Rouletabille chez le Tsar

XIII – Les bombes vivantes

À tout hasard, car le hasard seul semblaitconduire maintenant ses pas, il retourna à la datcha. Ledésordre y était grand. La garde avait été doublée.

Les amis du Général, appelés par Trébassoflui-même, étaient accourus auprès des deux empoisonnés etremplissaient la maison de leur bruyant dévouement et de leursprotestations d’amour. Cependant un tout petit docteur du quartierpopulaire de Vassili Ostrow, ramené par la police, avait fini parrassurer tout le monde. La police n’avait pas trouvé chez eux lesmédecins ordinaires du Général, mais annonçait l’arrivée prochainede deux célébrités, à la porte desquelles elle était allée frapper.En attendant, elle avait ramassé en route ce petit docteur quiétait gai et bavard comme une pie. Il avait eu cependant beaucoup àfaire avec Matrena Pétrovna, laquelle avait été si malade que sonépoux, Féodor Féodorovitch en tremblait encore… « pour lapremière fois de sa vie », affirmait l’excellent IvanPetrovitch.

Le reporter fut tout étonné de n’apercevoirNatacha ni chez Matrena, ni chez Féodor. Il demanda à Matrena où setrouvait sa belle-fille. Matrena tourna vers lui un visaged’effroi. Quand ils furent seuls, elle lui dit :

– Je ne sais pas, nous ne savons pas oùelle est.

Presque aussitôt après votre départ, elle adisparu et on ne l’a plus revue. Le Général l’a demandée plusieursfois. Je me suis vue obligée de lui répondre que Koupriane l’avaitemmenée avec lui pour avoir des détails nécessaires sur ce quis’était passé…

– Elle n’est pas avec Koupriane, ditRouletabille…

– Où est-elle ? Cette disparitionest plus qu’étrange au moment où nous râlons… où son père… MonDieu ! laissez-moi, mon enfant… j’étouffe…j’étouffe !…

Rouletabille appela le petit docteur et sortitde la chambre. Il était venu avec l’idée de visiter la maison,pièce par pièce, morceau par morceau, pour se rendre compte de lapossibilité d’y pénétrer par un endroit que, tout d’abord, iln’aurait pas découvert !… endroit par lequel se serait glissécelui qui avait continué de se promener dans la datchaavec du poison. Mais voilà qu’un fait nouveau se dressait devantlui, et dont l’importance primait tout le reste : ladisparition de Natacha. Ah ! comme il maudit son ignorance dela langue russe…

Et pas un de ces hommes de Koupriane qui sûtle français. Enfin, il put tirer quelque chose d’Ermolaï.L’intendant avait aperçu un moment Natacha, hors de la grille,regardant le chemin à droite et à gauche… et puis il avait étéappelé près du Général, et il ne savait plus rien… c’est tout ceque le reporter put comprendre aux gestes beaucoup plus qu’auxparoles d’Ermolaï.

Le malheur, encore, était que le crépuscules’était fait plus sombre et qu’il eût été impossible, maintenant,au reporter de relever la piste légère de Natacha.

Était-il vrai que la jeune fille se fût enfuiedans un moment pareil ? Immédiatement, après le poison ?Avant même de savoir si son père et sa belle-mère étaient tout àfait hors de danger ? Si Natacha était innocente, commevoulait le croire encore Rouletabille, cette attitude devenaitprodigieusement incompréhensible, car la jeune fille ne pouvaitignorer que les soupçons de Koupriane en allaient êtresingulièrement fortifiés. Le reporter avait le plus grand intérêt àla voir immédiatement, le plus grand intérêt pour tous, surtoutdans ce moment où les nihilistes précipitaient leurs coups, le plusgrand intérêt pour elle et pour lui, menacé également de mort, às’entendre avec elle, à lui renouveler la proposition qu’il luiavait faite quelques minutes avant le poison, et dont elle n’avaitpas voulu entendre parler, par pitié pour lui ou par défiance. Oùétait Natacha ? Il pensa qu’elle avait pu tenter de rejoindreAnnouchka, et il y avait des raisons à cela, soit qu’elle fûtinnocente, soit qu’elle fût coupable. Mais où étaitAnnouchka ? Qui aurait pu le dire ? Gounsovskipeut-être ?

Rouletabille se jeta dans un isvo quirevenait à vide de la pointe et donna l’adresse particulière deGounsovski. Il daigna alors se rappeler qu’il avait été invité, lejour même, à dîner chez Gounsovski. On ne devait plus l’attendre…il se trompait. On l’attendait. Mais on avait, depuis longtemps,fini de dîner.

M. Et Mme Gounsovski jouaient une partiede dames sous la lampe. Rouletabille, à son entrée dans le salon,reconnut le crâne luisant de saindoux du terrible homme. Gounsovskivint à lui, courbé, obséquieux, ses mains grasses en avant. Il leprésenta à Mme Gounsovski qui était couverte de bijoux sur unerobe de soie noire montante. Elle avait le teint sale avec des yeuxmagnifiques. Elle aussi débordait de graisse : « On vousattendait, Monsieur », dit-elle, en minaudant timidement, avecle charme d’une dame un peu mûre qui joue à faire l’enfant.

Et comme le jeune homme se récriait,s’excusait : « Oh ! nous savons que vous êtes trèsoccupé, Monsieur Rouletabille ; mon mari ne me parle que devous, donc ! Mais nous savions aussi que vous finiriez parvenir. On finit toujours par venir à une invitation de monmari ! » acheva-t-elle, avec son important et grassourire.

Rouletabille, à cette dernière phrase, eut unfrisson. Il eut vraiment peur devant ces deux figures atrocementbanales, au fond de cet horrible honnête petit salon.

