Sébastien Roch

Chapitre 3

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Peu à peu, Sébastien finit par se résigner àsa nouvelle existence qui se trouva prise dans l’engrenage de latâche quotidienne et, désormais sans trop de dures secousses, sedéroula sur la régularité monotone des heures, ramenant toujourspareils les mêmes occupations et les mêmes événements. Il oublia levoyage pénible, l’entrée douloureuse dans cette grande prison depierre grise, et le froid glacial qui lui avait étreint le cœur,rétracté la chair, à la vue des longs couloirs blafards, despetites cours intérieures, baignées d’un sépulcral jour&|160;; iloublia les clameurs féroces, l’étang si morne, là-bas, sous lemorne ciel et l’étrange, inconcevable folie qui, en une minuteéperdue, l’avait poussé vers la mort, comme vers un refuge. Puis,les souvenirs du pays s’estompèrent dans une brume plusdouce&|160;; les regrets se firent moins poignants et pluslointains. Loin de son père, délivré de l’ennui de sa parole, duvide de ses conseils, il le trouva beau, grand, héroïque, sublime,et il l’aima d’un amour d’autant plus fort, qu’il en avait presquerougi, qu’il l’avait renié. Sa tendresse s’accrut de toutes lesinsultes endurées à cause de lui, s’aviva du remords de ne l’avoirpas courageusement défendu. Pour ne pas l’inquiéter, et par unesorte de pudeur fière à ne point étaler de plaintes et derécriminations devant les maîtres – car il savait que les Jésuiteslisaient les lettres des élèves comme celles des parents – il nevoulut rien lui confier de ses tourments. Il se bornait à laisserdéborder son cœur, en affections naïves et chaudes, en promessesrépétées de bonne conduite et de travail. Il s’essayait aussi à depetites descriptions du collège, à des récits de promenades, oùdéjà se révélait, dans la primitivité de la forme et l’éveilincomplet de la sensation, une âme curieuse et vibrante. Et puis,c’étaient des besoins de parler du pays, des souvenirs à l’adressede toutes choses de là-bas, exprimés, tantôt avec une gaietéforcée, tantôt avec l’angoisseux, l’exaspéré désir des joiesnatales, des caresses familières qui dénotaient une véritabledétresse morale. Un autre que M. Roch se fût peut-être alarmé decette insolite agitation d’esprit. Celui-ci ne vit là qu’unbadinage dont l’inutilité et le manque de sérieux lechoquèrent&|160;: «&|160;Je ne suis pas trop content de toi,écrivait-il, je m’aperçois que tu passes ton temps à desgamineries, à des futilités, que je ne saurais encourager. Jecomprends, que les premiers jours, tu te sois laissé griser par unchangement d’existence aussi radical et flatteur. Mais il esturgent que tu songes à devenir sérieux. Tout Pervenchères s’occupede toi. On me jalouse. Je dis&|160;: «&|160;Mon fils arrivera trèsloin, ira très haut.&|160;» Tâche de ne pas faire mentir ton père.Envoie-moi la liste de tes principaux condisciples, de ceux surtoutqui portent un nom historique. Comment s’appellent tes voisins declasse&|160;? Avec qui t’es-tu lié de préférence&|160;? Le RévérendPère qui t’a conduit te parle-t-il de moi&|160;?&|160;»

