alors la princesse Botosani et ne latrouva pas. Il s’étonna qu’elle n’eût pas été invitée. Richterprésenta le reporter à Nicole (il avait déjà eu l’occasion d’êtreprésenté à Helena).

« Un compatriote ! dit tout hautRichter en français. Ce doit être pour vous deux une bien grandeconsolation de vous rencontrer dans cet abominable pays où l’ontraite les prisonniers comme des esclaves, et où on les laissemourir de faim.

– Ach ! s’exclama derrièreeux le général von Berg, M. Michel Talmar etMlle Nicole pourront faire aujourd’hui quelquesbonnes provisions, assurément !… »

Et, éclatant d’un gros rire, il montra latable immense couverte déjà des délicatesses les plus appréciéesdes palais teutons, et des pyramides de fruits, de gâteaux et desucreries !

« Nous manquons de tout : en vérité,nous manquons de tout !… »

Nicole et Rouletabille n’eurent pas le tempsde se dire un mot avant le déjeuner. Le général présenta lui-mêmele célèbre ingénieur français Michel Talmar aux principauxpersonnages étrangers, ne manquant jamais de donner le détail de sacollaboration et de son association avec Richter, en pleine usineKrupp !

« Voilà un Français intelligent !concluait-il, et qui comprend véritablement ses intérêts !… Iln’est pas allé porter son invention en Angleterre, lui ! Il aété plus malin que Fulber !… »

De gros rires saluèrent cette allusion àl’infortune de l’inventeur…

« Chut !… fit alors le général avecun important sourire plein de malice, ne faisons pas de peine àMlle Nicole !… Sa Majesté me l’a recommandée,en nous quittant !… »

Tout le monde regarda Nicole, qui ne regardaitpersonne, pas même Rouletabille, et qui paraissait plongée dans unrêve très profond…

Avant que l’on se mît à table, Rouletabille etNelpas Pacha manœuvrèrent si bien qu’ils purent se procurer deuxminutes de conversation particulière sans éveiller l’attention depersonne.

« Tu as ce que je t’aidemandé ? » fit Rouletabille.

Vladimir lui glissa une petite fiole dans lamain.

« Oui ! vingt gouttes suffisent pourune seule personne.

– Merci… et le Wesel ?

– Mauvaise nouvelle ! répliquaVladimir entre ses dents. J’ai vu le capitaine duWesel ; il a reçu l’ordre de conduire cinquante Fritzen Hollande à son prochain voyage.

– Combien d’hommes d’équipage ?demanda Rouletabille.

– Sept…

– Avec le capitaine, huit ! Cela nefait, après tout, que cinquante-huit hommes…

– C’est beaucoup, expliqua Vladimir, pourtrois gars qui peuvent avoir besoin de s’emparer d’un bâtiment sansfaire trop de bruit…

– Bah ! on ne s’apercevra de rien,et j’espère que nous n’aurons besoin de ne nous emparer de rien dutout…

– Bigre ! je l’espère bien, moiaussi !

– À quelle heure arrivent les caisses àbord du Wesel ?demanda Rouletabille.

– Il faut que tout soit arrimé à 6 heuresdu matin. Le nouvel horaire porte que le cargo doit lever l’ancre à7 heures… Songez que l’on se sera aperçu de votre évasion à 5heures du matin au plus tard !… Ils peuvent faire beaucoup dechoses en deux heures…

– Quoi donc ?

– Eh bien !… vous reprendre et vousramener à l’usine, par exemple !…

– C’est bien possible ! réponditRouletabille d’une voix sèche, mais ils n’y ramèneront que descadavres !… À propos, cher Pacha, comment se fait-il que laprincesse Botosani… »

Mais il ne put continuer. On se mettait àtable. Il était loin de Vladimir et loin de Nicole, entre un vieuxhauptmann, qui se vantait d’être le plus vieil employé del’usine et une petite backfisch de seize à dix-huit ans,cousine de Hans qui ne cessa de bavarder et de raconter àRouletabille, dans ses plus grands détails, un voyage de huit joursqu’elle avait fait à Paris. C’était une ville qu’elle aimaitbeaucoup à cause de Magic-City.