La femme reprit :

– Mais vous avez dû très mal dîner doncdéjà, à cause de la fâcheuse chose chez le Général Trébassof ?Venez dans la salle à manger, pajaost ?

– Ah ! on vous a dit ?…interrogea Rouletabille. Non, non, merci, je n’ai besoin derien ! Vous savez ce qui s’est passé ?

– Si vous étiez venu dîner, il ne seserait peut-être rien passé du tout, vous savez ? dittranquillement Gounsovski en se rasseyant sur ses coussins et en seremettant à considérer sa partie de dames du haut de ses lunettes,et il ajouta : « Enfin, félicitations à Koupriane d’enavoir été quitte pour la peur ! » Pour Gounsovski, il n’yavait que Koupriane ! La vie ou la mort de Trébassof nel’occupaient point.

Seuls les faits et gestes du préfet de policeavaient le don de l’émouvoir. Il commanda à une femme de chambre,qui glissait dans l’appartement sans faire plus de bruit qu’uneombre, d’approcher de la table de jeu un guéridon chargé dezakouskis et de bouteilles de champagne, et il poussa unpion en disant : « Vous permettez ? Ce coup m’estdû. Je ne veux pas le perdre. » Rouletabille osa poser sa mainsur ce poignet huileux et poilu qui sortait d’une manchettedouteuse :

– Que me dites-vous là ? Commentauriez-vous pu prévoir ?

– Il faut tout prévoir, répliquaGounsovski en offrant des cigares, tout prévoir du moment queMataiew a été remplacé par Priemkof.

– Eh bien ? questionna avecinquiétude Rouletabille en se rappelant la scène du fouet dans lachapelle des gardavoïs.

– Eh bien, ce Priemkof, entre nous (et ilse pencha à l’oreille du reporter), ne vaut guère mieux pour lapolice de Koupriane que Mataiew lui-même… très dangereux… aussi.Quand j’ai appris qu’il remplaçait Mataiew à la datcha desîles, j’ai pensé à bien des malheurs… mais ce n’est pas monaffaire, n’est-ce pas ? Koupriane aurait pu me fairedire : « Occupez-vous de ce qui vous regarde,donc !… » c’était déjà beaucoup que je l’eusse prévenudes bombes vivantes. Elles m’ont été « annoncées » par lemême indicateur qui nous a fait prendre les deux bombes vivantes(des femmes, s’il vous plaît) qui se rendaient au tribunalmilitaire de Cronstadt, après la rébellion de la flotte.Rappelez-lui cela. Cela le fera réfléchir, en vérité. Je suis unbrave homme. Je sais qu’il dit du mal de moi ; je ne lui enveux pas. L’intérêt de l’Empire avant tout. Je ne parlerais pasavec vous de tout cela si je ne savais que le Tsar ne vous honorede sa faveur. Alors, je vous ai invité à dîner. En dînant, oncause. Mais vous n’êtes pas venu ! Et, pendant que vous dîniezlà-bas et que Priemkof veillait sur la datcha, il estarrivé « cette fâcheuse chose » dont parlaitMme Gounsovski.

Rouletabille n’avait pas voulu s’asseoirmalgré les objurgations de Mme Gounsovski ; il enlevabrutalement des mains du chef de l’okrana la boîte decigares que celui-ci continuait de lui tendre… détail d’hospitalitéqui, dans l’instant, l’énervait par-dessus tout, car ce que l’autredisait ne faisait qu’augmenter les ténèbres dans lesquelles, depuisquelques heures, il se débattait.

Il ne comprenait bien qu’une chose, c’estqu’un nommé Priemkof, dont il n’avait jamais entendu parler, aussidéterminé que Mataiew à la perte du Général, avait la confiance deKoupriane pour la garde de la datcha des îles. Mais ilfallait avertir Koupriane tout de suite.

– Comment ne l’avez-vous pas déjà fait,vous, Monsieur Gounsovski ? Pourquoi attendez-vous de m’enparler à moi ? C’est inimaginable !

– Permettez ! permettez ! fitl’autre en souriant béatement derrière ses lunettes, ça n’est pasla même chose…

– Non ! non ! Ça n’est pas lamême chose… appuya la dame en soie noire aux brillants bijoux et aumenton flasque, nous parlons à un ami en dînant… en dînant… à unami qui n’est pas de la police… nous ne dénonçons personne…

– Il faut vous dire… mais asseyez-vousdonc, insista encore Gounsovski en allumant son cigare… soyezraisonnable ! Ils viennent de l’empoisonner… Ils vont prendredéjà le temps de respirer avant de tenter autre chose !… Etpuis, ce poison me fait penser qu’après tout ils ont peut-êtrerenoncé aux bombes vivantes ! Et puis, n’est-ce pas ? Cequi est écrit est écrit…

– Oui, oui, approuva la grasse dame, lapolice n’a jamais empêché ce qui doit arriver. Mais parlons de cePriemkof, entre nous, n’est-ce pas ! Entre nous.

– Oui, il faut vous dire donc, ricanamollement Gounsovski, qu’il vaut mieux ne point faire savoir àKoupriane que vous tenez le renseignement de moi. Car, alors,comprenez-moi bien, il ne vous croirait pas ! Ou plutôt il neme croirait pas … Voilà pourquoi nous prenons des précautions endînant, en fumant un cigare… Nous parlons de choses et d’autres etvous faites, vous, de nos paroles, ce que vous voulez !… Mais,pour leur garder leur valeur, je le répète, il est nécessaire, toutà fait nécessaire, que vous en taisiez l’origine ! (disantcela Gounsovski, à travers ses lunettes, brûle de son regardRouletabille, et c’est la première fois que le reporter voit bience regard-là. Jamais il ne lui eût soupçonné un pareil feu)…Priemkof, continue à voix basse Gounsovski en toussotant et encrachotant dans son mouchoir à carreaux de couleur, a été employéchez moi et nous nous sommes quittés dans de mauvais termes, ilfaut le dire, par sa faute. Alors, il a obtenu la confiance deKoupriane en disant pis que pendre de nous, mon cher petitMonsieur.

