Rouletabille chez le Tsar

VI – La main mystérieuse

Après le départ de Matrena, Rouletabille levale nez du côté du jardin. Il n’y avait plus de Maréchal de la Cour,ni d’officiers. Les trois hommes avaient disparu. Rouletabillevoulut savoir tout de suite où ils étaient passés. Il s’avançarapidement jusqu’à la grille et vit disparaître, au bout de laroute, la calèche du Maréchal de la Cour. Quant aux deux officiers,Ermolaï lui fit comprendre par gestes qu’ils étaient sortisensemble quelques instants seulement après le départ du Maréchal.Rouletabille se mit en chasse, releva leur trace sur la terre molledu chemin et, bientôt, il entra dans l’herbe. À cet endroit, lapiste, à cause des fougères foulées, était très facile à suivre. Ilmarchait courbé vers la terre, sur ces traces sensibles qu’ilméprisait cependant si profondément, comme conduisant à toutessortes d’erreurs, judiciaires et autres, et qui le conduisirent,cependant, à cette chose qu’il cherchait.

Un bruit de voix lui fit lever la tête etaussitôt il se jeta derrière un arbre. À une vingtaine de pas delà, Natacha et Boris semblaient avoir une conversation des plusanimées. L’officier se tenait haut et droit devant elle, le sourcilfroncé, le regard hostile. Sous la capote d’uniforme dont il étaitenveloppé, manteau dont il n’avait point passé les manches et qu’ilavait ramené sur sa poitrine, Boris avait les bras croisés. Touteson attitude marquait la hauteur, l’orgueil froissé.

Natacha lui tenait des propos précipités, leplus souvent à voix basse. Parfois, un mot russe éclatait et ellese reprenait à parler plus bas. Enfin, elle se tut, et Boris, aprèsun court silence, qu’il avait employé à réfléchir, prononçadistinctement ces mots français dont il détacha, comme pour leurdonner plus de force, toutes les syllabes :

– Vous me demandez une choseeffroyable !…

– Il faut me l’accorder, dit la jeunefille avec une singulière énergie, vous entendez, BorisAlexandrovitch ! Il le faut.

Et son regard, après avoir fait le tour deschoses autour d’elle et n’y avoir rien découvert de suspect, sereporta soudain, très tendre, sur l’officier, cependant que sabouche murmurait : « Mon Boris ! »…

Il arriva aussitôt que l’autre ne sut résisterni à la douceur de cette voix, ni au charme captivant de ce regard.Il prit une main qui se tendait vers lui et la baisa passionnément.Et ses yeux, fixés sur Natacha, disaient qu’il accordait tout cequ’on voulait et qu’il s’avouait vaincu. Alors, elle lui dit,toujours avec ce regard adorable : « à cesoir ! » et l’autre répliqua : « Oui !oui !… à ce soir ! à ce soir ! », sur quoiNatacha retira sa main, fit signe à l’officier de s’éloigner, etcelui-ci lui obéit. Natacha resta là encore quelque temps, plongéedans ses réflexions.

Rouletabille avait déjà repris hâtivement lechemin de la villa. Matrena Pétrovna guettait sa rentrée, assisesur la première marche du palier du grand escalier, qui donnaitdans la véranda. Aussitôt qu’elle le vit, elle courut à lui. Ilétait déjà dans la salle à manger.

– Personne dans la maison ?demanda-t-il.

– Personne. Natacha n’est pas rentrée,et…

– Votre belle-fille va rentrer. Vous luidemanderez d’où elle vient, si elle a vu les officiers, et, dans lecas où elle vous répondrait qu’elle les a vus, si ceux-ci lui ontdit qu’ils reviendraient ce soir.

– Bien, petit domovoï-doukh. Lesofficiers sont partis sans que je sache comment…

– Ah ! interrompit Rouletabille,avant qu’elle arrive, donnez-moi toutes ses épingles à chapeau.

– Hein ?

– Je dis, toutes ses épingles à chapeau.Vite !…

Matrena courut à la chambre de Natacha et enrevint avec trois épingles énormes, à têtes et à cabochonsgracieusement travaillés.

– C’est tout ?

– C’est tout ce que j’ai trouvé. Je luien connais deux autres encore. Elle en a une sur sa tête, ou deuxpeut-être, je ne les trouve pas.

