Rouletabille chez le Tsar

VIII – La petite chapelle des« gardavoïs »

Rouletabille fit une longue promenade qui leconduisit au pont Troïtsky, puis, redescendant la Naberjnaïa, ilatteignit le palais d’hiver. Il semblait avoir chassé toutepréoccupation et prenait un plaisir enfantin aux divers aspects dela vie dans la cité du grand Pierre.

Il s’arrêta devant le palais d’hiver, traversalentement la place où jaillit, de son socle d’airain, le prodigieuxmonolithe de la colonne Alexandrine, marcha entre des palais, descolonnades, passa sous un arc immense : tout lui paraissaitcyclopéen et jamais il ne s’était senti si petit, si écrasé… etcependant il était heureux dans sa petitesse, il était content delui, en face de ces colosses… et tout lui plaisait, ce matin-là. Larapidité des isvos, l’humeur batailleuse desisvotchicks, l’élégance des femmes, la belle prestance desofficiers et leur aisance naturelle sous l’uniforme, si opposée àla « tenue de bois » de messieurs les officiers de Berlinqu’il avait remarquée, aux Tilleuls et dans la Frederikstrasse,entre deux trains… tout l’enchantait… le costume même desmoujiks aux blouses éclatantes, aux chemises rosespar-dessus le pantalon, les grègues larges et les bottes àmi-jambes… même les malheureux qui, en dépit de la douceur de latempérature, étaient encore affublés de la touloupe en peau demouton, tout l’impressionnait favorablement, tout lui paraissaitoriginal et sympathique.

L’ordre régnait dans la ville… lesgardavoïs étaient polis, bien astiqués, de mine superbe…les passants de ce quartier parlaient entre eux, gaiement… souventen français, et avaient les manières les plus civilisées du monde…où donc était l’ours du nord ? Jamais il n’avait vu ours sibien léché… et c’était cela cette ville qui, hier encore, était enrévolution ? C’était bien là ce parc Alexandre où, quelquessemaines auparavant, la troupe avait tiré sur les enfants réfugiésdans les arbres comme sur des moineaux… c’était là, sur ce pavé sipropre, que les cosaques avaient laissé tant de cadavres ?…enfin, il l’apercevait là-bas, cette perspective Newsky oùles balles pleuvaient naguère comme grêle sur un peuple endimanchéet joyeux ?…

Nichevô !Nichevô ! Tout cela était déjà oublié…

On oubliait hier comme on oubliaitdemain !… Les nihilistes ? Des poètes qui s’imaginentqu’une bombe peut faire, dans cette Babylone du nord, autre chosequ’un bruit de pétard. Regardez ces gens qui passent.

Ils ne pensent pas plus à l’attentat de laveille qu’à celui qui se prépare dans l’ombre destracktirs…

Heureuses gens de ce clair quartier, qui, enpleine sérénité, couraient à leurs affaires ou à leurs plaisirsdans l’air le plus pur, le plus léger, le plus transparent de laterre. Non ! non ! On ne connaissait pas le bonheur derespirer, si on n’avait pas respiré cet air-là, le plus beau dunord du monde, et qui donne faim et soif de belle eau-de-vieblanche et de blond pivô, et fouette le sang et fait devous une bête vigoureuse, et joyeuse, et fataliste, et se moquantautant des révolutionnaires que des dix mille yeux de la police,braqués sous les porches des maisons, sous les crânes desdvornicks, – tous de la police, lesdvornicks ; tous de la police aussi les joyeuxconcierges à la main tendue… Ah ! ah ! On se moquait detout dans un air pareil, pourvu que l’on eût des roubles dans sapoche, beaucoup de roubles, et que l’on ne fût pas abruti, biensûr, par la lecture de ces livres extraordinaires qui prêchent lebonheur de l’humanité aux étudiants et aux pauvres étudiantes.Ah ! ah ! Graine de nihilistes tout cela ! Despauvres petits messieurs et de pauvres petites madames, qui ont latête tournée par des lectures qu’ils ne digèrent pas ! Cartout est là, la digestion !… la digestion en tout estnécessaire. Messieurs les commis voyageurs en champagne, quis’entretiennent avec importance près du padiès de l’hôtel de lagrande morskaïa et qui ont étudié ce peuple russe jusqu’aufin fond des plus lointaines villes où l’on peut boire duchampagne, vous le répèteront à la table des zakouskis, etvous régleront la question de la révolution entre deux petitsverres de votka, avalés proprement, vivement, haut lecoude, d’un seul coup, à la russe. Affaire de digestion, vousdis-je. Quel est le fou qui oserait comparer un jeune monsieur quia bien digéré une bouteille de champagne ou deux, et un autre jeunemonsieur qui a mal digéré les élucubrations – nous disons :élucubrations – des économistes ? Les économistes ? leséconomistes ! des fous qui se défient à qui en dira de plusfortes !