– Oh ! tout ce qu’il a pu dire… deshistoires de concierge, mon cher petit Monsieur ! répéta lagrasse dame qui roulait de gros yeux noirs furieux magnifiques. Deshistoires dont on a fait justice à la Cour, bien certainement…Mme Daquin, la femme du premier cuisinier de Sa Majesté, quevous connaissez certainement, et le neveu de la seconde damed’honneur de l’impératrice, qui est très bien avec sa tante, nousl’ont répété. Des histoires de concierge, qui auraient pu nousnuire et qui n’ont produit aucun effet dans l’esprit de Sa Majesté,pour qui nous donnerions notre vie, sur le Christ !…

– Eh bien ! Vous comprenez donc quevous viendriez dire maintenant à Koupriane :« Gaspadine Gounsovski m’a dit du mal dePriemkof ! » qu’il ne voudrait pas en entendre davantage.Or, Priemkof est dans l’affaire des bombes vivantes… c’est tout ceque je puis vous dire. Du moins il y était quand il n’était pasencore question du poison. Cette affaire de poison est bienétonnante, entre nous. Elle n’a pas l’air de venir du dehors,tandis que l’affaire des « bombes vivantes », elle, doitou devait venir du dehors, comme j’ai le plaisir de vous le dire.Et Priemkof en est !

– Oui, oui, approuva encoreMme Gounsovski, il est obligé d’en être ! On a racontésur lui aussi des histoires de concierge. Tout le monde peutraconter aussi bien que lui des histoires de concierge, et ce n’estpas difficile. Il est obligé de donner des gages, de marcher avectoute la clique d’Annouchka.

– Koupriane, ce cher Koupriane,interrompit Gounsovski légèrement troublé en entendant sa femmeprononcer le nom d’Annouchka, Koupriane devrait comprendre que,cette fois, il faut, pour Priemkof, que l’affaire réussisse ouPriemkof est « brûlé » définitivement !

– Priemkof s’en rend compte ! repritla dame en remplissant les verres, mais Koupriane ne le saitpas ; c’est tout ce que nous pouvons vous dire ! Est-ceassez ? Le reste donc est de l’histoire deconcierge !…

Oui, oui, c’était assez pourRouletabille ; Rouletabille en avait assez ! Ah !ces histoires de concierge et de bombes vivantes !… cespotins, ces racontars susurrés dans ce décor de petits bourgeois deprovince, ces combinaisons politico-policières dont seul le côtégrotesque apparaissait, tandis que le côté terrible, le côtéSibérie, prison, cachots, pendaison, disparition, bagne, exil etmort et martyre, restait si jalousement caché qu’on n’en parlaitjamais ! Tout cela, tout cela était le comble de l’horreurentre un bon cigare et « un petit verre d’anisette, Monsieur,si vous ne prenez pas de champagne ! » Et il lui fallutboire avant de partir, « trinquer à la santé », promettrede revenir une autre fois, quand il voudrait ; la maison luiétait ouverte. Rouletabille put se rendre compte qu’elle étaitouverte à tout le monde, la maison… à tous… à tous ceux qui avaientune délation à faire, quelqu’un à envoyer au bagne ou à la mort ouà l’oubli… Pas un gardavoï au padiès pour arrêterl’élan des visiteurs… On entrait chez Gounsovski comme chez un amiet il était toujours prêt à vous rendre service, biensûr !

Il accompagna le reporter jusque sur lepalier.

Rouletabille allait se risquer à leur parlerd’Annouchka (pour arriver à Natacha), quand l’autre lui ditsubitement, avec un sourire singulier :

– À propos, croyez-vous toujours àNatacha Trébassof ?

– J’y croirai jusqu’à ma mort ! luijeta Rouletabille ; mais j’avoue qu’en ce moment, je ne saispas où elle est passée !

– Surveillez donc la baie deLachka ! Et vous viendrez me dire demain « si vous ycroyez toujours ! » lui répliqua l’autre,confidentiellement, dans l’oreille, avec un horrible ricanement quifit bondir le reporter dans l’escalier.

Et maintenant, c’était Priemkof !Priemkof après Mataiew ! Il semblait au jeune homme qu’ilavait à combattre non seulement tous les révolutionnaires, maisencore toute la police russe ! Et Gounsovski lui-même !Et Koupriane ! Et tous ! Tous ! Mais il fallaitaller au plus pressé, à ce Priemkof et à ses bombes vivantes !Quelle aventure étrange et redoutable et ahurissante que celle dunihilisme et de la police russe ! Koupriane et Gounsovskiemployaient un homme qu’ils savaient être un révolutionnaire etl’ami des révolutionnaires. Le nihilisme, de son côté, considéraitcomme un des siens cet homme de la police. À tour de rôle, l’homme,pour se maintenir en équilibre, devait faire les affaires de lapolice ou celles de la révolution et, de part et d’autre, on étaitprêt, quoi qu’il arrivât, à se déclarer satisfait, parce qu’il luifallait donner des gages. Seuls, les imbéciles, comme Gapone, selaissaient pendre, ou finissaient par être exécutés comme Azef, àforce de maladresses. Mais un Priemkof, en jouant des deux polices,avait des chances de vivre longtemps et un Gounsovski mouraittranquillement dans son lit avec tous les secours de lareligion.

Cependant, de jeunes cœurs sincères, bardés dedynamite, sont mystérieusement poussés dans la nuit atroce dumystère russe, et ils ne savent où ils vont et cela leur est égal,car ils ne demandent qu’à exploser de haine et d’amour :bombes vivantes !