« On raconte que l’empereur va peut-êtredétruire Paris, dit-elle, en manière de conclusion, mais j’espèrebien que nous ne détruirons pasMagic-City ! »

Le mot fut entendu et eut du succès. Von Bergcommença par déclarer que Jules César n’était qu’un imbécile encomparaison de l’empereur, et que l’empereur détruirait tout cequ’il faudrait, et même Magic-City, si c’était nécessaire,mais que la culture triompherait sur toute la terre.

« C’est, du reste, ce que nos amis (etnous pouvons même ajouter après avoir promené nos regards autour decette vaste table), ce que quelques-uns de nos ennemis ont déjàcommencé à très bien comprendre !… »

À ces derniers mots, Rouletabille ne puts’empêcher de rougir jusqu’au bout des oreilles. Nicole, elle, nerougit point, mais elle regarda Rouletabille qui la regarda. Tousdeux semblèrent s’être compris et baissèrent le nez dans leurassiette.

Le mouvement avait été sans doute saisi par labrillante assemblée, car la brillante assemblée éclata enapplaudissements, en hoch ! enhurrah !…

Le reporter songeait moins à sa honte et à sonhumiliation qu’il espérait pouvoir faire bientôt suivre d’uneéclatante vengeance, qu’aux sentiments de rage et de douleur quidevaient habiter le cœur de Nicole.

Il était reconnaissant à la jeune fille demontrer tant de sagesse en face des monstres qui la bafouaient,elle et son pays !… Rouletabille n’avait qu’à se rappeler lafureur et l’éclat qui avaient mis fin à la dernière entrevue deNicole avec Serge pour donner tout son prix au silence de la fillede Fulber depuis les dernières paroles de von Berg.

Elle ne broncha pas. Ainsi lui obéissait-elle,à lui, Rouletabille, et lui prouvait-elle une confiance qui, nousle savons, allait jusqu’à la mort. Tout de même,pour une femme comme celle-ci, il est plus facile de mourir, que des’entendre dire que l’on est devenue l’amie des ennemis de sonpays, sans protester.

« Elle mérite d’être sauvée ! Je lasauverai ! » se jura le reporter.

À ce moment, le vieil hauptmann qu’ilavait à sa droite se pencha sur Rouletabille et lui dit :

« Avouez qu’on dit beaucoup de mal chezvous de notre empereur, le monde ne connaît pas ceux qu’illapide !… Savez-vous pourquoi Sa Majesté est venuedernièrement à Essen ? Parce que le bruit commençait à courirdans le monde que la fille de l’inventeur Fulber y avait étémaltraitée. Il a voulu se rendre compte par lui-même de la valeurde ces racontars, et vous pouvez voir, de vos propres yeux, si nousla soignons, la fille de l’inventeur Fulber ! Tenez ! onlui verse encore du champagne, du vrai champagne de France, pris àReims, qui ne peut pas lui faire de mal !…Ach !… L’empereur, voyez-vous, cher monsieur, si jene craignais pas de me servir d’un terme anglais (mort àl’Angleterre !), l’empereur est un véritable gentlemanlike !… toujours gentleman like !… Aussi,on se ferait tuer pour lui !… Moi, je suis un vieux bougre quia porté déjà pour lui trois fois mes os au marché, mais il n’aqu’un signe à faire, et j’y retourne ! ma vieille carcasse luiappartient !… c’est un gentleman like !…

– Passez-moi encore des choux rouges,demanda à la gauche de Rouletabille la petite cousine… etversez-moi de la sauce, et cessez d’écouter ce vieux radoteur quiva encore nous raconter ses campagnes. Quand on dîne près de lui,votre tête vous fait mal comme si on avait joué aux quilles avecpendant trois jours ! Ach ?… Tous ces gens-làsont trop sérieux pour une petite fille comme moi, une petitebackfisch qui a été à Paris et qui sait apprécier lafranzösische frivolitœt !…

Il fut dit beaucoup d’autres choses aimablesou menaçantes dans ce repas de fiançailles. Fraulein Helena étaitrayonnante et l’excellent Richter ne cessait de la regarder avecdes yeux attendris par le charme d’une carnation de rose et par legoût d’une toilette qui était à peu près de la même teinte que lacarnation. Mettez sur tout cela des rubans bleus et ceignez unetaille de déesse d’une ceinture dorée à boucle d’argent, agrémentéede petits cailloux du Rhin, et ne vous étonnez point que ce bonRichter fût si amoureux !

