Rouletabille chez le Tsar

XVII – La dernière cravate

Le gentleman de la Néva lui dit :« Si ça ne vous fait rien, nous allons sortir dans lacour ».

Rouletabille se rendit compte, en effet, quesa pendaison, dans la pièce où venait d’être prononcé le jugement,avait été rendue impossible par les extravagances du précédentcondamné à mort. Non seulement l’appareil avait cédé, corde etpiton, mais encore une partie de la poutre s’était détachée.

– Ça ne me fait rien ! réponditRouletabille.

Il mentait. Ça lui faisait si bien quelquechose qu’il était devenu subitement plus blanc que sa chemise etqu’il dut s’appuyer au bras du gentleman de la Néva pour lesuivre.

La porte fut ouverte. Tous ces messieurs quiavaient voté sa mort sortirent au milieu du silence le pluslugubre. Et le gentleman de la Néva, qui était décidément chargé delui rendre les derniers devoirs, poussa tout doucement le reporterdans une cour.

Elle était très vaste, entourée d’un haut murde planches ; quelques petits bâtiments, portes closes,s’élevaient à droite et à gauche. Une haute cheminée à moitiédémolie se dressait dans un coin. Rouletabille jugea qu’il devaitêtre dans une ancienne fabrique abandonnée. Au-dessus de lui leciel avait une pâleur de suaire. Un bruit sourd et répété, rythmécomme celui que produit la vague qui roule sur la grève, lui appritqu’il ne devait pas être bien loin de la mer.

Il eut grandement le temps de faire toutes cesconstatations, car on avait arrêté, pour un instant, sa marche ausupplice, et on l’avait fait asseoir, dans la cour, sur une vieillecaisse. À quelques pas de là, sous le hangar où certainement ilallait être pendu, un homme monté sur un escabeau (l’escabeau quiallait servir à Rouletabille tout à l’heure) avait le bras en l’airet enfonçait à coups de marteau un gros piton dans une poutre quipassait au-dessus de sa tête.

Les yeux du reporter, qui n’avaient pas perdul’habitude de faire le tour des choses, s’arrêtèrent encore sur unsac de toile grossière qui gisait sur le sol. Le jeune homme eut unléger tressaillement, car il vit que ce sac avait une formehumaine… il détourna la tête, mais ce fut pour rencontrer le sacvide qui lui était destiné. Alors il ferma les yeux… Un bruit demusique lui parvint du dehors… un bruit de balalaïka. Ilse dit : « Tiens ! nous sommes décidément enFinlande », car il savait que, si la guzla est russe,la balalaïka est plutôt finnoise. C’est une espèced’accordéon dont on voit les paysans jouer mélancoliquement sur leseuil de leur touba. Ainsi en avait-il vu et entendu, unaprès-midi qu’il était allé à Pergalowo et, un peu plus loin, surla ligne de Viborg. Il se représentait la bâtisse où il se trouvaitenfermé avec le tribunal révolutionnaire telle qu’elle devaitapparaître du dehors, au passant : inoffensive, pareille àbeaucoup d’autres, abritant, sous ses toits délabrés d’anciennefabrique abandonnée, quelques ménages d’ouvriers occupés à jouer dela balalaïka sur leur seuil, après les travaux dujour…

Et, soudain, dans la paix ineffable du derniersoir, cependant que la balalaïka pleurait et que l’hommelà-bas essayait la solidité de son clou, une voix, dehors, la voixgrave et profonde d’Annouchka, chanta pour le petit Français :« Pour qui tressons-nous la couronne, de lilas, de rose et dethym ? Quand ma douce main t’abandonne, qui donc portera tacouronne de lilas, de rose et de thym ?… Oh ! parmi voussi quelqu’un peut m’entendre, qu’il vienne me presser la main qu’ilmêle aux miens les pleurs d’une âme tendre, ici doit finir monchemin… »

Rouletabille écouta mourir la voix… avec ledernier soupir de la balalaïka…

– C’est trop triste ! fit-il, en selevant. Allons-nous-en ! » et il chancela.

Du reste, on venait le chercher. Tout devaitêtre prêt là-bas. On le poussait doucement vers le hangar. Quand ilfut sous le clou, près de l’escabeau, on le fit se retourner et onlui lut quelque chose en russe, sans doute moins pour lui que pourquelques-uns de ceux qui étaient là et qui ne comprenaient pas lefrançais. Rouletabille avait grand’peine à se maintenircorrectement sur ses pauvres jambes molles.

Le gentleman de la Néva lui ditencore :

– Monsieur, on vient de vous lire ladernière formule. Elle vous demande si, avant de mourir, vousn’avez rien à ajouter à ce que nous savons concernant le jugementqui vous frappe.