Au coin d’Aptiekarski-pereoulok, Rouletabillese heurta à Koupriane qui sortait de chez le père Alexis et qui,ayant aperçu le reporter, fit arrêter sa voiture en criant qu’il serendait immédiatement à la datcha.

– Eh bien ! Vous avez vu le pèreAlexis ?

– Oui, fit Koupriane. Et, cette fois, jevous tiens ! Tout ce que je vous disais, tout ce que j’avaisprévu, est arrivé ! Mais vous avez des nouvelles desmalades ? À propos, une chose assez curieuse : tout àl’heure, je rencontre Kister sur la Newsky.

– Le médecin ?

– Oui, un des médecins de Trébassof chezqui j’avais envoyé un de mes inspecteurs avec mission de le ramenerà la datcha, ainsi que son ordinaire compagnon le docteurLitchkof ! Eh bien ! Ni Litchkof ni lui n’avaient étéprévenus ! Ils ne savaient pas ce qui s’était passé à ladatcha. Ils n’avaient pas vu mon inspecteur. J’espère quecelui-ci aura rencontré en route un autre docteur et que, vul’urgence, il l’aura envoyé à la datcha.

– C’est ce qui est arrivé, réponditRouletabille qui était soudain devenu très pâle. Cependant, il estétrange que ces messieurs n’aient pas été prévenus, car on a faitsavoir à la datcha que, les docteurs ordinaires du Généralne se trouvant pas chez eux, la police en avait fait prévenir deuxautres qui allaient incessamment se présenter.

Koupriane sursauta :

– Mais Kister et Litchkof n’avaient pasquitté leur domicile ! Kister, qui venait de rencontrerLitchkof, me l’a affirmé ! Qu’est-ce que celasignifie ?

– Pourriez-vous me dire, demandaRouletabille qui sentait venir le coup de foudre, comment se nommecet inspecteur que vous aviez chargé de la commission ?

– Priemkof, un homme en qui je peux avoirtoute confiance.

Ah ! elle vole vers les îles, la voiturede Koupriane ! Le soir tardif est venu. Seuls sur la routedéserte, les chevaux semblent partis pour les étoiles ; lechar, derrière eux, ne pèse plus. Le cocher est penché au-dessusd’eux, les bras tendus, comme pour les lancer dans le vide.Ah ! la belle nuit, la belle nuit de paix assise au bord de laNéva et que viennent troubler ces prodigieux chevaux fous augalop.

– Priemkof ! Priemkof ! Unhomme de Gounsovski ! J’aurais dû m’en douter, râle Kouprianeaprès les explications de Rouletabille. Et maintenant,arriverons-nous à temps ?

Ils sont debout dans le char, excitant lecocher, excitant les chevaux : « Scari !Scari ! Plus vite, dourak ! »Arriveront-ils avant les « bombes vivantes » ?… Lesentendront-ils avant d’être arrivés ?… Ah ! voilàElaguine !

Ils bondissent de rive en rive comme s’ilsn’avaient pas de ponts pour soutenir leur course insensée. Et lesoreilles sont tendues vers l’explosion, vers l’abomination qui vaéclater tout à l’heure, qui se prépare sournoisement au fond de lanuit hypocrite et douce, sous le regard froid des étoiles. Soudain« Stoi ! stoi !(arrête) ! » commande Rouletabille au cocher.

– Êtes-vous fou ? hurleKoupriane.

– Nous sommes fous si nous arrivons commedes fous !… C’est nous qui déterminerons lacatastrophe !… Tandis que, s’il y a encore une chance… uneseule ! une seule !… si nous ne voulons pas la perdre…alors… arrivons tout doucement… et tranquillement, comme des amisqui savent le Général hors de danger…

– Notre seule chance est d’arriver avantles médecins !… l’affaire ne devait pas être tout à faitprête, sans quoi elle serait déjà terminée !

Priemkof a dû être surpris par l’histoire dupoison et il a sauté sur l’occasion ; mais, heureusement, iln’a pas trouvé tout de suite ses médecins !

– Voilà la datcha ! Au nomdu ciel, ordonnez à votre cocher d’arrêter ses chevaux ici ;si les médecins sont déjà là, c’est nous qui aurons tué leGénéral !

– Vous avez raison !…

Et Koupriane modère sa fièvre et celle de soncocher et celle de ses bêtes, et l’équipage s’arrête sans bruit,non loin de la datcha. Ermolaï s’avance.

– Priemkof ? interroge en tremblantKoupriane.

– Il est reparti, Excellence !

– Comment, reparti ?

– Oui ! Mais il a ramené lesmédecins !

Koupriane brise les poignets deRouletabille : les médecins sont là !…

– Mais la Générale va mieux, continueErmolaï qui ne comprend rien à cette émotion. Le Général va lesrecevoir. Il va les conduire lui-même auprès de labarinia !

– Où sont-ils ?…

– Ils attendent dans le salon !…

– Oh ! Excellence, dusang-froid ! Du sang-froid ! Et tout n’est pas perdu,supplie le reporter…

Rouletabille et Koupriane se sont habilementglissés dans le jardin. Ermolaï les suit.

– Là ? demande Koupriane.

– Là ! fait Ermolaï.

De l’endroit où ils se trouvent, à travers lavéranda, ils peuvent voir les médecins.

