Sébastien Roch

Chapitre 2

 

 

L’encourageant accueil, les affectueusesparoles du jeune prêtre ne rendirent point le calme à Sébastien.Vacillant, parmi les jambes hostiles et les bouillottes heurtées,il avait eu beaucoup de peine à s’installer, huitième, dans uncoin. Et il restait le corps très raide, les paumes collées auxgenoux, n’osant s’allonger sur les coussins, ni faire un mouvement,ni lever autour de lui ses yeux encore humides de larmes. Dépaysédans le luxe d’un compartiment de première classe, comprenant qu’onl’observait, qu’on le dévisageait, il était horriblement gêné, etcette gêne lui était une souffrance lancinante qui absorbaitl’autre, la souffrance de la séparation. Pourtant, au bout dequelques minutes, il s’aventura jusqu’à chercher, d’un glissementd’œil oblique et lent, à mieux entrevoir le Père, qui, sur labanquette d’en face, à droite, était assis, le menton levé, la têterenversée contre le dossier. Il lui parut très maigre, avec un longcou d’oiseau, des pommettes saillantes, une bouche mince, sanssourires, et des yeux redevenus sévères, sans caresses. Mais lamanche d’une douillette, pendant, balancée, hors du filet,promenait sur son visage une ombre noire, courte, agile et mobile,qui en déformait les traits, tantôt noyés d’encre, tantôtéclaboussés d’une trop brutale et presque fantastique lumière.Sébastien s’amusa à suivre le jeu de cette ombre qui passait etrepassait avec des battements de chauve-souris. Il dut abandonnercette distraction, qui lui servait en même temps de contenance,effrayé d’entendre le Père lui adresser une question banale, dansle but de le mettre à l’aise. Le rouge lui monta au front, commes’il eût été pris en faute. Pour répondre, par un violent effort decourage, il rappela à lui sa volonté éperdue.

Bientôt de bruyantes conversations succédèrentau silence qui avait accueilli son arrivée. Le Jésuite y prit part,sur un ton enjoué, avec une familiarité de camarade, respectueuxsous ses allures libres et dégagées, du rang social et de l’argentque représentaient ces jeunes collégiens. Étant tous des anciens,il les connaissait de longue date, et s’intéressait aux récitsenthousiastes de leurs vacances. C’étaient des promenades à cheval,des chasses, des voyages, des comédies au château, des cochers, desgardes, des chiens, des poneys, des fusils, des évêques ; uneévocation de vie élégante, heureuse, choyée, dont le contraste avecla sienne, monotone et vulgaire, redoublait l’embarras deSébastien, y joignait l’amertume d’une inconsciente jalousie.C’étaient aussi des nouvelles du collège, données par lePère : les embellissements du parc, la chapelle de lacongrégation, restaurée en l’honneur du magnifique retable offertpar la sainte marquise de Kergarec… la pièce d’eau élargie pour lepatinage… le théâtre reconstruit dans l’ancien jeu de paume desmoyens… une très importante réforme du Père Préfet :l’exposition permanente, au parloir, d’un tableau contenant, gravésen lettres d’or, les noms de tous les élèves reçus à Saint-Cyr.Enfin, l’acquisition d’un yacht, leSaint-François-Xavier,pour les excursions en mer, lesjours de grande sortie, un yacht tout blanc, portant à la prouel’image du saint, soutenue par deux anges aux ailes dorées.

– Très chic !… Bravo !…applaudit l’un des élèves.

À quoi le Père ajouta :

– C’est encore un secret… mais il estquestion d’une fête monstre, pour la bénédiction duSaint-François…, messe en musique, procession, banquet, loterie… LePère Gargan récitera une pièce de vers admirable…

Ô Saint-François-Xavier, tuvogueras, superbe,

Sous la direction du Père deMalherbe ;

Et ta proue écumante et ton beauprévainqueur

Fendront les flots d’azur, avec beaucoupd’ardeur…

Et tous, se trémoussant de joie, entonnèrenten chœur, avec le Jésuite qui battait la mesure :

Il était un petit navire

Qui n’avait ja… ja… ja…

Cette gaieté, qui correspondait si mal àl’état de son âme, navra Sébastien. Cela lui répugnait de penserque des chansons puissent sortir de lèvres, chaudes encore dudernier baiser des parents. Il s’efforça de ne pas les entendre. Letrain roulait à toute vitesse. De son coin, où il demeuraitimmobile, l’enfant regarda, par la glace mi-levée de la portière,le paysage nocturne : une fuite d’ombres, puis, au-dessus, unefuite de ciel, de ciel étoilé d’or qui semblait retourner au pays,emporté par de rapides nostalgies. Longtemps, il s’attacha, rêveur,à la contemplation de ce ciel, que lui dérobaient parfois lesépaisses fumées de la machine se dorant au rayonnement de la lampe,et se fondant, tour à tour, dans la nuit. La nuit étaitcharmante ; des blancheurs y flottaient, au ras de la terre,doucement remuées ; sur les masses d’ombre, des reflets depeluches argentées se posaient ; et les champs prenaient desaspects de lacs endormis, de forêts noyées, de jardins dont lesfleurs se vaporisent ; les coteaux s’érigeaient en villesconfuses, infinies, hérissées de tours, de clochetons, de flèches,en villes barbares, en villes magiques, reculées jusqu’aux confinsde l’espace et du rêve, par la métamorphose incessante desbrumes.

Peu à peu, le calme se rétablit dans le wagon,les figures fatiguées s’ensommeillèrent ; et le Père, ayantdéclaré qu’il était temps de dormir, récita une courte oraison, etbaissa le store sur la lampe. Tous se tassèrent sous leurscouvertures, cherchant une position commode, au détriment duvoisin. Le silence qui l’entourait, la demi-obscurité surtout, quile baignait d’un mystère, où les visages n’apparaissaient plus quecomme des frissons de lumière, tremblotant sur des taches deviolentes ténèbres, enhardirent Sébastien. Heureux de n’avoir plus,braquée sur lui, l’ironique curiosité de tant de regards étrangers,il osa s’enfoncer davantage sur les coussins, étira ses membresengourdis, et, calant sa tête dans l’angle capitonné del’accoudoir, il croisa les pans de sa redingote sur ses genoux, etferma les yeux. Alors, au roulis orchestral du wagon, qui leberçait délicieusement, qui lui mettait dans l’oreille desmusiques, des airs de chansons inconnues, des rythmes de dansesoubliées, il sentit descendre en son être une grande douceur,presque une joie de vivre et d’être emporté ! La gêne, lacrainte, la souffrance, tout cela s’évanouit, comme s’étaientévanouis les tourbillons de vapeur, s’interposant entre le ciel etlui. Il écouta, aussi, avec confiance, le bruit clair, le joli etléger tintement métallique d’un chapelet, dont les grains, durantune heure, se déroulèrent sous les doigts du prêtre. À mesure quechaque tour de roue l’éloignait davantage des choses regrettées,sans un déchirement intérieur, avec une mélancolie résignée etbienfaisante, il revoyait, en un rêve attendri, la petite rue dePervenchères, les bonnes gens sur leurs portes, saluant son départ,la gare et ses jaunes affiches ; son père qui le tenaittendrement par la main, et le Jésuite, disant dans unsourire : « Quel charmant enfant, Monsieur !… Etcomme nous l’aimerons. » Sur cette vision consolante d’unemultitude de maîtres, ingénieux à l’aimer, il s’endormitprofondément.

