Rouletabille chez le Tsar

XI – Le poison continue

À dix heures du matin, Rouletabille seprésenta à la villa Trébassof qui avait retrouvé sa garde d’agentssecrets, garde doublée, car Koupriane était persuadé que lesnihilistes ne tarderaient pas à vouloir venger la mort de Michel.Rouletabille ne fut reçu que par Ermolaï qui ne le laissa pasentrer. L’intendant lui donna en russe des explications que lejeune homme ne comprit pas, ou plutôt Rouletabille comprit trèsbien que, désormais, la porte de la villa, pour lui, étaitconsignée. En effet, il demanda vainement à voir le Général,Matrena Pétrovna et Mlle Natacha.

L’autre ne savait répondre que niet,niet, niet.

Le reporter s’en retourna donc sans avoir vupersonne. Son air était des plus mélancoliques. Il revint dans laville, à pied, longue promenade pendant laquelle il agita lespensées les plus sombres. En passant près du département de lapolice, il résolut de revoir Koupriane, entra et se fit annoncer.Introduit tout de suite auprès du grand maître, il le trouva penchésur un long rapport, qu’il finissait de compulser avec une certaineagitation.

– Voici ce que m’envoie Gounsovski,fit-il de sa voix la plus rude en montrant le rapport.

Gounsovski, « pour me rendreservice », veut bien me faire savoir qu’il n’ignore rien de cequi s’est passé, cette nuit, à la datcha Trébassof. Ilm’avertit que les révolutionnaires ont décidé d’en finir au plustôt avec le Général et que deux d’entre eux ont reçu la mission des’introduire, sous n’importe quel prétexte, dans ladatcha. Le mode d’attentat serait le suivant : ilsporteraient sur eux les bombes, qu’ils feraient exploser, sur euxet avec eux, quand ils se trouveraient aux côtés du Général.Quelles sont les deux victimes désignées de cette horriblevengeance et qui ont accepté de gaieté de cœur cette mort parl’explosion ? Voilà ce que nous ne savons pas. Voilà ce quenous saurions peut-être, si vous ne m’aviez pas empêché de saisirles papiers qui se trouvent maintenant en possession du princeGalitch, termina Koupriane en se tournant avec hostilité du côté deRouletabille.

Celui-ci était devenu très pâle.

– Ne regrettez point ces papiers-là, fitle reporter, c’est moi qui vous le dis. Mais ce que vous m’annoncezne me surprend pas. Ils doivent croire que Natacha les atrahis !

– Ah ! vous voyez donc bien qu’elleest sciemment leur complice !

– Je n’ai pas dit ça et je ne puis lecroire… mais je me comprends, et vous, vous ne pouvez pas mecomprendre. Seulement, sachez bien une chose, c’est que, en cemoment, je suis le seul à pouvoir vous sauver de cette horriblesituation. Pour cela, il faut que je voie Natacha tout de suite.Faites-le-lui savoir ; je ne quitte pas mon hôtel.

Et Rouletabille, après avoir salué Koupriane,s’en alla.

Deux jours se passèrent pendant lesquelsRouletabille ne reçut aucune nouvelle ni de Natacha, ni deKoupriane et tenta en vain de les voir. Il fit un voyage dequelques heures en Finlande, alla jusqu’à Pergalowo, s’isola ducôté de la frontière, sur des chemins et dans un pays que l’ondisait fréquentés des révolutionnaires ; puis revint, trèsinquiet, à son hôtel, après avoir écrit une dernière lettre àNatacha, implorant une entrevue. Les minutes s’écoulaient, trèslentes pour lui, dans le vestibule de l’hôtel dont il semblaitavoir fait sa demeure définitive.

