Rouletabille chez le Tsar

X – Drame dans la nuit

À la porte de Krestowsky, Rouletabille, quicherchait un isvotchik, sauta dans une calèche danslaquelle venait de monter la belle Onoto. La danseuse le reçut surses genoux.

– À Elaguine, à fond de train, cria, pourtoute explication, le reporter.

– Scari !scari ! (Vite ! vite !) répéta Onoto.

Elle était accompagnée d’un vague personnage,auquel ni l’un ni l’autre ne prêtait la moindre attention.

– Quelle soirée ! Que sepasse-t-il ? Vous ne dormez donc plus ? interrogea labelle actrice…

Mais Rouletabille, debout derrière l’énormecocher, pressait les chevaux, dirigeait la course de l’équipage quis’enfonçait dans la nuit à une allure vertigineuse. Au coin d’unpont, il ordonna d’arrêter.

Les chevaux stoppèrent, fumants, hennissants,cabrés. Il remercia, sauta dans les ténèbres, disparut.

– Quel pays ! quel pays !Caramba !… fit l’artiste espagnole.

L’équipage attendit quelques minutes, puisretourna vers Pétersbourg.

Rouletabille était descendu le long de laberge et, lentement, prenant des précautions infinies pour ne pasdévoiler sa présence par le moindre bruit, il s’avança du côté dela plus grande largeur du fleuve.

Bientôt, sur le noir de la nuit, la masse plusnoire de la villa Trébassof apparut comme une énorme tache.

Il s’arrêta. Il s’était glissé jusque-là commeune couleuvre, parmi les roseaux, les herbes, les fougères. Ilétait sur les derrières de la villa, près de la rive, non loin dupetit sentier où il avait découvert le passage de l’assassin, grâceaux fils de la Vierge brisés. Dans le moment, la lune se montra etles bouleaux du chemin qui, tout à l’heure, étaient de grandsbâtons noirs, devinrent des cierges blancs qui semblaient éclairercette inquiétante solitude.

Le reporter voulut profiter immédiatement decette clarté soudaine pour savoir si l’on avait tenu compte de sesavertissements et si les abords de la villa, de ce côté, étaientgardés. Il ramassa un petit caillou et le lança, assez loin de lui,sur le sentier. À ce bruit insolite, trois ou quatre ombres detêtes se dessinèrent soudain sur le sol blanchi par la lune, maisredisparurent aussitôt, mêlées à nouveau aux grandes herbestouffues.

Il était renseigné.

L’oreille très fine du reporter perçut unglissement qui venait à lui, un léger craquement de branches, puis,tout à coup, une ombre s’allongea à son côté et il sentit le froidd’un canon de revolver sur la tempe. Il dit :« Koupriane ! » et, aussitôt, une main prit lasienne, la lui serra. La nuit était redevenue opaque. Ilmurmura :

– Comment êtes-vous là, enpersonne ?

Le Maître de police répondit à sonoreille :

– On m’a fait savoir qu’il y auraitquelque chose cette nuit. Natacha est allée à Krestowsky et aéchangé quelques paroles avec Annouchka. Le prince Galitch seraitdans l’affaire, et c’est une Affaire d’état.

– Natacha est rentrée ? demandaRouletabille.

– Oui, il y a longtemps ! Elle doitêtre couchée. Dans tous les cas, elle fait celle qui est couchée.La lumière de sa chambre, à la fenêtre du jardin, est éteinte.

– Avez-vous prévenu MatrenaPétrovna ?

– Oui, je lui ai fait savoir qu’il luifallait se tenir, cette nuit, sur ses gardes.

– Vous avez eu tort ; moi, je ne luiaurais rien dit ; elle va prendre des précautions telles queles autres seront renseignés tout de suite.

– Je lui ai fait savoir qu’il fallaitqu’elle ne descendît point de toute la nuit au rez-de-chaussée etqu’elle ne devait pas quitter la chambre du Général.

– C’est parfait, si elle vous obéit.

– Vous voyez que j’ai profité de tous vosrenseignements. J’ai suivi toutes vos instructions… le chemin de ladatcha de Kristowsky est un peu surveillé !

– Peut-être trop. Comment allez-vousopérer ?

– Nous le laisserons pénétrer… Je ne saispas à quel personnage j’ai affaire… Je veux agir à coup sûr… leprendre sur le fait… pas d’histoires après, fiez-vous-en à moi.

– Adieu !…

– Où allez-vous ?

– Me coucher !… j’ai payé ma dette àmon hôte… j’ai le droit d’aller me reposer. Bonne chance !

Mais Koupriane lui avait saisi lamain :

– Écoutez !

En effet, avec un peu d’attention, ondistinguait un léger clapotis de l’eau. Si une barque glissait, àcette heure, à cet endroit de la Néva, et qu’elle voulût restercachée, elle avait bien choisi son moment. Un nuage énorme couvraitla lune ; le vent était faible. La barque aurait le tempsd’aller d’une rive à l’autre sans se trouver à découvert.

Rouletabille n’attendit pas davantage. Àquatre pattes, il courait comme une bête, rapide et silencieux, etse relevait derrière le mur de la villa dont il faisait le tour,arrivait à la grille, se heurtait aux dvornicks, demandaitErmolaï, qui lui ouvrit aussitôt la grille.

– Barinia ?prononçait-il.

Ermolaï lui montrait du doigt le premierétage.

– Caracho !

Rouletabille avait déjà traversé le jardin, sehissait, à la force des poignets, à la fenêtre donnant sur lachambre de Natacha, et écoutait. Il entendit parfaitement Natachaqui marchait, se déplaçait, dans sa chambre obscure. Il retombalégèrement sur ses pieds, gravit le perron de la véranda et enouvrit la porte, puis la referma sur lui, avec une telle habileté,qu’ermolaï qui le regardait faire du dehors, à deux pas de là, neput entendre le moindre grincement sur les gonds. À l’intérieur dela villa, Rouletabille s’avança à tâtons. Il trouva la porte dugrand salon ouverte. La porte du petit salon, non plus, n’avait pasété fermée ou avait été réouverte.

Il revint sur ses pas, tâta dans l’ombre unfauteuil, s’y assit, attendant les événements qui ne devaient plustarder, prêt à tout, la main sur son revolver, dans sa poche. Enhaut, il entendait distinctement glisser, de temps à autre, les pasde Matrena Pétrovna. Et ceci devait évidemment donner de lasécurité à ceux qui avaient besoin quelquefois, la nuit, que lerez-de-chaussée fût libre. Rouletabille imagina que les portes despièces du rez-de-chaussée avaient été laissées ouvertes pour qu’ilfût plus facile à ceux qui se trouvaient en bas d’entendre ce quise passait en haut. Et peut-être n’avait-il pas tort.

