Rouletabille chez le Tsar

XII – Le père Alexis

Koupriane étant monté dans sa calèche, quil’attendait à la porte, donna des ordres pour que la voiturerentrât immédiatement à Pétersbourg. Il eut, en route, l’occasionde parler à trois agents dont il était peut-être seul à connaîtrela présence en cet endroit d’Elaguine. Ces agents lui donnèrent lerenseignement qu’il désirait sur le chemin suivi par Rouletabille.Le reporter était certainement rentré en ville. La voiture volavers le pont Troïtsky. Là, au coin de la Naberjnaïa, Koupriane futassez heureux pour apercevoir le reporter au fond d’unisvo. Rouletabille donnait des coups de poing, à la russe,dans le dos de son cocher pour lui faire hâter sa course. En mêmetemps, il criait de toutes ses forces un des rares mots qu’il avaiteu le temps d’apprendre : « Naleva !Naleva !… » (à gauche).

L’isvotchick dut, en fin de compte,comprendre, car, en vérité, il ne pouvait tourner que sur sagauche.

S’il avait tourné à droite, naprava,il se serait jeté dans le fleuve. Et la petite voiture se rua surles cailloux pointus d’un quartier qui aboutit à une petiterue : Aptiekarski-pereoulok, au coin du canalKathrine. Cette ruelle des pharmaciens n’en possédait aucun ;mais il y avait là une curieuse enseigne d’herboriste, devantlaquelle Rouletabille fit arrêter son isvotchick. Presqueen même temps la calèche venait se ranger sous la voûte.Rouletabille reconnut Koupriane ; il ne suspendit même pas sacourse ; il lui cria :

– Ah ! vous voilà, eh bien,suivez-moi !…

Il tenait dans ses mains le flacon et lesverres.

Koupriane ne put s’empêcher de remarquer lasingulière physionomie qu’il avait. Il pénétra avec lui au fondd’une cour, dans un magasin sordide.

– Comment ! lui disait Koupriane.Vous connaissez le père Alexis !

Ils étaient au centre d’un capharnaüm peuordinaire.

Au plafond, entre des herbes sèches quipendaient, il y avait des guirlandes de vieilles bottes en cuirgras, des peaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille,puis des peaux de mouton, des touloupes inutilisables, et, parterre, toute une friperie de vieux habits, de blouses hors d’usage,de fourrures chauves, de peaux de mouton dont n’aurait pas voulu unmoujick des marécages. Çà et là des détritus de dentelles,de chiffons, de chapeaux de femmes, et puis d’étranges herbes dansdes bocaux rangés sur de plus étranges meubles boiteux,chancelants, fourbus depuis des siècles ; un comptoir oùs’étalait, entre une paire de balances et un abaque à gros grainsde bois pour aider à faire les comptes de ce singulier commerce,des icônes dédorées, des croix d’argent oxydé, des peinturesbyzantines représentant des scènes du vieux et du nouveautestament ; et encore des flacons emplis d’alcool oùsemblaient nager des squelettes de grenouilles. Enfin, dans un coinde la vaste pièce sombre, sous une voûte de pierre moussue, il yavait un petit autel où brûlait, devant les saintes images, unlumignon dans un verre d’huile…

Et, devant l’autel, un homme priait. Ilportait le vieux costume russe, le caftan de drap vert fermé d’unbouton près de l’épaule, serré à la taille par une étroiteceinture. Il avait une barbe touffue et de longs cheveux qui luitombaient sur les épaules.

Quand il eut fini sa prière il se releva,aperçut Rouletabille et vint lui serrer la main. Il lui dit enfrançais :

– Tiens, te voilà encore, petit.M’apportes-tu encore du poison, aujourd’hui ? Tu verras que çafinira par se savoir, et que la police…

À ce moment, il distingua dans la pénombreKoupriane, s’avança jusque sous son nez, le reconnut et tomba àgenoux… Rouletabille voulait le relever, mais il continuait de seprosterner… Il était persuadé que le grand maître de la policevenait chez lui pour le faire pendre. Enfin, il se rassura devantles bonnes paroles de Rouletabille et le rire de Koupriane. Lemaître de la police voulut savoir comment le jeune hommeconnaissait le rebouteux des gardavoïs. En quelques motsRouletabille le mit au courant.