Il ne se réveilla qu’à Rennes, où l’onquittait le train. À peine si l’aube froide teintait d’une pâleurrosée la voûte vitrée de la gare. L’arc immense qui la termines’ouvrait sur un ciel morne, brouillé de brumes jaunes,crasseuses ; dans les brumes s’enfonçait un paysage de toitsnoirs, de murs couleur de suie, de machines fumantes, de profilsperdus. Et, parmi les rumeurs, les sifflets, les roulements deslocomotives sur les plaques tournantes, dans la clarté ternie dugaz, une cohue d’ombres, une bousculade de dos vagues, de visagesblafards, s’agitaient. Sébastien, effaré, emboîta le pas duPère.

À Rennes, d’autres bandes d’élèves, venus dedirections différentes, attendaient. Ce fut un indescriptiblebrouhaha, une tumultueuse mêlée de poignées de mains,d’embrassades, de confidences impatientes, auxquels l’autorité dessurveillants eut peine à mettre un terme. Après un déjeunersommaire, promptement servi au buffet de la gare, ils s’empilèrenttous dans cinq grandes diligences, serrés l’un contre l’autre,chacun jouant des coudes et des genoux, afin de s’assurer une placemeilleure ; Sébastien avait encore les idées obscures, lesyeux bouffis de sommeil. Quoiqu’il eût très faim, il n’avait pointosé prendre sa part du déjeuner. Comme personne ne l’y avaitinvité, il craignait de ne pas en avoir le droit. Dans la voiture,il se laissa marcher sur les pieds, renvoyer d’une banquette àl’autre, étourdi, inconscient, mais tâchant, dans son désarroi, àne pas perdre de vue la soutane du Jésuite, comme un voyageur égarés’obstine, du regard, vers la lumière aperçue dans la nuit, et quile guide. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il parvint à s’insérerentre deux camarades. Et la voiture roula.

– Tu es un nouveau ? lui demanda sonvoisin de droite, un bel adolescent qu’enveloppait un amplepardessus à collet de fourrure.

– Oui, répondit-il, tremblant, etcependant heureux que quelqu’un voulût bien s’occuper de lui…J’suis d’Pervenchères.

– Ah ! t’es d’Pervenchères ?…Ta parole ?… Et comment t’appelles-tu ?… Tu t’appellesmonsieur de Pervenchères ?…

– Je m’appelle Sébastien Roch…

– C’est épatant, tu sais, de s’appelercomme ça !… Et ton chien ?… Tu as oublié tonchien !… Où est-il, ton chien ?… Je me disais bien que jet’avais vu quelque part, mon vieux Saint-Roch !… C’étaitau-dessus de la porte de notre jardinier, dans une niche… Seulementtu étais en pierre, et tu avais ton chien… Dis donc ?

Il lui bourra les côtes, à coups de coude.

– Dis donc ?… Ce n’est pas uneraison pour t’asseoir sur mon pardessus.

Et comme les élèves riaient, que Sébastien,confus et très rouge, baissait la tête :

– Allons ! Châteauvieux !… fitle Père, d’une voix indulgente, presque complice ; laissez cetenfant tranquille.

Châteauvieux détourna la tête avec une moue dejovial dédain. Il lissa sa fourrure, se ganta soigneusement, etraconta des histoires de chasse.

La route fut longue et lassante. Sous un cielgris, gris comme un plafond tendu de toile grise, sous un cielimmobile, sans une seule nuée voyageuse, de courts horizonsondulaient, durs et secs ; des champs se succédaient,lourdement vallonnés, enclos de pierres, avec de chétifs pommierspenchant, de distance en distance, leurs tignasses moussues. Çà etlà, des maisons basses, noirâtres, baignant, dans la boue et lefumier, leurs assises, imbibées du purin des étables ; çà etlà, des masures montrant, derrière les coteaux, des toits gondoléset des cheminées croulantes. Puis des villages sordides oùgrouillait une humanité bestiale, servile ; faces terreuses,haillons de misère, lentes et dolentes échines. Et des bois dechênes trapus, et des bois de pins rabougris, faisaient plus tristele triste jour, pleurant entre leurs sombres ramures. Plus loin,Sébastien vit des landes ; des landes pelées, dévorées par lacuscute, des pays de fièvre, maudits, à perte de vue, où rien devivant ne semblait croître et fleurir, où les gramens eux-mêmessortaient de la terre, déjà desséchés et morts. Des vachessquelettaires, des spectres de chevaux roux, au mufle barbu commele menton des chèvres, erraient, sinistres, sur la pâleur vitreusedes flaques d’eau, paissaient l’illusoire pousse des ajoncs. Desmoutons noirs tiraient sur leurs entraves, et, boitant, faméliques,tournaient en rond, sans cesse. De place en place, pareils à desanimaux pétrifiés, des blocs de granit se dressaient, inquiétantescarcasses, évoquant des vies antérieures, des races disparues, lesinachevées et fabuleuses formes des âges préhistoriques. L’œil,parfois, se rafraîchissait à de petites vallées vertes ; dansles fonds d’herbe grasse, sous des branches feuillues, passait lajoie rapide des ruisseaux ; oasis vite franchies, viteoubliées, vite perdues en l’immense stérilité. Et l’haleine de lamort recommençait à charrier, dans l’atmosphère plus dense, leslourdes émanations paludéennes, et les tourbillons de poussièrecosmique, larves invisibles de l’éternelle pourriture. Auxcarrefours des routes, aux embranchements des traverses, tout d’uncoup, surgissaient des calvaires difformes, se penchaient desstèles barbares, s’accroupissaient de géantes pierres, gardant lesouvenir des dieux homicides qui ont régné là.

