Rouletabille chez le Tsar

V – Sur l’ordre de Rouletabille, leGénéral se promène en liberté

– Bonjour, mon cher petit démon familier.La fin de la nuit a été excellente pour le Général. Il n’a plustouché à son narcotique. Je suis sûre que c’est cette affreusemixture qui lui donne tous ces vilains rêves. Et vous, mon cherpetit ami, vous ne vous êtes pas reposé une seconde. Je lesais ! je le sais ! Je vous sentais trotter partout dansla maison, comme une petite souris. Et cela était bon !bon !… je somnolais si doucement, en entendant si furtivementle bruit léger de vos petites pattes… merci pour le sommeil quevous m’avez donné, petit ami…

Ainsi Matrena, au lendemain de cette nuit defièvre, souhaitait le bonjour à Rouletabille qu’elle avait trouvédans le jardin, fumant tranquillement sa pipe :

– Ah ! ah ! vous fumez la pipe…c’est bien parfait cela, pour ressembler au cher petitdomovoï-doukh. Regardez comme il vous ressemble. Il fumetout à fait comme vous. Rien de nouveau, hein ?… non,rien ! Vous n’avez pas l’air heureux du matin. Vous êtesfatigué. Je viens d’aménager pour vous la petite chambre d’ami, laseule que nous ayons, derrière la mienne. Votre lit vous attend.Avez-vous besoin de quelque chose ? dites-le ! Tout icivous appartient !

– Je n’ai besoin de rien, Madame, dit lejeune homme en souriant aux paroles abondantes de la bonne héroïquedame.

– Que dites-vous là, cher petit ?Vous allez vous rendre malade. Je veux que vous vous reposiez,savez-vous. Je veux être une mère pour vous. Pajaost (jevous prie)… il faut m’obéir, mon enfant. Avez-vous pris le déjeunerdu matin ? Si vous ne prenez pas le déjeuner du matin, jecroirai que vous êtes fâché. Je suis si peinée que vous ayezentendu le secret de la nuit. J’avais peur de vous voir partir pourtoujours et aussi que vous vous fassiez de mauvaises idées sur leGénéral. Il n’y a point de meilleur homme au monde que Féodor et ilfaut qu’il ait une bien belle, bien belle conscience pour oser,sans défaillir, accomplir les devoirs terribles, comme ceux deMoscou, en ayant une si grande bonté dans le cœur. Ce sont là desbesognes faciles pour des méchants. Mais pour des bons… pour desbons qui raisonnent, qui savent ce qu’ils font et qu’ils serontcondamnés à mort par-dessus le marché, c’est terrible ! C’estterrible ! C’est terrible !… Moi, je lui avais dit, aumoment où cela commençait à marcher mal du côté de Moscou :« tu sais ce qui t’attend, Féodor, voilà un bien mauvaismoment à passer… Fais-toi porter malade ». J’ai cru qu’ilallait me battre, m’assommer sur place : « Moi !trahir l’Empereur dans un moment pareil !… Sa Majesté à qui jedois tout !… Y penses-tu, Matrena Pétrovna ? » et ilne m’a pas parlé, à la suite de cela, pendant deux jours… c’estquand il a vu que j’allais tomber malade qu’il m’a pardonné… maisil devait avoir chez lui encore bien des ennuis avec mes jérémiadesà n’en plus finir et les mines de Natacha qui se trouvait malchaque fois qu’on entendait une fusillade dans la rue. Natachaallait aux cours de la faculté, n’est-ce pas ? Et elleconnaissait beaucoup de ceux et même de celles qui se faisaienttuer alors sur les barricades. Ah ! la vie n’était point gaiechez lui, pour le Général. Sans compter qu’il y avait ce Boris –que j’aime bien, du reste, comme mon enfant, car je serais trèsheureuse de le voir uni à notre Natacha – ce pauvre Boris quirevenait toujours de la fusillade plus pâle qu’un mort et qui nesavait que gémir avec nous.

– Et Michel ? questionnaRouletabille.

– Oh ! Michel est venu à la fin…c’est un tout nouvel officier d’ordonnance du Général. C’est legouvernement de Saint-Pétersbourg qui le lui a envoyé, parce qu’onn’était point sans savoir que Boris manquait de zèle dans larépression et n’encourageait guère le Général à se montrer sévèrecomme il le fallait pour le salut de notre Empire. Celui-là, c’estun cœur de marbre qui ne connaît que la consigne et quimassacrerait père et mère en criant : « Vive leTsar ! » En vérité, son cœur ne s’est ému qu’en voyantNatacha. Et cela encore nous a causé bien du tourment à Féodor et àmoi !… cela nous amenait une complication inutile que nousaurions voulu faire cesser par le prompt mariage de Natacha et deBoris. Mais Natacha, à notre grande surprise, n’a pas voulu !…non ! Elle n’a pas voulu, disant qu’il serait toujours tempsde penser à ses noces et qu’elle n’a point de hâte de nous quitter.En attendant, elle s’entretient avec ce Michel comme si elle necraignait point son amour… et ce Michel n’a point l’air désespéré,bien qu’il sache les fiançailles de Natacha et de Boris… et mabelle-fille n’est point coquette… non !… non !… on nepeut pas dire qu’elle soit coquette !… du moins, on n’a pas pule dire jusqu’à l’arrivée de Michel… est-ce qu’elle seraitcoquette ?… c’est mystérieux, les jeunes filles, trèsmystérieux, surtout quand elles ont le regard calme et tranquillede Natacha en toute occasion : un visage, Monsieur, vousl’avez peut-être remarqué, dont la beauté ne bronche pas… quoiqu’on dise et qu’on fasse… excepté quand la fusillade tue, dans larue, ses petites camarades de l’école… alors, là, je l’ai vue bienmalade, ce qui prouve qu’elle a un grand cœur sous sa beautétranquille… pauvre Natacha…

« je l’ai vue aussi inquiète que moi pourla vie de son père… mon petit ami, je l’ai vue cherchant au milieude la nuit, avec moi, sous les meubles, les petites boîtesinfernales… Et puis elle a compris que cela devenait maladif,enfantin, indigne de nous, de nous traîner comme ça, comme desbêtes peureuses, sous les meubles… et elle m’a laissée cherchertoute seule… Il est vrai qu’elle ne quitte guère le Général,qu’elle est rassurée et rassurante à son côté : ce qui estd’un excellent effet moral pour lui… pendant que moi je tourne, jecherche comme une bête… et elle est devenue aussi fataliste quelui… et maintenant elle chante des vers sur la guzla,comme Boris, ou parle dans les coins avec Michel, ce qui les faitenrager l’un et l’autre… c’est curieux, les jeunes filles dePétersbourg et de Moscou… très curieux… nous n’étions pas comme ça,de notre temps, à Orel.

