Rouletabille chez Krupp

VII – UNE IDÉE DE ROULETABILLE

Aussitôt que la porte fut refermée, cesmessieurs se levèrent et se mirent à parler en même temps, àl’exception du Président, qui paraissait fort soucieux et plongédans des réflexions si profondes qu’il ne s’apercevait pas que sacigarette lui brûlait la moustache.

Mr Cromer n’était pas le moins agité,donnant un démenti à la traditionnelle réputation du flegmebritannique ; mais, dans ce fait, il était fort excusable car,ayant déjà fréquenté l’engin, il avait plus de raisons quen’importe qui pour le juger redoutable. Il allongea ses grandsbras, les croisa, les décroisa, se prit les mains et se fît craquerles phalanges, et dit :

« Maintenant vous êtes dans leconvictionne ! quoi allez-vous faire ! Volez-vous essayerle destructionne de Titania en faisant jeter de la bombepar aéroplanes ! »

Aussitôt, tous les regards se tournèrent versle Binocle d’écaille… et le Binocle d’écaille dit :

« Sans doute, on peut toujours essayercela… mais outre que le moyen est loin d’être sûr, il n’empêcheraitpas les Allemands de reconstruire le même engin de façon à lemettre, cette fois, à l’abri de toute tentative de ce genre…

– Ce serait retarder pour mieuxsauter ! » exprima le Bureau de tabac, en jetant soncigare, qu’il ne fumait plus depuis longtemps.

– C’est exact ! acquiesça lePrésident en se débarrassant, lui aussi, de son bout de cigaretteincendiaire… c’est exact !… il nous faudrait trouver autrechose ! autre chose d’extraordinaire et sur quoi,néanmoins, nous puissions absolument compter ! quelquechose qui nous débarrasse à jamais d’une menace pareille !car, songez-y, messieurs… quand ils pourront détruire Paris,qu’est-ce que les Allemands ne pourront pas nous demander pour nele pas détruire ?

– Assurément !… C’esteffroyable !… effroyable !… »

Le directeur de L’Époque n’avaitencore rien dit depuis le départ de Nourry. Il se contentait deregarder de temps à autre du côté de l’ombre où était enfouiRouletabille, et comme le reporter ne bougeait toujours pas, ilfinit par lui jeter ces mots, d’une voix impatiente :« Eh bien, vous !… qu’en dites-vous,Rouletabille ?

– Oui !… pourrait-on savoir ce qu’enpense monsieur Rouletabille ? demanda le Binocle d’écaille ense tournant brusquement vers le jeune homme… car enfin,ajouta-t-il, si nous vous avons fait venir, c’est que votredirecteur nous a dit que vous connaissiez Essen !…

– Oh ! je n’ai fait qu’ypasser !… J’avais risqué ce voyage pour interroger BerthaKrupp, voyage rapide et inutile, car Bertha Krupp, sur ordre del’empereur, refusa de me recevoir !…

– Vous n’en êtes pas moins revenu avec unarticle qui a fait le tour du monde entier et qui est peut-être leplus amusant de tous ceux que vous avez écrits… déclara ledirecteur de L’Époque.

– Parfaitement ! approuva le Bureaude tabac, je me rappelle très bien. L’article était intitulé :« Comment j’ai manqué Bertha Krupp ! »

– Oui, je l’ai manquée, bienmanquée !… et je m’en félicite plus que jamaisaujourd’hui ! fit Rouletabille.

– Ah ! ah ! vraiment !répondit le Binocle d’écaille. Vous vous félicitez aujourd’hui decela ? Auriez-vous donc une idée, monsieurRouletabille ?

– Rouletabille a toujours desidées ! affirma le directeur de L’Époque…

– Oui, répondit le reporter, j’ai uneidée… mais je ne sais si elle vous agréera… car j’ai entendudemander tout à l’heure une idée extraordinaire et la mienne estbien l’idée la plus ordinaire du monde !

– Voyons donc votre idée ordinaire, jeunehomme…, demanda le Bureau de tabac.

– Eh bien, j’ai l’idée d’aller à Essenfaire évader Théodore Fulber, sa fille et le fiancé de sa fille,car certainement ils ne consentiraient point à s’en aller s’ils nepeuvent se sauver tous trois… et cela, bien entendu, avant quel’ennemi ne soit en possession du secret de laTitania !