Ceux-ci étaient assis sur des fauteuils, l’unà côté de l’autre, à un endroit du salon d’où ils pouvaient toutvoir, dans les pièces et dans une partie du jardin, en face d’eux,et d’où ils pouvaient tout entendre. Une fenêtre se serait ouverteau-dessus de leur tête, au premier étage, qu’ils en auraient perçule bruit. On ne pouvait les surprendre d’aucun côté et ils avaientvue sur chaque porte. Ils parlaient doucement, avec tranquillité,en regardant devant eux. Ils paraissaient jeunes. L’un avait undoux visage pâle et souriant et de longs cheveux dorés. L’autreavait une figure anguleuse, une tenue roide, une physionomie grave,un nez d’aigle et des lunettes. Ils étaient vêtus tous deux delongues redingotes noires fermées sur leur calme poitrine.

Koupriane et le reporter, suivis d’Ermolaï,s’étaient avancés avec de grandes précautions, en marchant sur lespelouses. Masqués par l’escalier de bois qui conduisait à lavéranda et par la rampe fleurie, ils étaient maintenant assez prèsd’eux pour les entendre. Koupriane tendit une oreille avide auxpropos de ces deux jeunes hommes, qui auraient pu être si riches dejours, et qui allaient mourir d’une si horrible mort, en détruisanttout autour d’eux.

Ils parlaient du temps qu’il avait fait, de ladouceur de la nuit et de la beauté du crépuscule, ils parlaient del’ombre sous les bouleaux et les arbres, des golfes rayonnantsd’une lumière d’or, de la fraîcheur des flots et de la douceur duprintemps du nord. Voilà de quoi ils parlaient.

Koupriane murmura : « Lesassassins ! » Cependant il fallait prendre une résolutionet c’était cela qui était terrible. Un faux mouvement, unemaladresse, et ils étaient avertis et tout sautait ! Ilsdevaient avoir des bombes sous leur redingote ; à eux deux,ils étaient bien deux bombes vivantes !

Leur poitrine, en respirant, devait souleverla mort et leur cœur s’appuyait déjà sur l’explosion !

En haut, on entendait un rapide remue-ménage,des pas sur le plancher et un bruit de voix ; des ombrespassaient derrière les vitres éclairées. Koupriane, rapidement,interrogea Ermolaï qui lui apprit que les amis du Général étaientencore là. Quant aux deux médecins, il n’y avait pas deux minutesqu’ils étaient arrivés. Le petit docteur de Vassili Ostrow étaitparti aussitôt, disant qu’il n’avait plus rien à faire du momentque deux pareilles célébrités de la faculté se trouvaient dans lamaison. Toutefois, malgré cette célébrité-là, ces messieurs avaientprononcé des noms que personne ne connaissait. Koupriane pensa quele petit docteur était un complice. Le plus pressé était d’avertirceux d’en haut. Le danger immédiat était que l’on vînt, d’en haut,chercher les médecins pour les conduire auprès du Général, ou quele Général descendît lui-même. Évidemment, ils n’attendaient quecela. Ils attendaient cela. Ils voulaient mourir dans ses bras,être sûrs que, cette fois, il ne leur échapperait pas !Koupriane ordonna à Ermolaï de monter dans la véranda, des’adresser très naturellement à eux, sur le seuil du salon, pourleur dire, très naturellement, très naturellement, qu’il allaitvoir s’il pouvait maintenant les accompagner chez labarinia. En haut, il avertirait les autres qui ne devaientrien faire en attendant Koupriane ; puis Ermolaï redescendraitet dirait à ces messieurs : « Dans une petite seconde,s’il vous plaît ».

Ermolaï recula jusqu’à la loge et vinttranquillement, normalement, en faisant crier le gravier du sentiersous ses pas pesants, tranquilles et normaux, jusqu’à la véranda.C’était un homme intelligent. Il avait compris et il avait unsang-froid extraordinaire d’important intendant de campagne.

Doucement, naturellement, il gravit l’escalierde la véranda, passa devant le salon, prononça les mots qu’ilfallait et monta au premier étage. Koupriane et Rouletabilleregardaient maintenant les fenêtres du premier étage. Les ombres yfurent, tout à coup, immobilisées ; et tout remue-ménagecessa ; on n’entendit plus le bruit des pas sur le plancher,plus rien. Et ce silence subit fit que les deux médecins levèrentla tête vers le plafond. Puis leur regard se croisa. Ce changementd’apparence dans les choses d’en haut était dangereux. Kouprianemurmura : « Les maladroits ! » Ils avaient reçule coup, là-haut, et, d’apprendre qu’ils marchaient sur une mineprête à exploser, cela leur avait évidemment brisé les jambes.Heureusement, Ermolaï réapparut presque aussitôt et dit auxmédecins, avec un bon sourire de domestique bien stylé :

– Une petite seconde, Messieurs, s’ilvous plaît ?…

Et cela, tranquillement, naturellement. Et ilretourna à sa loge pour revenir auprès de Koupriane et deRouletabille par les pelouses. Rouletabille, très froid, trèsmaître de lui, aussi calme maintenant que Koupriane était nerveux,inquiet, disait au préfet de police :

– Il faut agir, et vite. Pour moi, ilscommencent à se douter de quelque chose. Avez-vous unplan ?…

– Voilà ce que je viens de trouver, fitKoupriane. Faire descendre le Général par le petit escalier deservice et le faire sortir de la maison par la fenêtre du petitsalon de Natacha, à l’aide d’un drap. Matrena Pétrovna viendra leurparler pendant ce temps-là ; ça leur fera prendre patience enattendant que le Général soit hors de danger. Aussitôt Matrena seretire dans le jardin où j’ai appelé mes hommes qui les fusillent àdistance.

– Et la maison saute ! Et les amisdu Général aussi !

– Qu’ils tentent donc de descendreégalement par l’escalier de service et qu’ils se laissentrapidement tomber derrière le Général ! Il faut bien essayerquelque chose… Dire que je les tiens au bout de monrevolver !…

– Votre plan n’est applicable, réponditRouletabille, que si la porte du petit salon de Natacha est ferméesur le grand salon.