Tout le monde descendait aux côtes. Les unss’empressaient autour des Pères qui exagéraient leurs airsfraternels et leurs allures gaies ; les autres escaladaientles fossés et lançaient des cailloux, pris d’un besoin demouvement. Quelques-uns, bras dessus, bras dessous, chantaient descantiques. Aucun n’adressa la parole à Sébastien qui remarqua, nonsans amertume, que le jeune Père « qui devait tantl’aimer » ne lui prêtait plus la moindre attention. Sur laberge du chemin, écrasé par la désolation de l’âpre nature, dont ilne pouvait comprendre encore la farouche et mystérieuse beauté,ressaisi par ses terreurs du collège qui, bientôt, allaitapparaître, là-bas dans les brumes, il marchait seul, l’âme endétresse, plus abandonné au milieu de ses camarades, que la bêtevaguant à travers le silencieux infini de la lande. « Et commenous l’aimerons », se répétait-il, dans l’espoir d’étoufferl’involontaire et persistante défiance, dont son cœur était plein,et qui lui rendait plus cruels l’inhospitalité des choses,l’indifférence de ses maîtres et le mépris ricaneur, hautain, deses compagnons. Cette phrase qui lui revenait souvent, il croyait ydémêler un sens d’hypocrite moquerie, une ironie perfide, et il sedisait : « Non, ils ne m’aimeront jamais… Et commentpourraient-ils m’aimer, puisqu’ils en aiment tant déjà, qu’ilsconnaissent mieux que moi, tant qui ont des chevaux, des fourrures,des beaux fusils, tandis que moi, je n’ai rien ? » Ilavait alors des envies violentes de s’enfuir ; à un détour dela route il ralentit le pas. Il attendrait que les voitures et labande des élèves eussent disparu, et puis il se mettrait à courir.Mais une pensée le glaça. Où donc aller ? Devant lui, derrièrelui, partout, la solitude morne, le désert. Pas une maison, pas unabri en cet espace de cauchemar, en cette spectrale nuditéterrestre. À l’horizon qu’envahissaient des brumes violacées, pasun clocher ; un ciel implacable au-dessus de sa tête, un cielmaintenant enduit de plomb opaque, que des corbeaux, par troupesaffamées, traversaient sans interruption. Et, tout petit, avec salongue redingote qui lui faisait dans le dos des plis ridicules, etdont les basques caricaturales flottaient comiquement autour de sesjambes, il regagna les diligences, continua de les suivre,souhaitant de n’arriver jamais.

À Malestroit, près d’un vieux pont, ons’arrêta pour relayer et pour dîner : dîner morne, dans unesale auberge, sous des poutres enfumées, parmi d’intolérablesodeurs de cidre aigre et de graisse rance. Personne ne parlait,étourdi par le voyage, et Sébastien, relégué à l’un des bouts de lagrande table, que des femmes servaient, en corsages brodés, encoiffes ailées de religieuses, ne mangea point. Un affaissementphysique, une sorte d’anéantissement moral, remplaçaient lasurexcitation aiguë de ses nerfs, maintenant détendus et meurtris.Sa tête était vide, sa volonté paralysée. Il ne pensait plus àrien, ni au passé, ni au présent ; il ne sentait rien, ni sesjambes endolories, ni ses reins rompus, ni la pesante boule deplomb qui lui emplissait l’estomac. Hébété, ses mains cachées sousla table, il regardait devant lui, sans voir, sans entendre, sanscomprendre pourquoi il était là, et ce qu’il faisait.

Quatre heures après, il se trouva couché dansun petit lit de fer, entre des cloisons de bois, fermées par unrideau blanc. Les cloisons montaient à mi-hauteur du plafond,laissant, au-dessus d’elles, un vide où des clartés tremblantes delampe s’épandaient. Près du lit, une étroite table, garnie d’unecuvette et d’un pot à eau ; contre la cloison, à portée de lamain, un bénitier, surmonté d’un crucifix ; en face, contrel’autre cloison, ses habits qui pendaient, accrochés, pareils à despeaux de bêtes écorchées.

Il ne se rappelait pas exactement ce quis’était passé, depuis Malestroit. Il avait seulement la sensationde choses tronquées, fugitives, un peu effarantes, passant del’éclat vif des lumières au néant des plus intenses ténèbres… Il sesouvenait d’avoir longtemps roulé, dans un bruit de grelots, devitres ébranlées, roulé en une voiture où des visages cahotés,endormis, s’éclairaient très pâles, à la lueur terne d’un lampion…Et ce roulis, ces cahots, ces chocs des épaules, il croyait lesressentir encore. Toujours tintaient à ses oreilles, mais pluslointains, les grelots ; toujours vibraient, mais plusassourdies, les vitres. Et de fumantes croupes de chevaux, avec desossatures pointues, fantastiquement maigres, se levaient,bondissaient, dans un halo de lumineuse vapeur… Puis une villeconfuse, à peine entrevue dans la nuit… puis une porte, devantlaquelle l’on s’était arrêté, une façade haute, sommée d’une croixdont les bras luisaient… puis de longs couloirs blancs, desescaliers interminables… La marche d’une foule sur des dallessonores… Et des soutanes, rapides, fuyantes… des saints de plâtreblafards, des vierges livides, projetant sur les murs l’ombre degestes raidis !… Des lits, des lits… puis rien !… Sa peaubrûlait, ses tempes battaient… Quelque chose comme un cercle de ferlui opprimait le front… Où donc était-il ? Il se souleva àdemi, hors des draps, et il écouta… Un grand silence !… Ungrand silence où, peu à peu, se percevait plus distincte,l’indécise et continue rumeur des respirations endormies, où, toutà coup, éclataient la voix effrayée d’un rêve, le bruit rauqued’une toux, le choc sourd d’un coude entre les cloisons de bois… Ilpensa à sa petite chambre, de là-bas, à ses gais réveils, à la mèreCébron, que tous les matins, dans la cuisine, il trouvait en trainde griller des tartines de pain, pour le café au lait, et ilsoupira. C’était fini !… Jamais plus il ne reverrait sachambre, ni la mère Cébron, ni rien de ce qu’il avait aiméjusque-là !… De temps en temps, sur la blancheur des rideaux,gonflés par un souffle furtif, rôdait, vigilante et déformée,l’ombre d’une soutane… Et les heures sonnaient, espaçant dessiècles.