Soudain, il y eut une barre verticale delumière pâle à la fenêtre qui donnait du petit salon sur la Néva.Il en déduisit deux choses : d’abord que la fenêtre était déjàlégèrement ouverte, ensuite que la lune venait de se dévoiler ànouveau.

La barre de lumière s’éteignit presque tout desuite, mais les yeux de Rouletabille, maintenant habitués àl’obscurité, distinguaient encore la ligne d’ouverture de lafenêtre… là, l’ombre était moins opaque. Et il sentit tout à coupson sang lui battre les tempes à gros coups sourds, car la ligned’ouverture de la fenêtre s’élargissait… s’élargissait… et l’ombred’un homme se dressa debout sur le balcon. Rouletabille sortit sonrevolver.

L’homme se dressa immédiatement derrière l’undes volets entr’ouverts et frappa un petit coup sec sur la vitre.Placé comme il était là, maintenant, on ne le voyait plus. Sonombre se confondait avec l’ombre du volet. Au bruit du carreau, laporte de Natacha fut ouverte avec précaution. Et Natacha pénétradans le petit salon. Marchant sur la pointe des pieds, elle allavivement à la fenêtre, qu’elle ouvrit, et l’homme entra. Le peu delumière qui commençait alors de se répandre sur les choseséclairait suffisamment Natacha pour que Rouletabille pût voirqu’elle avait encore la toilette de ville qu’il avait remarquée, lesoir même, à Krestowsky. Quant à l’homme, c’est en vain que l’oneût voulu le reconnaître : ce n’était qu’une masse sombreenveloppée d’un manteau. Il s’inclina pour embrasser la main deNatacha. Celle-ci prononça ce seul mot :« scari ! » (vite.) Mais elle n’avait pasplus tôt dit cela que, sous un effort vigoureux, les volets et lesdeux battants de la fenêtre étaient rapidement écartés et que desombres silencieuses surgissaient, rapides, sur le balcon, sautaientdans la villa… Natacha poussa un cri déchirant où Rouletabille crutentendre encore plus de désespoir que de terreur… et les ombres seruèrent sur l’homme ; mais celui-ci, à la première alerte,s’était jeté sur le tapis, et leur avait glissé entre lesjambes ; et maintenant il était revenu au balcon, qu’ilenjambait pendant que les autres se retournaient vers lui. Dumoins, ce fut ainsi que Rouletabille crut voir se dérouler la luttemystérieuse dans la demi-ténèbre, au milieu du plus impressionnantsilence, après le cri effrayant de Natacha. L’affaire avait duréquelques secondes et l’homme était encore suspendu au-dessus duvide quand, du fond de la salle, un nouveau personnagesurgit : c’était Matrena Pétrovna.

Prévenue par Koupriane que quelque choseallait se passer cette nuit-là, et prévoyant que cette chose sepasserait au rez-de-chaussée puisqu’on lui en défendait l’approche,elle n’avait rien trouvé de mieux que de faire monter, en secret,sa Gniagnia au premier étage et de lui ordonner de marcher là-haut,toute la nuit, pour faire croire à sa propre présence auprès duGénéral, tandis qu’elle resterait cachée en bas, dans la salle àmanger.

Matrena Pétrovna s’était donc ruée sur lebalcon, criant, en russe : « Tirez !tirez ! » et c’est ce qui arriva dans le moment quel’homme hésitait à sauter, quitte à se rompre le cou ou àredescendre par le chemin moins rapide de la gouttière. Un agenttira, le manqua, et l’homme, après avoir tiré à son tour et faitbasculer l’agent, disparut. Il faisait encore trop petit jour pourque l’on pût facilement distinguer ce qui se passait en bas où leclaquement sec des Brownings se faisait seul entendre. Etil n’y avait rien de plus sinistre que ces coups de revolver quin’étaient pas accompagnés de cris, au fond de la petite buée dumatin. L’homme, avant de disparaître, n’avait eu que le temps dejeter bas, d’un coup de pied, l’une des deux échelles qui avaientservi à l’escalade des agresseurs ; et ceux-ci, même l’agentblessé, étaient redescendus en grappe au long de celle qui leurrestait, glissant, tombant, se relevant, courant derrière l’ombrequi fuyait toujours en déchargeant son Browning àrépétition ; et d’autres ombres, accourues de la rive,s’agitaient dans le brouillard. Et tout à coup on entendit la voixde Koupriane qui donnait des ordres, excitait ses agents à lacurée, ordonnait de rapporter le gibier mort ou vivant. Au balcon,Matrena Pétrovna se mit à crier aussi, comme une sauvage.Rouletabille, à ses côtés, voulait en vain la faire taire. Elleétait délirante, à la pensée que l’autre pouvait échapper encore.Elle tira un coup de revolver, elle aussi, dans le tas… ne sachantpas qui elle pouvait atteindre… Rouletabille lui arracha son armeet, comme elle se retournait sur lui avec des injures, elle aperçutNatacha qui, penchée à tomber, sur le balcon, les lèvrestremblantes d’un murmure insensé, suivait, autant qu’elle lepouvait, les phases de la lutte, essayait de comprendre ce qui sepassait là-bas, sous les arbres, près de la Néva où le tumulte dela course s’éteignait. Matrena Pétrovna la releva à la poignée.Oui, elle la prit à la gorge et la rejeta dans le salon comme unpaquet. Alors, comme elle allait peut-être étrangler sabelle-fille, Matrena Pétrovna s’aperçut que le Général étaitlà !… il apparaissait dans le premier petit jour comme unspectre. Par quel miracle Féodor Féodorovitch avait-il pu descendrejusque-là ? Comment s’y était-il traîné ? On le sentaittrembler de colère ou de douleur sous l’ample capote de soldat quiflottait sur lui. Il demanda d’une voix rauque : « Qu’ya-t-il ? » Matrena Pétrovna se jeta à ses pieds, fit lesigne orthodoxe de la croix, comme si elle voulait mettre Dieu dansson témoignage et, désignant Natacha, elle la dénonça à son maricomme elle l’eût désignée à un juge :

– Il y a, Féodor Féodorovitch, qu’on avoulu, une fois de plus, t’assassiner !… et que celle qui aouvert, cette nuit, la datcha à ton assassin, est tafille ! » Le Général se retint, de ses deux mains, au murcontre lequel il glissait, et, regardant Matrena et Natacha qui,toutes deux, maintenant, se traînaient par terre, en suppliantes,il dit à Matrena :

– C’est toi qui m’assassines !