– Elle l’est ! Je la vois d’ici…

– Et si la porte de l’office où donne lepetit escalier est fermée également sur le grand salon… et vous nepouvez pas la voir…

– La porte de l’office est ouverte !dit Ermolaï.

Koupriane jura. Mais il se reprit presqueaussitôt.

– La Générale, en leur parlant, fermerala porte de l’office.

– Impraticable ! fit le reporter.Leur attention sera, plus que jamais, éveillée. Laissez-moi faire.J’ai mon plan.

– Lequel ?

– J’ai le temps de l’exécuter, pas celuide vous le raconter. Ils ont déjà trop attendu ! Mais il fautque je monte près des autres, là-haut. Qu’Ermolaï m’accompagne,comme un familier de la maison !

– Je monte avec vous !

– S’ils vous aperçoivent, vous leurdonnez l’éveil, vous, le préfet de police !…

– Allons donc ; du moment où ilsm’apercevront – et ils savent que je dois être là – du moment queje me montre à eux, ils en concluront que je ne saisrien !…

– Vous avez tort.

– C’est mon devoir ! Je dois êtreauprès du Général pour le défendre jusqu’à la dernière minute.

Rouletabille haussa les épaules devant cedangereux héroïsme, mais ne s’attarda pas à discuter. Il fallaitque son plan réussît tout de suite, ou, dans cinq minutes au plustard, il n’y aurait plus que des ruines, des morts et des mourantsà la datcha des îles.

Rouletabille, cependant, restait étonnammentcalme. En principe, il avait admis qu’il allait mourir. La seulechance de salut qui leur restât résidait tout entière dans leursang-froid, à eux, et dans la patience des bombes vivantes.

Auraient-elles encore trois minutes depatience ?

Ermolaï précédait Koupriane et Rouletabille.Au moment où le groupe arrivait au pied de l’escalier de lavéranda, l’intendant dit, tout haut, répétant sa leçon :

– Oh ! Le Général vous attend,Excellence ! Il m’a dit de vous faire monter tout de suiteauprès de lui. Il est tout à fait bien et la bariniaaussi.

Quand ils furent dans la véranda, ilajouta :

– Elle va recevoir, du reste, tout desuite, ces Messieurs, qui pourront constater qu’il n’y a plus aucundanger.

Et tous trois passèrent, cependant queKoupriane et Rouletabille saluaient vaguement les deuxgaspadines aperçus au fond du grand salon. Le moment étaitdécisif. En reconnaissant Koupriane, les deux nihilistes pouvaient,comme l’avait dit le reporter, se croire découverts, et précipiterla catastrophe. Cependant Ermolaï, Koupriane et Rouletabillegravissaient l’escalier du premier étage, comme des automates, nepouvant pas regarder derrière eux, s’attendant à tout, à la fin detout !… mais rien n’avait bougé. Ermolaï était redescendu, surl’ordre de Rouletabille, normalement, naturellement,tranquillement. Ils se trouvèrent dans la chambre de la Générale.Tout le monde était là. C’était une assemblée de spectres.

Et voilà ce qui s’était passé, en haut :si les médecins étaient encore en bas, si on ne les avait pas reçustout de suite, bref, si la catastrophe avait été retardéejusque-là, c’était encore à Matrena Pétrovna qu’on le devait, à sonamour toujours en éveil, à son flair supérieur de chienne de garde.Ces deux médecins dont elle ignorait les noms, qui arrivaient sitard, et le départ si précipité de ce petit bruyant docteur deVassili Ostrow ne lui avaient dit rien qui vaille.

Avant de les laisser monter auprès du Général,elle avait résolu d’aller elle-même les « respirer » unpeu, en bas. Elle s’était levée pour cela ; et voilà que sonpressentiment ne l’avait pas trompée ! Quand elle avait vuentrer l’envoyé de Koupriane, Ermolaï, lugubre et mystérieux, elleavait été fixée tout de suite : il y avait des bombes dans lamaison. Pendant qu’ermolaï parlait, cela avait été un coup pourtout le monde !… d’abord, elle, Matrena Pétrovna, avait montréune effrayante figure de folle dans la grande robe de chambre àramages, appartenant à Féodor, dont elle s’était, à la hâte,enveloppée. Ermolaï parti, le Général, qui savait qu’elle netremblait que pour lui, avait voulu la rassurer et, au milieu dusilence affreux de tous, avait prononcé quelques mots rappelant lavanité des tentatives passées. Mais elle secouait la tête, secouaitla tête et tremblait, grelottait de peur, pour lui, en leregardant, se mourant de ne pouvoir rien faire, au-dessus de cesbombes vivantes, qu’attendre qu’elles éclatent ! Quant auxamis, ils avaient déjà les jambes cassées, absolument cassées, envérité… pendant un moment, ils furent incapables de bouger. Lejoyeux Conseiller d’Empire Ivan Pétrovitch n’était plus farceur dutout, et la perspective abominable du « fâcheux mélange »qui allait se produire tout à l’heure le rendait moins gai qu’auxbeaux jours de chez Cubat.

Et ce pauvre Thadée Tchichnikof était plusblanc que la neige qui couvre les champs de l’antique Lithuanie aumoment des grandes chasses d’hiver.

Encore un qui n’irait plus jamais autiaga et qui ne ferait plus canonner les boutiques depharmaciens par les pristaffs amoureux dunatchaï.