 

Le réveil ne sonna qu’à huit heures. Un tapagegrandissant emplit le dortoir ; piétinement de foule,bourdonnement de ruche en travail, sur quoi se détachaient le bruitplus clair des rideaux glissant, un à un, sur leurs tringles defer, et la ruisselée de l’eau tombant dans les cuvettes.Machinalement, Sébastien se leva, la tête alourdie, les idéesdisjointes, mal à l’aise. Un jour avare, un jour de prison,remplaçant la lueur des lampes éteintes, rampait au plafond,laissait les cloisons dans une pénombre étiolante. Il s’habilla, àla hâte, gauchement, négligeant de se laver, de peur d’être enretard, et, sans trop savoir comment cela s’était produit, il seretrouva, au milieu d’une longue file, heurté, bousculé, et flanquéde deux compagnons, ainsi qu’un malfaiteur, entre deux gendarmes.La file s’ébranla. Il revit les escaliers, les saints de plâtre,les couloirs percés de larges fenêtres, par où des coursrectangulaires, des petits jardins souffrants, des espaces carrésen forme de cloître et de préau, s’apercevaient uniformément enclosde hauts bâtiments qui leur donnaient un jour crayeux, d’unedureté, d’une tristesse infinie. Distraits, bâillant, les élèvesentendirent la messe dans une chapelle sombre, basse, étouffante,sorte de tribune s’ouvrant latéralement sur la nef publique, hauteet voûtée, dont on ne voyait, en raccourci, qu’une partie du chœuret l’autel fastueux. Ensuite, ils se rendirent au réfectoire, vastesalle très claire, blanchie à la chaux, où, malgré la propreté destables et la remise à neuf des murs, persistaient des odeurs fades,les douceâtres relents des anciennes nourritures. À peine siSébastien toucha du bout des lèvres au déjeuner : du laitchaud, servi en d’énormes jattes de fer blanc. Ce ne fut que dansla cour de récréation qu’il put reprendre possession de soi-même,recouvrer la notion du lieu où il était, reconstituer à peu près lesouvenir de ce qui venait de se passer de violent, d’insolite danssa vie. Quoiqu’il éprouvât, à ce moment même, une impressionpénible d’abandon, d’exil, la sensation douloureuse d’être arrachéà des habitudes, à des joies, à des libertés vagabondes, l’angoissed’être emmuré désormais dans de l’inconnu, il aspira,délicieusement, à pleins poumons, l’air frais du matin. Et il restalà, sans bouger, regardant les élèves qui se dispersaient, parcouples, par groupes, regardant les autres cours, qui s’animaient,le collège, et s’étonnant de ne pas voir le théâtre, le bateau,dont ils avaient tant parlé, dans le wagon, ni la mer, la mer qu’ildésirait tant voir. Il bruinait ; un vent aigre soufflait del’ouest, poussant dans le ciel de gros nuages floconneux ; etcette fraîcheur humide qu’il apportait lui faisait du bien,détendait ses muscles, calmait ses nerfs.

Tout à coup, un jeune garçon se planta, droit,devant lui.

– Je me nomme Guy de Kerdaniel, dit-il…Et toi, comment t’appelles-tu ?

– Sébastien Roch ?

– Tu dis ?

– Sébastien Roch !

– Ah !

Guy de Kerdaniel cligna de l’œil, réfléchit uninstant, et, les poings sur les hanches, le torse cambré, ilinterrogea, très impérieux :

– Es-tu noble ?

À cette question inattendue, Sébastien rougitd’instinct, comme s’il eût été coupable d’un gros péché. Il nesavait pas exactement ce que c’était d’être noble ; mais,devant l’attitude dominatrice de son petit interlocuteur, ilsoupçonna que de ne l’être pas cela constituait une faute grave,une malpropreté, un déshonneur.

– Non, répondit-il, d’un air humble,presque suppliant.

Il se tâta la poitrine, les flancs, lesgenoux, pour bien s’assurer qu’une bosse ou quelque dégoûtanteinfirmité, ne lui avait pas, soudainement, poussé sur le corps.Ensuite il considéra, de son œil doux effaré, le hardi camaradedont l’évidente majesté l’éblouit. Cette casquette, crânementposée, en arrière de la tête, sur la nuque, ces gestes délibérés,ce visage insolent, pâle et fin, aux grâces souples et douteuses decourtisane et, par-dessus tout cela, ces habits seyants etfrivoles, lui apparurent comme la révélation de quelque chose detrès grand, de sacré, d’inaccessible, à quoi il n’avait pas encoresongé jusqu’ici. Sébastien fut véritablement écrasé de tant deprestige, et, par contre, il acquit, sur l’heure, la certitude deson indignité. À n’en pouvoir douter, il était devant l’un de cesêtres supérieurs, augustes, dont son père parlait avec tant derespect et d’émerveillement. Ce petit personnage, de touteévidence, n’était point comme lui-même, bâti de chair vulgaire etd’os grossiers, mais de matières précieuses, plus précieuses quel’or et l’argent. Il se dit : « C’est peut-être un filsde prince. » Ce fut un moment de douloureux émoi. Sous sesvêtements, antiques hardes, godantes défroques de famille,sommairement retaillées, retapées par la mère Cébron, et qui luipesaient aux épaules, plus lourdes que des chapes de plomb, il sejugea si gauche, si infime, tellement déchu, qu’il eût vouludisparaître au fond de quelque trou, ou s’évaporer dans l’air,comme une fumée. Pourtant, avec l’intention vague de seréhabiliter, il bégaya, en un mouvement comique deslèvres :

– J’suis d’Pervenchères… dans l’Orne…J’suis d’Pervenchères…

Il se souvint des recommandations de son père.Pour convaincre le troublant Guy de Kerdaniel de son droit à vivre,près de lui, à respirer le même air, manger le même pain, apprendreles mêmes choses que lui, il tenta de raconter l’église, leschapiteaux, l’illustre ancêtre Jean Roch, l’âne, leur mort à tousles deux, dans les rues, à coups de bâton. La phrase qu’il fallaitne lui vint pas. Il ne savait par où commencer, par l’âne, ou parl’église. Et, bégayant, plus fort, et croyant résumer cettemagnifique histoire dans un seul cri, il répéta :

