Sébastien Roch

Chapitre 2

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Sébastien, au commencement de l’année 1869,avait entrepris d’écrire, jour par jour, ses impressions, de noterses idées et les menus événements de sa vie morale. Ces pagesvolantes, dont nous détachons quelques fragments, montreront, mieuxque nous ne saurions le faire, l’état de son esprit, depuis sarentrée dans la maison paternelle.

2 janvier 1869

Pourquoi j’écris ces pages&|160;? Est-ce parennui et désœuvrement&|160;? Est-ce pour occuper d’une façonquelconque les heures lentes des journées si lentes, si lourdes àvivre&|160;? Est-ce pour m’essayer dans un art que je trouve beau,et tenter de faire avec la littérature ce que je n’ai pu faire avecla musique d’abord, avec le dessin ensuite&|160;? Est-ce pourm’expliquer mieux ce qu’il y a en moi, pour moi-même,d’inexplicable&|160;? Je n’en sais rien. D’ailleurs, à quoi bon lesavoir&|160;? Ces pages, que je commence et que je n’achèveraipeut-être jamais, n’ont besoin ni d’une raison, ni d’une excuse,puisque c’est pour moi seul que je les écris.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…

Après la terrible scène où mon père avaitmenacé de me tuer, je fus assez tranquille et libre. Quelleimpression ma résistance calme et résolue fit-elle sur l’esprit demon père&|160;? Je ne pourrais le dire exactement. À partir de cejour, j’observai un changement dans sa manière d’être avec moi. Nonseulement la colère, état tout à fait anormal chez lui, disparut,mais il m’épargna désormais l’éloquence de ses reproches et lafaconde oratoire de ses conseils. Il me sembla qu’il était gênévis-à-vis de moi, et que, s’il avait eu un sentiment à manifester,c’eût été celui du respect étonné, une sorte d’admiration ébahie,comme on en a quelquefois devant un trait de force physique.

Et il ne fut plus question de me remettre aucollège&|160;; il ne fut même plus question de rien. Je le voyaisfort peu, du reste, et seulement aux repas où il ne parlait presquejamais. Il avait repris ses habitudes, passait une partie de sontemps à la mairie et dans la boutique de son successeur où il sevengeait en conversations exubérantes, en discours interminables,du mutisme obstiné qu’il s’imposait à la maison. Mais son mutismeétait encore une éloquence. Quant à moi, libre de mes actions, jedemeurai assez longtemps sans oser sortir. Une honte me retenaitdans ma chambre&|160;; je ne pouvais me décider à affronter leregard curieux de mes compatriotes. Mes plus longues promenadesfurent le tour des allées du jardin&|160;; ma seule distraction, lebassin où nageaient les poissons rouges, lesquels étaient devenusblancs. Pourtant, une matinée, je m’enhardis, et il ne m’arrivarien de fâcheux. Tout le monde m’accueillit avec des sourires.Mme Lecautel me reçut affectueusement et Marguerite, enme voyant, s’écria&|160;:

–&|160;Ah&|160;! il n’a pas de barbe&|160;!…moi qui aurais tant voulu qu’il eût de la barbe&|160;!

Puis elle pleura et, ensuite, se mit à rire.Je trouvai qu’elle était jolie, fantasque et nerveuse commeautrefois. Malgré cela, la robe longue, dont elle était vêtue, unerobe lilas, je me rappelle, d’étoffe légère, me causa un telrespect pour sa personne qu’à partir de ce moment, je ne la tutoyaiplus.

Je m’ennuyai énormément.

Peut-être vais-je dire une grossesottise&|160;? J’attribue à la couleur du papier de ma chambre, mestristesses, mes dégoûts, mes déséquilibrements d’aujourd’hui. C’estun papier horrible, d’un brun sale, d’un brun de sauce brûlée, avecdes fleurs qui ne sont pas des fleurs, qui sont quelque chosed’inclassable dans l’ordre des ornementations tapissières, quelquechose d’un jaune terreux, n’évoquant que des idées abjectes etd’ignobles comparaisons. Ce papier m’a toujours obsédé. Je n’aijamais pu le voir – et je le vois à toutes heures puisque c’estentre les murs tendus de ce papier que je vis – sans en ressentirdes impressions d’accablante, d’exaspérante, d’annihilantetristesse. Certes, le collège m’a beaucoup ébranlé, il a étéfuneste pour moi. Mais si, au sortir du collège, j’avais ététransplanté dans un autre milieu que celui-là, ou seulement reléguédans une autre chambre que celle-là, je ne puis m’empêcher decroire que mon esprit, malade de souvenirs guérissables, se fûtpeut-être guéri, et que je l’eusse peut-être dirigé dans une voienormale et meilleure. Tous les papiers de la maison sont d’un choixpareillement lugubre et déprimant, et mon père en est très fier.Les peintures des portes, des plinthes, de l’escalier, offensent lavue, comme un mauvais exemple, et glacent le cerveau. L’homme, lejeune homme surtout, dont les idées s’éveillent, a positivementbesoin d’un peu de joie, de gaieté, du sourire des choses, autourde lui&|160;; il y a des couleurs, des sonorités, des formes, quisont aussi nécessaires à son développement mental que le pain et laviande le sont à son développement physique. Je ne demande point leluxe des étoffes drapées ni les meubles dorés, ni les escaliers demarbre, je voudrais seulement que les yeux fussent réjouis par desgaies lumières et des formes harmonieuses, afin que l’intelligencese pénétrât de cette gaieté saine et de cette indispensableharmonie. Ici, tous les gens sont tristes, tristesaffreusement&|160;; c’est qu’ils vivent entourés de laideurs dansdes maisons sombres et crasseuses où rien n’a été ménagé pourl’éducation de leurs sens. Lorsqu’ils ont payé leur pain et leurshabits, enfoui dans des tiroirs cadenassés ce qui leur rested’argent, il semble qu’ils aient accompli leur tâche sociale.L’embellissement de la vie, c’està-dire l’intellectuel de lavie, n’est pour eux que du superflu, dont il est louable de sepriver. Comme si nous ne vivions pas réellement que par lesuperflu&|160;!

Il fallut me résigner – mais non m’habituer –à l’horreur véritablement persécutrice de ce papier. Il fallut merésigner à bien d’autres désagréments. La maison était fort maltenue par la mère Cébron, qui était une femme excellente etinfiniment malpropre. Ses torchons traînaient partout&|160;; uneinfecte odeur de graillon montait de la cuisine dans les pièces dupremier étage, et incommodait mon odorat, autant que le papieraffligeait ma vue. Un jour, je surpris la bonne femme en train delessiver, dans la cafetière, une paire de bas qu’elle avait portésdurant un mois. Ce sont là des détails en apparence insignifiantset vulgaires, et si je les rappelle, c’est que, pendant deux ans,je n’eus réellement conscience de mon moi que par la révolteincessante qu’ils me causèrent et le découragement dégoûté où ilsme mirent. Même en dehors de ce papier, et des petits inconvénientsjournaliers du ménage, le sentiment que j’éprouvai, au milieu deces meubles grossiers, est assez bas, j’en conviens. Je m’ytrouvais dépaysé, j’en avais honte, pour tout dire, comme sij’eusse accoutumé d’habiter de fastueux palais. Le collège, lesconversations du collège, avec des camarades riches, m’avaientrévélé des élégances que je sentais vivement, et que je souffraisde ne pas posséder. Naturellement, je ne faisais rien quem’ennuyer. Et cette inaction, favorisée par l’influence dépressivedu papier brun à fleurs jaunes, sur mes facultés agissantes etpensantes, m’incitait à d’étranges rêveries. Je rêvais au Père deKern souvent, sans indignation, quelquefois avec complaisance,m’arrêtant sur des souvenirs, dont j’avais le plus rougi, dontj’avais le plus souffert. Peu à peu, me montant la tête, je melivrais à des actes honteux et solitaires, avec une rageinconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semainesentières – car j’ai remarqué que cela me prenait par séries – queje sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité&|160;! J’en avaisensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remordsviolents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à merepentir de les avoir satisfaits&|160;; et tout cela me fatiguaitextrêmement.

Ce qui m’étonnait, c’était la conduite de monpère à mon égard. Jamais il ne m’adressait une observation, jamaisil ne s’enquérait de ce que j’avais fait, où j’étais allé, sij’étais rentré tard. Il semblait que je n’existasse plus pour lui.Le soir, après souper, il dépliait son journal qu’il avait déjà ludeux fois, et se mettait à le relire&|160;; moi, je lui disaisbonsoir et je quittais la salle. Et c’était tout. Nous ne nousparlions pas. J’avais du dépit de cette attitude silencieuse etindifférente, une irritation contre lui, un mécontentement contremoi-même. Il est vrai que je ne faisais rien pour qu’elle cessât.S’il recevait quelqu’un à table – ce qui était fort rare – et quece quelqu’un, par politesse de convive, s’informât de moi, mon pèrerépondait d’une façon évasive, avec une sorte de bienveillancelaconique qui me blessait beaucoup. Une fois, on lui demanda&|160;:«&|160;Eh bien&|160;! qu’est-ce que nous ferons de ce jeunehomme&|160;?&|160;» Et mon père dit&|160;: «&|160;N’aura-t-il pas,après moi, de quoi vivre à rien faire&|160;?&|160;» Je faillispleurer. La seule circonstance où mon père crut devoir s’adresserdirectement à moi, est assez comique. On m’avait donné un jeunechien. Je le ramenais à la maison, triomphant, heureux d’avoir uncompagnon, quand mon père, qui se promenait dans le jardin,l’aperçut&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que ça&|160;? medit-il.

–&|160;C’est un chien, papa.

–&|160;Je ne veux pas de chien chez moi. Jen’aime pas les bêtes.

De fait, il n’aimait ni les bêtes ni lesfleurs. Je dus remporter le chien.

Mme Lecautel était la seulepersonne qui me plût à voir. Elle s’intéressait d’ailleurs à moi,me montrait une affection presque maternelle qui m’était unedouceur, et qui me relevait un peu à mes propres yeux. Elle me fitcomprendre que je ne pouvais rester ainsi, en cette dégradanteparesse, et m’engagea fort à retourner au collège pour y achevermes études. Mais je m’y refusai avec une telle force, avec detelles terreurs, qu’elle n’insista plus. Alors, il fut convenu queje me destinerais au commerce, et que je ferais mon apprentissagedans le métier de mon père. Cela ne me souriait pas du tout.Cependant, je crus devoir condescendre aux désirs de MmeLecautel. Je parlai de cette idée à mon père qui, aussitôt, sans unplaisir, sans une objection, me conduisit à son successeur etdit&|160;: «&|160;Je vous amène un apprenti.&|160;» La boutiquen’avait pas changé&|160;; elle était toujours peinte en vert&|160;;la devanture offrait le même assemblage d’objets arrangéssymétriquement&|160;; c’étaient, à l’intérieur, les mêmescasseroles et les mêmes marmites&|160;; dans le fond, la même portevitrée, s’ouvrant sur la même arrière-boutique, qui s’ouvrait surla même cour, fermée des mêmes murs suintants. Le successeurs’appelait François Trincard. C’était un petit homme mielleux,dévot et rasé, ou plutôt mal rasé comme un frère de collège, dontil avait toutes les allures incertaines et méfiantes. Il étaitmarguillier, lui aussi, et fort estimé dans la ville. Il joignait àson métier notoire de quincaillier, celui plus louche et pluslucratif encore de prêteur à la petite semaine. Il les jointtoujours. François Trincard me dit&|160;: «&|160;Ah&|160;!ah&|160;! c’est un bon métier que le commerce&|160;!&|160;» et mefit ranger dans la cour de vieilles ferrailles rouillées qu’ilavait acquises d’une démolition. Pendant huit jours, je rangeai desferrailles, aidé parfois par Mme Trincard, une grossefemme aux lèvres gourmandes, aux joues luisantes, qui me regardait,en riant drôlement. Je ne pouvais m’empêcher de penser&|160;:«&|160;Si mes camarades de Vannes me voyaient&|160;!&|160;» Etcette pensée me faisait rougir. Mon père venait régulièrement,chaque jour, à deux heures, dans le magasin. Il s’asseyait, causaitde mille choses. Moi, j’allais, je virais autour de lui. Il n’avaitpas l’air de me voir, ne s’informait pas de mes progrès dans l’artde ranger les ferrailles. Un jour que «&|160;mon patron&|160;»s’était absenté, sa femme m’appela dans l’arrière-boutique. Ellem’attira près d’elle, tout près d’elle, et brusquement elle medemanda&|160;:

–&|160;Est-ce vrai, mon petit Sébastien, qu’onvous a pris, au collège, avec un petit camarade&|160;?