– Eh mais ! vous trouvez cela uneidée ordinaire, vous ? fit le Binocle d’écaille,stupéfait.

– C’est une idée si ordinaire, monsieur,qu’elle peut ne pas réussir…

– Si elle ne réussit pas, queferez-vous ?…

– Eh ! monsieur, la seule chose quime reste à faire !… et qui m’est indiquée d’une façon tout àfait précise par le bon bout de la raison… Si je ne puissauver les trois êtres qui possèdent le secret de Titania,il ne me restera plus, pour nous sauver de ce secret, d’unefaçon absolue, comme le demande M. le Président, ilne me restera plus qu’à les tuer tous lestrois !… »

Ceci avait été dit d’une voix si nette et sitranchante que tous ceux qui étaient là s’avancèrent vers le jeunereporter, d’un même mouvement, sous le coup d’une même émotion…

Cependant, s’ils ne doutèrent pas une secondeque Rouletabille ne fût capable d’accomplir ce qu’il disait,l’occasion s’en présentant… ils ne furent pas longs àpenser justement que cette occasion avait bien des chances de nepoint s’offrir et qu’il était à peu près impossible de la fairenaître… Ne lui fallait-il pas d’abord se rendre à Essen ?…

« … Et puis… Je ne vois pointcomment vous pourriez, à vous tout seul… exprima le Président.

– Ceci est son affaire !… Ceci estson affaire ! fit le directeur de L’Époque… QuandRouletabille dit quelque chose…

– D’abord, je n’ai point dit que jeferais l’affaire à moi tout seul ! interrompitRouletabille.

– Je vous avertis, déclara en souriant leBinocle d’écaille, que je n’ai point trop d’hommes et que si vousme demandez une armée pour prendre Essen !…

– Rouletabille n’a pas besoin d’unearmée, déclara le directeur de L’Époque… Avec deux de sescamarades, il a soutenu un siège de huit jours, dans une vieilletour de l’Istrandja-Dahg, contre trois mille Pomaks qui avaient ducanon[2] !

– Messieurs, dit le reporter, si les deuxcamarades dont vient de parler le patron consentent à m’accompagneret à m’aider, je vous jure qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chancessur cent pour que mon projet réussisse !…

– Autrefois, Rouletabille, grogna ledirecteur, vous seriez parti tout seul, mon garçon ! et vousn’auriez pas accordé une chance sur cent à la non-réussite de votreaffaire ! Vous auriez dit simplement : « Jepars ! et je réussirai ! »

– Oui, mais autrefois, je n’avais pasaffaire à des adversaires si redoutables !… » répliqua lereporter.

À ce moment, une porte s’ouvrit brusquement etla figure bouleversée du directeur de la Sûreté apparut : ilparaissait en proie à une émotion tout à fait extraordinaire et ilfallait qu’elle le fût, en effet, car M. le directeur étaitrenommé pour le sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, même dansles circonstances les plus difficiles…

« Messieurs !… Messieurs !balbutia cet homme, d’une voix épouvantée, un malheur !… unincroyable malheur !… En sortant d’ici… Nourry, à qui jevenais de donner rendez-vous pour demain… Nourry a été abordé aucoin de la rue des Saussaies par deux ivrognes… Nourry a appelé ausecours ; les agents sont arrivés trop tard. Nourry était dansle ruisseau. Il perdait son sang à flots… Il avait la carotidetranchée par un coup de couteau !… »

Une exclamation d’horreur sortit de toutes lesbouches.

– « Est-il mort ? haleta lePrésident.

– Dans nos bras, sans avoir prononcé unmot !

– Et les ivrognes ? interrogea lavoix calme de Rouletabille.

– Ils se sont sauvés !… mes agentsbattent toutes les rues avoisinantes… tout le quartier !…mais, je vais vous dire, monsieur le Président !… je vais vousdire une chose terrible… si je ne les retrouvais pas, cela nem’étonnerait pas ! Je crois à un coup monté !…

– Il ne faut pas y croire, monsieur ledirecteur, il faut en être sûr !… déclara Rouletabille. (Et,se tournant du côté de son patron 🙂 Quand je vous disais quenous ne serions pas trop de trois contre ces gens-là… chezeux !… »

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