– C’est moi ! Par le Dieu vivant,gémit désespérément Matrena Pétrovna… Si j’avais pu te cacher cela,Jésus aurait été bon !… mais je ne parlerai plus, pour nepoint te crucifier… Féodor Féodorovitch !… Questionne tafille… et si ce que j’ai dit n’est pas vrai… tue-moi !…tue-moi comme une bête malfaisante et maudite… Je te diraimerci ! merci !… Et je mourrai bien heureuse si ce quej’ai dit n’est pas vrai !… Ah ! Je voudrais êtremorte ! Tue-moi !

Féodor Féodorovitch la repoussait de son bâtoncomme une pourriture écartée du chemin. Sans rien ajouter,farouche, terrible, elle se redressa sur ses genoux et chercha deses yeux hagards, de son regard de folle, l’arme que Rouletabillelui avait arrachée.

Si elle l’avait eue encore entre les mains,elle n’aurait pas hésité une seconde à se faire justice puisqu’elleavait eu le malheur de s’attirer le mépris de Féodor ! Et ilsemblait à Rouletabille, épouvanté, qu’il assistait à l’une de ceshorribles scènes de famille à l’issue desquelles, au temps du grandPierre, le père ou l’époux réclamait l’intervention dubourreau.

Le Général ne daigna même point considérerplus longtemps le délire de Matrena. Il dit à sa fille, quisanglotait éperdument sur le parquet : « Relève-toi,Natacha Féodorovna. » et la fille de Féodor comprit que sonpère ne pourrait jamais croire à sa culpabilité. Elle se glissajusqu’à lui et lui baisa les mains comme une esclave heureuse.

À ce moment, la porte de la véranda résonnasous des coups répétés. Matrena, bête de garde, prête à mourir dumépris de Féodor, mais à son poste, courut à ce qu’elle pouvaitcroire être un nouveau danger.

Mais elle reconnut la voix de Koupriane quipriait qu’on lui ouvrît. Elle l’introduisit elle-même :

– Eh bien, implora-t-elle.

– Eh bien ! il est mort !

Un cri lui répondit. Natacha avaitentendu.

– Et qui ?… qui ?… qui ?…questionnait, haletante, Matrena.

Koupriane s’avança jusque devant Féodor et luiétreignit les mains :

– Général, lui dit-il, il y avait unhomme qui avait juré votre perte et qui s’était fait l’instrumentde vos ennemis. Cet homme, nous venons de le tuer !

– Est-ce que je le connais ? demandaFéodor.

– C’était un de vos amis, vous letraitiez comme un fils.

– Son nom ?

– Demandez-le à votre fille,Général !

Féodor se retourna vers Natacha, qui brûlaitde son regard Koupriane, tâchant à deviner ce qu’il apportait aveclui, la vérité ou le mensonge.

– Tu connais l’homme qui voulait metuer ? Natacha ?

– Non ! répondit-elle à son père,avec un véritable accent de fureur… Non ! Cet homme-là, je nele connais pas !…

– Mademoiselle, dit Koupriane d’une voixferme, terriblement hostile, vous lui avez, vous-même, de vospropres mains, ouvert, cette nuit, cette fenêtre !… ainsi, dureste, que vous la lui avez ouverte déjà maintes fois ! Alorsque chacun ici faisait son devoir et veillait à ce que personne aumonde ne pût pénétrer, de nuit, dans une maison où reposait leGénéral Trébassof, gouverneur de Moscou, condamné à mort par lecomité central révolutionnaire réuni à Presnia, voilà ce que vousfaisiez, vous ; vous introduisiez l’ennemi dans la place.

– Réponds, Natacha, réponds si, oui ounon, tu as introduit dans cette maison quelqu’un la nuit.

– Père, c’est vrai !

Féodor, comme un lion, rugit :

– Son nom ?

– Monsieur vous le dira lui-même, fitNatacha, d’une voix que la terreur maintenant rendait rauque, etelle désignait Koupriane. Pourquoi ne vous dit-il pas lui-même lenom de cet homme. Il le connaît puisqu’il l’a fait tuer !

– Et si cet homme n’était pas mort,reprit Féodor qui, visiblement, se domptait, si cet homme, que tufaisais entrer, la nuit, chez moi, avait réussi à s’échapper commetu sembles l’espérer, nous dirais-tu son nom ?

– Je ne le pourrais pas, père !

– Et si je t’en priais ?

Natacha secoua farouchement la tête.

– Et si je te l’ordonnais ?

– Vous pourriez me tuer, père, mais je neprononcerais pas ce nom-là !

– Malheureuse !

Et il leva son bâton sur elle. Ainsi Ivan LeTerrible avait tué son fils d’un coup d’épieu. Mais Natacha, aulieu de courber la tête sous le coup qui la menaçait, s’étaitretournée vers Koupriane et lui jetait avec l’accent dutriomphe :

– Il n’est pas mort !… si tu avaisréussi à le prendre, mort ou vivant, tu aurais déjà dit sonnom.

Koupriane fit deux pas vers elle, lui mit lamain à l’épaule et dit :

– Michel Nikolaïevitch !

– Michel Korsakof ! s’écria leGénéral.

Matrena Pétrovna, comme soulevée par cetterévélation, se redressa pour répéter :

– Michel Korsakof !

Le Général, qui ne pouvait en croire sesoreilles, allait protester, quand il aperçut sa fille quidéfaillait et tentait de fuir vers sa chambre. Il l’arrêta d’ungeste terrible :

– Natacha ! tu vas nous dire ce queMichel Korsakof venait faire la nuit, ici !…

– Féodor Féodorovitch, il venaitt’empoisonner !…

C’était Matrena qui parlait maintenant et querien n’aurait pu faire taire, car elle voyait dans la fuite deNatacha le plus sinistre aveu. Comme une furie vengeresse, elleraconta avec des cris, avec des terreurs qu’elle ressentait encorecomme si, encore, s’allongeait devant elle la main armée du poison,la main mystérieuse, au-dessus du chevet du cher malade, du cheraffreux tyran… elle raconta la nuit précédente et toutes sesaffres… et sur ses lèvres, bavardes et glapissantes, cette lugubreévocation prenait un relief saisissant. Enfin, elle dit tout cequ’ils avaient fait, elle et le petit Français, pour ne se pointtrahir devant l’autre, pour prendre enfin au piège celui qui,depuis tant de jours et tant de nuits, sans qu’on pût lesurprendre, tournait autour de la mort de Féodor Féodorovitch. Enterminant, elle montra Rouletabille à Féodor et cria :« Voilà celui qui t’a sauvé ! » Natacha, enentendant ce tragique récit, se retint à plusieurs reprises pour nepoint l’interrompre…

Et Rouletabille, qui la regardait, voyaitqu’elle faisait, pour arriver à cela, des efforts surhumains.