– Reportez celles-ci où vous les aveztrouvées, fit le reporter, après leur avoir accordé un coupd’œil.

Matrena revint tout de suite, ne comprenantrien à ce qui se passait.

– Et, maintenant, vos épingles àvous ? Oui, vos épingles à chapeau ?

– Eh ! je n’en ai que deux, et lesvoilà, dit-elle en les retirant de sa toque qu’elle avait, enrentrant à la villa, jetée sur un fauteuil.

Même regard de Rouletabille sur lesépingles.

– Merci ! voici votrebelle-fille.

Natacha arrivait, rose et souriante :

– Ah ! bien, fit-elle, toutessoufflée, vous pouvez vous vanter que je vous aie cherchée. J’aifait le grand tour par la Barque. La promenade a fait du bien àpapa ?

– Oui, il repose, répondit Matrena. As-turencontré Boris et Michel ?

Elle parut hésiter une seconde, une seule, etdit :

– Oui, à l’instant…

– Ils ne t’ont pas dit s’ilsreviendraient ce soir ?

– Non ! répliqua-t-elle, légèrementtroublée. Pourquoi toutes ces questions ?

Et elle rougit davantage.

– Parce que je trouve étrange, ripostaMatrena, qu’ils soient partis comme ils l’ont fait, sans nousprévenir, sans un mot, sans faire demander au Général s’il avaitbesoin d’eux. Il y a quelque chose de plus étrange encore. Tu n’aspas vu, avec eux, Kaltsof, oui… le grand Maréchal de laCour ?

– Non !

– Kaltsof est venu un instant, est entrédans le jardin et est reparti sans nous voir, sans faire dire nonplus un mot au Général.

Natacha fit : « Ah !… »et, indifférente, leva les bras et tira l’épingle de son chapeau.Rouletabille regarda cette épingle et ne dit mot. La jeune fille nesemblait plus s’apercevoir de leur présence.

Entièrement prise par ses pensées, ellerepiqua l’épingle dans son chapeau et alla suspendre celui-ci dansla véranda qui servait aussi de vestibule.

Rouletabille ne la quittait pas des yeux.Matrena regardait le reporter, d’un œil stupide. Natacha retraversale salon et s’en fut dans sa chambre en passant par son petitsalon-boudoir, car cette chambre n’avait qu’une porte donnant surce petit salon. Quant à cette dernière pièce, elle avait troisportes. L’une sur la chambre de Natacha, l’autre ouvrant sur legrand salon, la troisième sur le petit office qui se trouvait dansle coin d’angle de la maison, et où passait l’escalier de servicedescendant aux sous-sols et montant au premier.

L’office avait encore une porte donnantdirectement sur le grand salon. C’était là, évidemment, unemauvaise disposition pour le service de la salle à manger, quiétait de l’autre côté du grand salon, une disposition de fortunecomme on en voit souvent dans les hâtives installations des maisonsde campagne.

Restée seule avec Rouletabille, Matrena vitque le jeune homme n’avait point perdu de vue le coin de la vérandaoù Natacha avait suspendu son chapeau. À côté de ce chapeau, il yavait une toque que venait d’apporter Ermolaï. L’intendant avait dûtrouver cette coiffure dans quelque coin du jardin ou des serresd’où il revenait. À cette toque se trouvait piquée une épingle.

– À qui la toque ? demandaRouletabille. Je ne l’ai encore vue sur la tête de personne,ici.

– À Natacha ! répondit Matrena.

Et elle voulut s’avancer ; mais le jeunehomme la retint, s’en fut lui-même dans la véranda et, sans toucherà la toque, en se haussant sur la pointe des pieds, il examinal’épingle. Il retomba sur ses talons et se tourna du côté deMatrena. Celle-ci découvrit sur le visage de son petit ami unefugitive émotion :

– M’expliquerez-vous ? luidit-elle.

Mais l’autre lui lançait déjà un regardfoudroyant, et, tout bas :

– Vous allez donner des ordres tout desuite pour que le dîner soit servi dans la véranda. Pendant tout letemps du dîner, il faut que la porte du petit salon, et celle del’office, et celle de la véranda donnant sur le grand salon restentouvertes tout le temps. Vous m’avez compris ? Aussitôt quevous aurez donné ces ordres, vous monterez dans la chambre duGénéral et vous ne quitterez pas le chevet du Général, face auchevet. Vous descendrez dîner quand il sera servi et ne vousoccuperez plus de rien.