Sur ces entrefaites, Natacha parut, sourianteet fraîche comme une jeune fille qui a passé une nuit excellente.Gentiment, elle s’informa de la santé du jeune homme, embrassaMatrena, comme on embrasse une mère bien-aimée, et la gronda de saveille de la nuit.

– Tu n’as pas fini, mama, tun’as pas fini, bonne mama, hein ?… tu ne vas pas êtreraisonnable un peu, à la fin !… je te prie… qu’est-ce qui m’adonné une mama pareille ?… pourquoi ne dors-tupas ?… la nuit est faite pour dormir… c’est Koupriane qui temonte la tête… toutes les vilaines histoires de Moscou sont finies…il ne faut plus y penser… ce Koupriane fait l’important avec sapolice et vous affole tous… je suis persuadée que l’affaire dubouquet a été montée par ses agents…

– Mademoiselle, dit Rouletabille, je lesai fait tous renvoyer, tous… car je ne suis pas éloigné de pensercomme vous.

– Eh bien, vous serez mon ami, MonsieurRouletabille. Je vous le promets, puisque vous avez fait cela…Maintenant que les agents sont partis, nous n’avons plus rien àcraindre… rien… je te le dis, mama, tu peux me croire etne plus pleurer.

– Oui, embrasse-moi, embrasse-moiencore ! répétait Matrena qui s’essuyait les yeux ; quandtu m’embrasses, j’oublie tout !… tu m’aimes comme ta mère,dis ?

– Comme ma mère… comme ma vraiemama !…

– Tu n’as rien de caché pour moi, dis,Natacha !…

– Rien de caché !…

– Alors, pourquoi fais-tu souffrir tonBoris ? Pourquoi ne te maries-tu pas ?

– Parce que je ne veux pas te quitter, mamama chérie !…

Et elle s’échappa en bondissant sur lesplates-bandes.

– La chère enfant, fit Matrena, la chèrepetite, elle ne sait pas combien elle nous fait de la peine,parfois sans le savoir, avec ses idées… des idées extravagantes.C’est ce que me disait son père, un jour, à Moscou :« Matrena Pétrovna, je te le dis comme je le pense, Natachaest victime des mauvais livres qui ont exalté la cervelle de tousces pauvres enfants révoltés. Oui, oui, il vaudrait mieux pour elleet pour nous qu’elle ne sache pas lire, car il y a des moments, maparole, où elle divague, et je me suis dit plus d’une fois qu’avecdes idées pareilles sa place n’était point dans notre salon, maisderrière une barricade… tout de même, ajouta-t-il après réflexion,j’aime mieux la trouver dans le salon où je l’embrasse que derrièrela barricade où je la tuerais comme un petit chien enragé. »Mais mon mari, mon cher petit Monsieur, ne disait pas ce qu’ilpensait, car il adore sa fille plus que tout au monde et il y a deschoses qu’un Général, même un Général gouverneur, ne peut pas fairesans violer les lois divines et humaines. Il soupçonne aussi Borisde monter la tête de notre Natacha. Mon mari a beaucoup plusd’estime pour Michel Korsakof à cause de son caractère irréductibleet pour sa conscience de granit. Plus d’une fois, il m’a dit :« Voilà l’aide qu’il m’aurait fallu dans les mauvais jours deMoscou. Il m’aurait épargné bien de la peine individuelle. »De la part du Général, je comprends cela, mais qu’un pareilcaractère de tigre puisse plaire à Natacha… ou ne pas lui déplaire…Ces jeunes filles de la capitale, on ne les connaîtrajamais !

Rouletabille demanda :

– Pourquoi Boris demandait-il àMichel : « Nous rentrons ensemble ? », ilshabitent donc ensemble ?

– Oui, dans une petite villa deKrestowsky Ostrov, l’île en face de la nôtre, que l’on aperçoit dela croisée du petit salon. C’est Boris qui l’a choisie à cause decela. Les officiers d’ordonnance voulaient qu’on leur dressât unlit de camp dans la maison même du Général, par un dévouementnaturel ; mais moi, je m’y suis opposée, pour les éloignertous deux de Natacha, en qui, du reste, j’ai la plus entièreconfiance, et que l’on ne saurait rendre responsable del’extravagance des hommes, donc !

Ermolaï venait les chercher pour le petitdéjeuner.

Ils retrouvèrent Natacha, déjà à table, et quimangeait à pleines dents une tartine d’anchois et decaviar :

– Dis donc, mama, tu ne sais pasce qui me donne de l’appétit : c’est la pensée de la tête quedoit faire ce pauvre Koupriane ! J’ai envie d’aller levoir !

– Si vous le voyez, fit Rouletabille,inutile de lui dire que le Général va faire une bonne promenadedans les îles, cet après-midi, car il ne manquerait pas de nousenvoyer un escadron de gendarmes.

– Papa ! une promenade dans lesîles !… c’est vrai !… qu’il va être heureux !

Mais Matrena Pétrovna s’était levée :

– Ah ça ! est-ce que vous devenezfou, mon cher petit domovoï ?… vraimentfou ?

– Pourquoi ?… pourquoi ?… c’esttrès bien !… je cours le dire à papa !…

– Ton père est enfermé ! fitsèchement Matrena.

– Oui ! oui ! enfermé ! Tuas les clefs ! tu as les clefs ! Enfermé jusqu’à lamort !… Vous le tuerez !… c’est vous qui letuerez !…

Et elle se leva de table, sans attendre laréplique de Matrena et s’en alla s’enfermer, elle aussi, dans sachambre. Matrena regardait Rouletabille qui continuait de déjeunercomme si rien ne s’était passé.

– Ah ça ! est-ce que vous parlezsérieusement ? lui demanda-t-elle, en venant s’asseoir toutprès de lui. Une promenade ! Sans la police !… Mais nousavons encore reçu une lettre ce matin nous annonçant qu’avantquarante-huit heures le Général serait mort !

– Quarante-huit heures ! fitRouletabille, en trempant son pain beurré dans son chocolat…quarante-huit heures… c’est possible !… en tous cas, je saisqu’ils tenteront quelque chose très prochainement.

– Mon Dieu ! qu’est-ce qui vous faitcroire cela ? Vous parlez avec une assurance !