Athanase Georgevitch lui-même n’était pasbrillant et sa bonne mine était tout à fait partie, comme s’il nepouvait digérer son dernier excellent « coup defourchette ». Mais ceci, en vérité, était le résultat fatal dela première fâcheuse impression. On ne peut donc apprendre, commecela, tout d’un coup, que l’on va mourir dans un affreux mélange,sans que le cœur en soit un peu arrêté. Les paroles d’Ermolaïavaient donc changé en statues de cire ces aimablesgaspadines. Mais, peu à peu, les cœurs amis avaientrecommencé de battre, et la parole était revenue à chacun pourdiscuter les moyens de salut avec une incohérence remarquable,cependant que Matrena Pétrovna invoquait la Vierge Marie en aidantmaintenant Féodor Féodorovitch à suspendre son sabre à l’ordonnanceet à boucler son ceinturon ; car le Général voulait mourir enuniforme.

Athanase Georgevitch, les yeux hors de la têteet le torse courbé comme s’il craignait que les nihilistes, qui setrouvaient juste au-dessous de lui, n’aperçussent sa haute taille,sans doute à travers le plancher, proposait que l’on se jetât touspar la fenêtre, quitte à se rompre les membres. Le tristeConseiller d’Empire déclara ce projet absolument idiot car, entombant, ils se mettaient à la disposition des nihilistes qui,attirés par le bruit, feraient d’eux de la poussière degaspadines avec un seul geste, par la fenêtre. ThadéeTchichnikof, qui ne trouvait rien, accusait Koupriane et les autresde la police de n’avoir pas déjà inventé quelque chose. Comment nes’étaient-ils pas déjà emparé des nihilistes ?

Après le silence d’abrutis où ils avaient étéplongés tout à l’heure, ils parlaient tous maintenant à la fois, àvoix basse, rauque et rapide, à souffles courts, avec deshalètements, des mouvements désordonnés de la tête et des bras, etils tournaient dans la chambre sans raison, mais avec précaution,sur la pointe des pieds, allant aux fenêtres, en revenant, écoutantaux portes, penchés aux serrures, échangeant des propos absurdes,pleins d’imaginations ridicules : « Si on faisait… si…si… » et tous parlaient en faisant aux autres le signe de setaire : « Plus bas ! S’ils nous entendent, noussommes perdus ! » et Koupriane qui ne venait pas, cettepolice qui avait amené elle-même, elle-même, deux assassins, et quiétait incapable maintenant de les faire sortir sans tout fairesauter !… Oui, oui ! ils étaient bien perdus ! Ilsn’avaient plus qu’à faire leur prière ! Ils se tournèrent versle Général et Matrena Pétrovna qu’ils virent étroitement enlacés.Féodor avait pris entre ses mains la bonne tête échevelée de labonne Matrena et la serrait sur sa poitrine et, doucement,l’embrassait. Et il lui disait : « Sois calme sur moncœur, Matrena Pétrovna ! Il n’arrivera que ce que Dieuvoudra ! » Alors, les autres eurent honte de leurdésordre.

L’harmonie de ce couple qui s’embrassaitau-dessus de la mort les rendit à eux-mêmes et à leur courage et àleur nitchevo ! Athanase Georgevitch, Ivan Pétrovitchet Thadée Tchichnikof répétèrent après Matrena Pétrovna :« Ce que Dieu voudra ! » et encore ils dirent« Nitchevo ! nitchevo ! (cela nefait rien !) Nous mourrons tous avec toi, FéodorFéodorovitch ! » Et, tous, ils s’embrassèrent sur leslèvres et s’étreignirent sur la poitrine les uns des autres, lesyeux humides d’amour les uns pour les autres, comme à la fin d’ungrand banquet où l’on a bien bu et bien mangé tous ensemble en sefaisant honneur.

– Écoutez !… on monte… soufflaMatrena, à l’oreille fine, et elle échappa à l’étreinte de sonmari.

Haletants, ils coururent tous à la porte dugrand palier, mais avec une légèreté de pieds incroyable, commes’ils marchaient sur des œufs. Et ils étaient tous les quatre là,penchés, ne respirant plus, maintenant. On entendait deux pas quimontaient.

Étaient-ce Koupriane et Rouletabille ?Étaient-ce les autres ? Ils avaient leurs revolvers à la mainet ils reculèrent un peu quand le bruit des pas fut tout près de laporte. Derrière eux, Trébassof s’était tranquillement assis dansson fauteuil. La porte fut poussée, et Koupriane et Rouletabilleaperçurent ces figures de morts, immobiles et muettes.

Nul n’osait parler, faire un mouvement, tantque la porte n’avait pas été repoussée. Mais, la porteclose :

– Eh bien ? eh bien ?sauvez-nous !… Où sont-ils ?… Ah ! mon cher petitdomovoï-doukh, sauve le Général, pour l’amour de la ViergeMarie !

– Chut ! chut !silence !…

Rouletabille, très pâle, mais très calme,parle :

– Voilà, c’est simple. Ils sont entre lesdeux escaliers, surveillant l’un et l’autre. Je vais aller leschercher et les faire monter par l’un pendant que vous descendrezpar l’autre !

– Caracho !… une chose sisimple, si simple ! Comment n’y avoir pas pensé plustôt ? Comment ?

– Pourquoi ? Parce que tout le mondeavait perdu la tête, excepté le cher petitdomovoï-doukh !

Mais voilà que se produisit un événement surlequel Rouletabille n’avait pas compté. Le Général s’était levé, etdisait :

– Vous n’avez oublié qu’une chose, monjeune ami, c’est que le Général Trébassof ne descend pas parl’escalier de service !

Ses amis le considéraient avec stupéfaction,se demandant s’il n’était pas devenu fou.

– Qu’est-ce à dire, Féodor ? imploraMatrena.

– Je dis, continua le Général, que j’enai assez de cette comédie et que, puisque M. Koupriane n’a pas suarrêter ces gens-là, et que, de leur côté, ils ne veulent pas sedécider à faire leur besogne, je vais aller moi-même les mettre àla porte de chez moi !