Ce disant, il bourrait une pipe ; ill’alluma avec une sorte de soupir de soulagement, et, après undernier ordre à Matrena : « Allez ! », ildescendit dans le jardin fumer à pleines bouffées. On eût dit qu’iln’avait pas fumé de pipe depuis huit jours. Il paraissait non pointréfléchir mais se récréer. Et, de fait, il joua comme un fou avecMilinki, le petit chat aimé de Matrena, qu’il poursuivit jusquederrière les serres, jusque dans le petit kiosque qui, élevé surpilotis, dressait son toit de chaume aigu au-dessus du panorama desîles, que Rouletabille resta à contempler en artiste qui a desloisirs.

Le dîner où se retrouvèrent Matrena, Natachaet Rouletabille, fut assez gai. Le jeune homme ayant déclaré qu’ilétait de plus en plus persuadé que tout le mystère du coup dubouquet était tout simplement dans un coup de la police, Natacharenchérit sur son opinion, et, dès lors, ils se trouvèrent d’accordsur tout. En lui-même, le reporter, pendant cette conversation,cachait une réelle épouvante, qui lui venait de la tranquillitécynique et maladroite avec laquelle la jeune fille accueillait toutpropos accusant la police et tendant à faire croire que le Généralne courait plus aucun danger immédiat.

En somme, il travaillait, ou tout au moinscroyait travailler, à dégager Natacha comme il avait dégagéMatrena, de telle sorte que s’érigeât la nécessité absolue del’intervention d’un tiers, même dans les faits, relevés sisoigneusement par Koupriane, où Matrena et Natacha semblaient avoirété seules matériellement. À entendre Natacha, Rouletabillecommençait à douter et à frissonner, comme il avait vu douter etfrissonner Matrena. Plus il se penchait sur cette jeune fille, plusil avait le vertige. Quel abîme obscur que cette Natacha !

Aucun fait intéressant ne se passa pendant ledîner.

À plusieurs reprises, malgré l’impatience quelui en montrait Rouletabille, Matrena était montée auprès duGénéral. Elle redescendait en disant :

– Il est calme. Il ne repose pas. Il neveut rien. Il m’a dit de lui préparer son narcotique. C’estmalheureux ! Il a beau dire, il ne peut plus s’enpasser !

– C’est toi, maman, qui devrais prendrequelque chose pour te faire dormir ; on dit que la morphine,c’est très bon !…

– Moi ! fit Rouletabille, dont latête, depuis quelques instants, oscillait et s’appesantissaittantôt sur une épaule et tantôt sur l’autre, je n’aurai pointbesoin de narcotique pour dormir. Et, si vous me le permettez, jevais gagner mon lit tout de suite !…

– Eh ! mon cher petitdomovoï-doukh, je vais vous porter dans mes bras.

Et Matrena avança ses gros bras ronds, prêts àprendre Rouletabille comme elle eût fait d’un bébé.

– Non ! non ! Je monterai bientout seul, grogna Rouletabille en se soulevant, et paraissant avoirhonte de sa faiblesse.

– Eh bien, accompagnons-le toutes lesdeux jusqu’à sa chambre, dit Natacha, et je souhaiterai bonne nuità papa. Moi aussi j’ai hâte de me reposer. Une grande nuit nousfera du bien à tous. Ermolaï et Gniagnia veilleront avec leschwitzar dans la loge.

Voilà qui est tout à fait raisonnable.

Ils montèrent tous trois. Rouletabille n’allamême pas voir le Général et se jeta sur son lit. Natacha se montragaie avec son père, l’embrassa dix fois et descendit. Derrièreelle, Matrena suivit, ferma portes et fenêtres, remonta fermer laporte du palier, et trouva Rouletabille assis sur son lit, les brascroisés, et ne paraissant plus avoir envie de dormir du tout.Enfin, sa physionomie était si étrangement pensive que l’inquiétudede Matrena, qui n’avait rien compris aux faits et gestes du jeunehomme, au cours de cette journée, s’en trouva encore augmentée ducoup.

– Mon petit ami, fit-elle à voix basse,me direz-vous, enfin ?

– Oui, Madame, répondit-il aussitôt,asseyez-vous dans ce fauteuil et écoutez-moi. Il y a des chosesqu’il faut que vous sachiez tout de suite, car l’heure estgrave.