– Madame, il faut faire tout ce que jevais vous dire… à la lettre…

– Mais faire sortir le Général, sansqu’il soit gardé, comment pouvez-vous prendre une responsabilitépareille ?… Quand j’y songe… quand j’y songe bien, je medemande comment vous avez osé m’enlever la police !… Mais ici,au moins, je sais ce qu’il faut faire pour être à peu prèstranquille… je sais qu’en bas, avec Gniagnia et Ermolaï, nousn’avons rien à craindre. Aucune personne étrangère n’a le droitd’approcher, même des sous-sols. Les provisions sont apportées dela loge par nos dvornicks, que nous avons fait venir dechez ma mère, qui habite Orel, et qui nous sont dévoués comme desbouledogues. Nulle boîte de conserve n’entre en bas sans avoir étépréalablement ouverte dehors. Aucun paquet n’est reçu desfournisseurs sans avoir été également ouvert dans la loge…Dedans ! dedans ! nous pouvons être à peu prèstranquilles, même sans la police… mais dehors !…dehors !…

– Madame, on va essayer de vous tuervotre mari avant quarante-huit heures… Voulez-vous que je le sauve,et peut-être pour longtemps… peut-être pour toujours ?…

– Ah ! comme il parle !… commeil parle, le cher petit domovoï !… mais que va direKoupriane qui ne permettait plus aucune sortie… aucune… du moinspour le moment !… Ah ! comme il me regarde, le cher petitdomovoï !… Eh bien, oui ! là, je ferai ce quevous voudrez…

– Eh bien, venez avec moi dans lejardin.

Elle descendit en s’appuyant sur son bras.

– Voilà ! fit Rouletabille. Cetaprès-midi, nous allons donc sortir avec le Général. Tout le mondesuivra sa petite voiture ; tout le monde, vous entendez bien,je veux dire, comprenez-moi bien, Madame, que l’on invitera à venirtous ceux qui seront là ; seuls, ceux qui voudront resterresteront… et l’on n’insistera pas… oui, vous m’avez compris…Pourquoi donc tremblez-vous ?

– Mais… qui est-ce qui gardera lamaison ?…

– Personne. Vous direz simplement à votreSuisse de regarder, de sa loge, ceux qui pourront entrer dans lavilla, mais cela de sa loge, sans se déranger… et sans faired’observation… aucune…

– Je ferai ce que vous voudrez. Est-cequ’on doit annoncer cette sortie à l’avance ?

– Mais comment donc ! ne vous gênezpas… apprenez à tout le monde la bonne nouvelle.

– Oh ! je ne l’annoncerai qu’auGénéral et aux amis, vous comprenez bien…

– Ah ! encore un mot… ne m’attendezpas pour le grand déjeuner.

– Comment ! vous allez nous quitter,s’exclama-t-elle tout de suite, haletante. Non ! non ! jene le veux pas !… Je veux bien rester sans police, mais je neveux pas rester sans vous… tout peut arriver pendant votreabsence ! Tout ! tout ! reprit-elle avec unesingulière énergie… car moi, je ne veux pas, je ne peux pasregarder comme il faudrait, peut-être… Ah ! vous me faitesdire des choses !… Ne vous en allez pas !…

– Ne craignez rien, je ne vous quitteraipas, Madame… mais il se peut que je ne déjeune pas… si on vousdemande où je suis, vous direz que je fais mon métier et que jesuis allé interviewer les hommes politiques dans la ville.

– Il n’y a qu’un homme politique enRussie, répliqua tout crûment Matrena Pétrovna, c’est le Tsar…

– Eh bien, vous direz que je suis alléinterviewer le Tsar.

– Mais on ne me croira pas ! Et oùserez-vous ?

– Je n’en sais rien, mais je serai à lamaison !

– Bien, bien, cher petitdomovoï !… et elle s’en alla, ne sachant plus cequ’elle pensait, ni ce qu’il fallait penser, la tête perdue.

Dans la matinée, arrivèrent AthanaseGeorgevitch et Thadée Tchichnikof. Le Général était descendu dansla véranda. Michel et Boris ne tardèrent point, à leur tour, devenir s’enquérir de la façon dont on avait passé la nuit, sanspolice. Quand ils apprirent tous que Féodor allait faire unepromenade l’après-midi, il y eut des applaudissements.

– Bravo ! une promenade à laStrielka ! (à la pointe de l’île) à l’heure deséquipages !… c’est parfait ! Caracho ! Nousen serons tous !… »

Le Général retint encore tout ce monde àdéjeuner. Natacha parut au repas, assez mélancolique. Elle avaiteu, un peu avant le déjeuner, dans le jardin, une doubleconversation avec Boris, puis avec Michel. On n’aurait peut êtrejamais su ce que ces trois jeunes gens s’étaient dit si quelquesnotes sténographiées sur le carnet de Rouletabille ne nous enavaient donné un aperçu ; le reporter avait dû les surprendrebien par hasard, car il était incapable d’écouter aux portes, commetout honnête reporter qui se respecte.

Notes du carnet de Rouletabille :

Natacha, descendue au jardin avec unlivre qu’elle donne à Boris, qui lui baise longuement lamain :

– Voici votre livre, je vous lerends. Je n’en veux plus, j’y prends des idées qui bouillonnentdans ma tête. Cela me fait mal à la tête. C’est vrai, vous avezraison, je n’aime point les nouveautés, je m’en tiens à Pouchkine,parfaitement. Le reste m’est égal. Avez-vous passé une bonnenuit ?

Boris (beau jeune homme d’une trentained’années, blond, efféminé, triste. Propos curieux chez un monsieurqui s’appuie en parlant sur un grand sabre) :

– Natacha, il n’y a pas une heureque je puisse vraiment appeler bonne, si je la passe loin de vous,chère, chère Natacha.

– Je vous demande sérieusement sivous avez passé une bonne nuit ?

Elle lui prend la main un instant et leregarde, mais il secoue la tête.

– Qu’avez-vous fait, cette nuit, enrentrant chez vous ? demanda-t-elle encore avec insistance.Avez-vous encore veillé ?

– Je vous obéis : je ne suisresté qu’une demi-heure à la fenêtre en regardant la villa et je mesuis couché.

– Oui, il faut vous reposer, je leveux pour vous comme pour tous. Cette vie de fièvre est impossible.Matrena Pétrovna nous rend tous malades, et nous serons bienavancés.

– Hier, dit Boris, je suis resté àregarder la villa, une demi-heure à ma fenêtre. Chère, chère villa,chère nuit où je vous sentais respirer, vivre près de moi… comme sivous aviez été contre mon cœur… j’avais envie de pleurer à cause deMichel que j’entendais siffler dans sa chambre. Il paraissaitheureux. Enfin, je ne l’ai plus entendu, je n’ai plus entendu quele double chœur des grenouilles des étangs des îles. Nos étangs,Natacha, sont semblables aux lacs enchantés du Caucase qui setaisent le jour et qui chantent le soir : il y a làd’innombrables hordes de grenouilles qui chantent le même accord,les unes en majeur, les autres en mineur. Les chœurs d’étang àétang se parlent, se lamentent et gémissent à travers les champs etles jardins, et se répondent comme des harpes éoliennes placées enface l’une de l’autre.