Maître Alexis, au temps de sa jeunesse, étaitvenu en France, à pied, pour faire ses études en pharmacie, car ilse sentait un singulier goût pour la chimie.

Mais il était resté très paysan, très petitrussien, très ours d’Orient, et la science officielle ne fut passon fait. Il prit quelques inscriptions, mais ne parvint jamais àpasser ses examens. Et, jusqu’à cinquante ans passés, il vécutmisérablement comme aide-pharmacien, au fond d’une louche officinedu quartier Notre-Dame. Le patron de cette officine fut compromisdans la fameuse affaire des lingots d’or, qui commença laréputation de Rouletabille, et envoyé au dépôt avec son garçonAlexis. C’est Rouletabille qui put prouver, clair comme le jour,que le pauvre Alexis était innocent et qu’il avait toujours ignoréles crapuleries de son maître, se bornant, au fond de sonlaboratoire, à se livrer à une naïve alchimie qui avait cessé decompromettre son monde depuis le moyen âge. Au procès, Alexis futacquitté mais se trouva sur le pavé. Il pleura ce qui lui restaitde larmes dans le gilet du reporter, lui promettant le paradis s’ille faisait rapatrier, car il ne désirait plus qu’une chose,maintenant : revoir son cher pays, avant de mourir.

Rouletabille fit les démarches nécessaires etAlexis fut expédié à Saint-Pétersbourg. Là, il fut ramassé au boutde deux jours par les gardavoïs, dans quelque rafle, etjeté en prison, où il trouva immédiatement l’occasion de fairemontre de ses talents. Il guérit quelques compagnons de misère etmême ses gardiens. Un gardavoï, qui avait une plaie à lajambe dont il n’espérait plus se débarrasser, fut guéri à son tour.Au fond, on n’avait rien à lui reprocher, au père Alexis. On lelâcha et mieux on le remercia. On lui procura un petit emploi dansle stchoukine-dvor, prodigieux bazar populaire quicorrespondrait, là-bas, à notre « temple », si nousavions encore « le temple ». Il économisa quelquesroubles et vint s’installer à son compte au fond d’une courd’Aptiekarski-pereoulok où il entassa un tas devieilleries dont on ne voulait même plus austchoukine-dvor. Mais il était heureux car, derrière sonmagasin, il avait installé un petit laboratoire où il continuait,pour son plaisir, ses expériences d’alchimie et son étude desplantes. C’est qu’il se proposait d’écrire un livre dont il avaitparlé déjà, en France, à Rouletabille, pour prouver la vérité du« traitement empirique des simples, de la science desrebouteux, de la vieille expérience séculaire des sorciers ».Entre temps, il continuait à guérir tous ceux qui se présentaient àses soins, en Général, et la police en particulier. Lesgardavoïs avaient appris le chemin de son antre. Lebonhomme avait des emplâtres souverains pour « après lescandale ». Si bien que, lorsque les médecins du quartieressayèrent de le poursuivre pour exercice illégal de leur métier,une députation de gardavoïs alla trouver Koupriane, quiprit tout sur son compte et arrangea l’affaire. On le mit sous laprotection des saints, et le père Alexis ne tarda pas à être,lui-même, quelque chose comme un saint homme. Il ne manquaitjamais, à la Noël et à la Pâques russe, d’envoyer ses plus bellesimages à Rouletabille, en lui souhaitant mille prospérités et enlui disant que, s’il venait jamais à Pétersbourg, il se ferait unplaisir de le recevoir à Aptiekarski-pereoulok où il étaithonnêtement établi herboriste. Le père Alexis, comme tous les vraissaints, était un modeste.