Rouletabille pensa que sa salive, qu’il avaitpour le moment le plus grand mal à avaler, ne lui permettrait plusde placer un mot. Mais la honte d’une telle défaillance, alorsqu’il se rappelait le sang-froid de tant d’illustres condamnés àmort à leurs derniers moments, lui apporta les dernières forcesnécessaires à sa réputation :

– Mon Dieu ! dit-il, ce jugementn’est pas mal rédigé du tout. Je lui reproche seulement d’être tropcourt. Pourquoi ne fait-il pas mention du crime que j’ai commis, encollaborant à la mort tragique de ce pauvre MichelKorsakof ?

– Michel Korsakof était un misérable,prononça la voix sourde et vindicative du jeune homme qui avaitprésidé au jugement et qui se retrouvait, à cette minute suprême,en face de Rouletabille… la police de Koupriane, en tuant cethomme, nous a débarrassés d’un traître !…

Rouletabille poussa un cri… un cri de joie… Etcependant, il avait quelque raison de croire qu’au point où ilétait arrivé de sa trop courte carrière, il ne devait plusescompter que la douleur… Mais voilà que la providence, en sa grâceinfinie, lui envoyait, avant de mourir, cette consolationineffable : la certitude de ne s’être point trompé !…

– Pardon !… pardon !…bégaya-t-il, dans une allégresse qui l’étouffait presque aussisûrement que l’allait faire le méchant nœud que l’on préparaitderrière lui… pardon !… une seconde encore, une petiteseconde !… nous n’en sommes pas à une seconde près !…Alors, Messieurs, alors, nous sommes bien d’accord, n’est-cepas ?… ce Michel… Michel Nikolaïevitch était le… dernier desmisérables ?…

– Le premier ! fit la voixsourde…

– C’est la même chose, mon cherMonsieur !… un traître, un vilain traître ?… continuaitRouletabille…

– Un empoisonneur… reprirent desvoix.

– Vulgaire !… n’est-ce pas !…mais dites-le donc : un vulgaire empoisonneur ! Qui, souscouleur de nihilisme, faisait ses petites affaires !…travaillait pour lui-même !… et vous trompait tous !…

Maintenant la voix de Rouletabille éclataitcomme une fanfare. Quelqu’un dit :

– Il ne nous a pas trompéslongtemps ; nos ennemis eux-mêmes se sont chargés de lechâtier !…

– Moi !… moi !… s’exclama,radieux, Rouletabille !… c’est moi qui ai monté ce beaucoup-là ! Hein ? Croyez-vous que c’était arrangé !…c’est moi qui vous en ai débarrassés !… Ah ! je savaisbien, voyez-vous !… je savais bien, Messieurs, tout au fond demoi-même, que je ne pouvais pas, moi, m’être trompé… Deux et deuxfont toujours quatre, n’est-ce pas ?… Et Rouletabille esttoujours Rouletabille !… Messieurs, il y a du bon !…

Mais il est probable qu’il y avait aussi dumauvais, car le gentleman de la Néva s’avança, la casquette à lamain, et lui dit, d’un air fort triste :

– Monsieur, vous savez donc pourquoi lesattendus de votre jugement ne relèvent point contre vous un faitqui était au contraire tout en votre faveur. Maintenant, il ne vousreste plus qu’à laisser exécuter une sentence, qui est entièrementjustifiée par ailleurs…

– Ah ! mais ! Ah !mais ! Attendez donc un peu, que diable !… Maintenant queje suis sûr de ne pas m’être trompé et que je suis toujoursRouletabille, je tiens à la vie, moi…

Un murmure hostile prouva au condamné que lapatience de ses juges commençait à avoir des bornes.

– Monsieur, demanda le président, noussavons que vous n’appartenez pas à la religion orthodoxe.Néanmoins, nous tenons un pope à votre disposition…

– Oui ! oui ! C’est cela !faites venir le pope ! cria Rouletabille.

Et, en lui-même, il se dit : « c’esttoujours ça de gagné. » Un des révolutionnaires s’en fut versl’une des petites cabanes, qui avait dû être transformée enchapelle, cependant que les autres compagnons regardaient lereporter avec moins de sympathie que tout à l’heure. Si sa bravoureles avait agréablement influencés, ils commençaient à êtreprofondément dégoûtés par ses cris, ses protestations et toutecette mimique qui était évidemment destinée à retarder l’heure dela mort.

Et, tout à coup, Rouletabille monta surl’escabeau fatal. On crut qu’il était enfin décidé à mettre fin àcette comédie et à mourir convenablement ; mais il n’étaitmonté là-dessus que pour prononcer un discours :

– Messieurs !… comprenez-moibien !… du moment où vous ne me supprimez pas pour vengerMichel Nikolaïevitch… pourquoi me pendez-vous ?… pourquoim’infligez-vous cet odieux supplice ? Parce que vous m’accusezd’être la cause de l’arrestation de Natacha Féodorovna !…évidemment j’ai été maladroit, de cela seul je m’accuse…

– C’est vous qui, avec votre revolver,avez donné le signal aux agents de Koupriane !… vous avez faitœuvre de bas policier !…

Rouletabille voulait en vain protester,s’expliquer, dire que son coup de revolver avait, au contraire,sauvé les révolutionnaires. Mais on ne voulut pas l’entendre ou onne le crut pas.