Et comme, stupéfait de cette imprévuequestion, je rougissais sans répondre&|160;:

–&|160;C’est donc vrai&|160;?… ajouta-t-elle…Mais c’est très mal&|160;!… Oh&|160;! la petite canaille&|160;!

Je vis son corsage s’enfler comme unehoule&|160;; je sentis ses grosses lèvres se coller aux miennesdans un baiser goulu, ce baiser s’accompagner d’un geste auquel jene pouvais me méprendre.

–&|160;Laissez-moi&|160;! lui dis-jefaiblement.

J’aurais bien voulu rester… Pourtant, je nesais pourquoi je me dégageai de cette étreinte et m’enfuis. C’estainsi que je quittai le commerce.

Mon père ne montra ni étonnement, ni colère.Mme Lecautel me fit de la morale longuement, et,s’acharnant à me trouver une occupation, elle me persuada de«&|160;tâter&|160;» du notariat, puisque le commerce ne me plaisaitpas. Je m’en ouvris à mon père, qui, de même qu’il m’avait conduitchez le quincaillier, me conduisit chez le notaire, endisant&|160;: «&|160;Je vous amène un clerc.&|160;» Le notaire, M.Champier, était un homme très gai, très farceur qui passait presquetoutes ses journées sur le pas de sa porte, à siffloter des airs dechansons comiques, et à héler les passants. Il ne faisait jamaisrien que de parapher les expéditions, et signer les actes&|160;; etil paraphait et signait en sifflotant. Très souvent il allait àParis, où, disait-il, il avait des affaires importantes. Quant àson étude, il s’en remettait au premier clerc du soin de ladiriger. Il m’accueillit jovialement&|160;: «&|160;Ah&|160;!ah&|160;! c’est un beau métier que le notariat&|160;!&|160;» medit-il. Et, sifflotant, il m’emmena à l’étude, où, pendant un mois,je copiai les rôles.

Mme Champier venait assez souvent àl’étude. Petite, sèche et brune, la peau noire et grumeleuse, elleavait de grands yeux humides, l’air malheureux et rêveur.

–&|160;Vous qui avez une si jolie écriture,monsieur Sébastien&|160;! disait-elle d’une voix suppliante etlangoureuse, je voudrais que vous me copiiez ces vers…

Et je copiais, sur le petit cahier qu’ellem’apportait, des vers de Mme Tastu et d’HégésippeMoreau.

Lorsqu’elle reprenait mon travail, ellegémissait&|160;:

–&|160;Pauvre jeune homme&|160;!… une si belleâme&|160;!… et mort si jeune&|160;!… Merci, monsieurSébastien&|160;!

Un jour que son mari était allé à Paris, pourses importantes affaires, Mme Champier me fit appeler.Elle était vêtue d’un peignoir bleu, très lâche et flottant&|160;;une odeur d’eau de toilette s’évaporait dans la chambre. Comme laquincaillière, elle m’attira près d’elle, tout près d’elle et medemanda&|160;:

–&|160;Est-ce vrai, Sébastien, qu’on vous asurpris, au collège, avec un de vos camarades&|160;?

Comme je n’avais pas eu le temps de revenir del’étonnement où me plongeait cette question éternelle&|160;:

–&|160;C’est très mal… soupira-t-elle… trèsmal… Oh&|160;! le petit vilain&|160;!

Et je dus quitter le notariat de la même façonque j’avais quitté le commerce.

Mme Lecautel, irritée de maconduite, ne voulut plus s’occuper de moi. Et la vie recommença,lourde, engourdie, sommeillante, atroce, sous l’accablement dupapier brun à fleurs jaunes.

3 janvier

Et, depuis ce matin, déjà lointain, ques’est-il passé dans ma vie&|160;? Que suis-je devenu&|160;? Où ensuis-je arrivé&|160;! En apparence, je suis resté le même, triste,doux et tendre. Je vais, je viens, je sors, je rentre commeautrefois. Pourtant, il s’est accompli en moi des changementsnotables, et, je le crois bien, des désordres mentauxsingulièrement significatifs. Mais, avant de les confesser, je veuxdire deux mots de mon père.

Je sais maintenant la raison de son attitudevis-à-vis de moi, attitude qui se continua, qui se continuetoujours, et qui fait que, vivant sous le même toit, nous voyanttous les jours, nous sommes aussi complètement étrangers, l’un àl’autre, que si nous ne nous étions jamais connus. Et la raison, lavoici. J’étais pour mon père une vanité, la promesse d’uneélévation sociale, le résumé impersonnel de ses rêves incohérentset de ses ambitions bizarres. Je n’existais pas par moi-même&|160;;c’est lui qui existait ou plutôt réexistait par moi. Il ne m’aimaitpas&|160;; il s’aimait en moi. Si étrange que cela paraisse, jesuis sûr qu’en m’envoyant au collège, mon père, de bonne foi,s’imagina y aller lui-même&|160;; il s’imagina que c’était lui quirecueillerait le bénéfice d’une éducation qui, dans sa pensée,devait mener aux plus hautes fonctions. Du jour où rien de ce qu’ilavait rêvé pour lui, et non pour moi, ne put se réaliser, jeredevins ce que j’étais réellement, c’est-à-dire rien. Je n’existaiplus du tout. Aujourd’hui, il a pris l’habitude de me voir à desheures à peu près fixes, et il pense que c’est là une chose toutenaturelle. Mais je ne suis rien dans sa vie, rien de plus que laborne kilométrique qui est en face de notre maison, rien de plusque le coq dédoré du clocher de l’église, rien de plus que lemoindre des objets inanimés dont il a l’accoutumance journalière.Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que lecerisier du jardin qui lui donne, chaque année, de rouges etsavoureuses cerises. L’avouerai-je&|160;? je ne souffre nullementde cette situation au moins étrange et j’en suis venu à la trouverparfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m’évite deparler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui nesont pas dans mon cœur. Quelquefois, à table, en regardant cepauvre crâne étroit, ce front lisse, où ne s’accuse aucun modelé,et ces yeux vides, vides de pensée et vides d’amour, je songemélancoliquement&|160;: «&|160;Et que pourrions-nous nousdire&|160;? Mieux vaut que cela soit ainsi.&|160;» Pourtant, je nepuis me défendre d’un peu de pitié pour lui. Il a été malade, et jeme suis ému.

J’ai longtemps sommeillé, d’un sommeilabrutissant et turpide. Mon vice, d’abord déchaîné par saccades,s’est ensuite régularisé, comme une fonction normale de mon corps.Puis, j’ai lu, j’ai lu beaucoup, sans ordre, sans choix, sansméthode, j’ai lu toutes sortes de livres, principalement des romanset des vers. Mais ces livres que je me procurais, çà et là, auhasard des emprunts, n’ont pas tardé à ne plus me suffire. Ilsrenfermaient un vague qui ne me satisfaisait point, et, souvent, unmensonge sentimental et dépravant qui m’irritait. Certes, j’étais,je le suis toujours, sensible à la beauté de la forme, mais, sousla forme, si belle qu’elle fût, je cherchais l’idée substantielle,l’explication de mes inquiétudes, de mes ignorances, de mesrévoltes en germe. Je cherchais la raison évidente de lavie, et le pourquoi de la nature. Il me fut impossible d’avoiraucun de ces livres qui doivent exister, cependant&|160;; il me futégalement impossible de rencontrer un être, un seul être, en qui jepusse confier ces désirs impérieux de m’instruire et de meconnaître. Cette absence d’un compagnon intellectuel estcertainement ce qui m’a été le plus pénible et ce qui m’a le plusmanqué. D’autant que chaque jour j’apprends à mesurer l’étendue demon ignorance, par la multiplicité, chaque jour accrue, desmystères qui m’entourent. J’ai beau contempler les bourgeons qui segonflent à la pointe des branches, suivre, des journées entières,le travail des fourmis et des abeilles, qui me dira comment lesbourgeons éclatent en feuilles et se transforment en fruits, àquelle loi d’universelle harmonie obéissent les abeilles et lesfourmis, ces artistes sublimes&|160;? En réalité, je ne suis guèreplus avancé que je l’étais au collège, et mes tourments intérieurss’accroissent. Insensiblement, presque inconsciemment, un travailsourd, continu, désordonné, s’est fait dans mon esprit, qui m’aamené à réfléchir sur beaucoup de choses, d’ordres différents, sansrésultats bien appréciables&|160;; une révolte en est née contretout ce que j’ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec lespréjugés de mon éducation. Révolte vaine, hélas&|160;! et stérile.Il arrive souvent que les préjugés sont les plus forts et prévalentsur des idées que je sens généreuses, que je sais justes. Je nepuis, si confuse qu’elle soit encore, me faire une conceptionmorale de l’univers, affranchie de toutes les hypocrisies, detoutes les barbaries religieuse, politique, légale et sociale, sansêtre aussitôt repris par ces mêmes terreurs religieuses etsociales, inculquées au collège. Si peu de temps que j’y aie passé,si peu souple que je me sois montré, à l’égard de cet enseignementdéprimant et servile, par un instinct de justice et de pitié, innéen moi, ces terreurs et cet asservissement m’ont imprégné lecerveau, empoisonné l’âme. Ils m’ont rendu lâche devant l’Idée. Jene puis même imaginer une forme d’art libre, en dehors de laconvention classique, sans me demander en même temps&|160;:«&|160;N’est-ce pas un péché&|160;?&|160;» Enfin, j’ai l’horreur duprêtre, je sens le mensonge de la morale qu’il prêche, le mensongede ses consolations, le mensonge du Dieu implacable et fou qu’ilsert&|160;; je sens que le prêtre n’est là, dans la société, quepour maintenir l’homme dans sa crasse intellectuelle, que pourfaire, des multitudes servilisées, un troupeau de brutes imbécileset couardes&|160;; eh bien, l’empreinte qu’il a laissée sur monesprit est tellement ineffaçable que, bien des fois, je me suisdit&|160;: «&|160;Si j’étais mourant, que ferais-je&|160;?&|160;»Et, malgré ma raison qui protestait, je me suis répondu&|160;:«&|160;J’appellerais un prêtre&|160;!&|160;»

Ce matin, je suis allé voir Joseph Larroque,un de mes anciens petits compagnons de l’école. Il se meurt de lapoitrine. Déjà, l’année dernière, le terrible mal a emporté sasœur, plus âgée que lui. Ses parents sont des ouvriers pauvres,dévots et qui vivent des dessertes de l’église. Le père Larroqueest frère de Charité, et il ambitionne la place de sacristain. Lecuré s’intéresse à lui. Sur ses prières, il a fait entrer Joseph aupetit séminaire, puis au grand, où le pauvre garçon n’a pu rester,à cause de sa maladie. Il est revenu au pays, et s’est alité. Jevais lui tenir compagnie quelquefois. Il est couché dans une petitepièce, sombre, malpropre et qui sent mauvais. Il n’a pas consciencede son état et parle toujours de retourner, bientôt, au séminaire.Ses parents se désolent, parce qu’ils se berçaient d’espoirscharmants. Ils avaient arrangé leur vieillesse… le presbytère dufils, une jolie maison avec un grand jardin… la mère aurait tenu lamaison, le père aurait tenu le jardin… Et voilà que tout cela leuréchappe&|160;! Quoiqu’il fasse très froid, la chambre est sans feu…Maintenant que leur fils est condamné, la mère vend le bois qu’onlui envoie, et le père se grise, le soir, avec les bouteilles devin de quinquina que le bureau de bienfaisance fait remettre aumalade. Aujourd’hui, Joseph est triste, découragé.

–&|160;Ça ne va pas&|160;!… ça ne vapas&|160;! gémit-il… ça me ronge, là, dans le poumon&|160;!…

Ses yeux sont brûlés de fièvre&|160;; sonvisage est décharné, affreusement livide&|160;; sa poitrine siffle,brisée par la toux. Dans la pièce voisine, la mère rôde etsoupire&|160;:

–&|160;Mais, lui dis-je, ce n’est rien… Tu vasmieux, au contraire.