Installé sur une banquette, il semblait fairepartie du personnel de l’hôtel et plus d’un voyageur le prit pourun interprète. D’autres pensèrent à un agent de la police secrètechargé de surveiller la mine des entrants et des sortants.Qu’attendait-il donc ? Qu’Annouchka revînt déjeuner ou dîneren cet endroit qu’elle fréquentait quelquefois ? Et, en mêmetemps, surveillait-il l’habitation d’Annouchka dont lequartir se trouvait juste en face ? En ce cas, ildevait être très à plaindre, car Annouchka n’avait reparu ni chezelle, ni à l’hôtel, ni même à l’établissement Krestowsky qui avaitété obligé de supprimer son numéro de chant. Rouletabille pensaitnaturellement, à ce propos, qu’il devait y avoir là-dessous quelquevengeance de Gounsovski, lequel ne pouvait avoir oublié la façondont il avait été traité. Et le reporter voyait déjà la pauvrechanteuse, malgré toutes ses protections et la reconnaissance de lafamille impériale, prendre le chemin des steppes sibériennes ou descachots de Schlusselbourg.

– Tout de même, quel pays !murmurait-il.

Mais sa pensée quittait vite Annouchka pourrevenir à l’objet de son unique préoccupation. Il n’attendait, ilne voulait qu’une chose, et le plus rapidement possible : voirNatacha. Quand le facteur entrait, le cœur du pauvre Rouletabillebattait bien fort.

C’est que, de la réponse qu’il persistait àattendre, dépendait la partie formidable qu’il était décidé à joueravant de quitter la Russie. Il n’avait encore rien fait jusqu’ici,s’il ne gagnait pas cette partie-là !

Et la lettre n’arrivait pas. Et le facteurs’en allait, et le schwitzar, après avoir examiné toutesles adresses, lui faisait un signe négatif ? Ah ! leschasseurs qui entraient ! Et les commissionnaires ! Commeil les dévisageait ! Mais ils ne venaient jamais pour lui.Enfin, le deuxième jour, à six heures du soir, un homme vêtu d’unpaletot au col de faux astrakan se présenta et remit au conciergeune lettre pour Gaspadine Rouletabille. Le reporter sautadessus. Pendant que l’homme disparaissait, il décacheta et lut.D’abord, une immense déception ; la lettre n’était pas deNatacha. Elle était de Gounsovski. Voici ce qu’il disait :« Mon cher Monsieur Joseph Rouletabille, si cela ne vousdérange point, voulez-vous venir dîner, aujourd’hui, avec moi… jeviens de recevoir des gélinottes dont vous me direz des nouvelles.Je vous attendrai jusqu’à neuf heures. Mme Gounsovski seraenchantée de faire votre connaissance. Croyez-moi votre toutdévoué. Gounsovski. » Rouletabille réfléchit et dit :

– J’irai. Il doit avoir vent de ce qui seprépare, et moi je ne sais pas où est passée Annouchka. J’ai plus àapprendre de lui, que lui de moi. Enfin, comme dit AthanaseGeorgevitch, on peut toujours regretter de ne pas avoir acceptél’honnête invitation du chef de l’okrana.

De six heures à sept heures, il attenditvainement encore la réponse de Natacha. À sept heures, il songea àfaire sa toilette. Or, comme il se levait, un commissionnairesurvint. C’était encore une lettre pour GaspadineRouletabille ; et, cette fois, elle était de la jeune fille,qui lui disait : « Le Général Trébassof et ma belle-mèreseraient très heureux de vous avoir aujourd’hui à dîner. Quant àmoi, Monsieur, vous me pardonnerez la consigne qui vous a fermé,pendant quelques jours, une demeure où vous avez rendu des servicesque je n’oublierai de ma vie. » Ceci se terminait par unevague formule de politesse.

Le reporter, la lettre entre les mains, restapensif. Il avait l’air de se demander : « Est-ce de lachair ou du poisson ? » Cette lettre était-elle unremerciement ou une menace ? Voilà ce qu’il n’aurait su dire.Enfin, il serait bientôt renseigné, car il était tout à fait décidéà accepter cette invitation.