Toute l’horreur de ce qui semblait être, pourelle comme pour Féodor, une révélation du crime de Michel nel’abattit point, mais parut, au contraire, lui rendre ses forces,toute la vie qui, quelques secondes plus tôt, la fuyait. Matrenaeut à peine achevé son cri : « Voilà celui qui t’asauvé ! » qu’elle s’écriait, à son tour, en face dureporter sur lequel elle jetait d’effroyables regards dehaine : « Voilà celui qui a fait tuer uninnocent ! »… et, tournée vers son père :

– Ah ! Papa !… laisse-moi,laisse-moi dire que Michel Nikolaïevitch qui est venu ce soir ici,je l’avoue, et que j’ai introduit cette nuit ici, c’estvrai !… que Michel Nikolaïevitch n’est pas venu icihier !… et que l’homme qui a voulu t’empoisonner, c’était unautre ! »

À ces mots, Rouletabille pâlit, mais il ne selaissa pas démonter. Il répondit simplement :

– Non, mademoiselle, c’était le même.

Et Koupriane crut devoir ajouter :

– Nous avons, du reste, trouvé la preuvedes relations de Michel Nikolaïevitch avec lesrévolutionnaires.

– Où cela ? questionna la jeunefille, en tendant vers le maître de la police un visage atrocementangoissé.

– À la villa de Kristowsky,Mademoiselle.

Elle le regarda longuement comme si elle eûtvoulu aller jusqu’au fond de sa pensée :

– Quelles preuves ?implora-t-elle.

– Une correspondance que nous avons misesous scellés.

– Était-elle bien adressée à lui ?Quelle sorte de correspondance ?

– Si cela vous intéresse, nous ladépouillerons devant vous.

– Mon Dieu ! mon Dieu !gémit-elle. Où l’avez-vous trouvée, cette correspondance ?dites-moi bien où ? où ?

– Je vous dis : à la villa, dans sachambre. Nous avons fait sauter le tiroir de son bureau.

Elle sembla respirer, mais son père lui pritbrutalement le bras !

– Allons, Natacha, tu vas nous dire ceque venait faire ici cet homme, la nuit !

– Dans sa chambre ! s’écria MatrenaPétrovna.

Natacha se retourna vers Matrena :

– Que croyez-vous donc, vous,dites-le ?… dites-le donc !…

– Et moi, que dois-je croire ?Gronda Féodor. Tu ne me l’as pas encore dit ! Tu ignorais quecet homme avait des relations avec mes ennemis ! Tu as étépeut-être innocente de cela ! Je veux le penser ! Je leveux ! Au nom du ciel, je le veux ! Mais pourquoi lerecevais-tu ? Pourquoi ?… Pourquoi l’introduisais-tu ici,comme un voleur, ou comme…

– Ah ! Papa ! tu sais quej’aime Boris ! Que je l’aime de tout mon cœur ! Et que jene serai jamais à un autre qu’à lui !

– Alors !… alors !… alors,parleras-tu ?

La jeune fille eut une véritablecrise :

– Ah ! Père ! Père ! ne mequestionne pas !… Toi, toi surtout, ne me questionnepas ! Je ne puis rien te dire ! rien te dire ! Sinonque je suis sûre, tu entends, sûre, que Michel Nikolaïevitch n’estpas venu la nuit dernière ici !

– Il y est venu, affirma encore la voixlégèrement troublée de Rouletabille.

– Il y est venu avec le poison. Il y estvenu pour empoisonner ton père, Natacha ! gémit MatrenaPétrovna, qui se tordait les mains avec des gestes de naïve etsincère tragédie.

– Et moi, répéta, ardente, la fille deFéodor, avec un accent de conviction qui fit frémir tous ceux quiétaient là, et en particulier Rouletabille… et moi, je vous dis quece n’est pas lui ! que ce n’est pas lui ! Que ce ne peutpas être lui !… Je vous jure que c’est un autre… unautre !

– Mais, alors, cet autre, c’est vouségalement qui l’avez introduit ? fit Koupriane…

– Eh bien, oui ! C’est moi !c’est moi !… c’est moi qui avais laissé la fenêtre et le voletentr’ouverts… oui ! C’est moi qui ai fait cela !… mais jen’attendais pas l’autre !… l’autre qui est venu pourassassiner… quant à Michel Nikolaïevitch, je vous jure, mon père,sur tout ce qu’il y a de plus sacré au ciel et sur la terre, qu’ilne pouvait pas commettre le crime que vous dites !… Etmaintenant, tuez-moi, car je ne puis vous en diredavantage !

– Le poison, reprit froidement Koupriane,le poison que l’on a versé dans la potion du Général est cetarséniate de soude qui se trouvait sur le raisin apporté par leMaréchal de la Cour. Ce raisin avait été remis par le Maréchal, quiavait recommandé de le laver, à Michel Nikolaïevitch et à BorisAlexandrovitch. Ce raisin a disparu. Si Michel est innocent,accusez-vous Boris ?

Natacha, qui semblait tout à coup perdre laforce de se défendre, gémit, exténuée, mourante, râlante :

– Non ! non ! N’accusez pasBoris ! Il ne manquerait plus que ça !… n’accusez pasMichel… n’accusez personne puisque vous ne savez pas !…puisqu’on ne sait pas !… mais ces deux-là sont innocents…croyez-moi ! croyez-moi !… Ah ! comment vousdire ! comment vous dire ! Je ne puis rien vousdire !… Et vous avez tué Michel !… Ah ! qu’est-ceque vous avez fait ?… qu’est-ce que vous avez fait ?…

– Nous avons supprimé un homme, fit lavoix glacée de Koupriane, qui n’était que l’exécuteur des bassesœuvres du nihilisme !