– Les épingles !… d’abord… lesépingles !…

Rouletabille se laissa glisser légèrement dulit et, en face d’elle, mais regardant autre chosequ’elle :

– Il faut que vous sachiez que l’on va,peut-être tout de suite, recommencer le coup du bouquet !

Matrena se souleva avec une rapidité telle quel’on eût pu croire qu’elle avait senti une bombe dans le creux deson fauteuil. Elle s’y laissa retomber cependant, obéissant auregard énergique de Rouletabille qui lui commandaitl’immobilité.

– Recommencer le coup du bouquet,murmura-t-elle dans un souffle haletant, mais il n’y a plus unefleur dans la chambre du Général !

– Du calme ! Madame, etcomprenez-moi et répondez-moi : vous avez entendu le tic tacdu bouquet, étant dans votre chambre ?

– Oui, les portes ouvertes,naturellement.

– Vous m’avez nommé les personnes quiétaient venues souhaiter une bonne nuit au Général. À ce moment, iln’y avait pas de bruit de tic tac ?

– Non ! non !

– Pensez-vous que, s’il y avait eu unbruit de tic tac, ces personnes étant dans la chambre et parlant,vous auriez entendu ce bruit ?

– J’entends tout ! J’entendstout !

– Êtes-vous descendue en même temps queces personnes ?

– Non ! non ! Je suis restéequelque temps auprès du Général, jusqu’au moment où il a étéprofondément endormi ?

– Et vous n’entendiez rien ?

– Rien !

– Vous avez fermé les portes derrière lespersonnes ?

– Oui, la porte du grand palier. La portede l’escalier d’office était condamnée depuis longtemps : ellea été fermée à clef par moi, moi seule ai la clef et, à l’intérieurde la chambre du Général, il y a encore un verrou qui est toujourspoussé. Toutes les autres portes des chambres avaient déjà étécondamnées par moi. Pour pénétrer dans les quatre pièces dupremier, il fallait déjà passer par la porte de ma chambre quidonne sur le grand palier.

– Parfait. Donc, personne n’a pu entrerdans l’appartement. Il n’y avait dans l’appartement, depuis deuxheures au moins, que vous et le Général, quand le mouvementd’horlogerie s’est fait entendre. D’où cette conclusion qu’il n’y aque le Général et vous qui avez pu « remonter » cemouvement-là !

– Que voulez-vous dire ? demandaMatrena abasourdie.

– Je veux vous prouver par l’absurde,Madame, qu’il ne faut jamais… jamais… vous entendez, jamais … sebaser uniquement, pour raisonner, sur les apparences extérieuresles plus évidentes, quand ces apparences vont à l’encontre decertaines vérités morales, qui sont claires comme la lumière dujour. La lumière du jour pour moi, Madame, est que le Général n’apoint envie de se suicider et surtout qu’il ne choisirait point cetétrange mode de suicide par l’horlogerie… la lumière du jour pourmoi est que vous adorez votre époux et que vous êtes prête à luisacrifier vos jours.

– Sur-le-champ ! s’exclama Matrena,dont les larmes, toujours prêtes pour les grandes émotions,jaillirent… Mais, Vierge Marie ! pourquoi me parlez-vous ainsisans me regarder ?… Qu’y a-t-il ?… Qu’ya-t-il ?…

– Ne vous retournez pas !… Ne faitespas un mouvement !… vous entendez !… pas unmouvement !… et parlez bas, très bas !… et ne pleurezpas, pour l’amour de Dieu !…

– Mais vous dites… tout de suite… le coupdu bouquet !… Allons chez le Général !…

– Pas un geste !… et continuez dem’écouter sans m’interrompre… dit-il encore en se penchant à sonoreille, toujours sans la regarder. C’est parce que cela était pourmoi la lumière du jour, que je me suis dit : « Il estimpossible qu’il soit impossible qu’un troisième personnage n’aitpas apporté la bombe dans le bouquet ! On doit pouvoir entrerchez le Général, même quand le Général veille et que toutes lesportes sont fermées. »

– Oh ! ça, non ! On ne peutentrer !… Je vous le jure.

Et, comme elle jurait cela un peu trop fort,Rouletabille lui étreignit le bras à la faire crier ; maiselle comprit que c’était parce qu’il fallait se taire.