– Puisque j’suis d’Pervenchères !…Na !…

Ce correctif plaisant parut ne pasimpressionner beaucoup Guy de Kerdaniel qui, lui aussi, examinaitSébastien, des pieds à la tête, dédaigneusement. Étonné, scandalisémême de se trouver en présence de quelqu’un qui, n’étant pas tout àfait un paysan, n’était pas, non plus, un noble, de si mincenoblesse que ce fût, l’aristocrate gamin ne pensait pas à rire. Ilétait devenu sérieux comme un juge ; des plis durs rayaientson front. Ce fait anormal le choquait, autant qu’il dérangeait sesnotions héréditaires sur l’organisation des hiérarchies humaines,et le bon ordre des contacts sociaux. Devait-il hausser les épauleset s’en aller, ou bien administrer une paire de gifles à ceminuscule insecte, qui avouait n’être pas noble et s’appeler de cenom barbare : Sébastien Roch ?… De ce nom cynique :Sébastien Roch !… Sébastien Roch !… Certes, rien que celavalait une gifle. Il hésita, quelques secondes, la main levée.Finalement, pris d’un suprême dégoût où s’affirmait mieux que dansla violence l’inflexible antagonisme des castes, il se contenta dedemander :

– Alors !… qu’est-ce que tu faisici ?

– Je ne sais pas, gémit-il.

Guy s’impatienta, frappa la terre du pied.

– Enfin, ton père, qu’est-ce qu’il fait,ton père ?

– Papa ?… articula Sébastien.

Mais il s’arrêta, de nouveau décontenancé.

Au choc de cette interrogation, il venaitd’entendre distinctement la porte d’un monde se refermer sur lui.Une poussée brutale le rejetait hors d’une vie qui n’était point lasienne, et où il n’avait pas, anonyme et chétif avorton, le droitde pénétrer. Maintenant, il ne doutait plus que, si manquer denoblesse était une impardonnable faute, faire quelque choseéquivalait à une infamie, dont rien ne pouvait vous laver. Iladmira Guy de Kerdaniel autant qu’il l’envia et le détesta.« Qu’est-ce qu’il fait, ton père ? » Et voilà que lanécessité de répondre à cette question lui causait subitement unegêne insurmontable, une angoisse plus vive que toutes cellesjusqu’alors souffertes. Sébastien éprouva contre son père et contrelui-même un sentiment affreusement pénible, qu’il ne se souvenaitpas d’avoir jamais connu. Ce n’était pas de la colère ;c’était plus que de la pitié, presque de la honte, cette espèce dehonte, basse et lâche, qui s’attache à l’idée de la difformitéphysique. Avec une précision où s’accentuaient toutes lesinfériorités sociales, il revit son père, en manches de chemise,les reins serrés par le tablier de cotonnade grise, fureter dansune boutique, encombrée d’objets vulgaires, et très laid de sesmains maculées de rouille, gercées de travail, ranger des poêlonsde fonte, ficeler des paquets de clous. Cela lui sembla répugnant,inadmissible, et plus irréparable que s’il eût été bossu oucul-de-jatte. De même qu’il avait mesuré la distance qui leséparait de Guy de Kerdaniel, de même il mesura celle qui séparaitson père du père de celui-ci : un beau monsieur, sans doute,avec une belle barbe étalée, et des mains très blanches, fièrementcampé dans une voiture, que menait, sur des allées de sable jaune,à travers des paysages riches, un cocher tout galonné d’or. Dans lavertigineuse seconde que dura son hésitation à répondre, millepensées, mille souvenirs, mille sentiments, mille spectacles, millepresciences, défilèrent ensemble et pêle-mêle. Les êtres, leschoses, les idées prenaient des contours autres, des directions etdes formes nouvelles, d’une implacable rigueur, d’unedésenchantante brutalité. Et les murs de la cour, et la boutiqueprojetaient leur sale ombre sur ses plus chers, ses plus purssouvenirs. Son père, les voisins, Mme Lecautel,Marguerite, le pays tout entier, le ciel natal, et lui-même, cetteombre les enveloppait d’un épais, d’un étouffant voile de dégoût.En ce moment, ses billes d’agate et de verre colorié, sa belleboîte de compas, ses toupies de cuivre ronflant, dont il était sifier, vis-à-vis de ses camarades de là-bas, qui réalisaient saconception la plus élevée du bonheur, du luxe et du rang, il leseût sacrifiés, sans un regret, avec joie, tout de suite, pour êtrené de parents nobles et oisifs, pour pouvoir le crier bien haut àla face de tous les Kerdaniel de la terre. En son troubled’orgueil, il chercha d’abord à mentir, à se renier, à se hissersur des héraldismes vertigineux. Il ne trouva rien d’assezplausible, rien d’assez émerveillant, ne sachant pas ce qu’ilfallait dire. D’ailleurs, son pantalon trop court, sa veste troplarge, en forme de flottante guérite, qui protestaient de lamodestie de leur origine, le découragèrent, le rappelèrent à laréalité de sa condition. Puis il comprit que ce serait vil dementir ainsi, se souvint des paroles que ne cessait de lui répéterson père : « Il faut toujours être soumis et respectueuxenvers les personnes plus élevées que soi, par la fortune et par lanaissance. » Et, d’une voix tremblée, où pleurait toutel’humilité d’un aveu, il murmura :

– Papa ?… Il est quincaillier.

Ce fut aussitôt un éclat de rire, uneexplosion de moqueries qui lui éclaboussèrent la figure, ainsiqu’un jet de boue.

– Quincaillier !… Ha !ha ! ha ! quincaillier !… Tu es venu ici pourrétamer des casseroles, dis ?… Tu repasseras mon couteau,hein ?… Qu’est-ce qu’on te paie par jour, pour nettoyer leslampes ?… Quincaillier !… Hé là-bas !… Il estquincaillier !… Hou !… hou !… hou !…

Le rire alla se perdant, ironiquement scandépar la fuite de deux pas. Sébastien leva les yeux. Guy de Kerdanieln’était plus là… Il avait rejoint un groupe d’élèves auxquels,gesticulant, il racontait déjà l’extraordinaire et scandaleuseaventure d’un quincaillier égaré parmi de jeunes nobles. Des crisde surprise, de protestation, des exclamations indignées,éclatèrent… Un quincaillier ! Qu’est-ce que çamangeait !… un quincaillier !… c’était peut-êtrevenimeux !… Quelques-uns proposèrent de donner la chasse àcette bête inconnue et malpropre. Et le rire recommença, renforcécette fois d’autres rires plus aigus et de plus insultantesmoqueries. Ils imitaient l’aboiement des chiens, le claquement desfouets, le son de la trompe, le galop d’une chasse à travers leshalliers.