Ceux qui les lisent et ne les comprennent pass’en tirent avec une bombe ! À votre santé !Nichevô !

Comme dit l’autre… la terre tourne, n’est-cepas ?

Discussions politiques, économiques,révolutionnaires et autres de la salle des zakouskis… tupasses au travers après avoir retenu ta chambre à l’hôtel, petitRouletabille… et vite, maintenant chez Koupriane, si tu ne veux pasarriver au moment du déjeuner… auquel cas il faudra remettre ausoir les affaires sérieuses…

Département de la police. Immense bâtisse bienfournie d’honorables et solides gardavoïs, grandscouloirs, vestibules, salles aux portes claquantes, beaucoup deschwitzars obséquieux pour les« gaspadines » ; beaucoup aussi de pauvresgens en touloupe assis contre les murailles, sur des bancscrasseux ; bureaux et bureaucrates, bottes et éperons sonoresdes jeunes officiers joyeux, qui se racontent avec éclat deshistoires de l’aquarium…

– Monsieur Rouletabille ! Ah !ah ! Parfaitement ! Asseyez-vous donc !Enchanté !… M. Koupriane sera très heureux de vous recevoir…mais, en ce moment, il passe l’inspection… oui, l’inspection desdortoirs des gardavoïs dans la caserne… on va vousconduire… une idée à lui !… il ne faut rien négliger, n’est-cepas ? Grand chef !… avez-vous vu les dortoirs desgardavoïs ? Admirables ! Premiers dortoirs dumonde ! disons cela sans vouloir offenser la France. Nousaimons beaucoup la France. Grande nation. Je vais vous conduireimmédiatement auprès de M. Koupriane. Sera enchanté.

– Moi aussi, fait Rouletabille, qui remetun rouble dans la main de l’honorable fonctionnaire.

– Permettez ! Vousprécède !…

Courbettes, salutations, il le précède. Pourdeux roubles, il le précéderait au bout du monde.

« Ces fonctionnaires sontcharmants », pense, en se laissant conduire à la caserne,Rouletabille, qui estime n’avoir pas payé trop cher les servicesd’un personnage dont l’uniforme est galonné sur toutes lescoutures… On arrive, on monte, on descend.

Escaliers, corridors… Ah ! ah ! Lesdortoirs…

Rouletabille se découvre : il lui sembleentrer chez des demoiselles au couvent. Couchettes bien blanches,bien alignées, la tête au mur, et des images de sainteté partout,des Vierges, des icônes… une propreté monacale… et un silenceparfait… le parfait silence…

Tout à coup, un ordre retentit dans lecorridor à côté et les gardavoïs, qui étaient on ne saitoù, se dressent à la tête de leur lit, dans la postured’ordonnance. Apparition de Koupriane et de son état-major.Koupriane regarde tout, de très près, adresse la parole à tous leshommes, les appelle par leur nom, s’enquiert de leurs besoins… etles autres bafouillent, ne savent que répondre, rougissent commedes enfants. Koupriane aperçoit Rouletabille.

Il balaie son état-major d’un geste. C’estfini, l’inspection. Et il entraîne le jeune homme dans une petitepièce qui est tout au bout du dortoir…

Rouletabille, effaré, regarde. Il se trouvedans une chapelle. C’est la petite chapelle qui complète tous lesdortoirs de gardavoïs. Elle est toute dorée, touteenjolivée de couleurs merveilleuses et toute meublée de petitesicônes qui portent bonheur, et, naturellement, du portrait du Tsar,le cher petit père.