–&|160;Non&|160;! non&|160;! répète Joseph… Jesuis bien malade, va&|160;!… Je suis perdu&|160;!… Hier j’aientendu la mère qui disait que j’étais perdu&|160;!…

Je le réconforte de mon mieux. Et le vicaire,à ce moment, entre. C’est un gros garçon aux emmanchements solides,plein d’une santé canaille et bruyante.

–&|160;Ah&|160;! Ça ne va pas&|160;!… Ça ne vapas&|160;!… murmure Joseph au vicaire.

Et celui-ci, dans un gros rire&|160;:

–&|160;Farceur&|160;!… C’est pour qu’on teplaigne… pour qu’on t’apporte des gâteaux&|160;!

–&|160;Non&|160;! non&|160;!… Je vousassure&|160;!…

–&|160;Laisse-moi donc tranquille&|160;!… Danshuit jours, tu seras debout… Et sais-tu ce que nous ferons&|160;?…Eh bien&|160;! Nous irons manger un lapin, chez le curé deCoulonges… Ah&|160;!… ah&|160;!…

La figure du pauvre diable s’illumine soudain…Il ne pense plus à son mal… Et, d’une voix mourante&|160;:

–&|160;Un lapin… Oui, nous mangerons unlapin…

–&|160;Et nous boirons du Pomard… de son vieuxPomard&|160;!…

–&|160;Oui, oui… de son vieuxPomard&|160;!…

Il est redevenu gai et plein d’espoir. Tousles deux, Joseph toussant, le vicaire riant, se sont mis ensuite àparler des grosses farces du séminaire.

Je suis parti le cœur serré. Ainsi, voilà unjeune homme qui va mourir. Ce n’est pas tout à fait une brute, nitout à fait un ignorant, puisqu’il a lu des livres, appris deschoses, suivi des classes. Il a dû ressentir des émotions, se créerdes rêves. Si pauvre, si grossier, si incomplet qu’il soit, il doitavoir un idéal quelconque. Il va mourir, et il se désespère demourir. Et la seule promesse de manger un lapin, lui redonnel’espoir de vivre.

Quelle tristesse&|160;! Et ce qui est plustriste encore, c’est que cela devait être ainsi&|160;; c’est que levivant ne pouvait pas offrir, le mourant ne pouvait pas recevoirune espérance plus efficace et plus adéquate à leurs communesaspirations. Cela m’a troublé, pour toute la journée.

Je suis rentré par les rues silencieuses etfroides. Le ciel est couvert comme d’une épaisse nappe de plomb.Quelques flocons de neige, obliquement chassés par un vent aigre,volent dans l’air. Les maisons sont fermées&|160;; à peine sij’aperçois, derrière les fenêtres dépolies par le froid, quelquesfigures abêties et somnolentes. Et une sorte de pitié irritée mevient contre cette humanité, tapie là, dans ses bauges, et soumisepar la morale religieuse et la loi civile à l’éternel croupissementde la bête. Y a-t-il quelque part une jeunesse ardente etréfléchie, une jeunesse qui pense, qui travaille, quis’affranchisse et nous affranchisse de la lourde, de la criminelle,de l’homicide main du prêtre, si fatale au cerveau humain&|160;?Une jeunesse qui, en face de la morale établie par le prêtre et deslois appliquées par le gendarme, ce complément du prêtre, diserésolument&|160;: «&|160;Je serai immorale, et je serairévoltée.&|160;» Je voudrais le savoir.

4 janvier

La neige est tombée, toute la nuit, et couvrela terre. Une paresse m’a retenu au lit assez tard. Je ne voulaispas me lever. Il y a des moments où il me semble que je dormiraisdes jours, des semaines, des mois, des années. Je me suis levé,cependant, et, ne sachant que faire, j’ai rôdé dans la maison. Monpère est à la mairie. La mère Cébron balaye la salle à manger. Mesyeux, par hasard, se posent sur la photographie de ma mère. Elle aretrouvé, dans notre nouvelle demeure, sa place, sur la cheminée,entre les vases bleus. De plus en plus elle s’efface, et le fondest tout jaune. On ne distingue plus les balustres, les étangs, lesmontagnes. De l’image même de ma mère, je ne vois que la robe, lemouchoir de dentelles, et les longs repentirs encadrant un visagesans traits et sans ombres. Le reste a presque disparu. Je prendsla photographie, et, durant quelques secondes, je la considère sansémotion. Pourtant, brusquement, je demande à la mèreCébron&|160;:

–&|160;Est-ce que mon père n’a rien gardéd’elle&|160;?

–&|160;Si&|160;!… si&|160;!… Il y a au grenierune caisse qui est pleine d’effets de madame.

–&|160;Je voudrais les voir… Venez avec moi,mère Cébron.

Nous trouvons la caisse, enfouie sous un tasde haricots, aux cosses sèches, la provision d’hiver… Quatre robesde laine, trois bonnets, un chapeau, quelques chemises… Et c’esttout&|160;!… Cela est mangé aux vers, décoloré, pourri. Une âcreodeur de moisi s’exhale de ces minces étoffes en lambeaux, de ceslingeries avariées. En vain, je cherche une forme, une habitude,quelque chose de vivant encore de celle qui fut ma mère, et dont lecœur battit sous ces débris de drap et de toile. Ce ne sont plusque des chiffons qui s’effilochent, se désagrègent, se crèvent, etme restent aux doigts. Alors, j’interroge la mère Cébron&|160;:

–&|160;Elle était bonne, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Bonne&|160;!… bien sûr qu’elle étaitbonne&|160;!

La vieille a dit cela d’un ton qui ne mesatisfait pas. J’insiste&|160;:

–&|160;Elle n’a pas dû être toujours heureuse,avec mon père&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bien sûr que si qu’elle a étéheureuse avec monsieur… Elle en faisait tout ce qu’elle voulait, lachère dame&|160;!… Elle le menait quasiment par le bout du nez…Ah&|160;! le pauvre monsieur… Je vous assure qu’il nepipait pas avec madame… Et puis&|160;!…

La mère Cébron s’est arrêtée de parler. Ellen’a plus voulu rien dire. Cela m’intrigue. Cet «&|160;etpuis&|160;!&|160;» me paraît plein de choses mystérieuses qui fontque, tout d’un coup, je m’intéresse passionnément à ma mère. Monimagination part, à la suite de cet «&|160;et puis&|160;!&|160;»,dans les hypothèses sans fin. Une idée me prend, atroce, sacrilègeet charmante. «&|160;Ma mère a peut-être aimé quelqu’un&|160;? Etce quelqu’un l’a peut-être aimée&|160;?&|160;» Et, à mesure quecette idée s’enfonce en moi, j’aime ma mère, je l’aime d’un amourimmense, d’un amour encore inconnu, qui me gonfle l’âme. Je ne puisdemander aucune explication directe à la mère Cébron&|160;; et jeprends des détours pour l’interroger&|160;:

–&|160;Est-ce qu’il venait beaucoup de monde,à la maison, autrefois&|160;?

–&|160;Il en venait&|160;!… il en venait,comme ci comme ça…

–&|160;Mais, est-ce qu’il ne venait pasquelqu’un plus particulièrement&|160;?

–&|160;Hé&|160;! Non&|160;! il ne venaitpersonne, plus particulièrement.

Mais la vieille Cébron ment. Il venaitquelqu’un, et ce quelqu’un aimait ma mère et ma mère l’aimait.Alors, je prends dans la caisse les pauvres loques pourries et jeles embrasse, presque furieusement, d’un long, d’un horrible, d’unincestueux baiser.

8 janvier

J’ai reçu, ce matin, une lettre deBolorec.

Cette lettre est longue, d’une calligraphieheurtée, d’une orthographe bizarre, incohérente et folle, en biendes endroits. Je ne la comprends pas toute, et ce que je necomprends pas, je le devine. Mais elle m’a fait sursauter le cœurde joie. Bolorec, c’est-à-dire ce qu’il y a de meilleur dans messouvenirs de collège&|160;! Ce qui, seulement, a survécu à mesdésenchantements&|160;! Je le revois, lorsqu’il vint, pour lapromenade, prendre place, entre Kerral et moi&|160;! Comme ilm’avait été antipathique, d’une antipathie amusée par sa laideurdrôle&|160;! Et puis, je l’ai aimé&|160;! Malgré l’absence, malgréle silence, j’ai toujours, pour ce très étrange et peu communicatifami des heures lourdes, une tendresse infinie, que je subis, sanstrop me l’expliquer. Je crois précisément que cette tendresses’augmente encore de l’énigme indéchiffrée qui est en lui, etqu’elle se fortifie de la crainte véritable qu’il m’inspire. Car,qu’est-il, Bolorec&|160;? En vérité, je n’en sais rien. Combien defois me suis-je posé cette question&|160;? Combien de fois, aussi,lui ai-je écrit sans qu’il me répondît jamais&|160;? Je m’imaginaisqu’il m’avait oublié, et cela me faisait de la peine. Enfin, voicidonc une lettre de lui&|160;! Cette lettre je l’ai lue, relue vingtfois, peut-être. Bolorec est à Paris. Comment y est-il venu&|160;?Qu’a-t-il fait depuis notre séparation&|160;? Il ne me le dit pas.Bolorec me parle comme si je l’avais quitté la veille, et que jefusse au courant de sa vie, de sa pensée, de ses projets. Et cesont à chaque ligne des réticences inintelligibles pour moi, desallusions cachottières à des affaires, à des événements quej’ignore. Ce que j’ai pu démêler d’un peu clair, dans cette lettre,c’est que Bolorec est à Paris, chez un sculpteur, «&|160;un pays àlui&|160;». D’après ce qu’il me raconte, il ne sculpte guère, ni lesculpteur non plus. Je crois même qu’ils ne sculptent pas du tout.Dans la journée, ils voient des «&|160;chefs&|160;», qui seréunissent à l’atelier et préparent la «&|160;grande chose&|160;».Le soir, ils vont dans des clubs, où le sculpteur parle «&|160;dela grande chose&|160;». Qu’est-ce que c’est que «&|160;la grandechose&|160;»&|160;? Bolorec ne l’explique point, et se montreenchanté. «&|160;Ça marche&|160;; ça marche très bien.&|160;» Quandle moment sera venu, il m’avertira. Enfin, et c’est là où jem’embrouille tout à fait, on l’avait désigné pour accomplir«&|160;une grande chose&|160;», qui n’est pas «&|160;la grandechose&|160;», et qui devait faire avancer beaucoup «&|160;lagrande chose&|160;». Ça ne s’est pas arrangé, et c’est remis à plustard.

Un détail me frappe, dans sa lettre&|160;:presque à chaque ligne j’y trouve le mot Justice. Et cemot est mieux écrit que les autres, avec des lettres droites,fermes et qui font, au milieu du gribouillage qui les entoure, uneffet terrible. Et puis, çà et là, il y a des notes d’unesingulière mélancolie. Bolorec n’aime pas Paris. Il regrette salande. Mais il faut qu’il reste. Lorsque la «&|160;grandechose&|160;» sera venue, alors il s’en retournera là-bas, et seratrès heureux. Quelquefois, il va sur les fortifications, s’assieddans l’herbe, et rêve au pays. Une matinée, il a vu passer unepetite bonne avec un soldat, une fille de chez lui, et il espèrequ’elle repassera encore, seule, parce qu’il lui parlera. Elles’appelle Mathurine Gossec. Malheureusement, elle n’est plusrepassée. Quelquefois aussi, le dimanche, dans l’atelier, lesculpteur joue du biniou, et Bolorec chante des rondes bretonnes.Pauvre Bolorec&|160;! Vainement, je cherche dans sa lettre un motd’amitié pour moi, le désir exprimé de connaître un peu de ma vie.Il n’y a rien de pareil. Cet oubli m’attriste. Mais n’en a-t-il pasété toujours ainsi&|160;? Et m’en a-t-il moins aimé&|160;? Je n’ensais rien.