Quand le père Alexis fut un peu revenu de sonémoi, Rouletabille lui dit :

– Père Alexis, c’est encore du poison queje vous apporte, mais vous n’avez rien à craindre puisque SonExcellence le Maître de police est avec moi. Voilà ce que vousallez faire. Vous allez nous dire quel poison ont contenu cesquatre verres et contiennent encore ce flacon et cette petitefiole.

– Quelle est cette petite fiole ?demanda Koupriane en voyant sortir de la poche de Rouletabille unepetite bouteille bouchée. Le reporter lui répondit :

– J’ai mis dans cette petite bouteille lavotka que contenaient le verre de Natacha et le mien, et àlaquelle nous n’avons pour ainsi dire pas touché !

– C’est donc vous que l’on veutempoisonner, seigneur Jésus ! s’écria le père Alexis.

– Non ! ce n’est pas moi !répliqua Rouletabille très énervé, ne vous occupez pas de ça.Faites simplement ce que je vous dis. Enfin vous analyserezégalement ces deux serviettes.

Et il sortit de son pardessus deux lingesmaculés.

– Très bien ! fit Koupriane, vousavez pensé à tout.

– Ce sont les serviettes du Général et desa femme !

– Bien, bien, j’ai compris…, dit leMaître de police.

– Et toi, Alexis, as-tu compris ?interrogea le reporter. Quand aurons-nous le résultat de tesanalyses ?

– Dans une heure, au plus tard.

– C’est parfait ! fit Koupriane,maintenant je n’ai point besoin de te dire de retenir ta langue. Jevais te laisser ici un de mes hommes. Tu nous écriras un mot que tucachetteras et qu’il m’apportera à la police. C’est bienentendu ? Dans une heure ?

– Dans une heure, Excellence !…

Ils sortirent pendant qu’alexis les suivait ense courbant jusqu’à terre. Koupriane fit monter Rouletabille danssa voiture. Le jeune homme se laissa emmener. On eût dit qu’il nesavait plus où il était ni ce qu’il faisait. Il ne répondait pasaux questions du grand maître de la police.

– Ce père Alexis, reprenait Koupriane,c’est une figure… une vraie figure !… et, pour moi, un rudemalin… Il a vu que le père Jean De Cronstadt réussissait et ils’est dit : « Puisque les marins ont leur père Jean DeCronstadt, pourquoi les gardavoïs n’auraient-ils pas leurpère Alexis d’Aptiekarski-pereoulok ?

Mais Rouletabille ne répondait toujours point.Koupriane finit par lui demander « ce qu’il avait ».

– J’ai, répondit Rouletabille, qui neparvenait plus à cacher son angoisse… j’ai que le poisoncontinue…

– Ça vous étonne ? constataKoupriane : moi, pas !

Rouletabille regarda et secoua la tête. Ildit, avec des lèvres qui tremblaient :

– Je connais votre pensée. Elle estabominable. Mais ce que j’ai fait est certainement plus abominableencore…

– Qu’avez-vous donc fait, MonsieurRouletabille ?

– J’ai peut-être fait tuer uninnocent !

– Tant que vous n’en serez pas sûr, nevous désolez donc pas, mon cher ami.

– C’est assez que la question se posepour que je n’en puisse plus respirer, fit le reporter… et ilexhala un soupir si douloureux que cet excellent M. Koupriane eutpitié de cet enfant. Il lui tapota le genou.

– Allons ! allons ! jeunehomme, il faut que vous sachiez donc une chose. Déjà, on ne faitpas d’omelette sans casser des œufs… c’est comme cela que l’on dit,je crois, à Paris.