Les brimades revinrent encore, mais ellesperdaient chaque fois de leur caractère de violence pour ne plusconserver qu’une sorte d’intermittente, de joviale raillerie quilui rendait moins insupportable sa blessure. Cependant, il sentittrès vivement l’amertume de l’inégalité sociale, avérée,persistante, en laquelle il vivait. D’être toléré comme un pauvre,et non accepté comme un pair, cela lui fut un sourd chagrin, uneplaie d’inguérissable orgueil, contre lequel il tenta, vainement,de réagir. Cette solitude où on le laissait le fit plus grave etréfléchi, presque vieux. Les roses couleurs de ses jouess’effacèrent et pâlirent&|160;; l’ovale de son visage s’amincit,ses yeux se cernèrent inquiets, meurtris, se voilant sans cessesous une double expression de tristesse tranquille et de méditationétonnée. Devant les inextricables complications de la vie, sessurprises augmentèrent chaque jour. Chaque jour lui révéla deshabitudes, des noms, tout un ordre de choses importantes, toute unesérie de personnages, augustes et révérés, qui semblaient familiersà tout le monde, et qu’il se désolait d’être le seul à ne pasconnaître et qu’il s’irritait de ne pas comprendre. Cette ignorancelui valait de fréquentes avanies. Une après-midi, Guy de Kerdaniel,à brûle-pourpoint, lui demanda «&|160;pour qui il était, du comtede Chambord ou de l’Usurpateur&|160;?&|160;» Ne sachant pas cequ’étaient ces personnages, s’ils existaient vraiment, et de quellefaçon on pouvait «&|160;être pour l’un ou pour l’autre&|160;», iln’avait rien répondu. Et l’on avait ricané de son embarras.Sébastien se rendit compte qu’il venait encore de donner une preuvenouvelle de son infériorité. Mais comment faire&|160;? On riait deson silence&|160;; et, lorsqu’il parlait, on le huait. «&|160;C’estpeut-être des surnoms de Jésuites&|160;!&|160;» se dit-il.Longtemps, il garda au comte de Chambord et à l’Usurpateur unerancune de les ignorer&|160;; et, convaincu que cela devait êtreainsi, que cela serait toujours ainsi, il n’osa pas se renseigner,dans la crainte d’une mystification. D’ailleurs, à qui se fût-iladressé&|160;?

Les collèges sont des univers en petit. Ilsrenferment, réduits à leur expression d’enfance, les mêmesdominations, les mêmes écrasements que les sociétés les plusdespotiquement organisées. Une injustice pareille, une semblablelâcheté président au choix des idoles qu’ils élèvent et des martyrsqu’ils torturent. Tout ignorant qu’il fût des conflits d’intérêts,des rivalités d’appétits, immanentes, qui font s’entre-déchirer lesmêlées humaines, Sébastien, à force de voir et de comparer, netarda pas à déterminer l’exacte situation qu’il occupait en cemilieu, agité par des passions, troublé par des chocs, jusque-làinsoupçonnés et décourageants. Sa situation était celle d’un vaincuqui n’a même pas, pour se réconforter de sa défaite, le souvenird’une lutte, ou l’espoir d’une vengeance. La lutte lui étaitodieuse&|160;; la vengeance, il n’y songea pas un seul instant. Ilcomprit qu’il ne devait compter que sur lui-même, ne vivre qu’enlui-même d’une vie solitaire, indépendante et fermée auxsollicitations ambiantes. Mais il comprit aussi que ce renoncementétait au-dessus de ses forces. Sa nature généreuse, expansive, touten élans, ne pouvait s’accommoder des étroites limites intérieuresoù il la circonscrivait. Elle avait besoin d’air, de chaleur, delumière, d’un large espace de ciel. En attendant que cette lumièrebrillât, que s’ouvrît ce ciel, Sébastien continuait de regarder laVie passer sur un fond d’images brouillées et d’inexorablenuit.

