Rouletabille chez le Tsar

III – Veille

Elle vient de donner l’ordre auxdvornicks de veiller, armés jusqu’aux dents, toute lanuit, devant la grille, et elle traverse le jardin solitaire.

Sous la véranda, le schwitzar étendun matelas pour Ermolaï. Elle lui demande s’il n’a pas aperçu lejeune français. Où donc… où donc est passé Rouletabille ? LeGénéral, qu’elle vient de monter elle-même, sur son dos, jusquedans sa chambre, sans le secours de personne, de personne au monde,et qu’elle vient de coucher sans l’aide de personne, de personne aumonde, est inquiet, lui aussi, de cette singulière disparition.Est-ce qu’on leur a déjà soufflé « leur »Rouletabille ? Les amis sont tous partis et les officiersd’ordonnance ont pris congé sans pouvoir lui dire où était passé cegamin de journaliste. Mais on aurait tort de s’inquiéter de ladisparition d’un journaliste, ont-ils affirmé. Ces sortes de gens –les journalistes – vont, viennent, arrivent quand on ne les attendpas et quittent la société – même la meilleure – sans prévenirpersonne. En France, c’est ce qu’on appelle « filer àl’anglaise ». À ce qu’il paraît que c’est tout à fait poli.Enfin, ce petit est peut-être au télégraphe. Un journaliste doitcompter, dans tous les instants de sa vie, avec le télégraphe. Lapauvre Matrena Pétrovna promène dans le jardin solitaire son cœurbouleversé. Il y a, au premier, une lumière à la fenêtre duGénéral. Il y a des lumières, au ras de terre, qui proviennent descuisines. Il y a une lumière au rez-de-chaussée, près du petitsalon, à la fenêtre de la chambre de Natacha. Comme la nuit estlourde à supporter ! Jamais l’ombre n’a tant pesé à lapoitrine vaillante de Matrena. Quand Matrena respire, elle soulèvetout le poids de la nuit. Elle a tout examiné… tout. Et on est bienenfermé. Tout à fait. Il n’y a plus, dans toute la maison, que lesgens dont elle est absolument sûre, mais auxquels, tout de même,elle ne permet point de se promener au hasard, dans des endroits oùils n’ont que faire. Chacun à sa place. Cela vaut mieux. Ellevoudrait que chacun reste à sa place, comme les petits bonshommesde porcelaine restent à leur place, sur les pelouses. Or,justement, voilà que, à ses pieds, une ombre de bonhomme deporcelaine remue, s’allonge, se dresse, à mi-corps, lui agrippe lajupe et lui parle avec la voix de Rouletabille… Ah !bien !

– C’est Rouletabille !… lui-même,chère Madame, lui-même. Que fait votre Ermolaï dans lavéranda ? Renvoyez-le donc aux cuisines et que leschwitzar se couche ! Les dvornickssuffiront à une garde normale, dehors. Vous, rentrez tout de suite,fermez la porte et ne vous occupez pas de moi, chère Madame !…Bonsoir !

Rouletabille a repris, dans l’ombre, parmi lesautres petites figures de porcelaine, sa pose de bonhomme enporcelaine…

Matrena Pétrovna obéit, rentre chez elle,parle au schwitzar, qui regagne sa loge avec Ermolaï…

Et la maîtresse du logis ferme la porteextérieure.

Elle a fermé depuis longtemps la porte del’escalier de l’office, qui permet aux domestiques de monter dessous-sols dans la villa. En bas, veillent, à tour de rôle chaquenuit, la Gniagnia dévouée et le fidèle Ermolaï.

Dans la villa bien close, il ne doit y avoirmaintenant, au rez-de-chaussée, qu’elle, Matrena, et sabelle-fille, Natacha, qui se couche dans la chambre voisine dupetit salon… et, en haut, au premier étage, le Général qui dort… ouqui doit dormir, s’il a pris sa potion… Matrena est restée dansl’obscurité du grand salon, sa petite lanterne sourde à la main…Ah ! que de nuits passées ainsi, glissant de porte en porte,de chambre en chambre, veillant sur la veille des gens de police,n’osant presque jamais arrêter sa promenade sournoise pours’abattre sur le matelas qu’elle a jeté au travers de la porte dela chambre de son mari… Est-ce qu’elle dort quelquefois ?…Est-ce qu’elle-même pourrait le dire ?… Qui donc pourrait ledire ?… Un petit bout de somme par-ci… par-là… sur un coin dechaise ou tout debout, le long d’une muraille, où elle s’estappuyée pour veiller sur quelque chose qu’on ne sait pas… quelquechose qu’elle est peut-être seule à savoir…