– Vous voyez, fait Koupriane en souriantà l’ébahissement de Rouletabille, nous ne leur refusons rien !Nous leur portons les saints à domicile.

Sur quoi, après avoir fermé la porte, il sesigna et avança une chaise vers Rouletabille. Lui-même s’assitdevant le petit autel tout chargé de fleurs, de papiers peints etde saintes papillotes :

– Ici, lui dit-il, nous allons pouvoircauser sans être dérangés. Là-bas, j’ai un peuple de solliciteursqui m’attend. Je vous écoute.

– Monsieur, fit Rouletabille, je viensvous rendre compte de ma mission et m’en décharger entièrement survous. Il ne tiendra qu’à vous d’éclaircir définitivement cetteaffaire obscure, en arrêtant le coupable que je ne veux pasconnaître. Ceci vous regarde. Je vous apprendrai seulement qu’on avoulu empoisonner le Général cette nuit, en lui versant dans sonnarcotique de l’arséniate de soude, que voici dans cette fiole,arséniate qui a été vraisemblablement ramassé sur des raisinsapportés de Tsarskoïe-Selo, au Général Trébassof, par le grandMaréchal de la Cour, et qui ont disparu sans qu’on puisse direcomment.

– Ah ! ah ! Affaire defamille ! Affaire de famille. Je vous l’avais bien dit,murmura Koupriane.

– L’affaire s’est moins passée en familleque vous le pensez, attendu que l’assassin est venu de l’extérieur.Contrairement à ce que vous pourriez croire, il n’habite point lamaison.

– Et comment donc s’y introduit-il ?demanda Koupriane.

– Par la fenêtre du petit salon qui donnesur la Néva. Il est venu assez souvent par ce chemin-là. Et c’estpar là qu’il doit revenir, soyez-en sûr ! C’est là que vous leprendrez si vous agissez avec prudence.

– Comment savez-vous qu’il est venu parlà assez souvent ?

– Vous connaissez la hauteur de lafenêtre au-dessus du petit chemin. Pour monter il s’aide d’unegouttière dont les anneaux de fer ont subi bien desfléchissements ; et enfin, la marque du grappin qu’il apporteavec lui, et avec lequel il se hisse à la fenêtre, estdistinctement visible sur le fer du petit balcon extérieur, et cesmarques accusent des dates différentes.

– Mais cette fenêtre est fermée.

– On la lui ouvre !

– Qui donc ? s’il vous plaît.

– Je n’en veux rien savoir !

– Eh ! c’est nécessairementNatacha : j’étais sûr que la villa des îles avait savipère ! Si je vous disais qu’elle n’ose plus sortir de sonnid parce qu’elle se sait surveillée, parce qu’aucune de sesdémarches ne nous échappe ! Elle le sait ! On l’en ainstruite. La dernière fois qu’elle s’est aventurée seule dehors,c’était pour aller dans le vieux derevnia ! Qu’allait-ellefaire dans ce quartier pourri ? Je vous le demande ! Etelle est revenue sur ses pas sans avoir vu personne, sans avoirfrappé à une seule porte, parce qu’elle s’est aperçue qu’elle étaitsuivie ! Elle ne peut pas les voir dehors ! Alors, elleles fait venir dedans !

– Ils ne sont qu’un, toujours lemême.

– Vous en êtes sûr ?

– L’examen des traces, sur le mur et surla gouttière, ne laisse aucun doute à cet égard, et c’est toujoursle même grappin qui sert pour la fenêtre.

– La misérable !

– Monsieur Koupriane, Mlle Natacha semblevous préoccuper beaucoup ! Je ne suis point venu vous parlerde Mlle Natacha. Je suis venu vous montrer le chemin suivi parcelui qui veut tuer !

– Eh ! c’est elle qui lui ouvre cechemin !

– Je n’en disconviens pas !