À Vannes, chaque cour se divisait en groupesdistincts, exclusifs l’un de l’autre, représentant non descommunions de sympathies, ou des convenances de caractères, maisdes catégories sociales, qui avaient, ainsi que dans l’ordrepolitique, celle-ci seulement des privilèges, celle-là seulementdes obligations. Malgré les incessants contacts, les coude à coudeforcés de l’étude, de la classe, de la chapelle, du réfectoire, oùles angles s’épointent, où les heurts s’amollissent, oùl’instinctif sentiment d’une défense commune, contre le devoir etcontre le maître, réunit, un instant, les intérêts les plusdisparates, il n’existait réellement, entre ces groupes, aucunmélange moral. Durant les récréations, chacun reprenait sa placeofficielle, rentrait dans les étroits compartiments d’uneconstitution aristocratique dont les Pères, sans brusqueries, avecdes apparences d’impartialité bénévole et souriante, savaientmaintenir le sévère fonctionnement, encourager les préjugés,pensant faire ainsi pénétrer plus avant dans les âmes la nécessitéd’une discipline graduée, le culte d’un respect hiérarchique. Guyde Kerdaniel était le chef indiscuté de la cour, dont Sébastienétait le souffre-douleur. Ses fantaisies d’enfant gâté, ses amitiéschangeantes, ses capricieuses haines étaient la loi souveraine. Ilconnaissait son pouvoir et en abusait volontiers, surtout contreles faibles. Choyé par les maîtres, en raison de sa naissancepresque illustre, adulé par les élèves, en raison des spécialesattentions, de l’évidente préférence que lui manifestaient lesmaîtres, il résumait en lui ce que la vie a de plus souhaitable etde vénéré. On savait la considérable fortune de ses parents, leurprestigieux château sur les bords de la Rance, leur train de viemagnifique et bruyant. Les imaginations s’exaltaient au récit deschasses, des réceptions, des églises rebâties, des couventssubventionnés, des entrevues fréquentes du marquis de Kerdanielavec le comte de Chambord qui l’avait institué, officiellement, sonconfident le plus intime, son ami le plus écouté. De cesmerveilles, de ces élégances, de cette amitié royale, le fastueuxGuy gardait une indestructible auréole. Chétif de corps, malsain depeau, marqué sur son front pâli, rétréci, déjà fané, du stigmatedes races épuisées, il avait l’assurance d’un homme fait, le gestebref, la bouche impérieuse, l’œil insolent sous des paupières troplourdes et clignotantes. Il n’en était pas moins, malgré cet aspectde groom anémié, le centre élu, le pivot choisi de cette sociétéinfantile, acquise par l’exemple et l’éducation, à tous lesservilismes, comme à toutes les tyrannies. Les vanités, lesambitions, les aspirations secrètes ou avouées de ce petit peuple,parqué en de jalouses coteries, rayonnaient vers sa personnefragile et redoutable, ou plutôt vers ce qu’elle évoquait derichesse éblouissante, de luxe sacré et d’agenouillements humains.Sébastien n’essaya pas de l’attendrir par une lâche soumission, nide s’imposer à lui par l’éclat d’une révolte. Il le dédaigna, et cedédain, surélevant sa pitié, il chérit davantage ses petits amis delà-bas, les mal peignés, les mal torchés, ceux-là surtout, effaréset miséreux, dont les blouses en loques, et les tristes pantalonsrapiécés, l’émurent aux larmes, douloureusement. Il se tint aussi àl’écart des maîtres, ne quêta pas leurs bonnes grâces, ne cherchapoint à provoquer leur tendresse. Il lui semblait que la douceurfuyante de leurs manières reculait encore, au lieu de larapprocher, l’humiliante distance, de jour en jour plus grande,mise par les élèves entre eux et lui. Leurs «&|160;monenfant&|160;», prononcés d’une voix pateline, sonnaient faux à soncœur. Auprès d’eux, il n’éprouva aucune impression d’être protégé.On le délaissait dans la classe, où ses professeurs lui faisaientréciter mécaniquement ses leçons, l’interrompant, chaque fois, d’un«&|160;c’est bien&|160;», bref et sec, sans jamais une paroled’encouragement ou de blâme, sans un redressement de mémoire, alorsqu’ils s’appliquaient à éveiller l’intelligence des autres, à laguider dans ses voies préférées, à l’exciter par des explicationspatientes&|160;; on le délaissait dans la cour, où personne ne leconviait à prendre sa part des plaisirs, des activités bruyantes,dont les Pères, la soutane retroussée, ardents, souples, enfantins,menaient le branle joyeux, et où il errait, le plus souvent toutseul, désemparé, blessé par ces joies, révolté par ces rires quiéclataient autour de lui, comme pour mieux le railler de sonabandon. Et puis, il eût fallu posséder des accessoires comme ilsen avaient tous, un roulement de jouets très chers, que lesJésuites vendaient dans un petit pavillon, appelé la questure.Oh&|160;! ce petit pavillon, tout rempli de belles choses, étrennesperpétuelles, qui exhalaient de délicieuses odeurs de sapin et debois verni, qui lui rappelaient la féerique, la flamboyanteboutique de l’épicier, à Pervenchères, les jours charmants de Noëlet du Nouvel An. Comme il le dévorait du regard&|160;! Comme ilenviait les riches qui en revenaient, les bras chargés, les pochespleines, avec des figures en fête&|160;! Après de longueshésitations, surmontant sa timidité, il se rendit à cette questuretentatrice, acheta un ballon qui fut crevé le lendemain, deuxballes qui lui furent aussitôt volées, une paire d’échasses qui secassèrent, dès qu’il les eut essayées. Les cinq francs donnés parsa tante étaient épuisés&|160;; les dix sous réglementaires quechaque semaine, le samedi, le Père Préfet distribuait aux élèves,dans les cours, passèrent en emprunts qu’il n’osa refuser. Alors,avec une volonté supérieure à son âge, il résolut de s’abstraire,dans le travail et dans lui-même, de ses successifs mécomptes. Ilacquit bientôt, dans le travail, une sorte de paix&|160;; danslui-même, où déjà remuait tout un monde de pensées et desensations, une sorte d’amère jouissance qui alla se décuplant, auxheures du silence et du repos.

