Rouletabille chez le Tsar

XVI – Devant le tribunalrévolutionnaire

Seulement, Rouletabille ne voulut jamaisentrer dans le panier. Il ne consentit à se laisser désarmer quesur la promesse certaine qu’on allait lui faire avancer unevoiture. Celle-ci roula jusque dans la cour et, pendant que le pèreAlexis était maintenu, revolver sur le front, dans sa boutique, lereporter monta tranquillement dans son landau, en fumant sa pipe.Celui qui paraissait le chef de la bande (le gentleman de la Néva)monta avec lui et s’assit à son côté. Des volets glissèrent àchaque fenêtre, fermant toute communication avec le dehors,cependant qu’une petite lanterne était allumée à l’intérieur. Etl’équipage s’ébranla. Il était conduit par deux hommes au manteaubrun dont le col était garni de faux astrakan. Lesdvornicks saluèrent, croyant avoir affaire à la police. Leconcierge fit le signe de la croix.

Cette promenade dura plusieurs heures sansautres incidents que ceux que faisaient naître les énormes cahotsqui jetaient les deux voyageurs de l’intérieur l’un sur l’autre.Ceci eût pu être l’objet d’un début de conversation, et legentleman de la Néva l’essaya, mais en vain. Rouletabille ne luirépondait pas. À un moment, cependant, le gentleman, quis’ennuyait, devint tellement énervant, que le reporter finit parlui dire d’un petit ton net qu’il prenait volontiers quand onl’agaçait :

– Je vous en prie, Monsieur, laissez-moifumer tranquillement ma pipe.

Sur quoi le gentleman s’employa à baisserprudemment le haut d’un volet, car il commençait à étouffer.

Enfin, après bien des cahots, un arrêt pendantlequel on changea de chevaux, le gentleman pria Rouletabille de selaisser bander les yeux. « Voilà le moment venu ! Ilsvont me pendre sans autre forme de procès ! » pensa lereporter, et quand, aveuglé par le bandeau, il se sentit soulevésous les bras, il eut toute une révolte de l’être, de l’être qui,maintenant qu’il était sur le point de mourir, ne voulait plusmourir. Rouletabille se serait cru plus fort, plus courageux, plusstoïque en tous cas. Mais l’instinct reprenait le dessus,l’instinct de la conservation qui ne voulait plus rien savoir despetites bravades du reporter, de ses belles manières héroïques, deses poses pour bien mourir, car l’instinct de la conservation, quiest, comme son vilain nom l’indique, essentiellement matérialiste,ne demandait, ne pensait, lui, qu’à vivre. Et c’est lui qui avaitlaissé s’éteindre la dernière pipe de Rouletabille !

Le jeune homme était furieux contre lui-mêmeet il pâlit de la peur de ne pouvoir se dompter. Et il se dompta etses membres, qui s’étaient raidis au contact des autres membres quile faisaient prisonnier, se détendirent et il se laissaconduire.

Vraiment il avait honte de cettedéfaillance.

Rouletabille avait déjà vu des hommes mourir,qui savaient qu’ils allaient mourir. La tâche de reporter l’avaitconduit, plus d’une fois, au pied de la guillotine. Et les gensqu’il avait vus là étaient morts bravement. Chose extraordinaire,les plus criminels étaient ordinairement les plus braves.

Sans doute avaient-ils eu le loisir, enpensant longtemps à l’avance à cette minute-là, de s’y préparer.Mais ils affrontaient la mort presque avec négligence, trouvantmême la force de dire des choses, banales ou redoutables, à ceuxqui les entouraient. Il se rappelait surtout un gamin de dix-huitans, qui avait assassiné lâchement une vieille femme et deuxenfants au fond d’une ferme, et qui avait marché à la mort sanstrembler, rassurant le prêtre et le procureur, prêts à se trouvermal à ses côtés. Ne serait-il donc pas aussi brave que ce lâcheenfant-là ?…

On lui fit gravir quelques marches et ilsentit qu’il pénétrait dans l’atmosphère étouffante d’une salleclose. On lui enleva son bandeau. Il était dans une pièce d’aspectsinistre où se tenait une assez nombreuse compagnie.