– La petite misérable !… Pourquoiintroduirait-elle, chez elle, la nuit… ? Vous croyez peut-êtreà une histoire d’amour ?…

– Je suis sûr du contraire…

– Et moi aussi !… Natacha n’est pasune amoureuse !… Natacha n’a pas de cœur ! Natacha n’estqu’un cerveau ! Et il ne faut pas beaucoup de temps, allez, àun cerveau touché par le nihilisme pour qu’il ne recule devantrien !…

Koupriane réfléchit un instant, pendant queRouletabille le regardait en silence.

– Sommes-nous seulement en face dunihilisme ?… reprit Koupriane. Tout ce que vous me dites nefait que m’ancrer davantage dans mon idée : drame de famille…pur drame de famille… savez-vous bien qu’à la mort du GénéralNatacha sera immensément riche ?

– Je le sais, répondit Rouletabille,d’une voix qui sonna singulièrement à l’oreille du Maître depolice, et qui lui fit relever la tête… mais Rouletabille sedétourna.

– Qu’avez-vous ?

– Moi ? rien ! répliqua lereporter, cette fois, sur le ton le plus ferme. Je dois cependantvous répondre ceci : je suis sûr que nous nous trouvons enface du nihilisme…

– Qu’est-ce qui vous le faitcroire ?

– Ceci !

Et Rouletabille tendit à Koupriane le messagequ’il avait reçu le matin même.

– Oh ! oh ! fitKoupriane ! Vous êtes visé prenez garde !

– Je n’ai plus rien à craindre, je nem’occupe plus de rien !… Oui, nous avons affaire à unrévolutionnaire, mais à sa mode !… Sa façon d’agir n’est pointcelle de l’un de ces petits jeunes gens que le comité central armed’une bombe et qui s’est sacrifié d’avance !…

– Jusqu’où vont les traces que vous avezrelevées ?

– Jusqu’à la petite villa deKristowsky !…

Koupriane bondit :

– Qui est habitée par Boris ?Parbleu ! nous y voilà bien. Je comprends toutmaintenant ! Boris, encore un cerveau malade !… et il estfiancé !… s’il fait le jeu des révolutionnaires, l’affairepeut lui rapporter gros, à lui !

– Cette villa, fit tranquillementRouletabille, est habitée aussi par Michel Korsakof.

– C’est le plus loyal, le plus sûr soldatdu Tsar.

– On n’est jamais sûr de rien, mon cherMonsieur Koupriane.

– Ah ! je suis sûr d’un homme commecelui-là !

– On n’est jamais sûr des hommes, moncher Monsieur Koupriane !

– Je répondrai en tous cas de tous ceuxque j’emploie !

– Vous auriez tort.

– Que voulez-vous dire ?

– Quelque chose qui peut vous servir dansl’entreprise que vous allez tenter, car j’espère bien que vousallez prendre le joli monsieur au nid ! Pour cela, je ne vouscache pas qu’il faudra que vos agents disposent d’une astuce sanségale. Il leur faudra surveiller la maison des îles, la nuit, sansqu’on s’en doute. Plus de pardessus marron à faux astrakan,hein !… des Apaches !… des Apaches sur la piste deguerre, qui « ne font qu’un » avec la terre, avec lesarbres, avec les pierres du chemin… mais, parmi ces Apaches-là,n’envoyez pas l’agent de votre okrana particulière, quisurveillait la fenêtre pendant que l’autre y grimpait.

– Hein ?

– Dame ! ces ascensions, dont onpeut lire les preuves le long du mur et aussi sur le fer forgé dubalcon, ont eu lieu pendant que vos agents, nuit et jour,surveillaient la villa. Avez-vous remarqué, Monsieur, que c’étaittoujours le même agent qui prenait son poste la nuit, derrière lavilla, sous la fenêtre ?

« Le livre de la Générale Trébassof, quitenait à cet égard un très précis état des forces dont elledisposait pendant cette période de siège, est des plus instructifsde ce côté. Les autres postes changeaient de titulaire ; maisle même agent, quand il faisait partie du groupe de garde,demandait toujours le même poste qui ne lui était, du reste,disputé par personne, car ce n’est pas gai de passer les heures dela nuit derrière un mur, dans un champ désert. Les autrespréféraient, de beaucoup, écouler leur temps de veille dans lavilla ou devant la loge où la votka et le médoc de Crimée,le kwass et le pivô, le kirsch et letchi, ne leur étaient jamais marchandés. Cet agents’appelle Touman.