Longtemps, à travers le fouillis de ces mots,où je retrouve les grimaces de ses lèvres, j’ai évoqué saphysionomie burlesque et chère, parfois si mystérieuse, et qui necessa de m’inquiéter. Elle m’apparaît plus inquiétante encoreaujourd’hui et grandie par le vague d’un pressentiment douloureuxet tragique. À force de regarder ces incompréhensibles pages, oùles lettres se pressent, se bousculent, montent, s’entassent l’unecontre l’autre, tordues, hérissées de pointes, parmi lesquelles cemot&|160;: Justice&|160;! éclate et claque comme undrapeau, il me semble que je vois Bolorec sur une barricade, dansde la fumée, debout, farouche, noir de poudre, les mainssanglantes. Et voilà qu’à la joie si ardemment désirée de tenirquelque chose de Bolorec, succède une inexprimable tristesse.J’éprouve, en ce moment, un double et pénible sentiment&|160;: unsentiment de crainte pour l’avenir de mon ami&|160;; un sentimentde honte de mon inutilité et de ma lâcheté… Mais, m’a-t-ilréellement aimé&|160;?

8 janvier, minuit

Cette lettre de Bolorec me poursuit et metrouble. Chose curieuse, Bolorec est maintenant absent despréoccupations qui me viennent de lui. Par une régressiond’égoïsme, c’est moi seul que ces préoccupations englobent ettourmentent. Suis-je vraiment lâche&|160;?

Moi aussi, j’ai voulu me dévouer aux autres,non pas à la façon dont je soupçonne que Bolorec se dévoue&|160;;j’ai voulu me dévouer par la pitié et par la raison. Et j’aicompris que c’était absurde et vain. Ici je connais tout le monde,je pénètre chez tout le monde. Si restreinte que soit cette petiteville, elle n’en contient pas moins les éléments de l’organismesocial. Je n’y ai jamais vu que des choses désespérantes et quim’ont écœuré. Au fond, ces gens se détestent et se méprisent. Lesbourgeois détestent les ouvriers, les ouvriers détestent lesvagabonds&|160;; les vagabonds cherchent plus vagabonds qu’eux pouravoir aussi quelqu’un à détester, à mépriser. Chacun s’acharne àrendre plus irréparable l’exclusivisme homicide des classes, plusétroit l’étroit espace de bagne où ils meuvent leurs chaîneséternelles. Le jour où, si ignorant que je sois, et guidé par maseule sensitivité, j’ai voulu montrer aux malheureux l’injustice deleurs misères et leurs droits imprescriptibles à la révolte&|160;;le jour où j’ai tenté de diriger leur haine, non plus en bas, maisen haut&|160;; alors ils se sont méfiés, et m’ont tourné le dos, meprenant pour un être dangereux ou pour un fou. Il y a là une forced’inertie, fortifiée par des siècles et des siècles d’atavismereligieux et autoritaire, impossible à vaincre. L’homme n’auraitqu’à étendre les bras pour que ses chaînes sautent&|160;; iln’aurait qu’à écarter les genoux pour rompre son boulet&|160;; etce geste libérateur, il ne le fera pas. Il est amolli, émasculé parle mensonge des grands sentiments&|160;; il est retenu dans sonabjection morale et dans sa soumission d’esclave, par le mensongede la charité. Oh&|160;! la charité que j’ai tant aimée, la charitéqui me semblait plus qu’une vertu humaine, la directe et rayonnanteémanation de l’immense amour de Dieu, la charité, voilà le secretde l’avilissement des hommes&|160;! Par elle, le gouvernant et leprêtre perpétuent la misère au lieu de la soulager, démoralisant lecœur du misérable au lieu de l’élever. Les imbéciles, ils secroient liés à leurs souffrances par ce bienfait menteur, qui detous les crimes sociaux est le plus grand et le plus monstrueux, leplus indéracinable aussi. Je leur ai dit&|160;: «&|160;N’acceptezpas l’aumône, repoussez la charité, et prenez, prenez, car toutvous appartient.&|160;» Mais ils ne m’ont pas compris. Faut-ill’avouer&|160;? Ils ne m’intéressent pas autant que je voudrais,parfois, me le persuader. Souvent leur grossièreté me choque et merépugne&|160;; et j’ai, au spectacle de certaines misères,d’invincibles dégoûts. Peut-être n’est-ce qu’une curiosité artiste,et par conséquent féroce qui m’a porté vers eux&|160;? J’ai joui,bien des fois, des accents terribles, des déformations admirables,de la patine splendide que la douleur et la faim mettent sur lesvisages des pauvres gens. Du reste, je ne me sens plus porté versl’action, et je n’envisage pas la perspective de mourir pour uneidée, sur une barricade ou sur un échafaud, non par peur de mourir,mais par un sentiment bien autrement amer, qui s’empare, de plus enplus, chaque jour de mon esprit&|160;: le sentiment de l’inutile.En tout cas, ces idées demeurent chez moi, à l’état spéculatif etintermittent. Elles me hantent, lorsque je suis enfermé dans machambre, désœuvré, ou par les temps moroses et les ciels pluvieux,et surtout, pendant les repas, à cause de la présence de mon père,qui est la négation complète de ce que je sens, de ce que je rêve,de ce que je crois aimer. Dehors, sous le soleil, elles s’évaporentcomme ces brumes pesantes qui flottent au-dessus des marais. Lanature me reprend tout entier et me parle un autre langage, lelangage du mystère qui est en elle&|160;; de l’amour qui est enmoi. Et je l’écoute délicieusement, ce langage supra humain, supraterrestre, et, en l’écoutant, je retrouve les extases anciennes,les virginales, les confuses, les sublimes sensations du petitenfant que j’étais, jadis.

Ce sont des moments de félicité suprême, oùmon âme, s’arrachant à l’odieuse carcasse de mon corps, s’élancedans l’impalpable, dans l’invisible, dans l’irrévélé, avec toutesles brises qui chantent, avec toutes les formes qui errent dansl’incorruptible étendue du ciel. Oh&|160;! mes projets, mesenthousiasmes&|160;! Oh&|160;! les illuminations de mon cerveauréjoui par la lumière&|160;! Les rafraîchissements de ma volontéretrempée dans les ondes de ce rêve lustral&|160;! Je redeviens laproie charmée des chimères. Je veux embrasser tout cela que jevois&|160;; conquérir tout cela que j’entends. Je serai un poète,un musicien, un savant. Qu’importent les obstacles&|160;? Je lesbriserai. Qu’importe ma solitude intellectuelle&|160;? Je lapeuplerai de tous les Esprits qui sont dans la voix du vent, dansles ombres de la rivière, dans les profondeurs des bois, dansl’haleine des fleurs, dans la magie des lointains. Hélas, cescrises durent peu. Je n’ai de la persévérance en rien de ce qui estbeau et bon. Et, lorsque je reviens, mes bras sont davantage lassésd’avoir voulu étreindre l’impalpable, mon âme est dégoûtéedavantage d’avoir entrevu l’inaccessible entrée des Joies pures, etdes bonheurs sans remords. Je retombe de plus haut, et plusdouloureusement, aux obscures hontes de mon inguérissablesolitude.

La lettre de Bolorec est là, ouverte sur matable. Je la relis encore. Pauvre Bolorec&|160;!… Je l’enviepeut-être… Lui, du moins, a une passion qui emplit sa vie. Ilattend la «&|160;grande chose&|160;» qui ne viendra jamais, sansdoute&|160;; mais il attend, tandis que moi je n’attends rien,rien, rien&|160;!

10 janvier

Voilà cinq ans que j’ai quitté le collège.Depuis ce temps, il ne se passe pas de nuits que je n’y rêve. Etces rêves sont atrocement pénibles. À peine s’ils ont, parfois, uncôté fantastique, des déformations de choses et de visages dontl’irréel atténuerait, il me semble, ce que cette presque réalité ade persécuteur. Non, c’est le collège qu’ordinairement je revois àpeu près tel qu’il est, avec ses classes, ses cours, ses figureshaïes, tout ce que j’y ai enduré et souffert. Le jour, le collègecontinue sur moi son œuvre sourde, implacable dedémoralisation&|160;; la nuit, jusque dans mon sommeil, j’en revisles douleurs. Phénomène singulier, ce rêve ne varie jamais en sonobsession… C’est mon père qui entre dans ma chambre. Sa physionomieest grimaçante et sévère. Il a sa redingote de cérémonie et sonchapeau de haute forme.

–&|160;Allons, me dit-il, il est temps.

Nous partons. Nous traversons d’affreux paysnoirs où des chiens féroces poursuivent de petits paysans. Tout lelong de la route, sur les pierres des dolmens, des Jésuitesimmenses et longs sont penchés qui ricanent, en secouant sur nousleurs soutanes déployées et pareilles à des ailes membraneuses dechauve-souris. Quelques-uns volent au-dessus des flaques d’eau, entournant sans cesse. Puis, brusquement, c’est le collège, sonportail grinçant, son étroite cour&|160;; au fond, la chapelle quedomine la croix d’or, et le parloir, à droite, gardé pard’horribles frères accroupis&|160;; et ce sont les couloirs, lafaçade, les cours de récréation. Je me retourne&|160;: mon pèren’est plus là. Alors une clameur s’élève des cours. Collégiens,professeurs, frères, tous accourent, menaçants, furieux,brandissant des pelles, des fourches, des bâtons, me jetant dansles jambes de gros livres latins et des pierres.

–&|160;C’est lui&|160;! C’est lui&|160;!

Le Père Recteur, le Père de Marel, le Père deKern conduisent la foule cruelle. Et la course commence, ardente,féroce, où tout ce que j’ai connu d’abominable se représente à moi,en aspects terrifiants, et pas sensiblement dénaturé. Je trébuchecontre des confessionnaux, me cogne à l’angle des chaires, roulesur des marches d’autel, tombe sur des lits où je suis piétiné,assommé, écartelé. Je me réveille alors, le corps tout en sueur, lapoitrine haletante, et je n’ose plus me rendormir.

Que n’ai-je point fait pour vaincre ces rêvesqui me rendent inoubliable ce que je voudrais tant oublier&|160;?Avant de me coucher, je me suis fatigué le corps et l’esprit&|160;;j’ai marché dans la campagne, comme un fou, ou bien, assis devantune table, j’ai travaillé très tard à ces vaines pages. J’ai tentéd’évoquer d’autres images, des images riantes, et ce que je puisencore avoir de souvenirs heureux et gais&|160;; j’ai tentéd’évoquer des images brûlantes, des luxures, de m’abstraire toutentier, en des représentations obscènes, de l’intolérable hantisede ces rêves. Tout cela est inutile. J’en suis arrivé maintenant àredouter le sommeil, à l’éloigner de moi, autant que possible.J’aime encore mieux supporter l’ennui des lentes heures nocturnes,pourtant si lentes&|160;! si lentes&|160;!

La nuit dernière, mon rêve a été autre, et jele note ici, parce que le symbolisme m’en a paru curieux. Nousétions dans la salle du théâtre de Vannes&|160;: sur la scène, aumilieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu’aux bords depapillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C’étaientdes âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sasoutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine,plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d’âmescharmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs.Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, enfaisait une pâtée épaisse et rouge qu’il étendait ensuite sur destartines, et qu’il jetait à des chiens, de gros chiens voraces,dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés debarrettes.

Et que font-ils autre chose&|160;?

24 janvier

Aujourd’hui, il est passé, par Pervenchères,un régiment de dragons. C’est un événement considérable, dans unpetit pays, que le passage d’une troupe de soldats. On en parlehuit jours à l’avance, et chacun se promet des joies que je necomprends guère, qu’il m’est impossible de partager, mais qui n’ensont pas moins fortes, au cœur grossier des multitudes. Est-cecurieux que le peuple ne vibre qu’à ces deux sentiments&|160;: lesentiment religieux, et le sentiment militaire, qui sont les plusgrands ennemis de son développement moral&|160;?… Notre maison estsens dessus dessous, et mon père, en sa qualité de premiermagistrat de la commune, fort agité. On a préparé une chambre pourle colonel qu’il compte recevoir et héberger&|160;; il a falluchanger les meubles de place, nettoyer l’escalier, astiquer lasalle à manger, ratisser les allées du jardin. Depuis le matin, dèsl’aube, mon père va de la mairie, où il a dû répartir les billetsde logement, contrôler les sacs de pain, à la maison où ilsurveille le travail de la mère Cébron. Il a sorti de l’armoire lebeau service de table, et commandé des provisions de bouche,extraordinairement fastueuses. Moi, j’ai fait comme beaucoup degens qui n’ont rien à faire, je suis allé à l’entrée du bourg, surla route de Bellême, attendre le régiment. Il y a là beaucoup demonde. M. Champier pérore dans un groupe et gesticule.