– Hardi, les toutous !… Hou !hou ! hou !

Toutes les voix, tous les regards, le petitSébastien les sentit peser sur lui, infliger à son corps la torturephysique d’une multitude d’aiguilles, enfoncées dans la peau. Ileût voulu se ruer contre cette bande de gamins féroces, lessouffleter, les piétiner, ou bien les apaiser par sa douceur, etleur dire :

– Êtes-vous fous de rire ainsi de moi quine vous ai rien fait ?… Qui voudrais tant vousaimer ?

S’il avait eu son pain d’épices, ses tablettesde chocolat, il les leur eût distribués.

– Tenez, vous voyez que je ne suis pasméchant !… Et je vous en donnerai d’autres.

Un Père surveillant, qui, non loin de là,lisait son bréviaire, vint se mêler au groupe. L’enfant se crutsauvé : « Il va les faire taire, les punir, »pensa-t-il. S’étant informé pourquoi l’on riait de la sorte, leJésuite se mit, lui aussi, à rire, d’un rire amusé, discret etpaterne, tandis que son ventre rond, secoué de légers soubresauts,gonflait gaiement la soutane noire. Alors, pour ne plus entendreces rires et ces voix qui lui faisaient mal, pour échapper à cesregards qui le martyrisaient, Sébastien courba la tête ets’éloigna, désespéré.

Dans la vaste cour, entourée d’une hautebarrière blanche et fermée sur le parc par une quadruple rangéed’ormes grêles, des enfants de son âge couraient, jouaient,d’autres se promenaient, bras dessus, bras dessous, sérieux etbavards ; d’autres encore, assis sur les marches du jeu depaume, narraient les prouesses de leurs vacances. Il n’enconnaissait aucun. Pas un visage ami, pas une allure familière, pasune main prête à se tendre vers sa détresse de nouveau venu. Avecune serrée au cœur, il observait que des élèves, arrivés comme lui,de la veille, comme lui dépaysés, perdus, tout bêtes, secherchaient, se rapprochaient, commençaient des ébauches d’amitié,sous l’œil favorable des maîtres. Seul, il restait à l’écart,n’osant faire aucune avance, de peur des rebuffades ; ilsentait s’élargir le vide autour de lui, irrémédiablement ; ille sentait s’élargir de tout l’infranchissable espace, de toutl’inviolable univers qui le séparait de Guy de Kerdaniel et desautres, de tous les autres. Cela se reconnaissait donc que son pèreétait quincaillier ? Il gardait sur lui la visible empreintede cet état condamné ? Il était plus repoussant qu’un chien,dont la peau est rongée par le mal rouge ? Pourtant, bien desfois on lui avait dit qu’il était joli ; on avait admiré sesboucles blondes, ses joues roses et saines, ses yeux quiressemblaient à ceux de sa mère. On avait donc menti ?… Onl’avait donc trompé ?… Il était laid, d’une laideur tellementavérée qu’elle excitait la risée, le dégoût, la haine ? Ce quilui rendait plus sensible la certitude de cette laideur, c’estqu’il attribuait à tous ses camarades des airs de beauté, de beautédésespérante, qui tenait sûrement à leur condition heureuse denobles et que ne pouvait ambitionner le méprisable fils d’unméprisable quincaillier !… Pourquoi, si petit, si faible, silaid, si mal vêtu, l’avait-on envoyé si loin, sans une protection,sans une défense ? Pourquoi, si brusquement, l’avoir arraché,aux quiétudes, aux intimités douces du pays, son pays, silencieuxet charmant, où tout lui était familier, fraternel, où il étaitplus beau, plus riche, plus envié que n’importe lequel des enfants,ses compagnons d’école et de jeux ; où tout le ramenait, àcette heure de souffrance, et la dureté de l’exil et le remords dene l’avoir pas assez aimé, ce pays maintenant perdu, aimé de cetamour encore inéprouvé, qui lui noyait le cœur d’amers regrets etde violentes tendresses ? Ici, l’air lui semblaitpesant ; le vent chargé d’odeurs insolites,l’étourdissait ; les arbres maigres, dépouillés de leursverdures fragiles, suintaient de la suie ; et le bâtiment ducollège, au fond, là-bas, énorme et gris, barrait le ciel de sesquatre étages moroses, troués de fenêtres noires et sans rideaux,des fenêtres pleines d’yeux en embuscades et d’invisiblesguettements d’ennemis… C’est donc là qu’il allait vivre désormais,dans le froid du cloître, dans la servitude de la caserne, dansl’étouffement de la prison, seul au milieu d’un grouillementd’êtres qui lui seraient toujours étrangers et hostiles. Ceux-ci,près de lui, passaient, indifférents à ses implorationsmuettes ; ceux-là lui jetaient, dans un crachat :« Quincaillier ! hou ! hou ! » Et ce« hou ! hou ! » finissait par lui causer unesorte d’hallucination. Il croyait entendre ce « hou !hou ! » bourdonner à ses oreilles, comme un épais vold’insectes, gronder comme un lointain appel de bêtes fauves. Celase propageait des bouches rageuses aux yeux moqueurs,inexorablement ; cela sortait des murs, du sol, tombait duciel ; cela franchissait les barrières, circulait dans lesautres cours, ranimait, d’une gaieté mauvaise, la somnolenterécréation d’un jour de rentrée.

– Quincaillier !… hou !hou !

La tête molle, les membres lâches, Sébastiens’accota contre un arbre et il pleura. Durant une minute, sa petiteâme d’enfant, qui, pour la première fois, venait de regarder etd’entendre la vie, mesura tout l’infini de la douleur, toutl’infini de la solitude de l’homme.