Tout événement qui le rapprochait, dans lemoment, de Natacha était d’un intérêt capital. Une demi-heure plustard il donnait l’adresse de la villa d’Elaguine à unisvotchick ; et bientôt il descendait devant lagrille où Ermolaï semblait l’attendre.

Rouletabille était si bien pris par la penséede l’entretien qu’il allait avoir avec Natacha, qu’il en avaitcomplètement oublié cet excellent M. Gounsovski et soninvitation.

Le reporter trouva tous les agents deKoupriane faisant une chaîne infranchissable autour de la maison etse surveillant les uns les autres. Matrena n’avait voulu aucunagent dans la maison. Il montra le mot de Koupriane et passa.

Ermolaï vint à la rencontre de Rouletabille,le visage épanoui. Il semblait tout heureux de le revoir. Il lesalua au plus bas et lui adressa des compliments auxquels lereporter ne comprit goutte et qui eurent presque le don del’agacer. Rouletabille passa outre, pénétra dans le jardin, et là,aperçut tout de suite Matrena Pétrovna, qui se promenait avec sabelle-fille. Elles semblaient au mieux toutes les deux. Toute lapropriété avait un air de tranquillité parfaite, et ses habitantssemblaient avoir complètement oublié la sombre tragédie de l’autrenuit. Matrena et Natacha s’en vinrent, en souriant, au-devant dujeune homme qui demanda des nouvelles du Général. Elles seretournèrent toutes deux et lui montrèrent Féodor Féodorovitch quilui adressait des signes d’amitié du haut du kiosque, où ilsemblait bien qu’on eût déjà transporté tout le service deszakouskis ; on allait sans doute dîner dehors parcette belle nuit blanche.

– Il va très bien, très bien, cher petitdomovoï, disait Matrena. Comme il va être content de vousvoir et de vous remercier ! Et moi donc ! Si vous saviezcomme j’ai souffert de votre absence, moi qui savais combien mafille était injuste envers vous. Cette chère Natacha ! Ellesait ce qu’elle vous doit, allez, maintenant ! Elle ne douteplus de votre parole, ni de votre chère intelligence, petit envoyédu bon Dieu ! Ce Michel Nikolaïevitch était un monstre et il aété puni comme il le méritait. Vous savez qu’on a maintenant lapreuve à la police que c’était un des plus dangereux agents ducomité central. Lui, un officier ! À qui se fier, maintenant,à qui se fier ?

– Et M. Boris Mourazof, vous l’avezrevu ? demanda Rouletabille.

– Boris est revenu nous voir hier pournous faire ses adieux, mais nous ne l’avons pas reçu, suivant lesordres de la police. Natacha lui a écrit pour lui faire part de laconsigne de Koupriane. Nous avons reçu des lettres de lui. Ilquitte Pétersbourg.

– Comment cela ?

– Oui, après l’affreux drame qui aensanglanté sa petite demeure de Kristowsky, quand il eut apprisdans quelles circonstances Michel Nikolaïevitch avait trouvé lamort, et après qu’il eut subi lui-même un sérieux interrogatoire dela police, et qu’il eut constaté que cette police avait pillé sabibliothèque et saccagé ses papiers, il a donné sa démission et ila résolu de vivre, désormais, au fond des champs, sans plus voirpersonne, comme un philosophe et comme un poète qu’il est. En cequi me concerne, je lui donne absolument raison. Quand on estpoète, il est bien inutile de vivre comme un soldat. Quelqu’un l’adit, dont je ne sais plus le nom, et, quand on a des idées quipeuvent froisser tout le monde, il est préférable, en vérité, devivre tout seul.

Rouletabille regarda Natacha, qui était aussipâle que sa guimpe, et qui n’ajouta rien au verbiage de sabelle-mère. Ils étaient arrivés près du kiosque.