Il est venu en voisin, chaussé de pantouflesde tapisserie, et coiffé de sa calotte de velours noir. Ilexpose&|160;:

–&|160;Moi, ça me réjouit toujours, lesmilitaires… Quand j’entends le tambour ou le clairon… vous mecroirez, si vous voulez… eh bien, ça me fait pleurer&|160;!…L’armée, ah&|160;! l’armée&|160;!… Il n’y a que ça&|160;!… Et laPatrie, quelle belle chose&|160;!… M. Gambetta et lesrévolutionnaires auront beau dire et beau faire, la Patrie seratoujours la Patrie&|160;!… Elle restera une idée… une idéefrançaise… éminemment française&|160;!

Les autres hochent la tête, approuvant. Ilsdiscutent ensuite pour savoir ce qui leur représente le mieuxl’idée de la Patrie.

–&|160;Moi, c’est la cavalerie&|160;! professeM. Champier…

–&|160;Moi, c’est l’artillerie&|160;!… dit unautre… parce que, sans l’artillerie, vous aurez beau avoir lacavalerie…

Un troisième s’exclame&|160;:

–&|160;Et l’infanterie&|160;?… l’infanterie,messieurs… Que diable, le pioupiou, le pioupioufrançais&|160;!…

Pendant quelques minutes l’on n’entend plusque ce mot&|160;: français qui vibre comme des coups declairon, sur la bouche molle et couarde de ces affreux bourgeois.Je voudrais bien connaître, là-dessus, l’opinion de mon père. Ildoit en avoir plusieurs d’admirables. Quel dommage qu’il ne soitpas là&|160;! Je laisse M. Champier pérorer dans son groupe depatriotes, et je me dirige plus loin sur la route où je nerencontre que des figures réjouies par l’attente.

La matinée est charmante, très douce, d’unedouceur printanière. Un pâle soleil crève, par intermittence, lesnuages blancs, soyeux, qui couvrent le ciel. Les lointains ont desdélicatesses infinies, des puretés, des clartés sourdes de voilesvirginaux, enflés de jeunes brises. Sur le bois de pins qui fermel’horizon, sur le bois de pins d’un bleu paon noyé de nacresfluides, on dirait que courent des lueurs à demi éteintesd’arc-en-ciel. Et les haies barrent les champs de hachurespourprées, et les champs étendent leurs nappes vertes, d’un vertpoudré de rose, qui, tantôt, a des consistances translucides depierres précieuses, et tantôt des vaporisations d’ondes.

La foule grossit, poussée là par un mêmeinstinct sauvage, car c’est maintenant une foule. Elle me paraîtabsolument hideuse. Jamais encore, il me semble, je n’ai si biencompris l’irréductible stupidité de ce troupeau humain,l’impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles.Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visagesces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promessedes spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s’adressentqu’à ce qu’il y a de plus bas, de plus esclave en eux.

Marguerite est là, elle aussi, conduite par sabonne. Elle aussi, comme tout le monde, elle manifeste uneagitation insolite qui m’offusque. À peine si elle remarque lebonjour que je lui adresse.

–&|160;L’avant-garde est déjà arrivée depuislongtemps, vous savez, me dit-elle.

Et elle grimpe sur le talus, pour voir de plusloin la route. Elle qui, d’habitude, me gêne plutôt par lapersistance de ses œillades, m’obsède de ses tendressesmuettes&|160;; elle qui, toujours, cherche à se rapprocher de moi,à se frôler à moi, elle ne me regarde plus du tout. J’éprouvequelque dépit, plus que du dépit, de la jalousie. Je lui parle,elle me répond par des mots brefs, ou ne me répond même pas. Et,tout d’un coup, hissée sur la pointe de ses pieds, battant desmains, elle s’écrie&|160;:

–&|160;Les voilà&|160;! les voilà&|160;!

En effet, là-bas, sur la route, quelque chosebrille et miroite, dans le soleil pâle de cette douce matinée. Celas’allonge, cela s’avance. Marguerite répète&|160;:

–&|160;Les voilà&|160;! les voilà&|160;!

Je ne l’ai jamais vue ainsi, impatiente, l’œilenflammé, toute frissonnante de désirs, si ce n’est avec moi etpour moi. Et je m’irrite, contre elle, de n’être pour rien danscette joie qu’elle montre, dans cette passion qui émane d’elle, etd’où je suis absent. J’en veux à Mme Lecautel de l’avoirlaissée venir ici. Il me semble que ce n’est pas sa place.

–&|160;Ah&|160;! les voilà&|160;! lesvoilà&|160;!

Ils défilent, droits sur les croupesharnachées des chevaux&|160;; ils défilent, pesants, éclatants,splendides, dans un remuement d’armes, dans un entrechoquementd’éclairs. Le sol tremble et gronde. Sous les casques quiétincellent, les figures sont bronzées, les musclespuissants&|160;; les thorax bombent comme des armures, et lescrinières s’épandent sur les nuques solides, en torsions noires,sinistres, rappelant le temps des antiques barbaries. Je sens unfrisson courir dans mes veines.

Un sentiment, plus fort que ma volonté,s’empare de moi, malgré moi, qui n’est ni de l’orgueil, ni del’admiration, ni un élan quelconque vers l’idée de la patrie&|160;;c’est une sorte d’héroïsme latent et vague, par lequel ce qu’il y adans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de cesarmes&|160;; c’est le retour instantané à la bête de combat, àl’homme des massacres d’où je descends. Et je suis pareil à cettefoule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi,avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre. Ilsdéfilent toujours. J’observe Marguerite. Elle n’a pas bougé de sontalus. Elle est grave, très raide, le corps tendu, comme dansl’attente d’un spasme. Ses narines aspirent l’odeur forte de cesmâles&|160;; et son regard, dévoilé de pudeur, a quelque chose decruel, de farouche, et de dompté qui véritablement m’effraie. Elleaussi subit la domination de ces épaules carrées, de ces poitrinesrobustes, de ces visages bruns, de cette rudesse conquérante, decette force qui flamboie dans le soleil&|160;; mais elle la subitpar le sexe. J’ai senti remuer en moi, tout à l’heure, des désirsobscurs et mal éteints de destruction&|160;: elle, ce sont desdésirs obscurs, aussi, et infiniment plus puissants, de créationhumaine, qui l’agitent, gonflent son corps mince et fragile d’unbouillonnement de vie formidable et sacrée. Un dragon l’a regardéeet lui a souri, d’un sourire de brute obscène. Mais elle ne l’a pasvu. Ce n’est pas un homme qu’elle voit et choisit&|160;; ce sonttous ces hommes auxquels elle voudrait se livrer, rudoyée, écrasée,dans un seul embrassement. Je la trouve belle, plus belle, belled’une beauté presque divine, parce que je viens de comprendre enelle une des lois de la vie, et que, pour la première fois, le rôlede la femme m’apparaît dans sa douloureuse et sublime ardeurcréatrice. Comme le mariage, qui soumet aux polissonneriesinfécondes d’un seul homme l’admirable fécondité du corps de lafemme, me semble une chose monstrueuse, un crime delèse-humanité&|160;! Et comme, en ce moment, j’éprouve de la pitiéet du respect pour les malheureuses créatures, honnies, méprisées,qui s’en vont, sur les bornes du chemin et dans les bougesinterdits, râler l’amour avec les passants&|160;!

Ils ont défilé. La foule les suit. Nousrentrons. Marguerite est silencieuse, un peu lasse, toujours grave.Moi, je retombe vite à d’autres sensations. La conception que je mesuis faite de l’amour, dans une lueur de raison ou de folie, je nesais, n’a pas duré. Je suis revenu, rapidement, aux impressions deluxure. Cela est ainsi. Tout ce que je pense parfois de généreux,il faut que je le ramène, aussitôt, à un salissement, par une pentenaturelle et détestée de mon esprit.

Toute la journée, je suis resté fort dégoûtéet très sombre. Je ne me suis égayé un peu qu’au dîner. Le coloneln’a pas accepté l’hospitalité de M. le maire&|160;; il a préférédescendre à l’hôtel et manger avec ses officiers. Mon père estfurieux. Il m’observe de coin, et je suis sûr qu’il m’accuse decette déconvenue. Lorsque la mère Cébron apporte triomphalement unedinde rôtie, énorme, dorée, luisante de graisse, mon père ne peutplus maîtriser sa colère.

–&|160;Remportez ça&|160;! crie-t-il.

–&|160;Mais, monsieur…

–&|160;Remportez ça, je vous dis&|160;!…

Je crois que si mon père avait cru de sadignité de parler devant moi, la cavalerie eût passé un mauvaisquart d’heure.

25 janvier

Je vais, deux ou trois fois par semaine, chezMme Lecautel. Ces visites sont, pour moi, unedistraction et un moyen de rompre ma solitude un peu. Mais je n’yéprouve pas un vrai plaisir. Mme Lecautel n’est pas lafemme intelligente que je voudrais qu’elle fût. Elle a infinimentde préjugés bourgeois, infiniment de petitesses d’esprit et decœur, et elle ne comprend rien au mal qui me ronge. Aussi ne lui enparlé-je pas. Nous parlons de choses indifférentes et quelconques,les seules d’ailleurs dont elle puisse parler. Lorsque je veuxémettre une des idées qui me tourmentent, je sens que celal’effare, et je me tais… Oh&|160;! n’avoir jamais près de soi unêtre supérieur et, à défaut de cet être rare, un cœur simple etdroit, un cœur de bonté et de pitié, à qui vous puissiez vousmontrer tel que vous êtes, et qui vibre à ce que vous sentez, à ceque vous pensez, qui redresse vos erreurs, vous encourage et vousdirige&|160;!… Ordinairement, la conversation roule sur les bonnesdont Mme Lecautel change tous les mois. La grande idéequi domine sa vie, c’est que, dans quelque temps, «&|160;si celacontinue&|160;», il sera tout à fait impossible de s’en procurer.Là-dessus, elle brode des variations économiques qui n’en finissentplus. Et pendant que Mme Lecautel me raconte sesmalheurs domestiques, je pense qu’elle paie ses bonnes douze francspar mois, qu’elle les nourrit à peine, les traite durement,militairement, leur demande toutes les soumissions blessantes,toutes les vertus désintéressées, tous les soins savants etdélicats des ménagères accomplies, pour douze francs&|160;!… Je nediscute pas – à quoi bon&|160;? – et je répète avec elle&|160;:«&|160;C’est une plaie&|160;!&|160;» Une autre de ses grandesidées, c’est que je sois soldat. Elle ne trouve rien d’aussi beauque le métier militaire. Au fond, je crois bien que ce désir de mevoir porter la capote n’est qu’un prétexte égoïste à revivre sonpassé brillant, à rappeler ses petites vanités anciennes, seshonneurs regrettés, les actions d’éclat de son mari. Ah&|160;! sonmari&|160;! Ses portraits sont partout, chez elle, en grande, enpetite tenue, en capitaine, en colonel, en général. Ils couvrentles murs, envahissent les tables des cheminées, assiègent lesmeubles. C’est un gros bonhomme de chair vulgaire, le képi surl’oreille, ou le chapeau en bataille, la poitrine tailladée decroix, un air de casseur et d’affreux butor, avec des moustachesépaisses qui tombent sur une impériale longue et pointue. Il mesemble que je l’entends sacrer, tempêter de sa voix éraillée derogomme et brûlée d’absinthe. Elle le trouve beau, glorieux,admirable. Une fois, elle m’a dit, tout émue, qu’en Algérie, ilavait tué, de sa main, de sa propre main, cinq Arabes, et qu’il enavait fait fusiller cinquante autres, d’un seul coup&|160;; et ellea ajouté&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;! il avait ses défauts,mais c’était un héros&|160;!

Une autre fois, elle me dit encore&|160;:

–&|160;Regardez comme Marguerite luiressemble&|160;?

Cela m’a paru d’abord une assimilationinconvenante et déplacée. En observant ces portraits et en lescomparant à la jolie, fine, étrange figure de Marguerite, j’ai finipar découvrir une ressemblance, lointaine il est vrai, plutôtmorale que physique, mais réelle. Il y a dans ces deux fronts, lefront du butor et le front de l’enfant charmant, une obstinationpareille&|160;; dans les yeux, oui, dans les yeux, quelque chose depareillement hagard, de pareillement héroïque. On sent que le pèrea dû se précipiter, tête baissée, dans la bataille et dans lemeurtre&|160;; on sent que la fille se précipitera de même dansl’amour.