Et, cette nuit, cette nuit où elle sentRouletabille quelque part, autour d’elle… voilà, vraiment, qu’elleest moins inquiète… et pourtant les policiers ne sont pluslà !… Aurait-il raison, ce petit ?… Il est certain (ellene saurait se le dissimuler) qu’elle est beaucoup plus tranquille…plus tranquille maintenant que les policiers ne sont plus là… ellene passe pas son temps à rechercher leurs ombres, dans l’ombre… àtâter l’ombre… les fauteuils… les canapés… à secouer leur torpeur…à les appeler tout bas, par leur petit nom et le petit nom de leurpère… à leur promettre le natchaï important s’ils veillentbien… à les compter, pour savoir où ils sont tous… et, tout à coup,à leur jeter en plein visage le jet de lumière de sa petitelanterne sourde pour être sûre, bien sûre, qu’elle a en faced’elle, un de la police… et non point un autre… un autre avec unepetite boîte infernale sous le bras !…

Oui, il est tout à fait sûr qu’elle a moins debesogne, maintenant qu’elle n’a plus à surveiller la police … etelle a moins peur !… de la reconnaissance lui vient pour lejeune reporter, à cause de cela !… Où est-il ?… est-cequ’il est toujours en porcelaine sur la pelouse du jardin ?Elle s’approche des lames parallèles des volets de la véranda etregarde curieusement dans le jardin sombre. Où est-il ?…est-ce lui, là-bas, ce tas de noir accroupi avec une pipe, qui nefume pas, à la bouche ?… Non, non. Celui-là, elle le connaît,c’est le nain qu’elle aime bien, c’est son petitdomovoï-doukh, l’esprit familier de la maison, celui quiveille, avec elle, sur la vie du Général, et grâce auquel il n’estpas encore arrivé grand malheur à Féodor Féodorovitch, n’était lajambe en marmelade.

Ordinairement, dans son pays à elle (elle estdu gouvernement d’Orel), on n’aime point voir apparaître ledomovoï-doukh en chair et en os, car c’est toujoursdéplaisant de voir un farfadet en chair et en os. Étant petite,elle avait toujours peur de le voir apparaître, au détour d’uneallée du jardin de son père. Elle se l’était toujours représentépas plus haut que ça, assis sur ses bottes et fumant sa pipe. Or,étant mariée, elle l’avait tout à coup rencontré au coin d’uneruelle du gastini-dvor, le bazar de Moscou… il était toutà fait comme elle l’avait imaginé ; elle l’avait acheté etelle l’avait porté et installé elle-même avec beaucoup deprécautions, car il était en porcelaine fragile, dans le vestibuledu palais. Et, en quittant Moscou, elle n’avait eu garde de l’ylaisser. Elle l’avait emporté elle-même dans une caisse et l’avaitinstallé elle-même sur la pelouse de la datcha des îles,pour qu’il continuât de veiller sur leur bonheur et sur la vie deson Féodor. Et pour qu’il ne s’ennuyât pas tout seul, à fumeréternellement sa pipe, elle l’avait entouré de toute une Cour depetits génies de porcelaine, à la mode des jardins des îles.

Seigneur ! que ce jeune homme françaislui avait fait peur, en se levant, tout à coup, comme cela, sansprévenir, sur la pelouse. Elle avait pu croire un instant quec’était le domovoï-doukh lui-même qui se levait pour sedégourdir les jambes. Heureusement qu’il lui avait parlé tout desuite, et qu’elle avait reconnu sa voix. Et puis sondomovoï ne parle pas français, bien sûr. Ah !