– Les harpes éoliennesfaisaient-elles tant de bruit, Boris ?

– Vous souriez ! Je ne vousretrouve plus par moments. C’est Michel qui vous change, je suis àbout !… (ici paroles en russe)… je ne serai tranquille quelorsque je serai votre époux. Je ne comprends rien à votre conduiteavec Michel. (De nouveau, ici, des paroles en russe que je necomprends pas.)

– Parlez français, voilà lejardinier, dit Natacha.

– Je ne veux pas de cette vie commevous l’avez arrangée ! Pourquoi ce mariage retardé ?Pourquoi ?

(Parole en russe de Natacha. Gestedésespéré de Boris.)

– Combien… vous dites :longtemps !… ça ne veut rien dire ça, longtemps ?…combien ? un an ? deux ans ? dix ans ?… maisparlez, ou je me tue à vos pieds !… Non ! non !parlez, ou je tue Michel ! Ma parole !… comme unchien !…

– Je vous jure, sur la tête devotre mère, Boris, que la date de notre mariage ne dépend pas deMichel…

(Quelques paroles en russe. Boris, unpeu consolé, lui baise longuement la main.)

Conversation entre Michel et Natachadans le jardin :

– Eh bien ? lui avez-vousdit ?

– Je finirai bien par lui fairecomprendre qu’il n’a plus aucun espoir… aucun… il faut avoir de lapatience : j’en ai bien, moi…

– Il est stupide etagaçant.

– Stupide, non… agaçant, oui… sivous voulez… vous aussi, vous êtes agaçant…

– Natacha… Natacha… (ici des motsen russe).

Et, comme Natacha s’éloigne, Michel luimet la main à l’épaule, l’arrête et lui dit, en la regardant dansles yeux :

– Il y aura, ce soir, une lettred’Annouchka… au courrier de cinq heures. (détachant chaque syllabe)Très important, y répondre tout de suite.

Ces notes n’étaient suivies d’aucuncommentaire.

Après le déjeuner, ces messieurs jouèrent aupoker jusqu’à quatre heures et demie, qui est l’heure« chic » de la promenade à la Strielka.Rouletabille avait commandé à Matrena la promenade exactement pourcinq heures moins un quart. Il parut, sur ces entrefaites,annonçant qu’il venait d’interviewer le maire de Saint-Pétersbourg,ce qui fit éclater de rire Athanase qui ne comprenait point quel’on vînt de Paris pour s’entretenir « avec cesgens-là ».

Natacha sortit de sa chambre pour prendre partà la promenade. Son père ne lui trouva pas « bonnemine ».

On quitta la villa. Rouletabille constata queles dvornicks étaient devant la grille et que leschwitzar était à son poste, d’où il pouvait voir toutepersonne entrant dans la villa ou en sortant.

Matrena poussait elle-même la petite voiture.Le Général était radieux. Il avait à sa droite Natacha et à sagauche Athanase et Thadée. Les deux officiers d’ordonnancesuivaient, en s’entretenant avec Rouletabille qui les avaitaccaparés. La conversation roulait sur le dévouement de MatrenaPétrovna, qu’ils mettaient au-dessus des plus beaux traitshéroïques de l’antiquité, et aussi sur l’amour de Natacha pour sonpère. Rouletabille les fit causer.

Boris Mourazof raconta que cet amourexceptionnel s’expliquait par le fait que la mère de Natacha, lapremière femme du Général, était morte en donnant le jour à sonenfant, et que Féodor Féodorovitch avait été à la fois un père etune mère pour sa fille. Natacha avait sept ans quand FéodorFéodorovitch avait été nommé gouverneur d’Orel.

Aux environs d’Orel, l’été, le Général et safille avaient voisiné avec la famille du vieux Pétrof, un des plusriches marchands de fourrure de la Russie. Le vieux Pétrof avaitune fille, Matrena, qui était magnifique à voir, comme une belleplante des champs. Elle était toujours de bonne humeur, ne disaitjamais de mal du prochain, n’avait point les belles manières de cesdames de la ville, mais un grand cœur tout simple, avec lequel elleaima tout de suite la petite Natacha.

L’enfant rendit à la belle Matrena cetteaffection, et c’est en les voyant toujours heureuses de se trouverensemble que Trébassof songea à reconstituer son foyer. Les nocesfurent vite décidées, et la petite, en apprenant que sa bonne amieMatrena allait se marier avec son papa, sauta de joie. Or, unmalheur arriva quelques semaines seulement avant la cérémonie. Levieux Pétrof, qui spéculait en bourse depuis longtemps sans qu’onn’en sût rien, fut ruiné de fond en comble. C’est Matrena qui vint,un soir, apprendre la triste nouvelle à Féodor Féodorovitch et luirendre sa parole. Pour toute réponse, Féodor mit Natacha dans lesbras de Matrena : « Embrasse ta mère », dit-il àl’enfant !

Et, à Matrena : « à partird’aujourd’hui, je te considère comme ma femme, Matrena Pétrovna. Tudois m’obéir en tout. Va porter cette réponse à ton père, etdis-lui que ma bourse est à sa disposition. » Le Général étaitdéjà, à cette époque, avant même qu’il eût hérité des Cheremaïef,immensément riche.

Il avait des terres, derrière Nijni, aussivastes qu’une province, et il eût été difficile de compter lenombre de moujiks qui travaillaient pour lui sur son bien.Le vieux Pétrof donna sa fille et ne voulut rien accepter. Féodordésirait constituer une bonne dot à sa femme ; le vieux s’yopposa, et Matrena trouva cela parfait à cause de Natacha :« c’est le bien de la petite ; j’accepte d’être sa mère,mais à la condition de ne point lui faire tort d’unkopeck. »

– De telle sorte, conclut Boris, que, leGénéral mourrait demain, elle serait plus pauvre que Job.

– Ainsi, le Général est le seul bien deMatrena, réfléchit tout haut Rouletabille.

– Je comprends qu’elle y tienne !fit Michel Korsakof, en poussant une bouffée de sa cigaretteblonde. Regardez-la. Elle le veille comme un trésor.

– Que voulez-vous dire, MichelNikolaïevitch ? fit Boris, d’une voix sèche. Vous croyez doncque le dévouement de Matrena Pétrovna n’est pas désintéressé ?Il faut que vous la connaissiez bien mal pour oser émettre unepensée pareille.