Marguerite&|160;! Quel sentiment ai-je pourelle&|160;? Est-ce de l’amour&|160;? Est-ce de la haine&|160;?Est-ce tout simplement de l’ennui qu’elle me cause&|160;? Je ne lesais pas bien. C’est un peu de tout cela, et ce n’est pas cela. Entout cas, elle m’occupe. Il est, je crois, impossible de rencontrerune jeune fille aussi ignorante. Elle ne sait rien et n’a aucundésir de savoir quelque chose. Mme Lecautel n’a pasvoulu mettre sa fille à la pension de Saint-Denis, à cause de satrop fragile santé et des crises nerveuses qui durèrent pendanttoute son enfance et menacèrent sa vie. C’est elle qui s’estchargée du soin de son éducation, une éducation forcémentintermittente et très incomplète, à laquelle Marguerite s’estmontrée toujours rebelle. Devant les impatiences, les colères, lesrévoltes de sa fille, elle a même dû renoncer tout à fait à cesvagues leçons, dans la crainte de voir les crises reparaître. Il nesemble pas que cela ait été un ennui, ni une déception pour elle.Mme Lecautel ne s’aperçoit plus de ce qui manque à safille, et puis, elle a pris l’habitude de la traiter, même bienportante, en enfant malade. Tantôt Marguerite est, en effet, commeun enfant, comme un baby,insignifiante etbabillarde&|160;; tantôt elle est pire qu’une femmecorrompue&|160;; alors il y a, en ses yeux, des lueurs d’abîme, deslueurs farouches, fauves, profondes, terribles. Parfois elle a desexpansions subites, des besoins de tendresses frénétiques&|160;;parfois, des silences sombres, d’où on ne peut la faire sortir.Elle rit et pleure, sans motif apparent. Elle est faite pourl’amour, uniquement pour l’amour. L’amour la possède, comme il neposséda peut-être jamais une pauvre créature humaine. L’amourcircule sous sa peau, brûlant ainsi qu’une fièvre&|160;; il emplitet dilate son regard, saigne autour de sa bouche, rôde sur sescheveux, incline sa nuque&|160;; il s’exhale de tout son corps,comme un parfum trop violent et délétère à respirer. Il commandechacun de ses gestes, chacune de ses attitudes. Marguerite en estl’esclave douloureuse et suppliciée. Elle ne m’embrasse plus commeautrefois, mais je sens ses lèvres prêtes au même baiser. Elle neme couvre plus de ses caresses ardentes, précipitées, désireuses dela chair du mâle, ainsi qu’elle faisait, gamine&|160;; mais soncorps cherche le mien. Quand elle m’approche, elle se livre,toute&|160;; elle a des gestes inconscients, des cambrures dereins, des tensions du ventre qui la dévêtent, et me la montrent ensa nudité pâmée. Dès que j’arrive, elle s’anime&|160;; sesprunelles s’allument, ses joues se colorent aux pommettes d’un sangplus vif, s’estompent aux paupières d’un cerne d’ombre&|160;; unbesoin de mouvement l’agite, et la pousse. Elle va, vient,virevolte, et saute, prise d’une joie nerveuse, qui lui met auvisage une expression de souffrance. Et ses yeux, obstinément sontfixés sur moi, si hardis, si voraces, qu’ils me font rougir et queje ne puis en supporter l’éclat sombre. Mme Lecautel nese rend compte de rien. Pour elle, j’imagine, ce sont desfantaisies d’enfant gâtée, qui ne tirent pas à conséquence. Ellelui dit seulement de sa voix placide, ce qu’elle lui disait lorsqueMarguerite était toute petite&|160;: «&|160;Allons, ne t’excite pasainsi, ma chérie… Sois tranquille.&|160;» Souvent, je suis tenté del’avertir, et je n’ose pas.

Je n’ose pas, et puis j’éprouve vraiment dessensations singulières et compliquées.

Loin d’elle… ah&|160;! loin d’elle&|160;!…j’ai le cœur gonflé d’une ivresse qui doit être l’amour. C’est untrouble physique qui s’empare de tout mon être, un trouble trèsdoux et très fort, comme si la vie faisait irruption en moi. Il n’ya pas un atome de mon corps, pas une parcelle infinitésimale de monâme qui n’en soient inondés et rafraîchis. En même temps, mes idéess’épurent et grandissent. Sans nul effort, d’un léger coup d’ailede ma pensée désentravée, j’atteins des hauteurs intellectuellesque je n’avais pas connues jusqu’ici. Il me semble que je suis ledépositaire de formes sacrées qui s’achèvent et se parfont enmoi&|160;; que toute l’humanité, qui n’est pas venue encore,s’agite en Marguerite et en moi, et qu’il ne faudrait qu’un choc denos deux lèvres, qu’une fusion de nos deux poitrines, pour qu’ellejaillît, de nous, superbe de création, triomphante de vie. En cesmoments d’exaltation, je sors, je marche, très longtemps, dans lacampagne. Mes tristesses ont disparu&|160;; tout me semble plusbeau, d’une beauté surhumaine, d’une surnaturelle splendeur. Jeparle aux arbres fraternels&|160;; je chante des cantiques de joienuptiale, aux fleurs, mes sœurs charmées. J’ai reconquis ma pureté.La force, l’espoir circulent dans mes veines, en ondesrégénératrices et puissantes.

Près d’elle… ah&|160;! près d’elle… je me sensglacé. Je la vois et mon enthousiasme s’est évanoui&|160;; je lavois et mon cœur s’est aussitôt gonflé et refermé&|160;; il estvide, vide de tout ce qu’il contenait de fort, de généreux, deréchauffant. Souvent même, sa seule présence – sa présencedélicieuse – m’irrite. Je ne puis supporter qu’elle rôde autour demoi, qu’elle s’approche de moi. Son contact m’est presque unsupplice&|160;; un simple frôlement de sa jupe sur mes jambes mecause, à l’épiderme, une révolte. Je fuis sa main, je fuis sonhaleine, je fuis son regard embrasé d’amour. Deux fois, à ladérobée, elle a saisi ma main et l’a serrée&|160;: je l’auraisbattue&|160;! C’est, en moi, pour elle, un mélange de pitié et derépulsion, quand elle est là, près de moi&|160;! Et, lorsque je lesvois, toutes les deux, côte à côte, la fille si jolie, si pleined’ardente jeunesse, si désirable, et la mère, déjà vieille, dont lapeau se ride, dont le corps se déforme, dont les cheveuxblanchissent, c’est à cette dernière que, bien des fois, par unecriminelle perversité, par une inexplicable folie de mes sens, sontallés mes désirs et se sont adressées mes luxures. Sa main qui,déjà, se noue aux articulations, sa taille épaissie, ses hanchesécrasées me tentent&|160;; je me sens grisé, en quelque sorte,odieusement grisé, à la vue de ces pauvres chairs ruinées,écroulées, couturées de plis vénérables et maternels&|160;!

Un jour que sa fille n’était pas là, espérantpeut-être amener entre nous l’impossible réalisation de ces rêvesignobles, lâchement, sournoisement, je dis à MmeLecautel&|160;:

–&|160;Il ne faut plus que je vienne sisouvent chez vous. Cela me fait beaucoup de peine… mais il ne fautplus.

–&|160;Et pourquoi, mon enfant&|160;? medemanda-t-elle, surprise.

–&|160;Parce que, fis-je, jouant la comédie del’embarras et de la pudeur… parce que, dans le pays, on jase… ondit que je suis… que vous êtes… enfin on dit…

Et comme je m’étais arrêté cherchant mesmots&|160;:

–&|160;On dit quoi&|160;? interrogea, trèsintriguée, Mme Lecautel.

Lâchement, sournoisement, je ne craignis pasde proférer, en dirigeant sur elle un œil oblique et cruel, cesmots&|160;:

–&|160;On dit que vous êtes… mamaîtresse&|160;!

–&|160;Taisez-vous&|160;!… quelleinfamie&|160;!

Ah&|160;! le regard qu’elle me jeta&|160;! Jene l’oublierai jamais, ce regard de révolte, de pudeur outragée…Oui, ce regard d’honnête femme où cependant, je vis – et cela mebrisa le cœur, et je l’adorai, depuis, comme une sainte, à cause dece regard – où je vis une tristesse flattée, un regret peut-être,certainement une furtive lueur d’amour&|160;! Que je l’ai aimée dece regard, par où m’est apparue, pour la première fois, dans samélancolie si poignante, l’infinie et immortelle pitié du cœur dela femme.

2 février

Ce matin, j’ai trouvé, dans la cuisine, lejournal de mon père, qui traînait par hasard. Je l’ai parcouru etj’ai lu ceci&|160;: «&|160;On annonce que le R. P. de Kern prêcherale Carême cette année, à l’église de la Trinité. Le R. P. de Kernest un des prédicateurs les plus éloquents de la Société de Jésus.On se rappelle le bruit que firent à Marseille, l’année dernière,ses admirables sermons, véritablement inspirés. Aux qualités dedialectique serrée et savante du R. P. Félix, le R. P. de Kernjoint un charme de parole, qui fait de chacun de ses sermons unmorceau achevé de littérature sacrée et même classique. L’éloquentprédicateur est de grande taille et d’allure essentiellementaristocratique. Son visage respire la plus haute piété. Il y aurafoule, à la Trinité.&|160;»

Quelle ironie&|160;!

Le premier moment de surprise passé, je mesuis demandé quelle impression cela me causait. Je n’ai pas dehaine contre le Père de Kern&|160;; son souvenir ne m’est pasodieux. Certes, il m’a fait du mal, et les traces de ce mal sontprofondes en moi. Mais ce mal, devais-je, pouvais-je yéchapper&|160;? N’en avais-je pas le germe fatal&|160;? Chosecurieuse et qui me trouble. De tous les prêtres que j’ai connus, ilest, je crois, celui que je déteste le moins. Je voudraisl’entendre. J’ai encore, dans l’oreille, le son de sa voix,pénétrant et doux.

Après tout, il était peut-être sincère,lorsqu’il me disait ces belles choses, dans l’embrasure de cettefenêtre, que je revois, devant le ciel nocturne, que parfois, jeregrette. Il s’est peut-être repenti, qui sait&|160;?… Et,peut-être, est-ce de ce repentir que lui viennent ces inspirésaccents d’éloquence&|160;! Ma pensée ne s’est pas arrêtée longtempsau Père de Kern. Elle s’attache, tout entière, vers l’impassiblevisage du Père Recteur, sur ses yeux pâles, sur cette boucheironique, hautaine et bienveillante, mais d’une bienveillance quine pardonne jamais, et qui tue. Savait-il, lorsqu’il merenvoya&|160;?… Il devait savoir… Je vais écrire à Bolorec d’allerà la Trinité entendre le Père de Kern, et me dire comment il estmaintenant, et quels sujets il a choisis pour ses sermons.

25 février

Bolorec ne m’a pas écrit, et le journal n’aplus reparlé du Père de Kern. Souvent j’interroge MmeLecautel qui, par les journaux de la poste, est au courant de tout.Elle ne sait rien non plus… Cela m’ennuie…

10 mai

Mon premier rendez-vous avec Marguerite&|160;!Je n’aurais pas cru que cela fût possible&|160;!

Hier, en me reconduisant, seule jusqu’à laporte de la rue, elle m’a dit, tout à coup, très vite et trèsbas&|160;:

–&|160;Ce soir, dix heures, trouve-toi, sur laroute, devant l’allée des Rouvraies.

J’ai été stupéfait d’abord, et puis j’airépondu&|160;:

–&|160;Non, Marguerite, c’est impossible… Jene ferai pas cela…

–&|160;Si, si, si&|160;!… Je veux&|160;!

Sa voix montait, impatiente. J’ai eu peur quesa mère ne l’entendît&|160;; j’ai eu peur aussi d’une scène, d’unecrise, car elle était très agitée, très nerveuse.

–&|160;Soit&|160;! ai-je fait.

–&|160;À dix heures&|160;!

Et Marguerite a refermé la porte.