– Touman !… c’est impossible !Un des meilleurs agents de Kiew. Il m’a été recommandé parGounsovski.

Rouletabille ricana.

– Oui ! oui ! oui ! grondale Maître de police… il y a toujours quelqu’un qui ricane comme çaquand on prononce ce nom-là !

Koupriane était devenu cramoisi. Il se leva,entr’ouvrit la porte, donna assez longuement un ordre en russe etrevint s’asseoir.

– Maintenant, dit-il, vous allez meraconter dans tous ses détails l’histoire du poison et des raisinsdu Maréchal de la Cour. Je vous écoute.

Rouletabille lui narra très nettement, et sansen tirer aucun commentaire, tout ce que nous savons déjà. Ilterminait son récit quand un homme, vêtu d’un pardessus marron etde faux astrakan, fut introduit. C’était celui-là même queRouletabille avait remarqué dans le salon du Général Trébassof etqui parlait français. Deux gendarmes se tenaient derrière lui. Laporte avait été refermée. Koupriane se tourna vers l’homme aupardessus.

– Touman ! dit-il, j’ai à te parler.Tu es un traître et j’en ai la preuve. Tu vas tout m’avouer :je te donnerai mille roubles et tu iras te faire pendreailleurs.

Les yeux de l’homme chavirèrent, mais il seremit vite. Il répondit en russe.

– Parle français ! je te l’ordonne,commanda Koupriane.

– Je réponds à Votre Excellence, fitTouman, d’une voix ferme, que j’ignore ce que Votre Excellence veutdire.

– Je veux dire que tu as aidé un homme àpénétrer, de nuit, dans la villa Trébassof, pendant que tu étais degarde sous la fenêtre du petit salon. Tu vois qu’il n’y a pas ànous tromper plus longtemps. Je jouerai avec toi franchement, bonjeu bon argent. Le nom de cet homme et tu as milleroubles ?

– Je suis prêt à jurer sur les saintesicônes…

– Ne fais pas de faux serment…

– J’ai toujours servi loyalement…

– Le nom de cet homme !

– Eh ! je ne sais pas, encore unefois, ce que Votre Excellence veut dire.

– Si, tu m’as compris, reprit Kouprianequi, visiblement, contenait une colère prête à éclater… un hommes’est introduit pendant que tu étais de garde…

– Je n’en ai rien vu. Après tout, c’estpossible… il y a eu des nuits noires… j’allais de long enlarge…

– Tu n’es pas un imbécile. Le nom de cethomme ?

– Je vous assure, Excellence…

– Déshabillez-le !…

– Qu’allez-vous faire ? s’écriaRouletabille.

Mais déjà, les deux gardavoïss’étaient précipités sur Touman, et lui avaient enlevé son paletotet sa chemise. L’homme était nu jusqu’à la ceinture.

– Qu’allez-vous faire ?qu’allez-vous faire ?

– Laissez donc ! dit Koupriane enrepoussant brutalement Rouletabille.

Et, saisissant un fouet qui pendait à laceinture d’un gardavoï, il en détacha un coup retentissantsur les épaules de Touman qui s’ensanglantèrent… Touman, sousl’outrage et sous la douleur, hurla : « Eh bien, oui,c’est vrai ! Je m’en vante ! » Koupriane ne setenait plus de rage. Il criblait le malheureux de coups, ayantenvoyé rouler, au bout de la pièce, Rouletabille qui avait vouluintervenir. Et, pendant qu’il procédait à cette correction, leMaître de police lâchait, contre l’agent qui l’avait trahi, unebordée d’effrayantes injures, lui promettant, avant de le fairependre, de le faire pourrir au fond des cachots les plus humides dePierre-et-Paul, sous la Néva. Touman, entre les deuxgardavoïs qui le maintenaient et qui recevaient parfois,par ricochets, des coups qui ne leur étaient pas destinés, Toumanne faisait pas entendre une plainte. En dehors des invectives deKoupriane, on n’entendait que le cinglement de la lanière et lescris de Rouletabille qui continuait de gémir que « c’étaitabominable » et qui traitait le Maître de police de sauvage…enfin le sauvage s’arrêta. Des gouttes de sang avaient giclé un peupartout.