Matrena Pétrovna respire librement maintenant.Il lui semble qu’il y a, à cette heure, deux petits géniesfamiliers qui veillent sur la maison. Et cela vaut toutes lespolices du monde ! n’est-ce pas ?… comme il est malin, cepetit, d’avoir éloigné tous ces gens ! Puisqu’il fautsavoir ; il faut aussi que rien ne vous gêne pour apprendre …et, maintenant, le mystère peut avoir lieu sans crainte d’êtredérangé… Seulement, on le surveille… et on n’en a pas l’air… est-ceque Rouletabille, tout à l’heure, avait l’air de surveiller quelquechose ?… non… certainement… il avait l’air, dans la nuit, d’unbonhomme en porcelaine… ni plus ni moins…

Et, cependant, il voyait tout… s’il y avaitquelque chose à voir… et il entendait tout, s’il y avait quelquechose à entendre… On passait à côté de lui, sans se méfier… et lesgens pouvaient causer entre eux, sans se douter qu’on les écoutait…et même causer avec eux-mêmes, se permettre des mines que l’on aquelquefois, quand on croit n’être pas observé… tous les invitésétaient partis ainsi, en passant près de lui, en le frôlant…Oh ! cher petit domovoï qui a été si ému des larmesde Matrena Pétrovna !…

La bonne grasse, sentimentale, héroïque damevoudrait bien entendre, comme tout à l’heure, sa voixrassurante…

– C’est moi !… me voici !… faitla voix du petit génie familier vivant… et Matrena Pétrovna estencore agrippée par sa jupe…

Ah ! elle l’attendait ! Cette fois,elle n’a pas eu peur. Et, cependant, elle le croyait dehors… maiscela, après tout, ne l’étonne pas outre mesure qu’il soit dans lamaison. Il est si malin ! Il sera monté derrière elle, dansl’ombre de ses jupes, à quatre pattes, et se sera glissé sans êtreaperçu de personne, pendant qu’elle parlait à son énorme majestueuxschwitzar.

– Vous étiez donc là ? fait-elle enprenant sa main qu’elle serre nerveusement entre les deuxsiennes.

– Oui, oui… je vous ai regardée toutfermer. C’est une besogne bien faite, vous n’avez rien oublié.

– Mais où étiez-vous, cher petitdémon ? Je suis allée dans tous les coins, mes mains ne vousont pas rencontré…

– J’étais sous la table des hors-d’œuvre,dans le petit salon.

– Ah ! sous la table deszakouskis. J’avais pourtant défendu qu’on y mît cettelongue nappe pendante qui m’oblige à donner, sans avoir l’air derien, des coups de pied dedans pour être sûre qu’il n’y a personnederrière. C’est imprudent, imprudent, des nappes pareilles !Et, sous la table des zakouskis, avez-vous vu, entenduquelque chose ?

– Madame, est-ce que vous croyez que l’onpeut voir, entendre quelque chose dans la villa quand il ne s’ytrouve que vous qui veillez, que le Général qui dort et que votrebelle-fille qui se prépare au repos ?

– Non ! non ! Je ne le croispas !… je ne le crois pas !… sur le Christ !

Ainsi parlaient-ils tout bas, dansl’obscurité, assis tous deux sur un bout de canapé, et la main deRouletabille dans les deux mains brûlantes de Matrena Pétrovna.

– Et, dans le jardin, reprit la Généraleavec un soupir, avez-vous vu, entendu quelque chose ?

– J’ai entendu l’officier Boris quidisait à l’officier Michel, en français : « Nous rentronsdirectement à la villa ? » l’autre lui a répondu en russed’une façon négative. Et ils ont eu une discussion en russe que jen’ai naturellement pas comprise ; mais, aux mots rapideséchangés, j’ai saisi qu’ils n’étaient pas d’accord et qu’ils nes’aimaient pas.

– Non, ils ne s’aiment pas ! Ilsaiment tous deux Natacha.

– Et elle, qui aime-t-elle ? Il fautme le dire…

– Elle prétend qu’elle aime Boris et jele crois, et cependant, elle a l’air très amie avec Michel, etc’est elle qui, souvent, le poursuit pour avoir dans les coins,avec lui, des conversations qui rendent Boris malade de jalousie.Elle a défendu à Boris de faire sa demande en mariage, sousprétexte qu’elle ne voulait point quitter son père, dans un tempsoù, chaque jour, chaque minute, la vie du Général était endanger.

– Et vous, Madame, aimez-vous votrebelle-fille ? demanda brutalement le reporter.

– Sincèrement, oui, répondit MatrenaPétrovna en retirant ses mains de celles de Rouletabille.

– Et elle, vous aime-t-elle ?