Toute la journée, je me demandai si je devaisaller à ce rendez-vous&|160;! La laisser seule sur la route&|160;:je ne le pouvais pas. Et puis, du caractère absolu et fantasquedont je connaissais Marguerite, j’avais à craindre qu’une foissortie, et ne me voyant point, elle ne s’en vînt chez moi&|160;! Jeme promis, d’ailleurs, de lui parler fermement. Pourtant, à mesureque l’heure avançait, l’autre Marguerite, la Marguerite lointaine,faisait place, peu à peu, dans mon rêve, à celle que je venais dequitter. Une appréhension d’elle succédait au dégoût en allé&|160;;une appréhension agréable, l’angoisse d’une attente délicieuse,d’un mystère désiré, qui me rendait bien lentes les heures, et bienéternelles, les minutes.

La nuit était sombre, sans lune. Une fraîcheurhumide s’évaporait de la terre, et dans l’air des parfums rôdaient.J’étais sur la route, depuis une demi-heure, en avance, ayant eu letemps de m’habituer à l’obscurité, inquiet du moindre bruit, pleind’une anxiété profonde et vague, comme ces masses d’ombre où desfrissons d’amour couraient. Car c’étaient, sous le ciel silencieux,des masses d’ombre confuses, et d’errantes silhouettes, parmilesquelles la route se dessinait un peu plus pâle, la route par où,dans un instant, Marguerite allait venir, ombre furtive elle aussi,et furtive silhouette, perdue dans le mystère nocturne.

Je l’entendis, d’abord, sans la voir&|160;: unbruit cadencé et rapide, alerte comme la fuite d’une bête dans unfourré&|160;; puis je la vis, toute vague, à peine corporelle,disparaissant et reparaissant&|160;; puis soudain, je la sentisprès de moi. Elle était enveloppée d’un châle noir, si noir que sonvisage brillait presque, ainsi qu’une étoile dans les ténèbres.

–&|160;Je suis en retard, dit-elle,essoufflée. J’ai cru que mère ne se coucherait pas ce soir.

Et, saisissant ma main, ellem’entraîna&|160;:

–&|160;Allons sur le banc, dans l’allée,veux-tu&|160;?

Lorsque nous fûmes assis, sur le banc, dansl’allée, elle contre moi, frissonnante et réelle, le charme s’étaitenvolé. J’éprouvai un remords violent d’être venu, un ennui d’êtrelà&|160;! Brusquement je retirai ma main de la sienne.

–&|160;C’est très mal ce que nous faisons là,Marguerite, prononçai-je gravement… Je n’aurais pas dû…

Mais elle m’interrompit doucement&|160;:

–&|160;Tais-toi… Ne dis pas ça… Il y avait silongtemps que je le voulais… C’est vrai, tu n’avais pas l’air decomprendre… Sois gentil, ne me gronde pas… Je suis bienheureuse&|160;!

Elle soupira&|160;:

–&|160;N’être jamais seuls ensemble&|160;!C’est vrai aussi, cela m’ennuie, tiens&|160;!… Je ne puis rien tedire, moi… Et j’ai tant de choses à te dire, tant, tant,tant&|160;!… Donne-moi ta main.

Elle parlait bas, la tête reposée sur monépaule, son corps reposé contre le mien qui se glaçait. Et je lesentais frémir ce corps jeune, onduleux et souple, je le sentaishaleter, battre, se tordre contre moi&|160;; ma peaus’horripilait&|160;; j’avais sur tout mon épiderme, de la tête auxpieds, comme un agacement nerveux, comme une impressiond’intolérable chatouillement&|160;; il me semblait que je subissaisle contact d’un animal immonde. J’avais, oui, véritablement,j’avais l’horreur physique de cette chair de femme qui palpitaitcontre moi. Je ne pensais plus qu’à une chose&|160;: la forcer àpartir. Je me reculai vivement.

–&|160;D’abord, fis-je avec dureté,expliquez-moi comment vous avez fait pour quitter la maison,Marguerite.

–&|160;Oh&|160;! vous… Il me dit vous… Dis-moitu, tout de suite.

–&|160;Voyons, Marguerite, je vous enprie.

–&|160;Dis-moi tu… dis-moi tu…

Sa voix tremblait, je redoutais une scène delarmes.

–&|160;Eh bien, comment as-tu fait pourquitter la maison&|160;?

Elle se rapprocha de moi et, rieuse,enfantine, en petites phrases désordonnées, elle me raconta que,depuis plus d’un mois, elle huilait, chaque jour, les serrures etles gonds des portes, qu’elle était déjà, plusieurs fois, sortiedans la rue, pour essayer… et que c’était très facile.

–&|160;Tu comprends, ça ne fait pas de bruit…Je vais nu-pieds… mère dort. Et dans la rue, eh bien&|160;! dans larue, je marche nu-pieds aussi, pendant plus de cinquante pas… Etpuis après, je mets mes bottines et je cours.

Se dégageant et se levant, d’un geste vif ellefit sauter, en l’air, l’une de ses bottines, et posa son pied nusur ma cuisse.

–&|160;Tâte mon pied&|160;! fit-elle… Tâtedonc&|160;!

Il était humide et froid, et couvert de grainsde sable.

–&|160;C’est de la folie&|160;!m’écriai-je.

–&|160;Ah bien&|160;! j’ai marché dans uneflaque&|160;!… Qu’est-ce que ça fait&|160;?… Puisque c’est pour tevoir… Tâte encore… tu me réchauffes.

Je cherchai la bottine, lancée au milieu del’allée, et je rechaussai Marguerite. Elle se laissait faire,heureuse de livrer quelque chose d’elle à mes soins, qui luiétaient une caresse, et babillait d’innocentes paroles. Était-cel’enfantillage de ce babil qui éloignait de moi toute autre penséeredoutée&|160;? Mon irritation diminuait et se fondait, peu à peu,dans la tristesse et dans la pitié, une pitié profonde pour cettecréature si jolie et irresponsable, dont j’entrevoyais l’avenirperdu, la vie sombrée en d’irréparables catastrophes. J’essayai dela raisonner, je lui parlai doucement, avec une tendressefraternelle. Elle se pelotonnait contre moi, sa main dans lamienne, silencieuse maintenant, les yeux tournés vers le ciel qui,entre les feuilles des trembles de l’allée, se nacrait d’une lueurà chaque minute, plus vive et envahissante, la lueur de la luneencore invisible et cachée par les coteaux de Saint-Jacques.

–&|160;Si ta mère s’apercevait de ton absence,Marguerite, pense au chagrin que tu lui ferais&|160;! Elle enmourrait peut-être&|160;! Elle t’aime tant, tu le sais bien&|160;!…Quand tu étais malade, rappelle-toi, comme elle t’a soignée, commeelle était, nuit et jour, penchée sur ton lit, avec l’affreusetorture de te perdre&|160;!… C’est qu’elle n’a plus que toi,vois-tu. Non seulement tu es la consolation, mais tu es la raisonseule de sa vie… Je suis sûr qu’elle doit se lever, la nuit, pourveiller sur ton sommeil, pour t’entendre respirer et dormir&|160;!Marguerite, tu ne sais pas cela&|160;!… Mais quand elle me parle detoi, quelquefois, elle pleure, la pauvre femme… Elle me dit&|160;:«&|160;Oui, Marguerite va mieux…, mais elle est si drôle parfois…si excitée&|160;!… J’ai toujours peur… Et puis, elle ne m’obéitpas&|160;!&|160;» Marguerite, ma petite Marguerite, songe àl’affreuse chose que ce serait… Ta mère, en ce moment, trouvant tachambre vide, et criant, t’appelant, folle de douleur&|160;!Marguerite, il faut rentrer tout de suite, ne pas perdre uneseconde, il faut rentrer…

M’écoutait-elle&|160;? Il ne me le semblaitpas. Elle se berçait de ma voix, mais ma voix ne lui apportait pasles mêmes paroles que celles qui sortaient de ma bouche. Je sentaisson corps frissonner, mais d’une émotion qui n’était pas la mienne,ses mains m’étreignaient, mais ces étreintes ne correspondaient pasau sentiment d’affectueuse pitié qui, en ce moment, me prenaittoute l’âme.

–&|160;Il faut rentrer, Marguerite,répétai-je… Je te promets que j’irai te voir demain, que nous nousverrons tous les jours… oui, tous les jours, je te le promets…

Elle ne m’écoutait pas. Comme si elle sortaitd’un rêve que, pas une minute, mes prières n’avaient pu troubler,elle murmura de sa voix lointaine, de sa voix d’enfant&|160;:

–&|160;Devine quelque chose&|160;?

–&|160;Il faut rentrer, Marguerite,insistai-je d’un ton qui commençait à s’exaspérer.

–&|160;Devine… je t’en prie&|160;!…Devine&|160;!… Ah&|160;! tu ne veux pas deviner, vilain&|160;!… Ehbien, tu as dit, l’autre jour, que tu n’avais pas de livres,pas&|160;?… Et que ça te faisait de la peine, pas&|160;?…Devine…

–&|160;Oui, j’ai dit cela, et puis&|160;?…

–&|160;Et puis, moi, je ne veux pas que tuaies de la peine, et je veux que tu aies des livres&|160;!… Tu nedevines pas&|160;?… non&|160;?…

Vivement, elle se leva du banc, toute droite,rejeta le châle qui l’enveloppait, et je l’entendis qui fouillaitdans la poche de sa robe, par gestes brusques, saccadés,impatients. Bientôt, elle poussa un petit cri de joie, se rassitprès de moi, et prenant ma main, elle l’ouvrit toute grande, ydéposa des pièces de métal, en disant triomphalement&|160;:

–&|160;Voilà&|160;! tu auras des livresmaintenant, beaucoup, beaucoup de livres… Et, moi, je serai bien,bien contente.

D’abord, je demeurai stupéfait, étourdi, lamain étendue, tremblante un peu. Et, dans ma main, les pièces, ens’entrechoquant, faisaient un bruit d’or. Il devait y en avoir cinqou six, davantage peut-être. Mon regard allait de cette main, oùles pièces restaient invisibles, au visage de Marguerite, invisibleaussi, dans la nuit. Je n’éprouvais nulle colère, nullehonte&|160;; c’était, en moi, comme une pitié plus douloureuse, quime poussait à m’agenouiller devant cette enfant dont l’inconscienceme paraissait sublime. Je balbutiai&|160;:

–&|160;Où as-tu pris cet argent&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas pris… Il est à moi.

Je l’attirai contre ma poitrine&|160;; et ellem’enlaça le cou de ses deux bras.

–&|160;Dis-moi la vérité, Marguerite… Tu l’asvolé à ta mère&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;!… mère et moi, n’est-cepas la même chose&|160;?

Je reglissai l’argent dans les poches de sarobe, et je dis&|160;:

–&|160;L’autre jour, j’ai menti… J’ai deslivres… Tu remettras cela où tu l’as pris… Tu me lepromets&|160;?

Elle était presque défaillante, la taillecambrée, son souffle haletait sur mon visage.

–&|160;Ah&|160;! pourquoi&|160;?

Je la serrai dans mes bras&|160;; je luidonnai, au front, un baiser, où il y avait plus que l’infini del’amour, l’infini du pardon.