– Monsieur, dit Rouletabille, quidéfaillait contre le mur, je me plaindrai au Tsar.

– Vous aurez raison ! lui répliquaKoupriane, mais, moi, je suis bien soulagé. Vous ne pouvez pas vousdouter de ce que cet homme a pu nous faire de mal depuis quelquessemaines qu’il est ici.

Touman, sur les épaules duquel on avait rejetéson paletot et qui était retombé sur une chaise, trouva la force dese redresser pour dire :

– C’est vrai. Tu ne me feras jamaisautant de mal que je t’en ai fait, sans que tu t’en doutes. Tout lemal que toi et les tiens êtes susceptibles de me faire est déjàaccompli. Je ne m’appelle pas Touman, mais Mataïev. Écoute. J’avaisun fils que j’aimais comme la lumière de mes yeux. Ni mon fils nimoi ne nous étions jamais occupés de politique. J’étais employé àMoscou. Mon fils était étudiant. Pendant la semaine rouge, noussortîmes, mon fils et moi, pour aller voir un peu ce qui se passaitdu côté de Presnia. On disait qu’on avait tué beaucoup de monde parlà !

« Nous passâmes devant la porte dePresnia. Les soldats nous dirent de nous arrêter, parce qu’ilsvoulaient nous fouiller. Nous avons ouvert nos pardessus. Lessoldats aperçurent la veste d’étudiant de mon fils et se mirent àcrier. Ils déboutonnèrent la veste, tirèrent de sa poche un carnetet y trouvèrent une chanson d’ouvriers qui avait été publiée dansLe signal. Les soldats ne savaient pas lire. Ils crurentque ce papier était une proclamation et ils arrêtèrent mon fils. Jedemandai à être arrêté avec lui. On me repoussa. Je courus chez legouverneur.

« Trébassof me fit rejeter à sa porte, àcoups de crosse, par ses cosaques. Et, comme j’insistais, ils megardèrent prisonnier toute la nuit et le matin du lendemain. Àmidi, je pus courir au poste ; je demandai mon fils ; onme répondit que l’on ignorait ce que je voulais dire. Mais unsoldat, que je reconnus pour avoir arrêté mon fils, la veille, memontra un chariot qui passait, recouvert d’une bâche et entouré decosaques : “Ton fils est là, me dit-il, on le conduit à lafosse !” Fou de désespoir, je me mis à suivre le chariot. Onarriva à la lisière du cimetière de Golountrine. Là, ondistinguait, dans la neige blanche, une fosse énorme, profonde.Deux sagines de long, une sagine de large, jeverrai cela jusqu’à ma dernière minute. Près de la fosse, deuxchariots étaient déjà arrêtés. Chaque chariot contenait treizecadavres. Les chariots furent déchargés dans la fosse et dessoldats commencèrent de ranger des cadavres par files de six. Jecherchai mon fils. Enfin, je le reconnus dans un corps qui étaitresté suspendu au bord de la fosse. Une horrible souffrance étaitpeinte sur son visage décomposé. Je me précipitai sur mon filsmort. Je dis que j’étais son père. On me laissa l’embrasser unedernière fois et compter ses blessures. Il en avait quatorze. Onlui avait volé la petite chaîne d’or qu’il avait au cou et quiretenait la médaille de sa mère, morte l’année précédente. Je luiparlai à l’oreille. Je jurai de le venger. Quarante-huit heuresplus tard je m’étais mis à la disposition du comitérévolutionnaire. La semaine ne s’était pas écoulée que Touman, àqui, paraît-il, je ressemblais beaucoup, et qui était un des agentsde l’okrana de Kiew, était assassiné dans le chemin de ferqui l’amenait à Pétersbourg. Assassinat secret. Je recevais lespapiers de Touman et je le remplaçai près de toi. J’étais sacrifiéd’avance et je ne demandais qu’une chose, c’est que cela durât aumoins jusqu’à l’exécution de Trébassof. Ah ! j’aurais voulu letuer de ma propre main, celui-là !