Nous ne nous attarderons point non plus àénumérer les nombreux plats énormes qui furent convenablement« nettoyés » dans cette petite fête par des convivesrendus très joyeux par les crus les plus appréciés de la vigneallemande et française, et aussi (il faut être juste) par lacertitude du triomphe prochain de la culture.

À ce point de vue, le délire patriotique necommença de prendre d’intéressantes proportions qu’au dessert et,comme il convient, à l’heure des toasts.

Ceux-ci furent nombreux et pleins d’un espritredoutable.

Un régiment étant venu à passer sous lesfenêtres du banquet, mit le comble à l’allégresse générale parl’écho du rythme précis et lourd des mille bottes qui, à la mêmeseconde, battaient le sol de la vieille Germanie ; et, commepresque aussitôt des centaines de voix entonnaient un chantguerrier et farouche, les convives entonnèrent, eux aussi l’AmRhein, am Rhein, Am deutschen Rhein !… et cela, bienentendu, en levant les verres avec des gestes qui semblaientbrandir des sabres !…

Le tout se termina par des rugissements :Russen Kaput ! Engliänder Kaput !… et des tasd’autres kaput ! parmi lesquels éclata naturellementle Franzosen kaput !…

Rouletabille, très rouge, s’enfonçait lesongles dans la paume des mains, tout en regardant anxieusementNicole, qui lui parut un peu agitée…

Puis, vinrent les discours, les toasts…

Enfin, on se leva de table et l’on se répanditdans les salons pour prendre le café et les liqueurs et pour fumerde mauvais cigares.

C’est ce moment-là que Rouletabille attendaitpour se rapprocher de Nicole. Dans le brouhaha général, il put lajoindre dans un coin des salons, et, se glissant contre elle, luidonna la petite fiole apportée par Vladimir et lui dit :

« Prenez ceci, il y a de quoi endormirvotre gardienne, et Helena, si c’est nécessaire, et toute lafamille Hans. Vingt gouttes par personne suffisent. Mettez-entrente ! »

Nicole regardait Rouletabille sans faire unmouvement.

« Mettez donc cette fiole dans votrepoche !

– Tout à l’heure ! On nousregarde !… Vous n’avez plus rien à me dire ?

– Mais si !…

– Alors, dites vite ! nous ne savonspas si nous aurons encore une occasion pareille !…

– Eh bien ! fit-il, c’est pour cettenuit, à 3 heures du matin tapant. Vous quitterez la maison de Hansavec les vêtements, la mante et la capeline d’Helena. Vous vousdirigerez vers la maison de Richter. Si l’on s’intéresse à votresilhouette, n’y prenez point garde. Un rendez-vous d’amoureux, lesoir d’un déjeuner de fiançailles, n’est fait pour étonner personneen Allemagne. Vous gravirez le perron ; une fenêtre s’ouvrira,on vous introduira dans le petit cabinet de travail.

– Qui m’y introduira ?Vous ?

– Moi ou un autre !… Je seraiparticulièrement très occupé ! Laissez-vous conduire !Tout se fera par mon ordre. Si, à 3 heures et demie, vous n’êtespas là, c’est qu’il se sera produit quelque chose d’inattendu quivous aura empêchée de sortir de la maison de Hans. Alors, soyezdans votre chambre. Je viendrai vous ychercher !…

– Êtes-vous sûr de réussir ?

– Absolument sûr de réussir cettenuit, puisque de toute façon j’ai votre engagement.

– Ah ! oui !…

– Car votre engagement tienttoujours ?…

– Toujours !… »

Et Nicole se mit à sourire àRouletabille…

Alors, tout à coup, le jeune homme devintd’une pâleur de cire et quitta Nicole. Il dut se détourner pourcacher son trouble visible, car il venait de s’apercevoir que legénéral von Berg les regardait attentivement tous les deux.

Il évita le général, car, peut-être, dans cemoment-là, le reporter eût-il été dans l’impossibilité de prononcerun mot.