– Je n’ai jamais eu cette pensée-là,Boris Alexandrovitch, répliqua l’autre d’un ton plus sec encore.Pour imaginer que quelqu’un qui vit chez les Trébassof puisse avoircette pensée-là, il faut, bien sûr, avoir un cœur de chacal.

– Nous en reparlerons, MichelNikolaïevitch.

– À votre aise, Boris Alexandrovitch.

Ils avaient échangé ces dernières paroles encontinuant tranquillement leur chemin et en fumant négligemmentleur tabac blond. Rouletabille était entre eux deux. Il ne lesregarda même pas ; il ne fit même point attention à leurquerelle ; il n’avait d’yeux que pour Natacha, qui venait dequitter la voiture de son père et passait près d’eux en les saluantd’un rapide coup de tête, semblant avoir hâte de reprendre lechemin de la villa.

– Vous nous quittez ? demanda Borisà la jeune fille.

– Oh ! je vous rejoins tout àl’heure. J’ai oublié mon ombrelle…

– Mais je vais aller vous la chercher,proposa Michel.

– Non, non… j’ai à faire à la villa, jereviens tout de suite.

Elle était déjà loin. Rouletabille,maintenant, regardait Matrena Pétrovna, qui le regardait aussi,tournant vers le jeune homme un visage d’une pâleur de cire. Maisnul ne s’aperçut de l’émotion de cette bonne Matrena qui se remit àpousser la voiture du Général. Rouletabille demanda auxofficiers :

– Est-ce que la première femme duGénéral, la mère de Natacha, était riche ?

– Non ! le Général, qui a toujourseu le cœur sur la main, dit Boris, l’avait épousée pour sa grandebeauté. C’était une belle fille du Caucase, d’excellente famille,du reste, que Féodor Féodorovitch avait connue quand il était engarnison à Tiflis.

– En résumé, dit Rouletabille, le jour oùle Général Trébassof mourra, la Générale qui possède tout en cemoment n’aura rien, et la fille qui n’a rien aura tout.

– C’est exactement cela, fit Michel.

– Ça n’empêche pas Matrena Pétrovna etNatacha Féodorovna de s’aimer beaucoup, observa Boris.

On approchait de « la pointe ».Jusque-là la promenade avait été d’une grande douceur champêtre,entre les petites prairies traversées de frais ruisseaux surlesquels on avait jeté des ponts enfantins, à l’ombre des bois dedix arbres aux pieds desquels l’herbe, nouvellement coupée,embaumait. On avait contourné des étangs, joujoux grands comme desglaces sur lesquels il semblait qu’un peintre de théâtre eûtdessiné le cœur vert des nénuphars. Paysannerie adorable qui sembleavoir été créée aux siècles anciens pour l’amusement d’une reine,et conservée, peignée, nettoyée pieusement de siècle en siècle,pour le charme éternel de l’heure, aux rives du golfe deFinlande.

Maintenant on arrivait sur la berge, et leflot clapotait au ventre des barques légères qui s’inclinaient,gracieuses comme d’immenses et rapides oiseaux de mer, sous lepoids de leurs grandes ailes blanches.

Sur la route, plus large, glissait,silencieuse et au pas, la double file des équipages de luxe dontles chevaux fumaient d’impatience, des calèches dans lesquelles onse montrait les gros personnages de la Cour. Les cochers, énormescomme les outres d’Ali-Baba, tenaient haut les rênes. De trèsjolies jeunes femmes, négligemment étendues au creux des coussins,montraient leurs toilettes nouvelles, à la mode de Paris, et sefaisaient accompagner d’officiers à cheval qui étaient tout occupésà saluer. Beaucoup d’uniformes. On n’entendait pas un mot. Tout lemonde n’avait affaire que de regarder.

Seuls montaient, dans l’air pur et léger, lebruit des gourmettes et le tintinnabulement clair des sonnettesattachées au col des petits chevaux longs, poilus, de Finlande… ettout cela, qui était beau, frais, charmant et léger, et silencieux,tout cela semblait d’autant plus du rêve que tout cela semblaitsuspendu entre le cristal de l’air et le cristal de l’eau. Latransparence du ciel et la transparence du golfe unissaient leursdeux irréalités sans qu’il fût possible de découvrir le point desuture des horizons.

Rouletabille regardait cela et regardait leGénéral, et il se rappelait la terrible parole de la nuit :« Ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe, etils n’avaient point trouvé un seul coin de cette terre sansgémissements ! »

– « Eh bien, et ce coin-là,pensait-il, ils n’y sont donc pas venus ? Je n’en connaispoint de plus beaux, ni de plus heureux au monde ! »

Non ! non ! Rouletabille, ils n’ysont point venus. C’est qu’il y a, dans tous les pays, un coin pourla vie heureuse, dont les pauvres ont honte d’approcher, qu’ils neconnaîtront jamais, et dont la vue seule ferait devenir enragéesles mères affamées, aux seins secs ; et, s’il n’en est pointde plus beau que celui-là, c’est que nulle part sur la terre il nefait si atroce de vivre pour certains, ni si bon pour d’autresqu’en ce pays de Scythi, aurore du monde…

Cependant, la petite troupe qui entourait lefauteuil roulant du Général fut bientôt remarquée.

Quelques passants saluèrent et le bruit serépandit que le Général Trébassof était venu faire une promenade à« la pointe ». Dans les voitures, des têtes seretournaient ; le Général, se rendant compte de l’émotionproduite par sa présence, pria Matrena Pétrovna de pousser sonfauteuil dans une allée adjacente, derrière un rideau d’arbres oùil pouvait jouir du spectacle en toute sérénité.

Ce fut là, cependant, que le trouva Koupriane,le grand Maître de police qui le cherchait. Il arrivait de ladatcha où on lui avait appris que le Général, suivi de sesamis et accompagné du jeune Français, était allé faire un tour ducôté du golfe.

Koupriane avait laissé sa voiture à la villaet avait pris au plus court.

C’était un bel homme, grand, solide, aux yeuxclairs.

Son uniforme moulait un athlète. Il étaitGénéralement aimé à Saint-Pétersbourg où son allure martiale et sabravoure bien connue lui avaient fait une sorte de popularité dansla société qui, en revanche, avait grand mépris pour le chef de lapolice secrète, Gounsovski, que l’on savait capable de toutes lesbesognes et qu’on accusait d’avoir parfois partie liée avec lesnihilistes qu’il transformait en agents provocateurs, sans queceux-ci s’en doutassent, et qu’il poussait à des attentatspolitiques retentissants.