– Je le crois, Monsieur, je lecrois : sincèrement, oui, elle m’aime et il n’y a aucuneraison pour qu’elle ne m’aime pas. Je crois, entendez-moi bien, carc’est la parole de mon cœur, que nous nous aimons tous dans lamaison ? Nos amis sont de vieux amis éprouvés. Boris estofficier d’ordonnance de mon mari depuis très longtemps. Nous nepartageons point ses idées qui sont trop modernes, et il y a eubien des discussions sur le devoir du soldat, au moment desmassacres ; je lui reproche même de s’être montré aussifemmelette que nous en se jetant aux pieds du Général, derrièreNatacha et moi, quand il a fallu tuer tous ces pauvresmoujiks de Presnia. Ce n’était point son rôle. Un soldatest un soldat. Mon mari l’a rudement relevé et lui a commandé, poursa peine, de marcher en tête des troupes. C’était bien fait. Dequoi s’occupait-il ? Le Général avait déjà bien assez delutter avec toute la révolution, avec sa conscience, avec la pitiénaturelle qui est dans le cœur d’un brave homme, et avec les pleurset insupportables gémissements, dans un moment pareil, de sa filleet de sa femme. Boris l’a compris, et il a obéi ; mais, aprèsla mort des pauvres étudiants, il s’est encore conduit comme unefemme en faisant des vers sur les héros des barricades.Croyez-vous ?… des vers que Natacha et lui apprenaient parcœur, en pleurant, quand ils ont été surpris par le Général. Il y aeu une scène terrible. C’était avant l’avant-dernierattentat ; le Général avait alors l’usage de ses deux jambes.Il a frappé des deux pieds à en ébranler la maison !

– Madame, fit Rouletabille, à proposd’attentat, il faut me raconter le troisième.

Comme il parlait ainsi, en se rapprochantd’elle, Matrena Pétrovna lui jeta un « écoutez ! »qui le fit se dresser dans la nuit, l’oreille au guet.Qu’avait-elle entendu ? Lui, il n’entendait rien.

– Vous n’entendez pas, lui souffla-t-elleavec effort, un… un tic tac ?… non !

– Rien, je n’entends rien !

– Vous savez, comme un tic tac d’horloge…écoutez !…

– Comment pouvez-vous entendre ce tictac ? J’ai remarqué qu’aucune pendule, aucune horloge nemarchait ici…

– Comprenez donc ! c’est pour quenous puissions mieux entendre le tic tac …

– Oui, oui, je comprends… je comprends…mais je n’entends rien !

– Moi, je crois l’entendre tout le temps,ce tic tac, depuis le dernier attentat… je l’ai gardé dans lesoreilles, c’est affreux… se dire qu’il y a, quelque part, unmouvement d’horlogerie qui va déclencher la mort… et ne pas savoiroù… ne pas savoir où !… Je suis bien contente que vous soyezlà… pour me dire qu’il n’y a pas de tic tac… Quand j’avais lespoliciers, je les faisais tous écouter… tous… et je n’étaisrassurée qu’en les entendant affirmer tous, qu’il n’y avait pas detic tac… c’est terrible d’avoir ça dans l’oreille, tout à coup, aumoment où je m’y attends le moins… tic tac !… tic tac !…c’est le sang qui me bat dans l’oreille, par instant, plus fort,comme s’il frappait sur un timbre… tenez ! j’en ai des gouttesd’eau sur les mains… écoutez !…

– Ah ! cette fois, on parle… onpleure, dit le jeune homme !

– Chut !… (et Rouletabille sentit lamain crispée de Matrena Pétrovna sur son bras)… c’est le Général…c’est le Général qui rêve !…

Et elle l’entraîna dans la salle à manger,dans un coin d’où l’on n’entendait plus les gémissements…

Mais toutes les portes faisant communiquersalle à manger, salon et petit salon restaient ouvertes derrièreeux, par les soins obscurs de Rouletabille…

Celui-ci attendait que Matrena, dont ilentendait le souffle fort, se fût un peu remise… Au bout d’uninstant, bavarde, et comme si elle eût voulu détourner l’attentionde Rouletabille des bruits d’en haut, des soupirs d’en haut, ellereprit :