– Voici le pope, Monsieur, fitle gentleman de la Néva.

– Une seconde !… ce sont mesdernières paroles et je vous jure qu’après je me passe moi-même lacorde au cou… mais écoutez-moi !… écoutez-moi bien !Natacha Féodorovna était pour vous la plus précieuse des recrues,n’est-ce pas ?…

– Un véritable trésor ! déclara lavoix de plus en plus impatientée du président.

– C’est donc un coup terrible… continuaitle reporter… un coup terrible pour vous que cette arrestation…

– Terrible ! Reprirentquelques-uns…

– Ne m’interrompez pas !… Eh bien,moi, je vais vous dire : si je parais ce coup-là !… Si,après avoir été la cause inconsciente de l’arrestation de Natacha,je faisais remettre en liberté la fille du GénéralTrébassof !… Hein ?… et cela, dans les vingt-quatreheures !… Qu’en dites-vous ?… Est-ce que vous me pendrieztoujours ?…

Le président, celui qui avait la figure doucede Jésus, au jour des rameaux, dit :

– Messieurs ! Natacha Féodorovna esttombée, victime d’une terrible machination dont nous n’avons pujusqu’alors pénétrer le mystère. Elle est accusée d’avoir vouluempoisonner son père et sa belle-mère, et dans des conditionstelles qu’il semble impossible à la raison humaine de démontrer lecontraire ! Natacha Féodorovna elle-même, écrasée parl’événement, n’a pu rien répondre à ceux qui l’accusaient, et sonsilence a pu passer pour un aveu !… Messieurs, NatachaFéodorovna va prendre demain la route de Sibérie… Nous ne pouvonsrien pour elle… Natacha Féodorovna est perdue pour nous !…

Et, avec un geste à l’adresse de ceux quientourent Rouletabille :

– Faites votre devoir,Messieurs !…

– Pardon ! Pardon !… Et si,moi, je prouve l’innocence de Natacha !… Attendez donc,Messieurs !… Il n’y a que moi qui puisse prouver cetteinnocence !… c’est en me tuant que vous perdrezNatacha !…

– Si vous aviez pu prouver cetteinnocence, Monsieur, la chose serait déjà faite !… Vousn’auriez pas attendu…

– Pardon ! Pardon !… Mais c’estqu’à ce moment-là je ne le pouvais pas !…

– Pourquoi cela ?

– C’est que j’étais malade, voyez-vous,très gravement malade ! Cette histoire de Michel Nikolaïevitchet « du poison qui continuait » m’avait enlevé tous mesmoyens !… Maintenant que je suis sûr de ne pas avoir faitexécuter un innocent !… je suis redevenu Rouletabille ?…Il n’est pas possible que je ne trouve pas, que je ne devinepas !…

Voix terrible de la douce figure deJésus :

– Faites votre devoir, Messieurs…

– Pardon ! Pardon !… Ceci estd’un grand intérêt pour vous ! Et, la preuve, c’est que vousne m’avez pas encore pendu !… Vous n’avez pas fait tant demanières avec mon prédécesseur, hein ?… Vous m’avez écoutéparce que vous avez espéré… Eh bien, laissez-moi, laissez-moiréfléchir… que diable !… j’en étais, moi, de ce déjeunerfatal, je sais mieux que personne comment les choses se sontpassées… cinq minutes !… Je vous demande cinq minutes !Ça n’est pas beaucoup !… Cinq petites minutes !…

Les dernières paroles du condamné semblaientavoir singulièrement influencé les révolutionnaires. Ils seregardèrent en silence.

Alors le président tira sa montre etdit :

– Cinq minutes !… Nous vous lesaccordons.

– Mettez votre montre ici… là, à ce clou…il est moins six, hein !… le temps que je m’installe. Vous medonnez jusqu’à l’heure…

– Oui, jusqu’à l’heure, c’est la montreelle-même qui vous avertira.

– Ah ! elle sonne !… comme lamontre du Général, alors… Eh bien, nous y sommes !

Alors, il y eut ce spectacle curieux deRouletabille assis sur l’escabeau du supplice, la corde fatalependante au-dessus de sa tête, les jambes croisées, les coudes auxgenoux, dans l’attitude éternelle que l’art a donnée à la penséehumaine, les poings au menton, le regard fixe… et, autour de lui,tous ces jeunes gens penchés sur son silence… ne remuant pointd’une ligne, changés eux-mêmes en statues pour ne pas dérangercette statue qui pensait…

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