Rouletabille salua le Général qui lui cria demonter. Et, comme le jeune homme lui tendait la main, il l’attirarudement à lui et l’embrassa. Pour montrer à Rouletabille commentil commençait à être ingambe, Féodor Féodorovitch marcha dans lekiosque avec le seul appui d’une petite canne. Il allait, venait,avec une sorte de gaieté maladive et furieuse :

– Ils ne m’auront pas, les c… ! Ilsne m’auront pas ! En voilà un (il pensait à MichelNikolaïevitch) qui me voyait tous les jours, qui était là pourça !… eh bien, je vous demande où il est maintenant ! Etmoi, je suis toujours là ! Oui… oui… d’attaque !…toujours là !… bon œil et je commence à avoir bon pied !Ah ! on verra !… Tenez ! Je me rappelle… quandj’étais à Tiflis… il y a eu une insurrection dans le Caucase… ons’est battu. Plusieurs fois, j’ai été littéralement passé par lesarmes ! Autour de moi, mes camarades tombaient comme desmouches ! Moi, rien ! pas ça !… Et allezdonc !… Ils ne m’auront pas ! ils ne m’auront pas !…Vous savez qu’ils doivent maintenant venir à moi comme des bombesvivantes ! Oui, ils ont encore trouvé celle-là… je ne puisplus serrer la main d’un ami sans craindre de le voirexploser !… comment « la » trouvez-vous ? Maisils ne m’auront pas !… Allons, buvons à ma santé ! Unpetit verre de votka pour nous mettre en appétit !…Vous voyez, jeune homme, nous allons prendre les zakouskisici… Quel panorama merveilleux ! On domine tout d’ici !…Si l’ennemi vient, ajouta-t-il, avec un gros rire singulier, on nemanquera pas de le découvrir !

En effet, le kiosque s’élevait au-dessus dujardin et il était isolé, ne s’appuyant à aucun mur. Et il était àclaire-voie. Son toit ne laissait tomber aucune branche defeuillage. Aucun arbre ne masquait la vue. Sur la table champêtrede bois grossier on avait étendu une courte nappe que couvraientdéjà les zakouskis. C’était un dîner servi en pleinciel.

Une assiette et un verre dans l’azur. Le tempsétait d’une douceur charmante. Et, comme le Général était gai, lerepas aurait pu s’annoncer des plus agréables si Rouletabille nes’était aperçu, déjà, que Matrena Pétrovna et Natacha étaientlugubres. Et même, le reporter ne tarda pas à constater que toutela jovialité du Général était un peu excessive pour n’être pointforcée. On eût dit que Féodor Féodorovitch parlait pour s’étourdir,pour ne point penser. Ce dont il était, du reste, fort excusable,après le drame inouï de l’autre nuit. Rouletabille remarqua encoreque le Général ne regardait jamais sa fille, même en lui parlant.Il y avait entre eux un trop formidable mystère pour que cette gênen’allât point, chaque jour, en s’accentuant ; et Rouletabille,involontairement, secoua la tête, très triste à son tour. Cemouvement fut surpris par Matrena Pétrovna qui lui serra la main ensilence.

– Eh bien, fit le Général, eh bien, mesenfants, et cette votka ? Où est-elle ?

De fait, parmi toutes les bouteilles quigarnissaient la table aux zakouskis, le Général cherchaiten vain le flacon de votka. Et comment dîner si on nes’était pas préparé à cet acte important par l’absorption rapide dedeux ou trois petits verres d’eau-de-vie blanche, entre deux outrois tartines de caviar ?

– Ermolaï l’aura oublié dans la cave auxliqueurs, fit Matrena.

La cave aux liqueurs était dans la salle àmanger. Elle se disposait déjà à l’aller chercher, quand Natachadescendit rapidement le petit escalier en criant :

– Reste ici, mama, j’y vais.

– Mais ne vous dérangez donc pas, je saisoù c’est, s’écria Rouletabille.