– Tenez ! vous parliez des horloges…mon mari a une montre qui sonne, eh bien, j’ai arrêté sa montre…car, plus d’une fois, j’ai été épouvantée d’entendre le tic tac desa montre dans son gilet… c’est Koupriane qui m’avait donné leconseil, un jour qu’il était ici et qu’il avait dressé l’oreille aubruit du balancier d’une pendule, d’arrêter toutes mes horloges etpendules, de façon à ce que l’on ne fût point trompé sur la naturedu tic tac qui pouvait sortir d’une machine infernale déposée dansquelque coin. Il en parlait par expérience, mon cher petitMonsieur, et c’était par son ordre que toutes les horloges duministère, sur la Naberjnaïa, avaient été arrêtées, toutes, moncher petit ami. Les nihilistes, me disait-il, se servent souvent dumouvement d’horlogerie pour faire éclater leurs machines au momentqu’ils jugent opportun. On ne saurait imaginer toutes lesinventions qu’ils ont, les brigands. C’est ainsi que Koupriane meconseilla encore de relever tous les tabliers des cheminées. C’està cette précaution que l’on dut d’éviter un terrible accident auministère qui se trouve près du pont-des-chantres, vous connaissez,petit domovoï ?… On surprit ainsi une bombe, quiétait en train de descendre dans la cheminée du cabinet duministre. Les nihilistes l’avaient attachée à une corde et étaientmontés sur les toits pour lui faire prendre ce chemin. L’un desnihilistes put être arrêté, envoyé à Schlusselbourg et pendu. Ici,vous avez pu voir que tous les tabliers des cheminées sontrelevés.

– Madame, interrompit Rouletabille(Matrena Pétrovna ne savait pas qu’on ne détournait jamaisl’attention de Rouletabille), Madame… on gémit encore là-haut…

– Eh ! ceci n’est rien, mon petitami… c’est le Général qui a des nuits difficiles… il ne peut dormirsans narcotique… et cela lui donne la fièvre… je vais donc vousdire comment le troisième attentat est arrivé. Et vous comprendrez,par la Vierge Marie, comment j’ai encore, parfois, dans lesoreilles, des tic tac…

« Un soir que le Général commençait àreposer et que je me trouvais dans ma chambre, j’entendsdistinctement le tic tac d’un mouvement d’horlogerie. Toutes leshorloges étaient arrêtées, comme me l’avait recommandé Koupriane,et j’avais envoyé la grosse montre de Féodor, sous un prétextequelconque, chez l’horloger. Vous comprenez l’effet produit par letic tac !… Affolée, je tourne la tête de tous côtés et merends compte que le bruit vient de la chambre de mon mari. J’ycours. Il dormait toujours, lui ! Le tic tac était là, maisoù ?… Je tournais sur moi-même comme une folle.

« La chambre était plongée dans unedemi-obscurité et il m’était absolument impossible d’allumer unelampe parce qu’il me semblait que je n’en aurais pas le temps etque la machine infernale allait éclater dans la seconde. Je mejetai par terre et collai mon oreille sous le lit. Le bruit venaitd’au-dessus, mais d’où ?… Je bondis à la cheminée, espérantque, malgré mes ordres, on avait remonté la pendule. Non ! cen’était pas cela !… Enfin, il me semblait maintenant que letic tac venait du lit lui-même, que la machine était dans lelit ! Le Général alors se réveille et me crie : “Qu’ya-t-il, Matrena ? Qu’est-ce que tu as ? ” et il sesoulève sur sa couche, tandis que je lui crie : “Écoute !écoute le tic tac !… Tu n’entends pas le tic tac !…” etje me précipitai sur lui, et je le serrai dans mes bras pourl’emporter, mais j’étais trop tremblante, trop faible de peur, etje retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle :“Au secours !” Il me repoussa et me dit rudement :“Écoute ! écoute donc !” L’affreux tic tac était derrièrenous, maintenant, sur la table… mais il n’y avait rien sur la tableque la veilleuse, le verre contenant la potion et un vase d’argentoù j’avais moi-même, le matin, mis une gerbe d’herbes et de fleurssauvages que m’avait apportée Ermolaï à son retour d’Orel, desfleurs du pays… Tout à coup, je bondis sur la table, sur lesfleurs… je tâtai les fleurs, les herbes, je sentis une résistance…le tic tac était dans le bouquet ! Je pris le bouquet àpleines mains, j’ouvris la fenêtre et le jetai avec fureur dans lejardin… au moment même, la bombe éclata avec un bruit terrible, mefaisant une assez grave blessure à la main. Véritablement, mon cherpetit domovoï, ce jour-là, nous avons été tout près de lamort, mais Dieu et le petit père veillaient sur nous !…

Et Matrena Pétrovna fit le signe de lacroix.

– Toutes les vitres de la maison furentbrisées. En somme, nous en fûmes quittes pour l’épouvante et pourfaire venir le vitrier, mon petit ami, mais j’ai bien cru que toutétait fini.