« Mais un autre avait déjà été désigné etmon rôle devait se borner à l’aider. Et tu crois que je vais tenommer cet autre-là ! Jamais !… Et si tu découvres cetautre-là, comme tu m’as découvert, un autre viendra, et unautre ! Et un autre ! Jusqu’à ce que ce Trébassof paieses crimes ! C’est tout ce que j’ai à te dire,Koupriane !… Quant à vous, mon petit, ajouta-t-il en setournant vers Rouletabille, je ne donnerais pas cher de vosos ! Nous ne valons guère mieux tous les deux. Et c’est ce quime console !…

Koupriane n’avait pas interrompu l’homme. Ille regardait en silence, tristement.

– Tu sais, mon pauvre vieux, que tu vasêtre pendu, maintenant ! lui dit-il.

– Non ! gronda Rouletabille.Monsieur Koupriane, je vous fiche mon billet que celui-là ne serapas pendu !

– Et pourquoi cela ? demanda leMaître de police, pendant que, sur un signe de lui, on emmenait lefaux Touman.

– Parce que c’est moi qui l’aidénoncé !

– En voilà une raison. Et qu’est-ce quevous voulez que j’en fasse ?

– Gardez-le pour moi ! Pour moi toutseul, vous entendez !

– En échange de quoi ?

– En échange de la vie du GénéralTrébassof, vous y gagnez !…

– Eh ! la vie du Général Trébassof,vous en parlez comme si elle vous appartenait !… comme si vousen disposiez !…

Rouletabille posa la main sur le bras deKoupriane.

– Peut-être ! dit-il.

– Voulez-vous que je vous dise une chose,Monsieur Rouletabille, c’est que la vie du Général Trébassof,d’après ce que vient de laisser échapper ce Touman qui n’est pasTouman, ne vaut guère plus cher que la vôtre si vous restezici ! Puisque vous êtes disposé à ne plus vous occuper derien, prenez le train, cher Monsieur, prenez le train, etpartez !

Rouletabille se promena de long en large, fortagité, puis, soudain, il s’arrêta :

– Impossible ! fit-il.Impossible ! Je ne… je ne puis pas partir encore.

– Pourquoi ?

– Mon Dieu ! Monsieur Koupriane,parce qu’il me reste à interviewer le président de laDouma et à finir ma petite enquête sur la politique descadets.

– Oui-da !…

Koupriane le regardait avec un souriregoguenard.

– Qu’allez-vous faire de cet homme ?demanda Rouletabille.

– Le faire soigner.

– Et après ?

– Après, il appartient à ses juges.

– C’est-à-dire au gibet !

– Dame !

– Monsieur Koupriane, je vous le répète.Vie contre vie. Donnez-moi celle de ce pauvre diable et je vouspromets celle du Général Trébassof.

– Enfin, expliquez-moi !…

– Rien du tout ! me promettez-vousque vous garderez le silence sur le cas de cet homme, ce qui, dureste, peut vous servir, et que l’on ne touchera pas à un cheveu desa tête ?…

Koupriane regarda Rouletabille, comme ill’avait déjà regardé lors de l’explication qu’il avait eue avec luisur le bord du golfe… et, comme cette fois-là encore, il sedécida :

– C’est bien ! fit-il. Vous avez maparole… le pauvre diable donc !

– Vous êtes un brave homme, MonsieurKoupriane, mais un peu vif, le fouet à la main…

– Que voulez-vous ! C’est déjà lemétier qui veut cela !…

– Adieu ! ne me reconduisezpas !… je suis déjà assez compromis, fit Rouletabille enriant.

– À bientôt ! et bonnechance !… Tâchez de trouver chez lui… le président de laDouma ! ajouta Koupriane, farceur, avec un grosrire.

Mais Rouletabille était déjà parti.

– Ce gamin, exprima tout haut le maîtrede la police, ne m’a pas dit la moitié de ce qu’il sait.

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