Des gens bien renseignés affirmaient que lamort de l’avant-dernier « premier ministre », que l’onavait fait sauter devant la gare de Varsovie dans le moment qu’ilse rendait à Péterhof, auprès du Tsar, était son œuvre et qu’ils’était fait là l’instrument du parti qui, à la Cour, avait juré laperte de l’homme d’état qui le gênait. En revanche, on étaitd’accord pour estimer que Koupriane était incapable de tremper danstoutes ces horreurs et qu’il se contentait de faire, autant quepossible, honnêtement son métier, en se bornant à débarrasser larue des éléments de discorde, et en envoyant en Sibérie le plusgrand nombre de têtes chaudes qu’il pouvait.

Cet après-midi-là, Koupriane paraissait biennerveux. Il présenta ses compliments au Général, le gronda de sonimprudence, le félicita de sa bravoure, et s’en vint tout de suitetrouver Rouletabille qu’il prit en particulier :

– Vous m’avez renvoyé mes hommes, luidit-il, vous comprenez que je n’admets point cela. Ils sont furieuxet ils ont raison. Vous avez fait publiquement donner commeexplication de leur départ – départ qui a naturellement étonné,stupéfait les amis du Général – le soupçon, où l’on était à lavilla, de la participation possible de mes gens dans le dernierattentat. Cela est abominable et je ne l’admettrai point. Meshommes n’ont point été élevés à la manière de Gounsovski et c’estleur faire une cruelle injure que je ressens, du reste,personnellement, en les traitant de la sorte.

« Mais laissons ceci, qui est d’ordresentimental, et revenons au fait en lui-même qui prouve uneimprudence excessive, pour ne point dire davantage, et qui entraînepour vous, pour vous seul, une responsabilité dont, certainement,vous n’avez pas mesuré l’importance. Pour tout dire, j’estime quevous avez étrangement abusé du blanc-seing que je vous ai donné surl’ordre de l’Empereur. Quand j’ai su ce que vous aviez fait, jesuis allé trouver le Tsar comme c’était mon devoir, et je lui aitout raconté. Il a été plus étonné qu’on ne saurait dire.

« Il m’a prié d’aller moi-même me rendrecompte des choses et de rendre au Général la garde que vous luiavez ôtée. J’arrive aux îles et non seulement je trouve la villaouverte comme un moulin dans lequel chacun peut entrer, mais encorej’apprends et je vois que le Général se promène au milieu de tous,à la merci du premier misérable venu !

« Monsieur Rouletabille, je ne suis pascontent. Le Tsar n’est pas content. Et, pas plus tard que dans uneheure, mes hommes, viendront reprendre leur garde à la datcha.

Rouletabille avait écouté jusqu’au bout. On nelui avait jamais parlé sur ce ton. Il était rouge et prêt à éclatercomme un ballon d’enfant trop soufflé.

Il dit :

– Et moi, je prends le train cesoir !

– Vous partez ?

– Oui ! et vous garderez votreGénéral tout seul, j’en ai assez ! Ah ! vous n’êtes pascontent ! Ah ! le Tsar n’est pas content ! C’estbien dommage. Moi non plus, Monsieur, je ne suis pas content, et jevous dis bonsoir ! Seulement n’oubliez pas, d’ici trois ouquatre jours, de m’envoyer une lettre qui me fera part de la santédu Général, que j’aime beaucoup ; je ferai dire pour lui unepetite prière.

Là-dessus il se tut, car il venait derencontrer le regard de Matrena Pétrovna, regard si désolé, siimplorant, si désespéré, que la pauvre femme lui inspira à nouveauune grande pitié. Natacha n’était pas revenue ! Que pouvaitfaire la jeune fille en ce moment ? Si Matrena aimaitréellement Natacha, elle devait souffrir atrocement. Kouprianeparlait ; Rouletabille ne l’écoutait même plus et il avaitdéjà oublié sa propre colère. Son esprit était reparti vers lemystère…

– Monsieur, finit par lui dire Kouprianeen lui secouant la manche… m’entendez-vous ?… je vous prie, aumoins, de me répondre… je vous fais toutes mes excuses de vousavoir parlé sur ce ton. Je les réitère. Je vous demande pardon… jevous prie de m’expliquer votre conduite qui, après tout, doit avoirsa raison d’être. Je dois l’expliquer à l’Empereur…répondez-moi ? Que dois-je dire à l’Empereur ?

– Rien du tout, fit Rouletabille… je n’aipas d’explications à donner, ni à l’Empereur… ni à personne… vouslui présenterez tous mes hommages et me ferez l’amitié de me faireviser mon passeport pour ce soir…

Et il soupira :

– C’est dommage, car nous entrions dansquelque chose d’intéressant…

Koupriane le regarda. Rouletabille n’avait pasquitté des yeux Matrena Pétrovna, dont la pâleur frappaKoupriane.

– Et tenez ! continua le jeunehomme, je crois bien qu’il y aura quelqu’un ici pour me regretter…c’est cette brave femme… demandez-lui donc ce qu’elle préfère detous vos policiers ou de son cher petit domovoï … nousfaisions déjà une paire d’amis. Enfin, vous n’oublierez pas de luiprésenter toutes mes condoléances quand le terrible moment en seravenu …

C’était au tour de Koupriane d’être forttroublé. Il toussa et dit :

– Vous croyez donc que le Général courtun gros danger immédiat.

– Je ne le crois pas, Monsieur, j’en suissûr. Son trépas est une affaire d’heures, au pauvre cher homme.Avant mon départ je ne manquerai pas de le lui dire, de façon à cequ’il se prépare convenablement à faire le grand voyage et qu’ildemande pardon au Seigneur d’avoir eu la main un peu lourde avecces pauvres gens de Presnia…

– Monsieur Rouletabille, avez-vousdécouvert quelque chose ?

– Mon Dieu, oui, Monsieur Koupriane, j’aidécouvert quelque chose ; vous pensez bien que je ne suispoint venu de si loin pour perdre mon temps…

– Quelque chose que personne nesait ?

– Oui, Monsieur Koupriane, sans quoi cen’eût pas été la peine de me déranger… quelque chose que je n’aiconfié à personne, pas même à mon carnet… car un carnet, n’est-cepas ? Ça peut toujours se perdre… je vous dis cela pour le casoù vous voudriez me faire fouiller avant mon départ…

– Oh ! Monsieur Rouletabille.

– Eh ! eh ! avec cela que lapolice se gêne dans votre pays ! Dans le mien non plus, dureste… Oui, oui, on a vu ça : la police, furieuse de n’avoirrien découvert dans une affaire qui l’intéresse, arrêtant unreporter qui en sait plus long qu’elle pour le faire parler… maisavec moi, vous savez, rien à faire ! Vous pouvez me faireconduire à votre fameuse terrible section, je ne desserrerai pasles dents, même sous les coups de fouet…

–Monsieur Rouletabille, pour qui nousprenez-vous ? Vous êtes l’hôte du Tsar.