Longtemps, il demeura, appuyé contre sonarbre, les bras ballants, inerte. Dans sa détresse, une idéebizarre, un désir obstiné d’enfant, surnageaient ; il eûtsouhaité voir la mer. Pourquoi ne la voyait-il pas, nullepart ?… Pourquoi ne l’entendait-il pas ? Puisque lesJésuites avaient acheté un grand bateau ?… Où était-il, cegrand bateau ?… Un vol de pigeons passa, tournoya au-dessus dela cour. Il le suivit, jusqu’à ce qu’il eût disparu, derrière lecollège. Bien sûr que les bateaux devaient voler sur la mer, ainsique les pigeons dans le ciel ; il se rappelait en un livred’images, un bateau, avec des voiles déployées et toutes blanches,comme des ailes. Sa pensée vagabondait d’un objet à l’autre,s’attachait surtout aux choses flottantes, aux nuages, aux fuméesqui se dissipent, aux feuilles que le vent emporte, aux floconsd’écume, s’en allant à la dérive des courants. Mais elle leramenait, d’un coup de fouet brutal, très vite, à l’implacableréalité de sa misère. Il se remémora, successivement, tous lesdétails de son voyage, depuis le moment où il avait quitté lamaison. Chaque incident, grossi par son imagination, déformé parl’état d’exaltation nerveuse où l’avait mis sa scène avec Guy deKerdaniel, lui était un accablement nouveau. Exilé de Pervenchères,il avait tout perdu ; repoussé de ses condisciples, dédaignéde ses maîtres, condamné à l’abandon, il n’avait plus rien oùraccrocher une espérance. Oh ! comme les discours de son père,qui l’ennuyaient tant, lui eussent semblé délicieux àentendre ! Comme il aimait l’arrière-boutique, la cour puante,les murs aux suintements ignobles qui lui apparaissaient,aujourd’hui, plus étincelants d’or et de pierreries que lesféeriques portes des songes ! Des choses oubliées, poignantes,des physionomies lointaines, misérables, lui revenaient en foule,de là-bas. Il se souvenait de François Pinchard, un voisin triste,un petit cordonnier bossu, avec des cheveux frisés, et la peau plusnoire que ses cuirs. Chaque jour, en allant à l’école, ou bien aujardin, il l’entrevoyait, penché sur son ouvrage, ramassé surlui-même, dans un raccourci douloureux qui accentuait encore ladifformité de son torse. Les gamins riaient de lui, lepoursuivaient à travers les rues : « Hé !Mayeux ! » Et le petit bossu fuyait, roulant sa bosse,sur ses courtes jambes, la tête crépue à moitié cachée par lesurhaussement des épaules. Sébastien se complaisait à évoquer lepitoyable souvenir de François Pinchard, tout attendri de découvrirdes analogies de situation, des similitudes de souffrance, avec sasituation et sa souffrance de réprouvé. Pauvre bossu ! Iln’était point méchant, pourtant ! Bien au contraire ! Iln’était point méchant, comme sont les bossus. Alors pourquoi cetacharnement contre sa misérable carcasse ? Obligeant enverstout le monde, adroit, courageux, il aimait à rendre service, àfaire plaisir aux autres. On le trouvait prêt à donner un coup demain, pour n’importe quelle besogne. Il suffisait qu’onl’appelât : « Allons, viens ici, bossu, » pour qu’ilaccourût, heureux de se dévouer, de se montrer utile etbienfaisant. Sébastien s’arrêtait, avec une pitié immense, surcette bonté touchante de François Pinchard, l’exagérait, lamagnifiait, la sanctifiait, et par une irrésistible transpositionde l’égoïsme humain, la faisait sienne, comme il faisait siennesaussi les souffrances du petit bossu, au point de se confondre aveclui, de se vivre en lui. Et les souvenirs émouvants reprenaientleurs cours. C’est ainsi qu’un dimanche, Coudray, le charpentier,sorte de géant bellâtre, l’avait battu sans raison, pour rire, pouramuser les jolies filles, car elles aimaient qu’on inventât desfarces cruelles, qui le faisaient pleurer. Il était si drôle, sabosse avait des sursauts si comiques, lorsqu’il pleurait :« Hé là, donc, Mayeux ! » Et le gros poing ducharpentier, habitué à équarrir d’énormes troncs de chêne, s’étaitabattu à plusieurs reprises sur la bosse du bossu. « SacréMayeux ! Hé, là ! » Pinchard s’était secoué, ainsiqu’un chien que son maître a corrigé, et, plus étonné de la foliede cette agression, qu’indigné des coups reçus, il avait dit, enfrottant la place endolorie :

– Pourquoi que tu m’bats ?… Tun’serais seulement pas capable d’m’dire pourquoi qu’tu m’bats…Na !… Na !… C’est malin !

Et puis, on l’avait trouvé pendu, un matin,dans son échoppe. Sébastien avait demandé pourquoi on ne lerevoyait plus, pourquoi sa maison restait silencieuse et fermée. Onlui avait répondu qu’il était mort. En son esprit inviolé d’enfant,la mort ne correspondait à rien de précis ni de terrible. Sa mèreaussi était morte, et il ne la concevait pas autrement que morte,c’est-à-dire absente et heureuse. Quelquefois, il avait contemplésa photographie dans la salle à manger. En regardant son visagetranquille, un peu effacé par le temps, sa taille frêle, sa robe àfleurs, ses cheveux roulés en repentirs ; et derrière cettejolie personne, des balustres, des fuites pâlies d’étang, de bois,de montagnes, il s’était dit : « Elle est morte »,sans une secousse au cœur, sans un regret de ne pas l’avoir connue,tant il pensait que cela devait être ainsi. Il était même contentde la voir en un paysage si calme, si doux, qui était, sans doute,le paradis où vont les morts charmants. Vivre ! Mourir !Mots vagues, sans représentations matérielles, énigmes auxquellesne s’était pas arrêtée son enfance, vierge de douleurs. Maintenant,il comprenait. Une heure soufferte au contact de la vie avait suffipour lui révéler la mort. La mort, c’était quand on ne se plaisaitpas quelque part, quand on était trop malheureux, quand personne nevous aimait plus ! La mort, c’étaient ces espaces tranquilles,avec ces balustres drapés d’étoffes et fleuris de roses !« Hé ! Mayeux ! » À ce cri, un autre cri semêlait : « Quincaillier, hou ! hou ! » Etles deux cris se confondaient poussés par l’aboyante meute desméchants. C’était la mort ! Il enviait François Pinchard, ilenviait sa mère, il enviait tous les morts inconnus. Puisque tousces morts étaient morts, il pouvait bien mourir, lui aussi. Et,doucement, sans luttes intérieures, ni révoltes physiques, sans undéchirement de son petit être, l’idée de la mort descendait en lui,endormante et berceuse.