– Et Mlle Natacha ? demandaRouletabille, elle a dû aussi avoir bien peur, car, enfin, toute lamaison pouvait sauter.

– Évidemment ! mais Natacha n’étaitpas là, cette nuit-là. C’était un samedi. Elle avait été invitée àla soirée du « Michel » par les parents de BorisNikolaïovitch et elle avait couché chez eux, après souper à l’ourscomme c’était entendu. Le lendemain, quand elle apprit le dangerauquel le Général avait échappé, elle se prit à trembler de tousses membres. Elle se jeta dans les bras de son père en pleurant, cequi était bien compréhensible, et elle déclara qu’elle nes’absenterait plus ! Le Général lui raconta ce que j’avaisfait ; alors elle me pressa sur son cœur en me disant “qu’ellen’oublierait jamais une telle action et qu’elle m’aimait plusencore que si j’avais été vraiment sa mère”… c’est en vain que, lesjours suivants, nous cherchâmes à comprendre comment la boîteinfernale avait été placée dans le bouquet de fleurs sauvages.Seuls, les amis du Général que vous avez vus ce soir, Natacha etmoi avions pénétré, au cours de la journée et vers le soir, dans lachambre du Général. Aucun domestique, aucune femme de chambre nemonte au premier. Dans la journée, aussi bien que pendant la nuit,tout le premier est consigné et j’avais les clefs. La porte del’escalier de service qui ouvre au premier, directement sur lachambre du Général, cette porte est toujours fermée à clef et,intérieurement, au verrou. C’est Natacha et moi qui faisons leschambres. On ne saurait pousser les précautions plus loin… Troisagents de police veillaient sur nous, nuit et jour. La nuit dubouquet, deux avaient passé leurs temps de veille autour de lamaison, et le troisième couché sur le canapé de la véranda. Enfin,nous retrouvâmes toutes les portes et fenêtres de la villaétroitement fermées. Dans ces conditions, vous devez juger si monangoisse prit des proportions encore inconnues.

« Car à qui, désormais, se fier ?Que et qui croire ? Et sur qui et sur quoi veiller ?… àpartir de ce jour, aucune autre personne que Natacha et moi n’eutle droit de monter au premier étage. La chambre du Général futinterdite à ses amis. Du reste, le Général allait mieux et,bientôt, il eut la joie de les recevoir lui-même à sa table. Jedescends le Général et je le remonte sur mon dos. Je ne veux l’aidede personne. Je suis assez forte pour cela. Je sens que je leporterais au bout du monde pour le sauver. Au lieu de trois agents,nous en eûmes dix : cinq dehors, cinq dedans. Le jour, celaallait bien, mais les nuits étaient épouvantables, car les ombresdes policiers que je rencontrais me faisaient aussi peur que si jem’étais trouvée en face de nihilistes. Une nuit, j’ai failli enétrangler un de ma main. C’est à la suite de cet incident qu’il futentendu avec Koupriane, que les agents qui veillaient la nuit, àl’intérieur, resteraient tous consignés dans la véranda aprèsavoir, la veille au soir, passé un examen complet de toutes choses.Ils ne devaient sortir de la véranda que s’ils entendaient un bruitsuspect ou si je les appelais à mon aide. Et c’est sur cesentrefaites que survint l’événement du plancher, qui nous a tantintrigués, Koupriane et moi.

– Pardon, Madame, interrompitRouletabille, mais les agents, pendant leur examen de touteschoses, ne montaient pas au premier ?

– Non, mon enfant, depuis le bouquet, iln’y a que moi et Natacha, je vous le répète, qui montons aupremier…

– Eh bien, Madame, il faut m’y conduiretout de suite.

– Tout de suite ?

– Oui, dans la chambre du Général.

– Mais il repose, mon enfant !…laissez-moi vous dire comment exactement est arrivée l’affaire duplancher, et vous en saurez aussi long que moi et queKoupriane.

– Dans la chambre du Général, tout desuite !

Elle lui prit les deux mains et les lui serranerveusement.

– Petit ami ! petit ami ! on yentend parfois des choses qui sont le secret de la nuit ! Vousme comprenez ?…

– Dans la chambre du Général, tout desuite !…

Brusquement, elle se décida à l’y conduire,agitée, bouleversée par des idées et des sentiments qui labalançaient sans répit entre la plus folle inquiétude et la plusimprudente audace.

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