Et il s’était déjà élancé derrière Natacha.Celle-ci n’avait pas suspendu sa course. Les deux jeunes gensarrivèrent en même temps dans la salle à manger. Ils étaient seuls.C’est bien ce qu’avait prévu Rouletabille. Là, il arrêta Natachaet, se plaçant bien en face d’elle :

– Pourquoi, Mademoiselle, ne m’avez-vouspas répondu plus tôt ?

– Parce que je ne veux avoir aucunentretien avec vous !…

– S’il en était ainsi, vous ne seriez pasvenue jusqu’ici où vous étiez sûre que je vous rejoindrais.

Elle hésita, dans un émoi incompréhensiblepour tout autre, peut-être, que Rouletabille.

– Eh bien oui !… j’ai voulu pouvoirvous dire : ne m’écrivez plus ! Ne me parlez plus !Ne me voyez plus ! Partez, Monsieur, partez !… il y va devotre vie ! Et si vous avez deviné quelque chose,oubliez-le ! Ah ! sur la tête de votre mère, oubliez-leou vous êtes perdu ! Voilà ce que je voulais vous dire… Etmaintenant : allez-vous-en !

Elle lui prit la main dans un véritablemouvement de sympathie, qu’elle sembla regretter aussitôt…

– Allez-vous-en ! répéta-t-elle.

Rouletabille la retint encore malgré elle.Elle se détournait de lui, elle ne voulait plus l’entendre.

– Mademoiselle, fit-il, vous êtes plussurveillée que jamais !… Qui est-ce qui remplacera MichelNikolaïevitch ?…

– Malheureux ! Taisez-vous !…taisez-vous !

– Je suis là, moi !…

Il avait dit ça si bravement qu’elle en euttout de suite les larmes aux yeux :

– Mon petit !… mon petit !… monbrave petit !…

Elle ne savait plus que dire. L’émotionempêchait les mots de passer… et cependant il fallait, il fallaitqu’elle lui fît comprendre qu’il n’y avait rien à faire, rien àfaire pour lui, dans cette triste histoire…

– Jamais !… s’ils savaient ce quevous venez de me dire, de me proposer là, vous seriez mortdemain !… Qu’ils ne se doutent jamais… et surtout ne tentezplus de me revoir… Rejoignez papa tout de suite… il y a troplongtemps que vous êtes ici… s’ils le savaient… car ils saventtout… et ils sont partout et ils ont des oreillespartout !…

– Mademoiselle ! Encore un mot, unseul… doutez-vous maintenant que Michel ait voulu empoisonner votrepère ?

– Ah ! je veux le croire ! jeveux le croire !… je veux le croire pour vous, mon pauvreenfant !

Rouletabille demandait, ou plutôt attendait,autre chose. Ce « Je veux le croire pour vous, mon pauvreenfant ! » était loin de le satisfaire. Elle le vitblêmir. Elle tenta de le rassurer, tandis que ses mains tremblantessoulevaient le couvercle de la cave à liqueurs :

– Ce qui me fait croire que vous aveztout à fait raison, c’est que je me suis rendu compte moi-mêmequ’il n’y a qu’une seule et même personne, comme vous dites, quisoit montée par la fenêtre du petit balcon… oui… oui… de cela on nepeut pas douter et vous avez bien raisonné…

Mais l’autre la harcelait déjà :

– Et, cependant, malgré cela, vous n’êtespoint tout à fait sûre, puisque vous dites : « Je veux lecroire, mon pauvre enfant ».

– Monsieur Rouletabille, on peut avoirtenté d’empoisonner mon père et n’être point venu par lafenêtre !

– Ah ! non ! cela… c’estimpossible !…

– Rien ne leur est impossible !

Et elle détourna la tête encore…

– Tiens ! tiens ! tiens !…fit-elle avec une voix toute changée et toute indifférente, commesi elle voulait ne plus être pour le jeune que « la demoisellede la maison »… Tiens ! la votka n’est pas dansla cave à liqueurs ! Qu’en a donc fait Ermolaï ?