Elle parvint à se redresser avec une énergienouvelle dont, arrivée à ce degré de désespoir, on l’eût crueincapable… elle leva les poings sur Koupriane :

– Ça n’est pas vrai !… ça n’est pasvrai !… des mensonges ! Des infamies !… des horreursde la police !… des papiers fabriqués… pour le perdre. Il n’yavait rien de tout ce que vous dites chez lui !… ça n’est paspossible !… ça n’est pas vrai !…

– Où sont-ils, ces papiers ? demandala voix brève de Féodor. Apportez-les-moi tout de suite, Koupriane,je veux les voir…

Koupriane se troubla légèrement, mais cemouvement ne passa pas inaperçu de Natacha qui s’écria :

– Oui ! oui ! Qu’il les donnedonc ! Qu’il les apporte, s’il les a !… mais il ne les apas !… clama-t-elle, avec une joie sauvage… il n’a rien !Tu vois bien, papa, qu’il n’a rien. Sans cela, il me les auraitdéjà jetés à la figure… Il n’a rien. Je te dis qu’il n’a rien…Ah ! il n’a rien ! il n’a rien !

Et elle s’affala sur le plancher, pleurant,sanglotant « il n’a rien, il n’a rien ! » On eût ditqu’elle pleurait de joie…

– C’est vrai ? demanda FéodorFéodorovitch, de son air le plus sombre. C’est vrai, Koupriane, quevous n’avez rien ?

– C’est vrai, mon Général, nous n’avonsrien trouvé… on avait déjà tout enlevé.

Mais Natacha poussait un véritable hurlementd’allégresse…

– Il n’a rien trouvé !… et ill’accuse d’avoir partie liée avec les révolutionnaires…Pourquoi ? pourquoi ?… Parce que je le recevais,moi ?… mais moi, suis-je une révolutionnaire ?dites ?… ai-je juré de tuer papa ?… moi ?…moi ?… Ah ! Il ne sait plus quoi dire !… Tu voisbien, papa, qu’il se tait… Il a menti !… il amenti !…

– Pourquoi, Koupriane, nous avez-voustrompés ?

– Oh ! nous soupçonnions Micheldepuis quelque temps… et vraiment, après ce qui vient de se passer,nous ne pouvons plus avoir aucun doute !…

– Oui, mais vous affirmiez avoir despapiers et vous n’en avez pas. Ce sont là des procédés abominables,Koupriane, répliqua d’un ton de plus en plus sombre Féodor… desexpédients que je vous ai entendu, maintes fois, condamner.

– Général ! nous sommes sûrs, vousentendez, nous sommes absolument sûrs que l’homme qui a voulu vousempoisonner hier et l’homme d’aujourd’hui, celui qui est mort, nefont qu’un !

– Et à cause de quoi donc êtes-vous sisûr de cela ? Il faudrait nous le dire !… insista leGénéral qui tremblait de détresse et d’impatience.

– Oui ! qu’il le dise donc, àquoi ?

– Demandez-le à Monsieur ! fitKoupriane.

Ils se tournèrent vers Rouletabille.

Le reporter répliqua, en affectant unsang-froid dont il ne jouissait peut-être pas entièrement enréalité :

– Je puis affirmer devant vous, comme jel’ai déjà fait devant Monsieur le préfet de police, qu’une seule etmême personne a laissé les traces de ses différentes escalades surce mur et sur ce balcon.

– Insensé ! interrompit Natacha avecune fougue haineuse contre le jeune homme. Et cela voussuffit ?

Le Général saisit brutalement le poignet dureporter :

– Écoutez-moi, Monsieur !… un hommeest venu ici, cette nuit… ceci ne regarde que moi… et n’a le droitd’étonner que moi… et de ceci je fais mon affaire… une affaireentre ma fille et moi… mais vous, vous venez nous dire que vousêtes sûr que cet homme est un assassin… alors, voyez-vous, c’estautre chose !… cela, il faudrait les preuves, et les preuvestout de suite… vous parlez de traces, eh bien, nous allons lesexaminer ensemble, ces traces !… et je souhaite pour vous,Monsieur, que je sorte de cela aussi convaincu que vous l’êtes…

Rouletabille dégagea doucement son poignet etrépondit avec un calme parfait :

– Maintenant, Monsieur, je ne puis plusrien vous prouver.

– Pourquoi ?

– Parce que l’escalade des agents a passépar-dessus ma preuve, Monsieur !

– Et, en vérité, il ne nous reste quevotre parole ! Que votre foi en vous-même !… Et si vousvous étiez trompé ?

– Il ne l’avouera jamais, papa, s’écriaNatacha… ah ! C’est lui qui mériterait, à cette heure, le sortde Michel Nicolaïevitch !… n’est-ce pas ! N’est-ce pasque vous le savez ! Et que ce sera votre éternelremords !… n’est-ce pas qu’il y a quelque chose qui vousempêchera toujours de dire que vous vous êtes trompé !… c’estque vous avez fait tuer un innocent !… Enfin ! vous lesavez bien ! Vous savez bien que je n’aurais pas introduit iciMichel Nikolaïevitch si j’avais su qu’il était capable de vouloirempoisonner mon père !

– Ça, Mademoiselle, répliquaRouletabille, en ne baissant pas les yeux sous le regard de foudrede Natacha, ça, j’en suis sûr !

Et il mit un tel ton à dire cela que Natachacontinua de le fixer dans une angoisse incompréhensible.Ah !

Le croisement de ces deux regards ! Lascène muette entre ces deux jeunes gens dont l’un voulait se fairecomprendre et dont l’autre semblait redouter par-dessus toutd’avoir été comprise ! Natacha murmura :

– Comme il me regarde !…Voyez !… c’est le démon… Oui, oui, le domovoï … levrai domovoï … Mais prenez garde, malheureux, vous nesavez pas ce que vous avez fait !

Elle se tourna brusquement du côté deKoupriane :

– Où est le corps de MichelNikolaïevitch ? dit-elle. Je veux le voir. Il faut que je levoie.