– Je vous ai dit de ne pas m’interrompre,une fois pour toutes !

– Mais alors, dites-moi ce que vousregardez comme cela.

– Je regarde l’endroit par où l’on peutentrer chez le Général quand tout est fermé, Madame ! ne vousretournez pas !…

Matrena, claquant des dents, se rappela qu’enentrant chez Rouletabille, elle avait trouvé ouvertes toutes lesportes faisant communiquer, d’enfilée, la chambre du jeune hommeavec la sienne, le cabinet de toilette et la chambre du Général.Elle devait, sur le regard de Rouletabille, se tenirtranquille ; mais, malgré toutes les exhortations du reporter,elle ne pouvait tenir sa langue :

– Mais par où ? par oùentre-t-on ?

– Par la porte !

– Quelle porte ?

– Celle de la chambre donnant sur lepetit escalier de service.

– Allons donc ! la clef ! leverrou !

– On a fait faire une clef !

– Et le verrou pousséintérieurement ?

– On le tire de l’extérieur !

– Hein ! c’est impossible !

Rouletabille appuya ses deux mains sur lesfortes épaules de Matrena et répéta, en détachant chaquesyllabe : « On le tire de l’extérieur ! »

– Mais, c’est impossible ! Je lerépète !

– Madame, vos nihilistes n’ont rieninventé. C’est un truc très en honneur chez nos rats d’hôtel. Ilsuffit d’un petit trou de la grosseur d’une épingle, pratiqué dansle panneau de la porte à hauteur du verrou.

– Mon Dieu ! Gémit la pauvreMatrena, je ne comprends rien à ce que vous voulez me dire avecvotre petit trou. Expliquez-vous, petit domovoï.

– Suivez-moi bien, continua Rouletabille,les yeux toujours fixés ailleurs. La personne qui veut entrerintroduit dans le petit trou un fil de laiton, auquel on a faitsubir d’abord la courbe nécessaire, et qui est muni, à sonextrémité, d’une légère pointe d’acier recourbée elle-même. Avec uninstrument pareil, c’est un jeu, si le trou a été fait à la placequ’il faut, de tâter de l’extérieur le verrou à l’intérieur, d’encrocheter la poignée, de tirer et d’ouvrir si le verrou est, commecelui-ci, un verrou-targette.

– Oh ! oh ! oh ! GémitMatrena qui pâlissait à vue d’œil et… et ce petit trou ?…

– Il existe !

– Vous l’avez découvert ?

– Oui, dès la première heure que j’étaisici…

– Oh ! Domovoï ! Maiscomment cela, puisque vous n’êtes monté dans la chambre du Généralque la nuit ?…

– Sans doute, mais je suis monté beaucoupplus tôt dans le petit escalier de service !… et je vais vousdire pourquoi. Quand on m’a introduit dans la villa pour lapremière fois et que vous me regardiez, cachée derrière la porte,savez-vous ce que je regardais, moi, tout en ayant l’air d’êtreuniquement occupé à dévorer des tartines de caviar ? La tracefraîche d’une pointe de bottine, qui quittait le tapis près de latable des zakouskis, où l’on avait renversé de labière ; cette bière coulait encore le long de la nappe. Onavait marché dans la bière. La trace des bottines n’était biennettement visible que sur le parquet. De là, elle allait à la portede l’office restée entr’ouverte, et montait l’escalier de service.Cette pointe de bottine était bien fine pour monter un escalierréservé aux domestiques, et que Koupriane m’avait dit êtrecondamné, et c’est certainement ce qui me le fit remarquer dans lemoment, mais alors vous êtes entrée !

– Vous ne m’avez rien dit !Évidemment, si j’avais su qu’il y avait une pointe de bottine…

– Je ne vous ai rien dit parce quej’avais mes raisons pour cela… et, cependant, la trace séchaitpendant que je vous racontais mon voyage…

– Ah ! encore une fois, pourquoi nepas m’avoir parlé ?…

 

– Parce que je ne vous connaissais pasencore !…

– Méfiant démon ! vous me ferezmourir !… Je n’en puis plus… allons dans la chambre duGénéral… nous le réveillerons…

– Restez ici !… restez ici !…je ne vous ai encore rien dit… Cette trace ne cessait de mepréoccuper et, plus tard, quand je pus m’échapper de la salle àmanger, je ne fus tranquille qu’après avoir grimpé moi-mêmel’escalier de service et être allé voir cette porte, où jedécouvris ce que je vous ai dit et ce que je vais vous direencore.