Elle courut au buffet et trouva leflacon :

– Ah ! La voilà, papa va êtrecontent !…

Rouletabille était déjà redescendu dans lejardin.

– Si elle n’a que cela pour son doute, sedisait-il, je puis me rassurer. On ne pouvait venir que de lafenêtre. Et il n’en est venu qu’un, et c’était celui-là !…

La jeune fille l’avait rejoint avec sonflacon. Ils rejoignirent le Général qui, en attendant savotka, s’amusait à expliquer à Matrena Pétrovna ce quec’était que la Constitution. Il avait vidé une boîte d’allumettessur la table et il la rangeait avec soin.

– Venez ! cria-t-il à Natacha et àRouletabille… venez que je vous explique aussi ce que c’est que laConstitution.

Curieux, les jeunes gens se penchèrent sur ladémonstration, et tous les yeux, dans le kiosque, étaient sur lesallumettes.

– Vous voyez cette allumette, disaitFéodor Féodorovitch, c’est l’Empereur… et cette autre allumette,c’est l’impératrice… et celle-ci, c’est le Tsarewitch… etcelle-là, le Grand-Duc Alexandre Nikolaïevitch… et celles-là, lesautres grands-ducs… voilà maintenant les ministres, et puis lesprincipaux des tchinownicks, et puis les généraux… là, cesont les métropolites.

Toute la boîte d’allumettes y avait passé, etchaque allumette était à sa place comme il convient dans un Empireoù l’étiquette n’a pas perdu ses droits…

– Eh bien, continuait le Général, veux-tusavoir, Matrena Pétrovna, ce que c’est qu’une Constitution ?…Voilà !… voilà ce que c’est que la Constitution !…

Et le Général, d’un tour de main, mêla toutesles allumettes. Rouletabille riait, mais la bonne Matrena Pétrovnadit :

– Je ne comprends pas, FéodorFéodorovitch.

– Eh ! cherche l’Empereur,maintenant !

Cette fois Matrena Pétrovna comprit. Elle ritbien, elle rit aux éclats, et Natacha aussi rit. Enchanté de sonsuccès, Féodor Féodorovitch saisit un des petits verres que Natachaavait remplis de votka en arrivant.

– Écoutez, mes enfants, fait-il, nousallons toujours commencer les zakouskis… Koupriane devraitdéjà être ici.

Ce disant, tenant toujours un petit verred’une main, il cherche de l’autre sa montre dans la poche de songilet et en sort un magnifique oignon dont on entend distinctementle tic tac :

– Ah ! ah ! la montre estrevenue de chez l’horloger ! fait remarquer Rouletabille, ensouriant, à Matrena Pétrovna. À ce qu’il paraît, elle estmagnifique !

– Elle est d’un fort joli travail !fit le Général. Elle me vient de mon grand-père, voyez ! Ellemarque les secondes et les phases de la lune et elle sonne l’heureet les demi-heures.

Rouletabille, penché sur la montre,admira.

– Vous attendiez M. Koupriane àdîner ? demanda le jeune homme, toujours en regardant lamontre.

– Oui, mais puisqu’il est si en retard,tant pis ! À votre santé, mes enfants ! dit le Général enremettant dans sa poche l’oignon que lui rendait Rouletabille.

– À votre santé, Féodor Féodorovitch,reprit, avec sa tendresse accoutumée, Matrena Pétrovna.

Rouletabille et Natacha ne firent que tremperleurs lèvres dans la votka, mais Féodor et Matrena burentleur eau-de-vie à la russe, d’un seul coup, haut le coude, lavidant à fond et en envoyant carrément le contenu au fond de lagorge. Ils n’avaient point plutôt accompli ce geste que le Généralpoussait un juron formidable et s’essayait à rejeter ce qu’ilvenait d’avaler de si bon cœur.

De son côté, Matrena crachait aussi, regardantavec épouvante le Général.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-cequ’on a mis dans la votka ? s’écria Féodor.