Féodor Féodorovitch s’était laissé tomber,comme assommé, sur un fauteuil. Matrena Pétrovna n’osait serapprocher de lui. Le géant paraissait frappé à mort, abattu àjamais. Ce que n’avaient pu faire ni les bombes, ni les balles, nile poison, l’idée seule de la coopération de sa fille dans l’œuvred’horreur qui se tramait autour de lui, ou plutôt l’impossibilitéoù il était de comprendre l’attitude de Natacha, sa mystérieuseconduite, le chaos de ses explications, ses cris insensés, sesprotestations d’innocence, ses accusations, ses menaces, sesprières et tout son désordre, enfin, devant le fait certain, avouéde son entremise nocturne dans cette tragique aventure où MichelNikolaïevitch avait trouvé la mort, l’avaient brisé, lui, FéodorFéodorovitch comme un fétu. Un instant, il s’était raccroché àquelque vague espoir en constatant que Koupriane était moins assuréqu’il ne l’avait prétendu tout d’abord contre son officierd’ordonnance. Mais quoi ! Ceci n’était qu’un détail sansimportance à ses yeux. Ce qui importait seul, c’était lasignification de l’acte de Natacha ; et la malheureuse neparaissait même point se préoccuper de ce que lui, Féodor, pouvaiten penser. Pas une parole vraie pour le rassurer. Elle était là àse débattre entre Koupriane, Rouletabille et Matrena Pétrovna,défendant son Michel Nikolaïevitch pendant que lui, le père, aprèsavoir failli la broyer tout à l’heure, était là, dans un coin, àagoniser.

Koupriane s’avança vers le malheureux et luidit :

– Écoutez-moi bien, Féodor Féodorovitch.Celui qui vous parle est le grand Maître de police par la volontédu Tsar, et votre ami par la grâce de Dieu. Si vous ne demandez pasdevant nous, qui sommes au courant de tout et qui saurons garder lesecret nécessaire, si vous ne demandez pas à votre fille la raisonde sa conduite avec Michel Nikolaïevitch, et si elle ne nous répondpas, en toute sincérité, je n’ai plus rien à faire ici ! On adéjà chassé mes hommes de cette maison, comme indignes de garder leplus loyal sujet de Sa Majesté : je n’ai point protesté ;mais je viens à mon tour vous supplier de me prouver que l’ennemile plus redoutable que vous ayez eu dans votre maison n’est pointvotre fille.

Ces paroles, qui résumaient nettementl’horrible situation, furent comme un soulagement pour Féodor.

Oui, il fallait savoir. Koupriane avaitraison. Il fallait qu’elle parlât. Et il somma sa fille des’expliquer, de tout dire ! De tout dire !

Natacha fixa encore Koupriane de son regard de« haine à mort », puis se détourna de lui et répéta d’unevoix ferme :

– Je n’ai rien à dire !

– La complice de vos assassins, lavoici ! gronda alors Koupriane, le bras tendu.

Natacha poussa un cri de bête blessée et seroula aux pieds de son père. Elle l’entoura de ses bras suppliants.Elle le pressa sur sa poitrine. Elle sanglota sur son cœur. Etl’autre, ne comprenant toujours pas, la laissait faire, lointain,hostile, sombre. Alors, elle gémit, éperdue, et pleura avec éclat,et l’emphase dramatique dont elle enveloppa Féodor sonnait commedes cris d’autrefois quand, au fond de l’appartement des femmes, lepère tout-puissant s’apprêtait à châtier la coupable.

– Mon père ! Père chéri !Regarde-moi !… regarde-moi !… Aie pitié de moi ! Etne demande pas que s’ouvre ma bouche qui doit rester close àjamais… et crois-moi. Ne crois pas ces hommes ! Ne crois pasMatrena Pétrovna ! Est-ce que tu ne sens pas mon cœur contreton cœur, mes larmes sur tes joues ! Est-ce que je ne suis pasta fille ?… ta fille très pure ! Ta NatachaFéodorovna !… Je ne puis pas t’expliquer, non !non ! Sur la Vierge, mère de Jésus, je ne puis past’expliquer !… Sur les saintes icônes… je ne puis pas… Sur mamère que je n’ai pas connue, et que tu as remplacée, ô mon père… neme demande rien !… ne me demande plus rien !… maisserre-moi dans tes bras comme lorsque j’étais toute petite…Embrasse-moi, père chéri !… Aime-moi… je n’ai jamais autant eubesoin d’être aimée ! Aime-moi !… Je suismalheureuse ! Une malheureuse qui ne peut même pas se tuersous tes yeux pour te prouver son innocence et son amour !…Papa ! Papa !… à quoi te serviraient tes bras dans lesjours qui te restent à vivre si tu ne veux plus me serrer sur toncœur !… Papa ! Papa !…

Elle roulait sa tête sur les genoux de Féodor.Ses cheveux s’étaient dénoués et pendaient derrière elle dans undésordre noir, magnifique…

– Regarde dans mes yeux !… regardedans mes yeux !… Vois comme ils t’aiment,batouchka !… batouchka !… monbatouchka chéri !

Maintenant Féodor pleurait. Ses lourdes larmesvenaient se mêler aux pleurs de Natacha. Il lui releva la tête etlui demanda simplement, d’une voix brisée :

– Tu ne peux rien me diremaintenant ? Mais quand me diras-tu ?

Natacha leva les yeux vers lui, puis sonregard continua sa route vers le ciel et ses lèvres laissèrentéchapper ce mot dans un souffle :

– Jamais !

Matrena Pétrovna, Koupriane et le reporterfrémirent dans l’attente auguste et terrible de ce qui allait sepasser. Féodor avait pris la tête de sa fille entre ses deux mains.Il considérait longuement ces yeux qui s’étaient levés vers leciel, cette bouche qui venait de prononcer ce« Jamais !… » puis, lentement, ses rudes lèvresvinrent se poser sur les lèvres pâles de la jeune fille. Et il latint étroitement embrassée. Elle releva la tête triomphante,égarée, et le bras tendu vers Matrena Pétrovna :

– Il me croit, lui ! il mecroit ! Et vous m’auriez crue aussi si vous aviez été mamère !…

Ayant dit, elle pencha la tête à la renverseet tomba sur le plancher, inanimée. Féodor était déjà à genoux, lasoignant, la dorlotant, chassant les autres :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-entous !… tous !… toi aussi, Matrena Pétrovna !…va-t’en…

Ils disparurent épouvantés, balayés par songeste sauvage.