Rouletabille se détourna de lui, le cœur pleind’épouvante : ah ! si c’était un autre ! Un autreque ce Michel ! Si c’était une autre main que la sienne quileur était apparue, à Matrena et à lui, Rouletabille, dans la nuitmystérieuse !… Si Michel Nikolaïevitch était innocent !…Ah ! il se tuerait, bien sûr !… Et les terribles parolesqu’il avait échangées avec Natacha lui revenaient à la mémoire,sonnaient à ses oreilles à l’assourdir…

– Doutez-vous maintenant, avait-ildemandé, que Michel ait voulu empoisonner votrepère ? »

Et Natacha avait répondu : « Je veuxle croire ! Je veux le croire pour vous, mon pauvreenfant !… » Et ceci, qui lui revenait encore et qui étaitplus effrayant que tout : « On peut avoir tentéd’empoisonner mon père et n’être point venu par lafenêtre ! » Il avait fait le brave devant une pareillehypothèse… mais maintenant, maintenant que le poison continuait…continuait, à l’intérieur de cette maison dont il croyait si bienconnaître les êtres et les choses… continuait, maintenant queMichel Nikolaïevitch était mort !… Ah ! d’où pouvait-ilvenir, ce poison ? Et quel était-il ?… Que le père Alexisse presse donc dans son analyse… s’il a quelque reconnaissance pourle pauvre Rouletabille ! Douter, lui… Rouletabille… et dansune affaire où il y avait un cadavre par sa faute !… douter,mais c’était pour lui un supplice pire que la mort !…

Quand ils arrivèrent à la police, Rouletabillesauta de la voiture de Koupriane et, sans lui dire un mot, héla unisvo qui passait à vide. Il se faisait reconduire chez lepère Alexis. C’était plus fort que lui ; il ne pouvait pasattendre. Sous la voûte d’Aptiekarski-pereoulok, il revitl’agent que Koupriane avait placé avec l’ordre de lui apporter lepli du père Alexis ; l’agent le regarda avec étonnement.Rouletabille traversa la cour ; il pénétra à nouveau dans lecapharnaüm. Le père Alexis ne s’y trouvait naturellement point,occupé qu’il était dans son laboratoire. Mais un personnage, qu’ilne reconnut pas tout d’abord, attira l’attention du reporter. Dansla demi-ténèbre du magasin, une ombre était mélancoliquementpenchée sur les vieilles icônes du comptoir. Ce n’est quelorsqu’elle se redressa avec un profond soupir et qu’un peu de lalumière du dehors, salie et jaunie d’avoir passé à travers desvitres qui n’avaient point connu le coup de torchon depuis qu’ellesavaient été posées là, vint l’éclairer doucement au visage, queRouletabille devina qu’il se trouvait en face de BorisMourazof.

Eh quoi ! c’était là le brillant officierdont il avait admiré l’élégance et le charme, aux pieds de la belleNatacha, dans la datcha d’Elaguine.

Maintenant, plus d’uniforme ; il avaitjeté sur ses épaules courbées un mauvais paletot dont les manchespendaient à ses côtés, désespérées ; et un chapeau de feutreaux bords rabattus cachait à moitié sa mauvaise mine. En quelquesjours, en quelques heures, comme il était changé ! Mais, telqu’il était, il gênait encore Rouletabille. Que faisait-illà ?

Est-ce qu’il n’allait pas s’en aller ? Ilavait ramassé sur le comptoir une icône dont il alla faire brillerl’argent oxydé près de la fenêtre, en la considérant avec assezd’attention pour que le reporter pût espérer atteindre la porte dulaboratoire sans être aperçu. Déjà il avait la main sur la poignéede cette porte qui se trouvait derrière le comptoir, quand ils’entendit interpeller par son nom.

– C’est vous, Monsieur Rouletabille,demanda la voix triste de Boris. Qu’est-ce qui vous amène donc parici ?

– Tiens ! tiens ! MonsieurBoris Mourazof, si je ne me trompe !… Ah ! bien, je nem’attendais pas à vous trouver chez le père Alexis !

– Pourquoi donc ? MonsieurRouletabille… on trouve tout chez le père Alexis… Tenez !…Voici deux vieilles petites icônes en bois, ornées de ciselures,qui viennent directement de l’Athos et dont on ne trouverait pointles pareilles, je vous assure, au gastini-dvor, ni même austchoukine-dvor !