Ses pas hésitants à travers la cohue en liessecherchaient Vladimir, et quand il fut à nouveau près du Slave,c’est d’une voix si changée qu’il lui adressa la parole queVladimir en fut tout de suite effrayé…

« Que se passe-t-il donc ?…

– Écoute, Vladimir, écoute !…Pourquoi la princesse Botosani n’est-elle pas ici ?… Ellen’était donc pas invitée ?…

– Mais si, elle étaitinvitée !… »

Rouletabille ne put dissimuler un mouvement dejoie et les couleurs lui revinrent.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il… monDieu !… Est-ce bien possible, cela ?… Tu en es sûr,dis ? Tu es sûr de cela ?…

– De quoi ?

– De ce que tu me dis : que laprincesse Botosani était invitée ?

– Mais absolument ! Non seulementelle me l’a dit mais encore, j’ai vu la carted’invitation !

– Dieu du ciel ! je reviens à lavie !… Qui est-ce qui s’est occupé des invitations ?

– Le général von Berglui-même !…

– Merci ! merci ! tu ne saispas le bien que tu me fais !

– Mais encore une fois, que sepasse-t-il ?… ça avait l’air de si bien aller tout à l’heure.Je te regardais parler à Nicole. Elle te souriait comme si elleétait aux anges !

– C’est vrai, fit Rouletabille, d’unevoix grave ! Elle m’a souri !… Entends bien cela,Vladimir : cette jeune fille est sublime ! Il n’est riende plus beau, de plus héroïque au monde queNicole !… »

Un instant, il garda le silence, etpuis :

« Et maintenant, tu vas me dire pourquoila princesse Botosani, qui a été invitée, n’est pas venue audéjeuner de fiançailles !…

– Tu avais donc bien besoin de luiparler ?

– Moi, sursauta Rouletabille, je ne laconnais pas, et ne la veux pas connaître ! et je ne lui auraispas dit un mot !…

– Alors, ne regrette rien !…

– Si, tout de même, je regrette… jeregrette beaucoup ! Mais tu ne m’as pas dit le motif de sonabsence… Elle est souffrante, peut-être ?

– Nullement, mais ce matin alors qu’elleessayait une magnifique toilette qui devait la faire la reine decette fête, car elle veut toujours être la première partout, elle areçu l’ordre de se rendre à un déjeuner d’affaires où doivent serencontrer un envoyé spécial d’Enver Pacha, un représentant de laWilhelmstrasse et un autre grand personnage dont elle n’apas voulu me dire le nom. »

Les couleurs de Rouletabille avaient à nouveaudisparu. « Étrange ! étrange ! murmurait-il…fatale coïncidence », et il se passa une main sur lefront où perlait une sueur glacée…

Il s’éloigna un instant de Vladimir et vintrôder autour de Nicole. Celle-ci l’aperçut, passa près de lui etlui dit : « Je compte sur vous ! je tienstoujours mes engagements ! Tenez lesvôtres ! »

Et elle s’était reprise à sourire comme onsourit aux anges.

Rouletabille s’était laissé presque tomber surun vaste fauteuil de cuir ; Il resta là, la tête enfouie dansles mains, pendant quelques instants. Puis il se leva, rejoignitVladimir dans un coin d’ombre où ils purent bavarder sans êtredérangés pendant cinq minutes.

Quand ils sortirent tous deux de cetteombre-là, ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

Nelpas Pacha alla saluer von Berg, Helena etRichter, leur demandant la permission de se retirer, car il sesentait un peu souffrant. En considérant la mine du représentantd’Enver Pacha, les autres n’eurent aucune peine à le croire.

Il prit donc congé, et comme il traversait unpetit salon qui conduisait au grand escalier d’honneur, il setrouva, entre deux portes, face à face avec Rouletabille.

« Embrasse-moi ! lui dit celui-ci…nous ne nous reverrons peut-être plus jamais !… »

Vladimir l’étreignit avec plus d’émotionencore qu’il ne l’avait fait à Paris.

« Tu diras adieu à LaCandeur ! » fit Vladimir d’une voix mouillée, et, sanstourner la tête il s’élança vers l’escalier.

« Pauvre La Candeur ! soupiraRouletabille resté seul, c’est moi qui l’ai amenéici !… »

Et, du bout des doigts, il essuya une larme,une grosse larme qui coulait sur sa joue…

Puis il rentra dans les salons où bientôt ilétonnait Richter lui-même par la haute autorité avec laquelle ilexpliquait à quelques spécialistes ses conceptions personnelles surla fabrication des machines à coudre…

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