– Ah ! ah ! Voilà une paroled’honnête homme !… Eh bien, je me conduirai avec vous enhonnête homme, Monsieur Koupriane. Je vous dirai ce que j’aidécouvert. Je ne veux point, par un sot amour-propre, ne point vousfaire profiter d’une chose qui pourra peut-être, je dis peut-être,vous permettre de sauver le Général…

– Dites… je vous écoute…

– Mais il est bien entendu qu’une foisque je vous aurai dit cela, vous me donnerez mon passeport et vousme laisserez partir !

– Vous ne pouvez pas, demanda Kouprianede plus en plus troublé et après un moment d’hésitation, vous nepouvez pas « me dire cela » et rester ?

– Non, Monsieur. Du moment où l’on me metdans la nécessité d’expliquer chacun de mes pas et chacun de mesactes, j’aime mieux partir et vous laisser cette« responsabilité » dont vous parliez tout à l’heure, moncher Monsieur Koupriane !

Étonnée et inquiète de cette longueconversation entre Rouletabille et le grand Maître de police,Matrena Pétrovna ne cessait de tourner vers eux un regardd’angoisse qui s’adoucissait en fixant Rouletabille. Koupriane ylut tout l’espoir que la brave dame mettait dans le jeune reporter,et il lut aussi dans le regard de Rouletabille toutel’extraordinaire confiance que ce gamin avait en lui-même. Enfin,celui-ci n’avait-il pas fait déjà ses preuves dans descirconstances où toutes les polices du monde se fussent avouéesvaincues ?

Koupriane serra la main de Rouletabille et luidit ce seul mot : « Restez ! »… et, ayant saluéaffectueusement le Général, Matrena, et rapidement les amis, ils’éloigna le front pensif.

Pendant ce temps, le Général, enchanté de sapromenade, racontait des histoires du Caucase à ses amis, secroyait redevenu jeune et revivait ses nuits de sous-Lieutenant àTiflis. Quant à Natacha, on ne l’avait pas revue… On reprit lechemin de la villa par les petits sentiers déserts.

En arrivant, le Général demanda où étaitNatacha, ne comprenant point qu’elle l’eût abandonné ainsi dans sapremière sortie. Le schwitzar lui répondit que la jeunefille était revenue à la maison et en était ressortie environ unquart d’heure plus tard, reprenant le chemin suivi par lespromeneurs, et qu’il ne l’avait pas revue.

Boris prit aussitôt la parole.

– Elle sera passée de l’autre côté desvoitures, pendant que nous étions derrière les arbres, Général… et,ne nous voyant pas, elle aura continué son chemin, faisant le tourde l’île, du côté de la Barque.

L’explication parut des plus plausibles.

– Il n’est venu personne d’autre ?demanda Matrena, en s’efforçant d’affermir sa voix. Rouletabillevoyait sa main trembler sur la poignée de la petite voiture,qu’elle n’avait pas quittée d’une seconde pendant toute lapromenade, refusant l’aide des officiers, des amis et même deRouletabille.

– Il est venu d’abord le grand Maître depolice, qui m’a dit qu’il allait à votre rencontre,barinia, et, tout à l’heure, Son Excellence le Maréchal dela Cour. Son Excellence va revenir, bien qu’elle soit très pressée,devant prendre le train de sept heures pour Tsarskoïe-Selo.

Tout ceci avait été dit en russe,naturellement, mais Matrena Pétrovna traduisait les paroles duschwitzar en français, à voix basse, pour Rouletabille quise trouvait près d’elle. Le Général, pendant ce temps, avait prisla main de Rouletabille et, la lui serrait affectueusement, commesi, par cette pression muette, il le remerciait de tout ce que lejeune homme faisait pour eux. Lui aussi, Féodor, avait confiance,et il lui était reconnaissant de l’air libre qu’il venait enfin derespirer. Il lui semblait qu’il venait de sortir de prison. Tout demême, comme la promenade l’avait un peu fatigué, Matrena ordonna lerepos immédiat.

Athanase et Thadée prirent congé. Les deuxofficiers étaient déjà au fond du jardin, parlant froidement et setenant debout en face l’un de l’autre, comme des soldats de bois.Sans doute devaient-ils régler entre eux les conditions d’unerencontre destinée à liquider le petit différend de tout àl’heure.

Le schwitzar porta, dans ses braspuissants, le Général dans la véranda. Avant qu’on le montât danssa chambre, Féodor Féodorovitch demanda cinq minutes de répit.Matrena Pétrovna lui fit servir, sur sa demande, une légèrecollation. À la vérité, la bonne dame grelottait d’impatience etn’osait plus un geste sans consulter du regard Rouletabille.Pendant que le Général s’entretenait avec Ermolaï qui lui passaitson thé, Rouletabille fit à Matrena un signe qu’elle comprit toutde suite. Elle rejoignit le jeune homme dans le grand salon.

– Madame, lui dit-il, rapidement, à voixbasse. Vous allez tout de suite voir ce qui s’est passélà !

Et son doigt lui montrait la salle àmanger.

– Bien !

Elle faisait pitié à regarder.

– Allons, Madame, du courage !

– Pourquoi ne venez-vous pas avecmoi ?

– Parce que, Madame, j’ai autre chose àfaire ailleurs. Donnez-moi les clefs du premier…

– Non ! non !… Pour quoifaire ?…

– Pas une seconde à perdre, au nom duciel !… faites ce que je vous dis de votre côté et laissez-moifaire du mien !… les clefs ! Allons, lesclefs !…

Il les lui arracha plutôt qu’il ne les prit,lui montra une dernière fois la salle à manger, d’un tel geste decommandement qu’elle n’y résista pas. Elle entrait, chancelante,dans la salle à manger, tandis qu’il s’élançait vers le premierétage. Ce ne fut pas long. Il ne prit que le temps d’ouvrir lesportes, de jeter un regard dans la chambre du Général, unseul !… et de revenir, en laissant échapper ce cri joyeux,emprunté à sa science très restreinte et toute neuve durusse : « caracho ! (trèsbien !) » Comment Rouletabille, qui n’avait pas mis unedemi-seconde à examiner la chambre du Général, pouvait-il être à cepoint certain que tout allait très bien de ce côté, quand ilfallait à Matrena – et cela combien de fois par jour ! – aumoins un quart d’heure de furetage dans tous les coins, pourarriver à se tranquilliser très approximativement elle-même, chaquefois qu’elle pénétrait chez son mari ? Si cette chère héroïquedame eût assisté à cette « rapidité d’information », elleen eût reçu une telle secousse qu’elle n’eût point manqué, toute saconfiance perdue, de faire revenir immédiatement Koupriane et sesagents, doublés du personnel de l’okrana (police secrète)…Rouletabille, déjà, rejoignait le Général en sifflotant. Féodor etErmolaï étaient en grande conversation nationale sur le paysd’Orel. Le jeune homme n’eut garde de les en distraire. Et,bientôt, réapparut Matrena.