Il tenta de faire quelques pas, mais iln’avait pas son bâton, et, tout de suite, il chancela. MatrenaPétrovna se précipita sur lui et l’enleva dans ses bras comme s’iln’avait pesé qu’une plume.

– Pas par l’escalier de service !Pas par l’escalier de service ! grondait l’entêté Général.

– Tu descendras, lui répliqua Matrena,par où je te descendrai !

Et elle l’emporta au fond de l’appartement,tandis qu’elle jetait à Rouletabille :

– Va, petit domovoï !… etque Dieu nous protège !

Rouletabille disparaissait aussitôt par laporte du grand palier, et tout le groupe, formé par Koupriane,traversait le cabinet de toilette et la chambre du Général, MatrenaPétrovna en tête, avec son précieux fardeau ! Ivan Pétrovitchavait déjà la main sur le fameux verrou qui fermait la porte dupetit palier, quand ils se retournèrent tous, en entendant unbondissement derrière eux. C’était Rouletabille quirevenait :

– Ils ne sont plus dans lesalon !

– Plus dans le salon ! Où doncsont-ils ?…

Rouletabille montra la porte qu’on allaitouvrir.

– Peut-être derrière cette porte !Prenez garde !

– Mais Ermolaï doit savoir où ilssont ! s’exclama Koupriane. Ils sont peut-être sortis, sevoyant découverts !

– Ils ont assassiné Ermolaï…

– Assassiné Ermolaï !…

– J’ai vu son corps étendu au milieu dusalon, en me penchant du haut de l’escalier. Mais eux, ilsn’étaient plus dans le salon !… et j’ai craint que vous nevous heurtiez à eux, car ils peuvent s’être réfugiés dansl’escalier de service…

– Mais ouvrez donc la fenêtre,Koupriane ! Et appelez vos hommes, qu’ils viennent nousdélivrer !

– Je veux bien, répondit froidementKoupriane, mais c’est le signal de notre mort !…

– Eh ! Qu’attendent-ils pour nousfaire mourir ! gronda Féodor Féodorovitch. Je trouve qu’ilssont bien longs, moi ! Qu’est-ce que tu as donc, IvanPétrovitch ?

La figure de spectre d’Ivan Pétrovitch,penchée du côté de la porte du petit palier, semblait entendre deschoses que les autres ne percevaient point, mais qui lesépouvantèrent assez pour leur faire fuir la chambre du Général, endésordre. Ivan Pétrovitch les poussait, les yeux hors de la tête,la bouche glapissante :

– Ils sont là ! Ils sontlà !…

Athanase Georgevitch ouvrit une fenêtre commeun fou, et dit :

– Je saute !

Mais Thadée Tchichnikof l’arrêta d’unmot :

– Moi, je ne quitte pas FéodorFéodorovitch !

Et Athanase eut honte, et Ivan eut honte, et,en tremblant, mais bravement, ils se serrèrent autour du Général,et dirent encore : « Nous mourrons ensemble !… Nousmourrons ensemble ! Nous avons vécu avec FéodorFéodorovitch : nous mourrons avec lui !… »

– Qu’attendent-ils ?… maisqu’attendent-ils ?… grondait le Général.

Matrena Pétrovna claquait des dents.

– Ils attendent que nousdescendions ! dit Koupriane.

– Eh bien, descendons ! Il faut enfinir !… ordonne Féodor…

– Oui, oui ! firent-ils tous, envoilà assez ! Descendons ! descendons ! Et que Dieu,la Vierge Marie et les saints Pierre et Paul nous protègent !Descendons !

Tout le groupe arriva ainsi sur le grandpalier, avec des gestes de gens ivres, des mouvements de brasfantastiques et des bouches qui parlaient toutes ensemble, disantdes choses que personne d’eux ne savaient. Rouletabille les avaitdéjà précédés en éclaireur, avait redescendu rapidement l’escalier,avait eu le temps de jeter un coup d’œil dans la salle à manger,avait enjambé le grand corps étendu d’Ermolaï, avait pénétré dansle petit salon, dans la chambre de Natacha, avait vu toutes cespièces désertes et revenait en bondissant dans la véranda au momentoù les autres commençaient à descendre les marches autour de FéodorFéodorovitch. Le reporter, dont les yeux fouillaient tous les coinssombres, n’avait encore rien aperçu de suspect quand, dans lavéranda, il déplaça un fauteuil. Une ombre s’en détacha et glissaaussitôt sous l’escalier. Et Rouletabille cria au groupe quidescendait l’escalier :

– Ils sont sous l’escalier !

Alors, sur l’escalier, voilà ce qui sepassa…

Rouletabille eut là une vision qu’il ne devaitoublier de sa vie.

Au cri qu’il venait de pousser, touss’arrêtèrent, après un mouvement instinctif de recul. FéodorFéodorovitch, qui était toujours dans les bras de Matrena Pétrovna,cria :

– Vive le Tsar !

Et voici que ceux-là, que le reporters’attendait à voir fuir, éperdus, soit d’un côté, soit de l’autre,ou se jeter comme des fous du haut de l’escalier, ou revenir enarrière et regagner le palier, en abandonnant Féodor et Matrena,ceux-là se resserrèrent au contraire d’un même mouvement autour duGénéral comme un peloton de garde, dans la bataille, autour dudrapeau. Koupriane marchait en avant. Et ils se mirent tous ainsi àdescendre lentement les degrés terribles, au-dessus de la mort, enentonnant le Bodje tsara krani !

Et, tout à coup, avec un bruit formidable, quidéchira la terre et les cieux et les oreilles de Rouletabille, lamaison tout entière sembla projetée en l’air ; l’escalier sesouleva au milieu de la flamme et de la fumée ; et le groupequi chantait le Bodje tsara krani disparut dans unehorrible apothéose.

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