Dans la petite datcha de Kristowsky,il y a un cadavre. Des agents le veillent en attendant le retour deleur chef. Frappé à mort, Michel Nikolaïevitch est venu mourir là,et les autres l’ont suivi jusqu’à son dernier soupir. Ils étaientderrière lui quand, râlant, il a pénétré sur les genoux, dans sachambre. La petite Katharina, la bohémienne, était là. Elle penchasa petite tête énigmatique sur sa rapide agonie. Les autresfouillaient déjà partout, saccageant tout, faisant sauter lesserrures et les tiroirs des meubles, mettant à sac les placards. Etleurs investigations firent tout le tour de la maison, s’enallèrent jusqu’au fond des paillasses éventrées, ne respectèrentpoint le logis de Boris Mourazof, absent cette nuit-là. Ilsfouillent… ils fouillent… et s’ils n’ont rien, absolument rientrouvé chez Michel, ils ont déniché une multitude de paperasseschez Boris : des livres d’Occident, des essais d’économiepolitique, une histoire de la révolution française, des verscapables de le faire pendre. Ils ont tout mis en tas sous scellés.Pendant ce temps, Michel expirait entre les bras de Katharina quilui avait ouvert, sur la poitrine, sa tunique, arraché sa chemisesans doute pour lui faciliter ses derniers soupirs. Le malheureuxavait reçu, en nageant, car il s’était jeté dans la Néva, une ballederrière la tête. C’était miracle qu’il eût pu se traînerjusque-là. Il espérait sans doute pouvoir mourir en paix dans cettemaison. Il croyait évidemment pouvoir l’atteindre, après avoiréventé ses limiers. Il ne savait pas que son dernier refuge avaitété dénoncé.

Et maintenant les agents ont terminé leurbesogne, de la cave au grenier. Koupriane, de retour de la villaTrébassof, les rejoint. Il est suivi par Rouletabille.

Le reporter ne peut supporter la vue de cecadavre encore chaud, aux yeux grand ouverts qui semblent leregarder, lui reprocher sa mort. Il se détourne avec dégoût etpeut-être avec effroi. Koupriane a saisi ce mouvement :

– Des regrets ? lui demande leMaître de police.

– Oui ! fait Rouletabille. Il fauttoujours regretter un mort. Et, cependant, celui-là était unbandit, un bandit de droit commun. Mais je regrette sincèrementqu’il soit mort avant qu’il ait été confondu.

– À la solde des nihilistes ? C’esttoujours votre avis ? interrogea Koupriane.

– Oui.

– Vous savez que l’on n’a rien découvertchez lui. On n’a trouvé de papiers intéressants que chez BorisMourazof.

– Ah !

– Que dites-vous de cela ?

– Rien !

Koupriane interroge encore ses hommes. Ceux-cilui répondent : « Non, on n’a rien découvert, rien chezMichel ». Et soudain Rouletabille constate que la conversationdes agents et de leur chef devient plus animée. Koupriane se montreen colère, violent, leur fait des reproches. Les uns se sauvent,vivement, avec des paroles précipitées. Koupriane sort.

Rouletabille le suit. Que se passe-t-il ?Il ne peut l’arrêter, mais, arrivant derrière lui, il le luidemande. Alors, en quelques mots brefs, et en marchant toujoursdevant lui, Koupriane, sans tourner la tête, lui dit qu’il vientd’apprendre que ses agents ont laissé un instant la petitebohémienne, Katharina, seule avec l’officier expirant.

Katharina était la petite femme de ménage deMichel et de Boris. Elle devait connaître les secrets de l’un et del’autre. Il était élémentaire que l’on eût l’œil sur elle ;or, on ne sait ce qu’elle est devenue. Il faut la chercher, laretrouver absolument, car elle a ouvert la tunique de Michel etc’est peut-être là la raison pour laquelle on n’a trouvé aucunpapier sur le moribond, quand les agents l’ont fouillé ! Cetteabsence de papiers, de portefeuille, n’est pas naturelle.

La chasse commence dans le petit jour rose desîles, déjà teinté de sang. Quelques agents crient des indications.On court sous les arbres, car on est presque certain qu’elle a prisle petit sentier conduisant au pont qui joint Kristowsky à KamenyOstrow. Quelques nouveaux renseignements jetés par d’autres agentsqui accourent, qui surgissent à droite et à gauche de la route,confirment cette hypothèse. Et pas une voiture ! On court.Koupriane est un des premiers. Rouletabille ne le quitte pas d’unesemelle. Mais il ne le dépasse pas. Tout à coup des cris, desappels entre agents. On se montre quelque chose là-bas qui glissesur une pente. C’est la petite. Elle file comme le vent. Courseéperdue.

On traverse Kameny Ostrow. «Ah ! unevoiture ! un cheval ! soupire Koupriane qui a laissé sonéquipage à Elaguine. La preuve est là ! C’est la preuve detout qui nous échappe !… »

Le terrain, maintenant, est découvert. Ondistingue très bien Katharina qui est arrivée au pont Elaguine. Lavoilà dans Elaguine Ostrow. Que fait-elle ? Se rend-elle à lavilla Trébassof ? Que veut dire ceci ? Non, elle serejette sur la droite.

Les agents galopent derrière elle ! Elleest encore loin. Elle paraît infatigable. Maintenant elle adisparu, sous les arbres, dans les futaies, toujours sur la droite.Koupriane pousse un cri de joie. Où qu’elle aille, elle est prise.Il donne quelques ordres haletants pour qu’on barre l’île. Elle nepeut plus s’échapper ! Elle ne peut plus s’échapper !Mais où va-t-elle ? Koupriane connaît cette île-là mieux quepersonne. Il prend un plus court chemin pour rejoindre l’autre rivevers laquelle Katharina semblait se diriger et tout à coup il tombepresque sur la petite qui s’est laissé surprendre, qui jette un criet qui se sauve à nouveau, à toutes jambes.

– Arrête, ou je tire ! crieKoupriane en russe.

Et il sort son revolver. Mais une main le luia arraché.

– Pas ça ! fait Rouletabille, quijette l’arme loin de lui. Koupriane, jurant, reprend sa course. Lafureur décuple ses forces, son agilité ; il va atteindreKatharina à bout de souffle ; mais Rouletabille s’est jetédans ses jambes et tous deux roulent sur l’herbe. Quand le grandMaître de police se relève, c’est pour voir Katharina gravir, entoute hâte, l’escalier qui conduit à la Barque, le restaurantflottant de la Strielka.

Koupriane, maudissant Rouletabille, maiscroyant enfin tenir facilement sa proie, se dirige à son tour versla barque, à l’intérieur de laquelle la petite vient des’engouffrer. Il met le pied sur la première marche de l’escalier.Sur la dernière, descendant du petit navire de fête, une silhouettese dresse : c’est celle du prince Galitch.

Koupriane en reçoit comme un coup qui l’arrêtenet dans son ascension. Galitch a un air rayonnant auquel le Maîtrede police ne saurait se tromper.