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Un mercredi, avant la promenade, Sébastien vitvenir à lui un élève qui lui demanda&|160;:

–&|160;Veux-tu que nous fassions la promenadeensemble&|160;?… Je suis Jean de Kerral… Tu me connaisbien&|160;?…

Et avant que Sébastien eût le temps derépondre, il ajouta&|160;:

–&|160;On t’embête, parce que tu esquincaillier… Moi, ça m’est égal que tu sois quincaillier… Tu meplais tout de même… Tu es gentil, et je t’aime bien.

Jean de Kerral était de petite taille, maistrapu et très laid à cause de son profil en forme de tête depoisson, et de son visage piqueté de taches de rousseur. Ses yeux,vifs et bons, plurent à Sébastien. Il avait des gestes menus, unpeu fébriles et cassés, une voix douce, gazouillante, comme unoiseau, et, comme un oiseau, en marchant, il sautillait. Onl’appelait, dérisoirement, le bon Samaritain. Jean avait, en effet,dans la cour, une spécialité évangélique&|160;: il protégeait lesfaibles, et consolait les tristes. Dès qu’un élève était mis enquarantaine, pour une raison quelconque, ou battu, ou hué, ilallait à lui, l’accablait d’amitiés bruyantes, l’étourdissaitd’incohérentes effusions. Il était miséricordieux et loquace, et sigénéreux qu’il se fût dépouillé de tout&|160;; mais ses parents,qui connaissaient cette manie, ne lui laissaient rien. Cetenthousiasme durait quelquefois huit jours. Après quoi Jean lâchaitson ami, aussi spontanément qu’il était allé à lui, pour courir àun autre.

Il dit encore&|160;:

–&|160;Ça me faisait de la peine de te voirseul, toujours… Pourquoi que tu t’en vas, chaque fois qu’ons’approche de toi&|160;?… Pourquoi que tu ne jouesjamais&|160;?…

Un autre élève accourait, débraillé etsoufflant.

–&|160;Ah&|160;! c’est Bolorec&|160;! expliquaJean de Kerral… Je l’ai retenu aussi pour la promenade… Il est trèsgentil, Bolorec… Il me plaît tout plein.