Entre ces murs blêmes et nus, ils étaient bienlà une trentaine de jeunes gens dont quelques-uns paraissaientaussi jeunes que Rouletabille, avec des yeux bleus candides et unteint pâle. D’autres, plus âgés, avaient des types de christs, nonpoint des christs animés d’Occident, mais tels qu’on les voitpeints sur les panneaux de l’école byzantine et qu’on les trouveenchâssés dans les icônes aux ciselures d’argent et d’or. Leurslongs cheveux, séparés par une raie médiane, leur tombaient en unflot bouclé et doré sur les épaules. Les uns étaient appuyés contrela muraille, debout, immobiles. D’autres étaient assis par terre,les jambes croisées. La plupart étaient vêtus de paletots, achetésd’occasion dans les bazars. Mais il y avait aussi des hommes de lacampagne, avec leurs peaux de bêtes, leurs sayons, leurs touloupes.L’un d’eux avait des lacis de cordelettes autour des jambes etétait chaussé de souliers d’osier. Le contraste de quelques-unes deces figures graves et attentives attestait qu’il y avait là commeune sélection du parti révolutionnaire tout entier. Au fond de lapièce, derrière une table, se tenaient assis trois jeunes gens,dont l’aîné pouvait avoir vingt-cinq ans et qui avait la figuredouce de Jésus, aux jours de fête, sous les rameaux.

Au milieu de la pièce, une petite table, toutenue, était là, sans utilité apparente.

Sur la droite, une autre table sur laquelletraînaient des papiers, des plumes, des encriers.

C’est là que l’on conduisit Rouletabille etqu’on le pria de s’asseoir. Alors il vit qu’à côté de lui un hommeétait debout. Sa figure était pâle et défaite, hâve. Ses yeuxbrillaient d’un feu sombre.

Malgré la déformation effrayante de laphysionomie, Rouletabille reconnut un des amis inconnus queGounsovski avait amené avec lui au souper de Krestowsky. Lereporter pensa que, depuis, il lui était arrivé malheur. On étaiten train de juger cet homme. Celui qui semblait présider cesétranges débats prononça un nom :« Annouchka ! » Une porte s’ouvrit et Annouchkaparut.

C’est tout juste si Rouletabille put lareconnaître, tant elle était attifée en pauvresse russe, avec sonjupon de flanelle rouge et le mouchoir qui, noué sous le menton,enfermait sa magnifique chevelure.

Aussitôt elle déposa en russe contre l’hommequi protestait et que l’on faisait taire. Elle sortit de sa pochedes papiers qui furent lus tout haut et qui parurent écraserl’accusé. Celui-ci se laissa retomber sur son banc. Il grelottait.Il se cacha la tête dans ses mains et Rouletabille voyait tremblerses mains. L’homme garda cette position pendant les autrestémoignages qui, par instant, soulevaient des murmuresd’indignation vite réprimés. Annouchka était remontée avec lesautres contre le mur, dans l’ombre qui envahissait de plus en plusla pièce, en cette fin de jour lugubre. Deux fenêtres aux carreauxsales et dépolis laissaient passer difficilement la lueur blêmed’un pauvre crépuscule.

Bientôt on ne vit plus que toutes ces figuresimmobiles contre les murs, pareilles à des visages de fresques dontles siècles ont effacé les couleurs, au fond des couventsorthodoxes…

… Maintenant, quelqu’un au fond de l’ombre etdu silence effrayant lisait quelque chose : le jugement sansdoute.

Et puis la voix se tut.

Et puis, du mur, quelques figures sedétachèrent, s’avançèrent.

Alors, l’homme, auprès de Rouletabille, sereleva, d’un bond sauvage, et cria des choses rapides, farouches,suppliantes, menaçantes… et puis, plus rien que des râles… Lesfigures qui s’étaient détachées du mur lui avaient sauté à lagorge.

Le reporter dit : « c’estlâche !… » La voix d’Annouchka, là-bas, au fond del’ombre, lui répondit : « c’est juste ! » MaisRouletabille était satisfait d’avoir dit cela, parce qu’il s’étaitprouvé à lui-même qu’il pouvait encore parler. Son émotion étaittelle, depuis qu’on l’avait poussé au sein de cette sinistre etexpéditive assemblée de justice révolutionnaire, qu’il ne pensaitqu’à la terreur de ne pouvoir leur parler, leur dire quelque chose,n’importe quoi qui leur prouverait qu’il n’avait pas peur !…Eh bien, c’était parti !… Il ne leur avait pas envoyédire : « c’est lâche ! » Et il croisa les bras.Mais bientôt il dut détourner la tête, pour ne pas voir jusqu’aubout à quoi servait la petite table qui se trouvait au milieu de lapièce, sans utilité apparente.