– Quoi ?… quoi ?… dans toutcela vous ne m’avez pas encore parlé des épingles ?

– Nous y voilà !…

– Et « le coup du bouquet » quiva recommencer ?… Pourquoi ? pourquoi ?

– Nous y sommes !… Quand, le soir,vous m’avez introduit dans la chambre du Général, j’ai étudié leverrou de la porte sans que vous vous en soyez même douté. J’étaisfixé. C’est par là qu’on avait apporté la bombe et c’est par làqu’on s’apprêtait à revenir !

– Mais comment ? Vous étiezsûr ! vous étiez sûr !… le petit trou vous avait dit paroù l’on était venu ? Comment vous disait-il qu’on allaitrevenir ?… vous savez bien que, le coup n’ayant pas réussidans la chambre du Général, on travaillait dans la salle àmanger !…

– Madame, il est probable, il est certainqu’on avait renoncé à travailler dans la salle à manger puisqu’onvenait, le jour même, de retravailler pour la chambre duGénéral !… Oui, on allait revenir, revenir par là, et j’étaissi sûr de cela – de ce prochain retour par là –, que moi qui avaisfait éloigner la police pour pouvoir étudier toutes choses à monaise, je ne vous ai pas dit de la faire revenir !Comprenez-vous maintenant ma tranquillité et comment j’ai pu toutde suite assumer une aussi lourde responsabilité ? C’est queje savais que je n’avais plus qu’une chose à surveiller : unpetit trou d’épingle ! Ce n’est pas difficile à surveiller,Madame, un petit trou d’épingle !

– Malheureux ! fit, d’une voixsourde, Matrena. Misérable petit domovoï qui ne m’a riendit !… et moi qui me suis laissée aller au sommeil sur monmatelas… en face de cette porte qui pouvait s’ouvrir !…

– Non !… Madame !… car j’étaisderrière !

– Ah ! cher petit ange sacré… Mais àquoi pensez-vous ? Et cette porte qui n’a pas été surveilléede l’après-midi !… En notre absence on peut l’avoirouverte !… Si on avait déposé une bombe, en notreabsence ?

– C’est pourquoi je vous ai envoyée toutde suite dans la salle à manger, pour cette expédition dont jepensais bien que vous reviendriez bredouille, chère Madame… etc’est pourquoi je suis entré le premier dans la chambre du Général…Je suis allé à la porte de l’escalier d’office tout de suite… j’eusla preuve, préparée à tout hasard, qu’on ne l’avait pas poussée,même d’un demi-millimètre ! Non ! on n’avait pas, ennotre absence, touché à la porte !

– Ah ! cher héroïque petit amour deJésus… Mais écoutez-moi… écoutez-moi, mon ange !… Ah ! jene sais plus où j’en suis, je ne sais plus ce que je dis… moncerveau n’est plus qu’un ballon flasque, troué par l’épingle dupetit trou d’épingle !… Ah ! les épingles !… lesépingles !… parlez-moi des épingles !… d’abord !Non ! d’abord, qu’est-ce qui vous fait croire, Seigneur Dieu,que l’on va revenir par la porte !… Comment avez-vous pu voircela ? Tout cela, dans un pauvre trou d’épingle ?

– Madame, il n’y a pas un troud’épingle : maintenant il y en a deux.

– Deux trous d’épingle ?

– Oui, deux. Un ancien et un nouveau. Untout nouveau… pourquoi ce second trou ? Parce que l’ancienavait été jugé un peu trop étroit et qu’on avait voulu l’agrandir,et qu’en l’agrandissant on avait brisé dedans la pointe d’uneépingle… d’une épingle à chapeau, Madame. Cette pointe s’y trouveencore, bouchant le petit trou ancien, et la section en est fortnette et toute brillante.

– Ah ! je comprends l’examen desépingles à chapeau, maintenant ! C’est donc si facile que celade traverser une porte avec une épingle ?