Bolorec vint prendre place à côté deSébastien. Boulot, les joues rondes, le front mangé de cheveuxcrépus, le buste trop long et roulant sur des jambes trop courteset mafflues, il servait, comme Sébastien, de point de mire auxplaisanteries des camarades. Il était fils de médecin, professionnon acceptée et fertile en brimades. Mais les brimades glissaientsur sa chair flasque et sur son amour-propre cuirassé sans ylaisser trace de blessures. Il paraissait ne rien sentir, ne riencomprendre et souriait toujours. Rien n’altérait ce sourireéternel, ni les bousculades, ni les coups de pied, ni les surnomsles plus pénibles.

Bolorec reboutonna son gilet, ramassa la cordede sa toupie, qui pendait jusqu’à terre, hors de la poche de sonpantalon, bourrée de choses dures, et il regarda Sébastien d’unregard bienveillant d’idiot.

Les rangs se formèrent&|160;; au signal de lacloche, la petite troupe s’ébranla, silencieuse, sous la conduitede deux Jésuites, placés en serre-file, l’un à la tête, l’autre àla queue de la colonne. Sautillant et réjoui, Jean se pencha àl’oreille de Sébastien, et, très bas&|160;:

–&|160;Tu es content d’être avec moi,dis&|160;?… Bolorec aussi est très content… Moi, je suis content,parce que je n’aime pas qu’on embête les autres.

Une fois dehors, ils longèrent le port, durantune centaine de mètres. C’était l’heure de la marée basse. Une eaunoirâtre dormait dans l’étroit chenal. Sur la vase, parmi desbarques échouées, une goélette était couchée, de flanc, sa quille àl’air, sa mâture oblique, penchée, comme prête à tomber dans levide. Des chaloupes de pêche montraient, çà et là, leurs bordagesimbriqués d’ignobles saumures et leurs coques de même couleur quele sol fangeux où elles s’embourbaient. Plus loin, Jean indiqua àses compagnons le Saint-François-Xavier,un bateau toutblanc, un joli cotre élancé, à la fine carène, qui se tenait droitet fier, entre ses étais, son pavillon flottant au haut de laflèche. Les quais étaient presque déserts&|160;; le paysage sefermait brusquement, sur un ciel très bas, en lignes de terresrigides, nues, d’une brutale horizontalité. Sébastien chercha envain la mer. Il était consterné par cette immobilité, par ceschoses couchées, tristes comme des épaves, par ces eaux mortes, etcette navrante vase dont l’odeur l’affadissait.

Lorsque, ayant quitté le port et traversé lestortueuses rues de la ville, ils débouchèrent dans la campagne,Jean de Kerral dit à Sébastien&|160;:

–&|160;C’est loin d’ici où tuhabites&|160;?

–&|160;Oh oui&|160;!… c’est loin&|160;! gémitl’enfant qui, défiant et redoutant une scène douloureuse, n’osaitrépondre que par monosyllabes timides et soupirés.

–&|160;Moi, j’habite tout près, au château deKerral, sur la route d’Elven, tu sais… Elven… où il y a une grossetour… On y va quelquefois en promenade… Tu n’as pas de château,toi&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Oh&|160;! ça ne fait rien&|160;!Bolorec non plus n’en a pas.

Les rangs s’étaient un peu débandés.Maintenant, une rumeur de voix piaillantes accompagnait lepiétinement de la petite troupe en marche. Il reprit&|160;:

–&|160;Moi, je serai soldat… J’entrerai àSaint-Cyr… Et toi, qu’est-ce que tu feras&|160;?… Tu entreras aussià Saint-Cyr&|160;?…

–&|160;Je ne sais pas&|160;! bégayaSébastien.

Le comte de Chambord&|160;!l’Usurpateur&|160;! Saint-Cyr&|160;! Toujours des choses dont iln’avait pas la moindre idée. Comment pourrait-il jamais s’élever àla hauteur des autres, puisqu’il ignorait tout cela, qui étaitcapital, indispensable&|160;! Il aurait bien voulu demander desexplications à Jean&|160;; il n’osa pas. Jean continuait degazouiller&|160;:

–&|160;Papa dit qu’il n’y a pas de milieu,aujourd’hui, pour des nobles, ou bien ne rien faire… ou bien entrerà Saint-Cyr… Papa ne fait rien, lui… Il chasse… As-tu untambour&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Moi, j’en ai un… un vrai tambour, encuivre… C’est papa qui me l’a donné… et c’est le fermier quim’apprend à battre… Il a été tambour au régiment. Il bat très bien…Moi aussi, maintenant, je bats très bien… Et puis papa m’a donnéencore un uniforme de hussard rouge… Quand je sors, toute lajournée, je mets l’uniforme de hussard et je bats du tambour… C’esttrès joli, très amusant… Et ça m’apprend à être officier. Tu n’enas pas, toi, d’uniforme de hussard&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Alors, qu’est-ce que tu as&|160;?Comment t’amuses-tu quand tu es chez toi&|160;? Il faudra endemander un à ton père…

Sébastien se sentait le cœur plein de quelquechose, il ne savait de quoi&|160;; ou de chagrin de ne pas posséderun uniforme de hussard rouge, comme Jean de Kerral, ou de joied’entendre pour la première fois, depuis qu’il était parti dePervenchères, une voix qui lui fût douce, des paroles qui n’étaientni des injures, ni des railleries. Et, tout d’un coup, il éprouvaenvers celui qui lui parlait ainsi un sentiment de tendresse, dereconnaissance profonde, l’irrésistible élan d’une âme qui se donneà une autre âme. Ému, il prit la main de Jean, la serra très fortdans la sienne, et, les yeux voilés de larmes&|160;:

–&|160;Je t’aime bien, dit-il.

–&|160;Moi aussi, je t’aime bien, réponditJean de Kerral.

Bolorec, lui, ne parlait point, et suivait lesrangs, au pas menu de ses jambes trop courtes. Très rouge, lesveines du cou tendues, il gonflait ses joues en ballon et lesdégonflait ensuite, d’un coup de poing, intéressé par le bruitd’explosion discrète, d’équivoque pétarade, qui sortait de seslèvres. Entre chaque opération, il souriait, de ce sourire neutre,inquiétant&|160;; de ce sourire qui n’exprime rien et ne s’adresseà personne, de ce sourire fixe, comme la mort en met parfois sur labouche glacée de ses élus.

La route où ils marchaient était très large etplantée de hauts marronniers dont les branches nues serejoignaient, s’entrecroisaient, formant, avec les filigranes desramilles, au-dessus de leurs têtes, une voûte ajourée que le cieldécorait de ses soies gris perle et de ses dentelles roses. Desmurs en pierre sèche, rehaussés de l’or travaillé des mousses,incrustés de la délicate joaillerie des lichens et des capillaires,bordaient de chaque côté les prairies, les champs de culture, despetits champs vallonnés, séparés l’un de l’autre, tantôt par delarges talus boisés, tantôt par des éclats de granit fichés, droitset pointus, dans la terre, tendant sur le sol infertile le velourschancreux de ses sombres tapis, larmés de l’argent pâle des flaquesd’eau. Une vie multipliée germait dans les emblaves que les seiglesnaissants et les jeunes blés couvraient de gais frissonssmaragdins. Dans le ciel, d’une douceur charmante, s’épandait unelueur fine, contenue, qui s’imprégnait au translucide tissu desnuages, tramés d’or laiteux et lavés de nacres légères. Et souscette lumière tiède, infiniment diffuse, infiniment pénétrante, quimettait des abîmes célestes jusque sur le tronc des arbres et lacassure des pierres, sous ces effleurantes caresses qui laissaientdes mondes de joie reflétés jusque sur la fragile ellipsoïde desherbes, toutes les formes et toutes les couleurs chantaient. Cequ’elles chantaient, Sébastien eût été incapable de le définir etde l’exprimer, mais il en savourait l’harmonieuse et presque divinemusique, il en admirait l’harmonieuse et presque divinebeauté&|160;! C’était comme un mystère de résurrection quis’accomplissait en lui, une extase auguste d’amour qui gonflait sonêtre tout entier, de graves enivrements et de nuptiales délices,par quoi se célébraient les fiançailles de son cœur.