– Oui, oui, c’est bien possible, fitRouletabille, impatient… Vous êtes amateur ? ajouta-t-il, pourdire quelque chose.

– Mon Dieu ! comme tout le monde…Non, je vais vous dire, Monsieur Rouletabille… j’ai donné madémission d’officier… je suis résolu à me retirer du monde… je vaisfaire un long voyage… (Rouletabille pensait : « Pourquoine part-il pas tout de suite ? »)… et, avant de partir,je suis venu ici, me munir de quelques petits cadeaux à laisser àceux de mes amis au bon souvenir desquels je tiens plusparticulièrement… bien que, maintenant, mon cher MonsieurRouletabille, je ne tienne plus à grand’chose…

– Oui, vous avez l’air tout à faitdésolé…

Boris poussa un soupir d’enfant…

– Comment ne le serais-je point ?fit-il. J’aimais et je croyais être aimé… mais il n’en était rien,hélas !…

– On s’imagine quelquefois des choses…dit Rouletabille, dont la main tourmentait toujours la poignée dela porte.

– Oui, oui, fit l’autre, de plus en plusmélancolique, l’homme souffre ; lui-même est sontourmenteur ; lui-même est l’ouvrier de la roue sur laquelle,lui-même bourreau, il s’attache !…

– Il ne faut pas ! Monsieur !Il ne faut pas !… conseilla le reporter…

– Écoutez !… implora Boris dont lavoix se mouillait de larmes… Vous êtes encore un enfant, mais enfinvous savez voir les choses… croyez-vous que Natacham’aime ?…

– J’en suis sûr, Monsieur Boris, j’ensuis sûr !…

– Moi aussi, j’en suis sûr… mais,maintenant, je ne sais plus que penser… elle m’a laissé partir…sans essayer de me retenir… sans une parole d’espoir…

– Et où allez-vous comme cela ?…

– Je retourne en Orel où je l’ai vue pourla première fois…

– C’est bien… c’est bien cela, MonsieurBoris… au moins, là, vous êtes sûr de la revoir… elle y retournetous les ans quelques semaines avec ses parents… c’est un détailque vous ne devez pas ignorer…

– Non, certainement… je vous dirai mêmeque c’est cette perspective qui m’a fait choisir le lieu de maretraite.

– Voyez-vous cela !…

– Dieu ne donne rien, mais il ouvre sestrésors et chacun en prend ce qu’il peut…

– Oui, oui… et Mlle Natacha sait-elle quec’est en Orel que vous avez résolu de vous retirer ?

– Je n’avais point de raison pour le luicacher ! Monsieur Rouletabille…

– Eh bien, c’est parfait ! Il nefaut pas se désoler comme cela, mon cher Monsieur Boris ! Toutn’est pas perdu !… je dirais même que je vous vois un avenirplein d’espoir…

– Ah ! si vous pouviez direvrai ! Je suis heureux de vous avoir rencontré… Je n’oublieraipas ce câble que vous m’avez tendu quand les vagues fondaient surma tête… Merci, Monsieur !…

– Adieu, Monsieur !

– Pardon !… Monsieur, pardon !encore un mot… je voulais vous demander… vous qui avez revu lesTrébassof… qui avez revu Natacha… cette Natacha, que j’aime, estquelquefois si bizarre… tant de fois elle m’a ainsi repoussé,désespéré, puis rappelé… ne croyez-vous pas que, si je retournais àla datcha encore une fois… enfin, que meconseillez-vous ?

– Je vous conseille de partir en Orel,Monsieur, et le plus vite possible…

– Bien ! bien ! vous devezavoir des raisons pour me dire cela… je vous obéis, Monsieur, jem’en vais !…

Et, comme il se dirigeait vers la voûte desortie, Rouletabille en profita pour entrer dans le laboratoire dupère Alexis. Celui-ci était penché sur ses cornues. Une méchantelampe éclairait à peine son obscur travail. Il se retourna au bruitque fit le reporter.