Sébastien quitta son arbre, longea labarrière, ne s’occupant plus des élèves, lesquels, repris pard’autres distractions, semblaient l’avoir complètement oublié. Ilétait apaisé. Une légèreté gagnait ses muscles plus souples :son cerveau s’allégeait, baigné d’ondes fluides et de vapeursgrisantes. Ainsi qu’à l’approche d’un bon sommeil, après unejournée de fatigues, il ressentait quelque chose d’inexprimablementdoux, quelque chose comme l’éparpillement moléculaire, comme lavolatilisation de tout son être, de tout son être sensible etpensant… Mais comment se tuerait-il ?… L’idée de la mortbrutale, de la mort horrible, avec du sang, des membres rompus, deschairs béantes, de la cervelle étalée, ne lui vint pas. Ilconcevait la mort comme une aérienne envolée vers les espacessupérieurs ou comme une lente descente, un glissement giratoire etcandide dans des gouffres de lumière… Le jeune Père, il se lerappelait, avait parlé d’une pièce d’eau… Où était-elle, cettepièce d’eau ?… Il regarda et ne vit que des cours en rumeur.En face, le collège dardait sur lui l’éclair oblique, farouche,multiplié de ses yeux haineux… À droite du collège, se devinait unvaste espace, ceinturé de cimes de sapins très sombres, quimoutonnaient durement dans le ciel.

– C’est peut-être par là, se dit-il,imaginant déjà une immense surface rose, où des joncs flexibles,des roseaux chanteurs traçaient des routes de clarté, deresplendissantes avenues d’eau firmamentale ; une surfaceimmobile, rêveuse, attirante, comme était celle de l’étang de laForge, dont, tant de fois, il avait exploré les rives herbues, etrespiré, délicieusement, l’âpre senteur des fermentationspaludéennes.

Sous les arcades du jeu de paume, lesurveillant passait et repassait, d’un pas ralenti, le nez sur sonbréviaire. Sébastien accéléra sa marche, pensa à François Pinchard,à sa mère, et sortit de la cour, sans obstacle. Très calme,maintenant, il allait, les yeux fixés sur l’espace vide, dont on nesavait pas si le fond était de la terre solide, ou de l’eauremuante, et que le cirque noir des sapins emplissait d’un mystèred’abîme.

– Et si c’était la mer ! se dit-ilencore, en son obstination d’enfant.

L’image du petit cordonnier le précédait, leconduisait :

– Hé ! Mayeux…

L’image souriait et il souriait à l’image.

– Quincaillier, hou !…hou !…

À mesure qu’il avançait, il ne percevait plusla résistance de la terre, sous ses pieds. Il marchait, comme enrêve, si léger qu’il se croyait soutenu, emporté par deux grandesailes, au-dessus du sol. Un frère, à face de détenu, louche etcrasseux, qui charriait du pain dans une petite charrette, lecroisa. Il ne le vit point. Deux autres frères, à la bouche lippue,au regard souilleur d’enfants, le frôlèrent. Il ne les vit pasdavantage. Il ne voyait plus rien, plus rien que l’espace, qui,lui-même, se brouillait, s’ennuageait, se transformait enblancheurs flottantes. Toute sa vie sensorielle, déséquilibrée,affluait à son odorat. Des senteurs lui arrivaient aux narines,multiples, différentes et si fortes, qu’il faillit s’évanouir.L’atmosphère, comme dans une chambre fermée et remplie de végétaux,lui semblait lourde d’odeurs acescentes et de vénéneux parfums. Ilrespira, décuplés par la perception morbide exacerbée de ses nerfs,le souffle ammoniacal des terreaux, l’exhalaison carbonique desfeuilles mortes, les arômes effervescents des herbes mouillées, lafleur alcoolisée des fruits. Sébastien dut s’arrêter, la gorgeserrée, pâle, presque défaillant. Il avait dépassé le collège. Àgauche, de petites constructions basses s’espaçaient ; et desjardins montaient en terrasse, jusqu’au parc ; à droite, unecourte allée de châtaigniers, aboutissait aux communs, défendus parune palissade ; et derrière les communs, une prairies’étendait, plane, unie, d’un vert argenté. Au milieu de laprairie, une nappe d’eau luisait, toute blanche, sans un reflet.Alors, Sébastien escalada la palissade, s’engagea dans l’allée, etvoulut courir. Mais, soudain, deux Pères, qui se promenaient, luibarrèrent la route. Il s’arrêta, effrayé, poussa un cri.

– Eh bien ! eh bien !…qu’est-ce que c’est ?… On maraude, hein ?… dit l’und’eux, d’un ton sévère.

Déjà il s’apprêtait à tirer les oreilles del’enfant, quand, frappé de sa physionomie étrange, de l’ivresseinaccoutumée qui brillait dans le mystère de ses deux prunelles, ilreprit, plus doucement, en donnant à ses gestes une inflexiond’affectuosité rassurante :

– Voyons, mon petit ami, où alliez-vousainsi ?

Sébastien fut remué par la douceur de cettevoix qui s’était, tout d’un coup, assouplie jusqu’à la prière.Cependant, il n’osa pas répondre. Le Jésuite insista.

– Pourquoi aviez-vous quitté lacour ? N’ayez pas peur… Je vous aime bien… dites, monenfant !

Tandis qu’il parlait, il lui flattait la joue,et le considérait d’un air d’encourageante bonté. Il répéta avec unaccent de pitié tendre :

– Pourquoi ?… Voyons… vous avez duchagrin, n’est-ce pas !… Vous vouliez vous enaller !…

Et, sous ces paroles simples qui leconquéraient, Sébastien sentit comme une digue se rompre dans sapoitrine, puis un flot de larmes l’inonder. Suffoquant, la gorgebrisée par les hoquets, il se jeta dans les bras du Père,sanglota.

– On m’a… on m’a… on m’a…

Il n’en put dire davantage. Comme un noyé quise cramponne éperdument à l’épave miraculeuse que la vague luiapporte, il s’accrochait, de ses doigts crispés, à la robe du Père.Et tout son corps tremblant, secoué de spasmes, se haussait, secollait contre le corps du prêtre, dans un paroxyste amour de vieretrouvée.

– On m’a… on m’a… on m’a…

Lorsqu’il fut un peu calmé :

– Allons, ne pleurez plus, consola lePère… Cela n’est rien, mon petit ami… Venez vous promener avec moi…Ensuite, je vous ramènerai à l’étude…

Mais Sébastien, la tête toujours cachée dansla soutane, gémissait :

– Non !… non !… Je ne veux pas…Je veux retourner à Pervenchères… Je… je suis d’Pervenchères…

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