– Qu’est-ce qu’on a mis dans lavotka ? répétait Matrena Pétrovna d’une voix sourdeet les yeux hors de la tête.

Les deux jeunes gens s’étaient précipités surles deux malheureux. Le masque de Féodor prenait un air d’atrocesouffrance.

– Nous sommes empoisonnés !… s’écriale Général, entre deux hoquets… Je brûle !

Prête à devenir folle, Natacha avait pris latête de son père dans ses mains ; elle lui criait :

– Vomis, papa ! Vomis !…

– Il faut envoyer chercher un vomitif,clama Rouletabille, qui soutenait le Général, lequel lui avaitglissé dans les bras…

Matrena Pétrovna, dont on entendait lesefforts rauques, se jeta au bas du kiosque, traversa le jardin encourant comme si elle avait le feu à ses jupes, bondit dans lavéranda… pendant ce temps, le Général parvenait à se soulager,grâce à Rouletabille qui lui avait enfoncé une cuiller dans labouche.

Natacha ne savait plus que gémir :« Mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !… »Féodor Féodorovitch se tenait les entrailles, en répétant :« Je brûle, je brûle !… » La scène étaiteffroyablement tragique et burlesque à la fois. Pour ajouter à ceburlesque, la montre du Général se mit à sonner huit heures dans sapoche. Et Féodor Féodorovitch se dressa dans un effortsuprême : « Oh ! c’est épouvantable ! »Matrena Pétrovna accourait le visage rouge, violacé. Elleétouffait… sa bouche râlait ; mais elle tendait quelque chose,un petit sac qu’elle agitait, dont elle versa la poudre, entremblant affreusement, dans les deux premiers verres vides quiétaient à sa portée et qui étaient ceux où elle et le Généralavaient déjà bu. Et c’est elle encore qui eut la force de lesremplir d’eau, car Rouletabille était annihilé par le Général qu’iltenait toujours dans ses bras ; et Natacha ne considérait, neregardait que son père, penchée sur lui, comme pour suivre leprogrès du terrible poison… pour lire dans ses yeux si c’était lesalut ou la mort : « De l’ipéca ! » râlaMatrena Pétrovna, et ce fut elle qui fit boire le Général. Elle nebut qu’après lui. L’héroïque femme avait dû dépenser une forcesurhumaine pour aller chercher elle-même, dans sa pharmacie,l’antidote salutaire, cependant que la douleur commençait à luitenailler les entrailles…

Quelques minutes plus tard, on pouvait lesconsidérer comme sauvés tous les deux. Les serviteurs, Ermolaï entête, étaient enfin accourus. Réunis dans la loge, ils n’avaientpoint, paraît-il, entendu le commencement du drame, les cris deNatacha et de Rouletabille. Et Koupriane aussi venaitd’arriver.

C’est lui qui s’occupa, avec Natacha, de fairecoucher les deux malades. Il chargea ensuite un de ses agents decourir chercher des médecins, les plus proches que l’ontrouverait.

Puis le Maître de police se dirigea vers lekiosque où il avait laissé Rouletabille. Mais Rouletabille ne s’ytrouvait plus, et le flacon de votka et les verres danslesquels on avait bu avaient également disparu. Ermolaï se trouvaità quelques pas de là ; il lui demanda où était le jeuneFrançais. L’intendant lui répondit qu’il venait de partir enemportant le flacon et les verres. Koupriane jura. Il bousculaErmolaï et voulut même lui donner du poing pour avoir permis qu’unechose pareille se fût passée devant ses yeux sans qu’il eût oséprotester.

Ermolaï, qui était d’une grande fierté,esquiva le poing de Koupriane et répondit qu’il avait voulus’opposer à l’acte du jeune Français, mais que celui-ci lui avaitmontré un papier de la police sur lequel, lui, Koupriane, avaitdéclaré à l’avance que tout ce que ferait le jeune Français seraitbien fait.

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