Ils avaient transporté l’homme qui sedébattait encore sur la petite table. Et ils lui passaient unecorde au cou. Et l’un des « justiciers », un de cesjeunes hommes blonds qui ne paraissaient pas être plus âgés queRouletabille, était monté sur la table et glissait l’autre bout dela corde dans un gros piton qui était enfoncé dans une poutre duplafond. Pendant ce temps, la bataille continuait autour dessoubresauts du corps de l’homme et on entendait le bruit de soufflede forge du râle de l’homme. Enfin, l’homme fut pendu et la petitetable mise de côté, pour qu’il eût toute la place de se débattrejusqu’au dernier souffle. Mais son dernier souffle fut expiré dansune secousse telle que l’appareil de mort céda, corde et piton, etque le mort roula par terre.

Rouletabille poussa un cri d’horreur :« Vous êtes des assassins ! fit-il… Mais est-il mort aumoins ? » c’est ce dont les figures pâles aux cheveuxblonds s’assurèrent. Il l’était. Alors on apporta deux sacs et lemort fut glissé dans l’un d’eux.

Rouletabille leur dit :

– Vous êtes plus braves quand vous tuezpar l’explosion, vous savez !…

Il regrettait amèrement de n’être point mortla veille. Il ne faisait pas le brave. Il leur parlait bravement,mais il tremblait à son tour. Cette mort-là l’épouvantait. Ilévitait de regarder l’autre sac. Il sortit de sa poche les deuxicônes de saint Luc et de la Mère de Dieu et il pria. Et il pleuraen pensant à la dame en noir.

Une voix, dans l’ombre, dit :

– Il pleure, le pauvre petit !C’était la voix d’Annouchka.

Rouletabille sécha ses larmes etdit :

– Messieurs, l’un de vous a bien unemère…

Mais toutes les voix lui répondirent :« Non ! non ! Nous n’avons plus demères ! »… « Ils les ont tuées ! »disaient les uns… « Ils les ont envoyées enSibérie ! » disaient les autres…

– Eh bien, moi, j’ai encore une mère, fitle pauvre gosse… Je n’aurai pas eu beaucoup le temps del’embrasser… c’est une mère que j’avais perdue le jour de manaissance et que j’ai retrouvée, mais seulement… on peut le dire…le jour de ma mort… je ne la reverrai plus… j’avais un ami, je nele reverrai plus non plus… j’ai là deux petites icônes pour eux… etje vais leur écrire, si vous le permettez, une petite lettre…Jurez-moi que vous leur ferez parvenir tout cela…

– Je le jure ! fit, en français, lavoix d’Annouchka.

– Merci, Madame, vous êtes bonne. Etmaintenant, Messieurs, c’est tout ce que je vous demanderai. Jesais que je suis ici pour répondre à des accusations fort graves.Permettez-moi de vous dire tout de suite que j’en reconnais lebien-fondé. En conséquence, il ne saurait y avoir aucune discussionentre nous : j’ai mérité la mort, je l’accepte. Aussi, vous mepermettrez de ne point m’intéresser à ce qui va se passer ici. Jevous demanderai simplement, comme dernière grâce, de ne point trophâter votre procédure, pour que je puisse terminer moncourrier.

Sur quoi, content de lui, cette fois-ci, il serassit et se mit à écrire fébrilement. On le laissa tranquille,comme il le désirait. Il ne releva point une seule fois la tête,même aux endroits où un murmure plus accentué de l’assistanceattestait que les crimes de Rouletabille produisaient la plusfâcheuse impression. Et il eut la joie d’avoir achevé entièrementsa correspondance quand on le pria de se lever pour entendre lejugement. Cet entretien suprême qu’il venait d’avoir avec son amiSainclair et avec la chère dame en noir lui avait rendu des forces.Il écouta respectueusement la sentence qui le condamnait à mort,tout en glissant sa langue, peu hygiéniquement, mais suivant unevieille habitude, sur la gomme de ses enveloppes.

C’est ainsi qu’il allait être pendu : 1pour être venu en Russie se mêler d’affaires qui ne regardaientpoint sa nationalité, et cela malgré l’avertissement préalablequ’on lui avait fait tenir en France ; 2 pour n’avoir pointtenu des promesses de neutralité qu’il avait librement faites à unreprésentant du comité central révolutionnaire ; 3 pour avoiressayé de pénétrer le mystère de la datchaTrébassof ; 4 pour avoir fait fouetter et arrêter parKoupriane le compagnon Mataiew ; 5 pour avoir dénoncé àKoupriane la personnalité de deux médecins qui avaient reçu missionde guérir le Général Trébassof. 6 pour avoir fait arrêter NatachaFéodorovna.

Évidemment, c’était plus qu’il n’enfallait.

Rouletabille embrassa ses icônes et les remità Annouchka ainsi que les lettres ; puis il déclara, leslèvres légèrement tremblantes et une sueur froide au front, qu’ilétait prêt à subir son sort.

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