– Tout ce qu’il y a de plus facile,surtout si le panneau est en sapin… toutefois, on venait de briserune pointe d’épingle dans le premier trou. D’où nécessité d’enfaire un second. Pour commencer ce second trou, la pointe del’épingle étant cassée, on a usé de la pointe d’un canif ;puis, on a terminé le trou avec l’épingle à chapeau. Le second trouest encore plus près du verrou que le premier !… Ne remuezdonc pas comme ça, Madame !…

– Mais alors on va venir !… on vavenir !…

– Je le crois !

– Mais je ne comprends pas qu’avec unepareille certitude vous restiez là, si tranquille !… grandsdieux ! Qu’est-ce qui vous donne la preuve qu’on n’est pasencore venu ?

– Une petite épingle ordinaire, Madame…pas une épingle à chapeau, cette fois… ne confondons pas lesépingles !… je vous montrerai cela tout à l’heure !…

– Il me fera perdre l’esprit avec sesépingles, chère lumière de mes yeux ! Bonté du ciel !Envoyé de Dieu ! Cher petit porte-bonheur !

Et elle essaya de le serrer avec transportdans ses bras tremblants, mais il se recula. Elle souffla encore etreprit :

– L’examen des épingles à chapeau ne vousa rien appris ?

– Si ! la cinquième épingle de MlleNatacha, celle de la toque dans la véranda, a eu son bout cassétout nouvellement !

– Misère de moi ! fit Matrena ens’écroulant sur un fauteuil.

Rouletabille la releva :

– Qu’est-ce que vous avez ?… j’aibien examiné vos épingles à vous. Est-ce que vous croyez que jevous aurais soupçonnée parce que j’en aurais trouvé unecassée ? J’aurais pensé, tout simplement, que l’on avait uséde votre bien pour une besogne abominable, voilà tout !

– Oh ! c’est vrai ! c’estvrai ! Pardonnez-moi, Vierge du Christ ! Ce petit merendra folle ! Il me console et m’épouvante. Il me fait penserdes choses ! Et il me rassure ! Il fait de moi ce qu’ilveut ! Qu’est-ce que je deviendrais sans lui ?

Et, cette fois, elle réussit à lui prendre latête à pleines mains et le baisa avec une passion toute naturellesur le front. Rouletabille la repoussa rudement :

– Vous m’empêchez de voir ?dit-il.

Elle était tout éplorée de ce vilain geste.Elle comprit. En effet, Rouletabille, pendant toute cetteconversation, n’avait cessé de regarder par les portesentr’ouvertes de la chambre de Matrena et du cabinet de toilette,tout au fond, tout là-bas, la porte fatale dont le verrou de cuivrebrillait dans la lueur jaune de la veilleuse.

Enfin, le reporter fit un signe et, suivi deMatrena, s’avança sur la pointe des pieds jusque sur le seuil de lachambre du Général, en rasant les murs. Féodor Féodorovitchreposait. On entendait son souffle fort, mais il paraissait jouird’un sommeil de paix. Les hantises de la nuit précédente l’avaientfui. Et la Générale avait peut-être raison, en partie, d’attribuerles fameux cauchemars au narcotique mis à sa disposition chaquesoir, car le verre où il puisait lors de ses insomnies était encoreplein et, visiblement, on n’y avait point touché. Le lit du Généralétait placé de telle sorte que celui qui l’occupait, eût-il eu lesyeux grands ouverts, n’eût pu voir tourner la porte donnant surl’escalier de service. La petite table, sur laquelle on avaitdéposé le verre et les différentes fioles et qui avait supporté ledangereux bouquet, était placée près du lit, un peu en retrait, etplus près de la porte. Rien n’avait dû être plus facile, pourquelqu’un qui pouvait entr’ouvrir cette porte, d’allonger le braset de déposer la boîte infernale parmi les herbes sauvages, surtoutsi, comme il fallait le croire, on avait attendu pour cette besogneque le souffle bruyant du Général eût averti que celui-ci dormaitet si, en regardant par le trou de la serrure, on avait constatéque Matrena était occupée alors dans sa propre chambre.Rouletabille, arrivé au seuil de la chambre, se glissa de côté,hors de la vue de ce trou et se mit à quatre pattes. C’est danscette position qu’il approcha de la porte de service. La tête surle parquet, il constata que la petite épingle ordinaire, qu’ilavait plantée la veille au soir, tout contre la porte, dans leplancher, était toujours toute droite ; par conséquent ilacquit ainsi la preuve nouvelle que la porte n’avait pas encorebougé. Dans le cas contraire, cette petite épingle eût étérepoussée horizontalement par terre. Il revint, se redressa, passadans le cabinet de toilette et, dans un coin, eut une conversationrapide à voix basse avec Matrena :