–&|160;Parce que je le veux&|160;!…

Nous rentrâmes, tous les deux, enlacés l’un àl’autre, ivres et très purs. La lune, qui montait, dans le ciel,au-dessus des coteaux, se mirait dans les larmes de l’enfant.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…

À partir de ce moment, Sébastien délaisse, peuà peu, son journal. Les dates s’espacent&|160;; les impressions sefont plus rares. Ce sont d’ailleurs les mêmes luttes de sesinstincts et de son éducation&|160;; les mêmes incomplètes etstériles révoltes, les mêmes troubles cérébraux. Sa personnalité nese dégage pas des nuages qui obscurcissent ses concepts indéfiniset peureux. Et ses énergies s’amollissent chaque jour davantage. Iln’a plus le courage de poursuivre, au-delà des commencements, untravail intellectuel, une pensée, même un exercice physique. Lamarche lui devient une fatigue. À peine s’il a fait quelques pas,qu’il s’arrête, pris d’une insurmontable paresse devant le longdéroulement des routes, et le recul plus lointain des horizons. Ils’assied sur un talus, le coude dans l’herbe, ou s’étend dans uneplaine sur le dos, à l’ombre, et il reste là, des journéesentières, sans penser, sans souffrir, mort à tout ce qui l’entoure.Cependant, il note encore, çà et là, brièvement, quelquesrendez-vous avec Marguerite. Mais il n’a plus retrouvé lessensations du premier soir. Ces rendez-vous l’énervent etl’ennuient. Le plus souvent, il ne parle pas, et, penchée sur sonépaule, Marguerite pleure&|160;; il la laisse pleurer, et ilentrevoit avec dégoût, presque avec terreur, le jour où les larmesne lui suffiront plus et où elle réclamera des baisers. Une fois,Marguerite s’est enhardie jusqu’à la caresse, une caresse brusque,violente, où se sont révélées toutes ses ardeurs comprimées.Sébastien l’a repoussée brutalement et il est parti, la laissantseule, dans la nuit, en proie à une crise nerveuse. Il ne voulaitplus revenir, cherchait lâchement à profiter de cet incident, pourcesser tout à fait ces rendez-vous&|160;; et puis, il est revenu,attiré par il ne sait quoi de bon, de tendre, de chaste aussi, quidemeure sous ses dégoûts physiques et qui est fort comme de lapitié. Marguerite, vaincue, a recommencé de pleurer&|160;; ellepréfère encore ces entrevues tristes, sans jamais une paroled’amour, sans jamais une caresse, à la pensée de perdre Sébastien,de ne plus poser sa tête sur ces épaules chères, de ne plus lesentir près d’elle. Les heures passées ainsi la brisent et laconsument. Elle maigrit&|160;; ses yeux se cernent davantage&|160;;elle n’a plus de gaietés emportées comme autrefois. Mais qu’yfaire&|160;?

Du mois d’août au mois d’octobre, Sébastienest resté dans son lit, en proie à une fièvre typhoïde, dont il afailli mourir. Il note, dans son journal, plus tard, que cettemaladie n’a guère altéré les conditions morales de sa vie, et quele délire de la fièvre n’est pas sensiblement plus douloureux quela pensée normale, ni plus fou que les plus ordinaires rêves. Sescauchemars ont toujours tourné dans le même cercle d’insupportablesvisions&|160;: le collège&|160;! «&|160;En réalité, écrit-il,pendant un mois à peu près que dura ce délire, je crus revivre mesannées de Vannes, et ce n’était ni plus pénible, ni plus bête, queles années que j’y ai véritablement vécues.&|160;» Cependant, unchangement s’est opéré dans son existence. Son père l’a soigné avecdévouement pendant la période dangereuse de la maladie, passant lesnuits souvent à son chevet, se montrant inquiet, malheureux. Lamère Cébron l’a surpris, un matin, qui se désolait, etdisait&|160;: «&|160;Il n’y a plus d’espoir&|160;!&|160;» Ensuite,il a veillé sur sa convalescence, avec une affection tendre.Sébastien note&|160;: «&|160;Maintenant, mon père et moi, noussortons ensemble quelquefois, bras dessus bras dessous, comme devieux amis, événement qui semble intriguer beaucoup les gens d’ici,car c’est la première fois, depuis mon retour du collège, que celanous arrive. Nous ne parlons pas du passé, je crois que mon pèrel’a oublié, ni de l’avenir&|160;: l’avenir, c’est le présent, c’estla longue habitude qu’il a de me voir dans une situation qu’iljuge, aujourd’hui, naturelle et qu’il ne peut concevoir autre. Nousne parlons guère, d’ailleurs, et n’échangeons que fort peu d’idées.Pour mon père, la moindre parole que je prononce est une énigme oubien une folie. Au fond, je suppose qu’il me craint et que,peut-être, il me respecte. Il a des timidités comme s’il était enprésence d’un être qu’il trouve dangereux, mais supérieur à lui. Ilse surveille davantage avec moi, en ses expressions, et enl’expansion oratoire de ses idées, de peur de dire une sottise.J’ai remarqué que, sous l’emphase qui lui est coutumière malgrétout, ses idées sont infiniment restreintes. Je ne lui en connaisque trois, dont il ait un sens exact et précis, et qu’il transposedu monde physique au monde moral. Elles correspondent aux idées dehauteur, de largeur et de prix. C’est là tout son bagagescientifique et sentimental. Lorsque nous sommes dans la campagne,je suis frappé par le peu d’impressions qu’il en reçoit.

«&|160;Il ne dira jamais d’une chose, parexemple, qu’elle est verte ou bleue, carrée ou pointue, molle oudure, il dira&|160;: «&|160;Mais c’est haut, ça&|160;!&|160;» ou«&|160;mais c’est large, ça&|160;!&|160;» ou «&|160;ça doit valoirtant&|160;!&|160;» Un soir, nous revenions par le soleil couchant,le ciel était splendide, illuminé, embrasé, incendié de lumièresrouges, braisillantes, mêlées à des traînées de soufre et de vertpâle, d’un surprenant éclat. Sous le ciel, les coteaux, les champsse tassaient, noyés de tons délicieusement imprévus et féeriques,de vapeurs colorées et mouvantes. Mon père s’arrêta longtemps àcontempler le paysage occidental. Je pensais qu’il était ému etj’attendais avec curiosité le résultat de cette émotion insolite.Au bout de quelques minutes, il se tourna vers moi, et me demandatrès grave&|160;: «&|160;Sébastien, dis-moi, crois-tu que lescoteaux de Saint-Jacques soient aussi hauts que les coteaux deRambure&|160;?… Moi je crois qu’ils sont moins hauts&|160;!&|160;»Je ne puis me faire à ce genre de conversation. Cela m’irrite.Aussi, de temps en temps, il m’arrive de lui répondre par desmonosyllabes secs. Dois-je l’avouer&|160;? Je regrette le temps oùnous vivions chacun de notre côté, sans nous parler jamais, et oùnous n’étions pas plus étrangers l’un à l’autre que nous ne lesommes, maintenant que nous nous parlons.&|160;»

Au milieu de tout ce désordre de pensées et desentiments, entre des impressions de littérature et des essaisd’art parfois curieux, se mêlent sans cesse des préoccupationssociales. On le voit toujours tiraillé entre l’amour et le dégoûtque lui inspirent les misérables, entre la révolte où le poussentses instincts et ses réflexions et les préjugés bourgeois où leramène son éducation&|160;: «&|160;Peut-être la misère est-ellenécessaire à l’équilibre du monde, écrit-il. Peut-être faut-il despauvres pour nourrir les riches, des faibles pour engraisser lesforts, comme il faut des petits oiseaux à l’épervier&|160;?… Lamisère est peut-être la houille humaine qui fait marcher leschaudières de la vie&|160;?… Quelle terrible chose de ne pas savoiret qu’ils sont cruels ces éternels «&|160;peut-être&|160;», quimaintiennent mon esprit dans l’ombre étouffante dudoute&|160;!&|160;» Il écrit encore&|160;: «&|160;Ce qui m’éloignedes pauvres gens, je crois que c’est une cause purementphysiologique&|160;: l’extrême et maladive sensibilité de monodorat. Quand j’étais enfant, je m’évanouissais rien qu’à respirerune fleur de pavot. Aujourd’hui, je vis beaucoup, même mentalement,par l’odorat, et je me fais souvent des opinions de certaineschoses par l’odeur qu’elles m’apportent, ou simplement qu’ellesévoquent. Jamais, je n’ai pu vaincre la souffrance olfactive que medonnent les odeurs de misère. Je suis comme les chiens qui aboientaux haillons des mendiants.&|160;» Et plus loin&|160;:«&|160;Non&|160;! non&|160;! j’ai beau chercher des raisons et desexcuses, la vérité c’est que je suis lâche devant n’importe queleffort.&|160;»

Le journal de Sébastien se termine au mois dejanvier 1870, par cette page laissée inachevée&|160;:

18 janvier

Aujourd’hui, j’ai tiré au sort, comme on dit,et le sort m’a été défavorable. J’ai amené le numéro 5. Malgré lesobservations de Mme Lecautel, mon père ne veut pas queje sois soldat. Je ne crois pas, pourtant, qu’il ait despréventions contre le métier militaire&|160;: il ne se permettraitpas de rêver une autre organisation sociale, même plus juste, mêmeplus humaine, que celle établie, et qu’il sert sans discuter. Jepense que c’est par vanité qu’il en a décidé ainsi. Il lui seraitdésagréable qu’on puisse dire que le fils de M.Joseph-Hippolyte-Elphège Roch est simple pioupiou, comme tout lemonde. Mon père m’a acheté un remplaçant. Je reverrai toujours lafigure de ce marchand d’hommes, de ce trafiquant de viande humaine,lorsque mon père et lui discutèrent mon rachat, dans une petitepièce de la mairie. Courtaud, bronzé, musclé, les cheveux noirs etbouclés, l’œil blanc, le nez légèrement crochu, gai d’une gaietésinistre d’esclavagiste, tels je m’imagine les négriers. Il étaitcoiffé d’un bonnet d’astrakan, chaussé de fortes bottes et sonpardessus verdâtre battait les talons crottés de ses bottes. Ilavait aux doigts une quantité d’anneaux d’or et de bagues. Ilsmarchandèrent longtemps, franc à franc, sou à sou, s’animant,s’injuriant, comme s’il se fût agi d’un bétail, et non point d’unhomme que je ne connais pas, et que j’aime, d’un pauvre diable quisouffrira pour moi, qui sera tué peut-être pour moi, parce qu’iln’a pas d’argent. Vingt fois, je fus sur le point d’arrêter cetécœurant, ce torturant débat, et de crier&|160;: «&|160;Jepartirai&|160;!&|160;» Une lâcheté me retint. Dans un éclairrapide, j’entrevis l’existence horrible de la caserne, la brutalitédes chefs, le despotisme barbare de la discipline, cette déchéancede l’homme réduit à l’état de bête fouaillée. Je quittai la salle,honteux de moi, laissant mon père et le négrier discuter cetteinfamie. Une demi-heure après, mon père me retrouva dans la rue. Ilétait très rouge, excité, ronchonnait en hochant la tête&|160;:

–&|160;Deux mille quatre cents francs&|160;!…Pas un sou de moins&|160;!… C’est un vol… un vol&|160;!

Toute la journée, Pervenchères a été enrumeur. Des bandes de conscrits, leurs numéros fièrement piqués àla casquette, enrubannés de nœuds flottants et de cocardestricolores, ont parcouru les rues en chantant des chansonspatriotiques. J’avise un petit garçon, fils d’un fermier de monpère, et je lui demande&|160;:

–&|160;Pourquoi chantes-tu&|160;?

–&|160;J’sais pas… j’chante&|160;!…

–&|160;Tu es donc content d’êtresoldat&|160;?…

–&|160;Non, bien sûr… J’chante parce que lesautres chantent.

–&|160;Et pourquoi les autreschantent-ils&|160;?

–&|160;J’sais pas… Parce que c’est l’habitudequand on est conscrit…

–&|160;Sais-tu bien ce que c’est que laPatrie&|160;?

Il me regarde d’un air ahuri. Évidemment, ilne s’est jamais adressé cette question.

–&|160;Eh bien, mon garçon, la Patrie, c’estdeux ou trois bandits qui s’arrogent le droit de faire de toi moinsqu’un homme, moins qu’une bête, moins qu’une plante&|160;: unnuméro.

Et vivement, pour donner plus de force à monargumentation, j’arrache le numéro et en frotte le nez du paysan,et je poursuis&|160;:

–&|160;C’est-à-dire que, pour des combinaisonsque tu ignores et qui ne te regardent pas, on t’enlève ton travail,ton amour, ta liberté, ta vie… Comprends-tu&|160;?

–&|160;P’tête ben&|160;!…

Mais il ne m’écoute pas et suit, d’un airinquiet, le bout de carton que ma main promène en zigzags, dansl’air, et timidement&|160;:

–&|160;Rendez-moi mon numéro, dites, monsieurSébastien&|160;!

–&|160;Tu y tiens, alors, à tonnuméro&|160;?

–&|160;Dame&|160;!… ben sûr que j’y tiens… Jel’mettrai sur la cheminée, à côté de l’image d’ma premièrecommunion.

Il le repique à sa casquette, regagne songroupe et se remet à chanter.

Je l’ai revu, le soir. Il était ivre etportait un drapeau dont les franges traînaient dans la boue…

Ah&|160;! que j’ai quelquefois envié lesivrognes.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…

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