Évidemment Koupriane arrive en retard. Il en ale sentiment profond, la certitude. Et cette présence du prince surla barque lui explique, d’une façon définitive, le pourquoi de lacourse de Katharina.

Si la bohémienne a chipé les papiers ou leportefeuille du mort, c’est maintenant le prince qui a le tout danssa poche.

Koupriane, en voyant le prince passer devantlui, frémit. Le prince le salue et s’amuse, avec quelque ironie, desa mine interloquée :

– Eh bien ? lui dit-il, comment vousportez-vous, mon cher Monsieur Koupriane. Votre Excellence estlevée de bien bonne heure, me semble-t-il. À moins que ce ne soitmoi qui me couche trop tard.

– Prince, fait Koupriane, mes hommes sontà la poursuite d’une petite bohémienne, une nommée Katharina, bienconnue dans les restaurants où elle chante. Nous l’avons vue monterdans la barque. L’auriez-vous rencontrée par hasard ?

– Ma foi, Monsieur Koupriane, je ne suispoint le concierge de la barque et je n’ai rien remarqué du tout,ni personne. Du reste, je suis d’un naturel un peu rêveur.Pardonnez-moi.

– Prince, il n’est point possible quevous n’ayez point vu Katharina.

– Eh ! Monsieur le Maître de police,si je l’avais vue, je ne vous en dirais rien, puisque vous lapoursuivez. Me prenez-vous pour quelqu’un de vos limiers ? Ondit que vous en avez dans tous les mondes, mais je vous affirme queje n’ai pas encore passé à votre caisse. Il y a erreur, MonsieurKoupriane.

Et le prince resalua. Mais Koupriane l’arrêtaencore :

– Prince, songez que ceci est très grave.Michel Nikolaïevitch, l’officier d’ordonnance du Général Trébassof,est mort, et cette petite a volé ses papiers sur son cadavre.Toutes les personnes qui auront parlé à Katharina serontsoupçonnées. C’est une Affaire d’état, Monsieur, qui peut menertrès loin. Pouvez-vous me jurer que vous n’avez pas vu Katharina,que vous ne lui avez pas parlé ?

Le prince regarda Koupriane avec un aird’insolence tel que le Maître de police pâlit de rage. Ah !s’il avait pu !… s’il avait pu… mais on ne touchait pas àcelui-là !… Galitch s’éloigna sans ajouter un mot et ordonnaau schwitzar de lui faire avancer sa voiture.

– C’est bien ! fit Koupriane, jeferai mon rapport au Tsar.

Galitch se retourna. Il était aussi pâle queKoupriane.

– En ce cas, Monsieur, fit-il, n’oubliezpas d’y ajouter que je suis le plus humble sujet de SaMajesté !

L’équipage avançait. Le prince monta.Koupriane le regarda s’éloigner, la rage dans le cœur et les poingscrispés. À ce moment, ses hommes le rejoignaient :

– Allez ! cherchez ! leurfit-il brutalement en leur montrant la barque.

Ils se précipitèrent dans l’établissement,pénétrèrent dans les salles intérieures. On entendit des cris deméchante humeur, des protestations.

Certainement, les derniers soupeurs ne semontraient point enchantés de cette invasion soudaine de la police.Les agents faisaient lever tout le monde, regardaient sous lestables, sous les banquettes, sous les nappes pendantes. Ilsvisitèrent l’office, la cale, tout. Pas de Katharina. Soudain,Koupriane, qui attendait le résultat de la perquisition, appuyé aubastingage en regardant vaguement l’horizon, tressaillit. Là-bas,tout là-bas, de l’autre côté du large fleuve, entre un petit boiset le staraia derevnia, une légère embarcation abordait.Et un petit point noir en sautait, comme une puce. Kouprianereconnut, dans ce petit point noir, Katharina. Elle était sauvée.Maintenant, il ne pouvait l’atteindre. C’était bien inutile de lachercher dans ce quartier bizarre où ses congénères de Bohêmevivaient en maîtres avec des coutumes, des libertés, des franchisesqui n’avaient jamais été violées. Toute la population bohémienne dela capitale se serait soulevée. Et puis, à quoi bon maintenantKatharina ? C’est le prince Galitch qu’il aurait falluprendre. Un de ses hommes s’approcha de lui :

– Malheur ! fit-il. Nous n’avonspoint trouvé Katharina et cependant elle est venue ici. Elle s’estrencontrée, une seconde, avec le prince Galitch, lui a remisquelque chose, et est descendue dans le canot du bord.

– Parbleu ! fit le Maître de policeen haussant les épaules, j’en étais sûr.

Il était de plus en plus exaspéré. Ildescendit sur la rive et la première personne qu’il vit futRouletabille qui l’attendait, sans impatience, philosophiquementassis sur un banc.

– Je vous cherchais, cria-t-il. Nousl’avons manquée par votre faute ! Si vous ne vous étiez pasjeté dans mes jambes !

– Je l’ai fait exprès ! déclara lereporter.

– Hein ?… Qu’est-ce que vousdites ?… Vous l’avez… vous l’avez fait exprès ?

Koupriane suffoquait.

– Excellence ! fit Rouletabille, enle prenant par le bras, calmez-vous, on nous regarde. Allonsprendre une tasse de thé chez Cubat. Tout doucement, là… en nouspromenant…

– M’expliquerez-vous ?…

– Mon Dieu ! Excellence,rappelez-vous que je vous ai promis, en échange de la vie de votreprisonnier, la vie du Général Trébassof. Eh bien, en me jetant dansvos jambes et en vous empêchant de joindre Katharina, je lui aisauvé la vie, au Général !… c’est bien simple !…

– Vous voulez rire ? Est-ce que vousvous moqueriez de moi ?

Mais le Maître de police vit bien queRouletabille ne riait pas du tout et qu’il ne se moquait depersonne.

– Monsieur, insista-t-il, puisque vousparlez sérieusement, je voudrais bien comprendre…

– C’est inutile ! dit Rouletabille…il est même nécessaire que vous ne compreniez pas…

– Mais enfin…

– Non, non, je ne puis rien vousdire…

– Quand donc me direz-vous quelque chosequi me fera comprendre votre invraisemblable conduite ?

Rouletabille l’arrêta et, solennellement, luidéclara :

– Monsieur Koupriane, rappelez-vous ceque Natacha Féodorovna, en levant ses beaux yeux au ciel, a réponduà son père, qui, lui aussi, voulait comprendre :« Jamais ! »

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