Il la vit entrer, radieuse ; il lui remitses clefs, qu’elle prit machinalement. Elle était toute à sa joieet ne parvenait pas à la dissimuler. Le Général, lui-même, s’enaperçut et lui demanda ce qu’elle avait.

– C’est le bonheur que j’éprouve de notrepremière sortie, depuis notre arrivée aux îles, expliqua-t-elle.Et, maintenant, il faut monter vous reposer, Féodor ; vouspasserez une bonne nuit, j’en suis sûre.

– Je ne dormirai que si vous dormez,Matrena.

– Je vous le promets. C’est une chosepossible depuis que nous avons notre cher petit domovoï.Vous savez, Féodor, qu’il fume la pipe tout à fait comme le cherpetit domovoï de porcelaine.

– Il lui ressemble, il lui ressemble, ditFéodor ; cela nous portera bonheur, mais je veux qu’il dorme,lui aussi.

– Oui, oui, sourit Rouletabille, tout lemonde ici dormira. C’est la consigne. On a assez veillé. Depuis quela police est partie, on peut dormir, croyez-moi, Général.

– Eh ! eh ! Je vous crois, mafoi, bien. Il n’y avait qu’eux dans la maison capables de faire lecoup du bouquet. Maintenant, j’y ai bien réfléchi et je suistranquille. Et puis, n’est-ce pas, quoi qu’il arrive, il fautdormir. À la guerre comme à la guerre, nichevô !

Il serra la main de Rouletabille, et MatrenaPétrovna mit, selon son habitude, Féodor Féodorovitch sur son doset le grimpa dans sa chambre. Pour cela encore, elle ne voulait quepersonne l’aidât. Le Général embrassait sa femme dans le coupendant cette ascension et riait comme un enfant. Rouletabilleresta dans le hall, examinant attentivement ce qui se passait dansle jardin. Ermolaï venait de descendre de la villa et traversait lejardin, allant à la rencontre d’un personnage en uniforme, que lejeune homme reconnut immédiatement pour être le grand Maréchal dela Cour, qui l’avait introduit auprès du Tsar. Ermolaï avait dû luidire que la Générale procédait au coucher de son maître, car leMaréchal s’en fut au fond du jardin où il trouva Michel et Boris,qui causaient dans le kiosque. Ils se tinrent quelque temps toustrois, debout, après les salutations, devant une table où leGénéral et la Générale, quand ils étaient en famille, dînaientquelquefois. En causant, le Général jouait avec une boîte de cartonblanc, liée par une ficelle rose. À ce moment, Matrena, qui n’avaitpu résister au désir de causer un instant avec Rouletabille et delui communiquer son allégresse, rejoignit le jeune homme.

– Petit domovoï, fit-elle, enlui mettant la main sur l’épaule. Vous n’avez pas regardé de cecôté ?

Elle lui montrait, à son tour, la salle àmanger.

– Non ! non ! Je vous ai vue,Madame, et je suis suffisamment renseigné.

– Parfaitement ! rien… on n’a pastravaillé !… on n’a pas touché au plancher !… Je savaisbien !… je savais bien !… c’est épouvantable ce que nousavons fait là… Mais vrai, me voilà bien soulagée, et heureuse…Ah ! Natacha ! Natacha ! Ce n’est pas en vain que jet’ai aimée (elle prononça ces mots avec un accent d’une grandebeauté et sincérité tragique). Quand je l’ai vue partir, mon cherpetit, ah ! j’ai eu les jambes cassées. Quand elle adit : « j’ai oublié quelque chose, je reviens tout desuite », j’ai cru que je n’allais plus avoir la force de faireun pas, un seul… mais, je suis bien heureuse, quel poids de moinssur la poitrine, sur le cœur, cher petit domovoï … à causede vous ! à cause de vous !

Et elle l’embrassa, et se sauva comme unevraie folle, rejoignant son poste auprès du Général.

Notes du carnet de Rouletabille :

L’affaire de la petite cachettedu parquet, à laquelle on n’a point travaillé, ne prouve rien pourou contre Natacha (quoi qu’en pense cette excellente MatrenaPétrovna). Natacha peut très bien avoir été avertie par le tropgrand soin avec lequel la Générale gardait le parquet, y revenantsans cesse et remuant trop souvent le tapis ; elle peut aussiavoir été avertie par la facilité soudaine qu’on lui donnait detravailler à la cachette du parquet. Mon opinion, depuis que j’aivu Matrena, pour la première fois, remuer le tapis sous le fauteuildu Général sans aucune précaution sérieuse, est qu’on a abandonnédéfinitivement la préparation de cet attentat et qu’on s’est renducompte que la mèche en était éventée.

 

Ce dont Matrena ne se doute pas, c’estque le piège tendu par moi, pendant la promenade à la pointe,l’était surtout contre elle ! Je savais à l’avance que Natachadevait s’absenter pendant la promenade ; et, cependant, jen’attendais rien de nouveau du côté de Natacha, qui n’est pas uneenfant ; mais j’avais besoin d’être sûr que Matrena nedétestait point Natacha, et que ce n’était pas elle qui avaitsimulé les préparatifs d’attentat du parquet, dans des conditionstelles qu’on était conduit à accuser sa belle-fille… et de cela, jesuis sûr maintenant ; elle en est innocente, la pauvre chèreâme. Si Matrena était un monstre, l’occasion était trop belle.L’absence de Natacha, sa présence insolite d’un quart d’heure dansla solitude de la villa, tout devait pousser Matrena, que j’avaisenvoyée seule à la recherche de la vérité sous le tapis de la salleà manger, à enlever les derniers clous de la lame du parquet sielle était réellement coupable d’avoir enlevé les premiers. EtNatacha était perdue !

Matrena est revenue sincèrement,tragiquement heureuse de n’avoir rien trouvé de nouveau, etmaintenant j’ai la preuve matérielle qu’il me fallait. Moralementet physiquement, Matrena est dégagée. Et je vais pouvoir lui parlerdu trou d’épingle. Je crois que, de ce côté-là, ça presse autrementque du côté des clous du plancher.

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