– Ah ! c’est toi, petit !…

– Eh bien ?

– Oh ! ça ne va pas si vite queça !… j’ai tout de même déjà pu analyser les serviettes, tusais !… ces deux serviettes…

– Oui, les déjections… Eh bien !…mais parle donc ! pour l’amour de Dieu !

– Eh bien, petit, c’est encore del’arséniate de soude !…

Rouletabille, frappé au cœur, jeta un crisourd et il lui sembla que tout se mettait à danser une danse desabbat autour de lui. Le père Alexis, au milieu de ces étrangesobjets de laboratoire, lui parut Satan lui-même, et il repoussa sesbras charitables qui se tendaient vers lui pour le soutenir ;dans l’ombre où dansaient, çà et là, les petites flammes bleues descreusets, agiles comme des langues, il crut apercevoir le spectrede Michel Nikolaïevitch qui venait lui crier :« l’arséniate de soude continue et je suis mort ! »…Il tomba contre la porte qui s’ouvrit et il roula jusqu’au comptoiroù il se heurta le front. Ce choc, qui aurait pu lui être fatal, letira de son rapide cauchemar et le rendit à lui-même.

Instantanément, il fut debout, sautapar-dessus des tas de bottes et de falbalas, se précipita dans lacour. Là, Boris eut encore l’aplomb de le retenir par son veston.Rouletabille se retourna furieux :

– Que me voulez-vous ?… Vous n’êtespas encore en Orel ?

– Monsieur, j’y vais, mais je vous seraisreconnaissant de porter ces objets vous-même à… à Natacha… (il luimontrait avec une telle mine de désespoir ses deux icônes du montAthos, que Rouletabille les prit, les fourra dans sa poche, etcontinua sa course en lui criant : « c’estentendu »…) Dehors, le reporter essayait de se ressaisir, dereprendre un peu de son sang-froid. Était-il possible que sonerreur eût été mortelle !… Hélas ! hélas ! commenten douter maintenant ?… « l’arséniate de soudecontinuait »… Il fit un effort surhumain pour chasser,momentanément, l’horreur de cela : la mort de Michel Nikolaïevitch,innocent !… et pour ne plus penser qu’aux conséquencesimmédiates auxquelles il fallait parer… si l’on voulait éviterquelque nouvelle catastrophe… Ah ! L’assassin ne se lassaitpas !… et cette fois, quelle besogne !… quelle hécatombe,s’il avait réussi !… le Général, Matrena Pétrovna, Natacha etlui, Rouletabille ! (qui regrettait presque, en ce qui leconcernait, que l’affaire n’eût point réussi)… et… etKoupriane !… Koupriane qui devait venir déjeuner… Quel couppour les nihilistes !…

C’était bien cela !… c’était biencela !… Rouletabille comprenait maintenant pourquoi ilsn’avaient pas hésité à empoisonner tout le monde à la fois :Koupriane en était !… Michel Nikolaïevitch aurait été bienvengé !

Le coup était manqué cette fois-ci, mais àquoi ne fallait-il pas, désormais, s’attendre ? Du moment queMichel Nikolaïevitch n’était pas coupable, tel qu’il l’avaitimaginé, Rouletabille retombait dans un abîme sans fond.

Où aller ? Depuis quelques instants, iltournait autour de la rotonde qui sert de marché à ce quartier, etqui est le plus bel ornement d’Aptiekarski-pereoulok.

Il tournait sans savoir, sans s’arrêter àrien, sans plus rien voir ni comprendre. Tel un cheval poussiftourne avec ses chevaux de bois, tel il tournait avec sa penséequi, elle aussi, était en bois. Quand il se frappait le front, illui paraissait qu’il cognait sur une boule de buis.

Rouletabille n’était plus Rouletabille.

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