– Vous allez, lui dit-il, tirer votrematelas jusque dans ce coin du cabinet de toilette, d’où l’on peutvoir la porte et d’où l’on ne peut être aperçu de quelqu’un quiaurait l’œil au trou de la serrure. Faites cela le plusnaturellement du monde et puis vous irez vous reposer ; jepasserai la nuit, moi, sur le matelas, et je vous prie de croireque j’y serai mieux que sur le lit de bois de l’escalier, surlequel j’ai passé la nuit d’hier, derrière la porte !

– Oui, mais vous allez vousendormir ! Je ne veux pas.

– Pensez-vous, Madame ?

– Je ne veux pas ! Je ne veuxpas ! Je ne veux pas quitter la porte des yeux ! Et puisje ne pourrais pas dormir, laissez-moi !…

Il n’insista pas et ils s’accroupirent sur lematelas, tous deux. Rouletabille s’était croisé, bien posément, lesjambes en tailleur au travail ; mais Matrena resta à quatrepattes, la mâchoire en avant, les yeux fixes, comme un bouledogueprêt à se ruer.

Les minutes s’écoulaient dans un profondsilence, troublé seulement par la respiration irrégulière etsoufflante du Général. La figure de celui-ci se détachait, blême ettragique, sur l’oreiller ; la bouche était entr’ouverte et,par instants, les lèvres remuaient. On put craindre une seconde leretour du cauchemar ou le réveil. Inconsciemment il allongea unbras du côté de la table où se trouvait le verre au narcotique. Etpuis il s’immobilisa et ronfla légèrement. La veilleuse, sur lacheminée, accrochait de rares reflets jaunes à des coins demeubles, faisait briller le cadre d’un tableau sur le mur, mettaitune étoile vacillante au ventre des fioles. Mais, dans toute lachambre, Matrena Pétrovna ne voyait, ne regardait que le verrou decuivre qui brillait là-bas, sur la porte. Fatiguée d’être sur lesgenoux, elle s’allongea, le menton dans les mains, le regardtoujours fixe. Et, comme rien n’arrivait, elle poussa un soupir.Elle n’eût pu dire si elle espérait ou redoutait la venue de cequelque chose de nouveau que lui avait promis Rouletabille. Desheures s’écoulèrent. Rouletabille la sentait frissonner d’angoisseet d’impatience.

Quant à lui, il n’avait point espéré qu’il sepasserait quelque chose avant les premières lueurs du jour, momentoù chacun sait que le sommeil de plomb est vainqueur de toutes lesveilles et de toutes les insomnies. Et, en attendant cetteminute-là, il n’avait pas plus bougé qu’un magot de Chine ou que lecher petit domovoï-doukh de porcelaine, dans le jardin.Enfin, il se pouvait très bien que ce ne fût point pour cettenuit-là.

Soudain, la main de Matrena se posa sur cellede Rouletabille. Celui-ci la lui emprisonna et la lui serra sifort, que Matrena comprit qu’il ne lui permettait plus unmouvement. Et tous deux avaient le cou tendu… les oreillesdressées, comme des bêtes… comme des bêtes… à l’affût… oui…

Oui… il y avait un petit bruit dans laserrure…

Une clef tournait… doucement… doucement dansla serrure ; et puis, le silence… et puis un autre petitbruit, un grincement, un léger crissement d’acier… là-bas sur leverrou… sur le verrou qui brille… et le verrou, tout doucement…tout doucement, sur la porte, glissa tout seul… tout seul… et puis,la porte fut poussée lentement…

Si lentement… entr’ouverte… et, parl’ouverture…

L’ombre d’un bras… s’allongea…s’al…lon…gea…

Un bras au bout duquel il y avait quelquechose qui brillait… Rouletabille sentit Matrena prête à bondir… ill’entoura, il l’étreignit de ses bras, il la brisait en silence… etil avait une peur horrible de l’entendre soudain hurler, pendantque le bras… s’allongeait… touchant presque le chevet du lit, où leGénéral continuait de dormir un sommeil de paix que, depuislongtemps, il ne connaissait plus…

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