–&|160;Nous irons toujours ensemble à lapromenade, dis&|160;?… implora Sébastien.

Jean de Kerral répondit&|160;:

–&|160;Et nous jouerons toujours dans la courensemble, avec Bolorec.

–&|160;Je t’aime bien&|160;! repritSébastien.

–&|160;Moi aussi, je t’aime bien&|160;!

Ce fut un enchantement pour Sébastien. Sesmauvais jours étaient finis, il ne redoutait plus aucunesouffrance, aucun tourment. La confiance revivait en lui, agrandie,fortifiée par le don volontaire, spontané, éternel, qu’il venait defaire de son âme. Et il marchait, plus fier, les membres plussouples, trouvant à toutes choses des aspects de fête et de bonté,se promettant d’aimer Jean, de lui être dévoué jusqu’au sacrifice.Pour la première fois, il se sentait des hardiesses, des désirs deluttes généreuses. Toute une force inconnue distendait ses veines,accélérait les galops de son pouls, les battements de sa poitrine.Aucun obstacle ne paraissait insurmontable à son courage. Il eûtvoulu défier Guy de Kerdaniel.

On s’arrêta dans un bois de pins. Entre lacolonnade des troncs, le sol, parsemé d’aiguilles sèches, étaittout rose, et les pieds enfonçaient doucement dans de la mousse.Une odeur de térébenthine circulait, amère et puissante, mêlée à devagues arômes de plantes marines que le vent apportait de l’ouest.En effet, vers l’ouest, très loin, et rayée par les barres sombresdes pins, une ligne d’eau apparaissait, du même ton irisé que leciel et presque confondue avec lui. Les élèves poursuivirent unécureuil. Les plus hardis grimpaient dans les branches, les autresaboyaient comme des chiens et jetaient des pierres à la bestioleeffrayée. Sébastien et Jean s’assirent au pied d’un arbre&|160;;Bolorec, debout contre le tronc, tailla une ébauche de bateau dansun morceau d’écorce. Tous les trois, de temps en temps, ilsregardaient la chasse et se montraient l’écureuil, étourdi par lesclameurs, qui fuyait d’arbre en arbre, bondissait de branche enbranche, la queue en l’air.

–&|160;Tu ne sais pas à quoi je pense&|160;!dit Jean… Je pense qu’il faudra demander à ton père l’autorisationde sortir chez nous… Ça me ferait plaisir d’être ton correspondant…Maman voudra bien, papa aussi, et les Pères aussi… Tu joueras dutambour, et tu mettras mon uniforme… L’année dernière, papa n’a pasvoulu pour Bolorec… mais toi, ça n’est pas la même chose… parce quetoi… enfin oui… parce que Bolorec est trop sale…

Et il raconta, en phrases saccadées, en récitsdécousus, le château de Kerral, son père qui avait de grossesmoustaches blondes, sa mère qui était très jolie, la grandecalèche, et les six chiens courants qui chassaient les renards etforçaient les lièvres.

Sébastien buvait avidement les paroles deJean. Il se voyait déjà l’hôte choyé, caressé d’une belle dame,dans un château qu’il imaginait resplendissant, avec des fosséslarges, des tours massives, des murs crénelés, comme étaient ceuxdes remparts de Vannes. Son cœur se fondait dans des espoirsinfinis.

Jean poursuivit&|160;:

–&|160;Tu connais bien l’histoire des sixchiens courants, de papa et du clerc d’huissier&|160;?…

–&|160;Non, répondit Sébastien, fâché de nepas savoir tout ce qui intéressait son ami.

–&|160;Comment, tu ne la connais pas&|160;!mais tout le monde la connaît au collège… Eh bien, un jour, monpère revenait de la chasse… Il n’avait rien vu, et n’était pascontent… En approchant d’Elven, voilà qu’il aperçoit, sur la route,le clerc d’huissier. C’est un méchant clerc d’huissier, trèsméchant… Il dit du mal des prêtres, ne va jamais à la messe, et sesparents possèdent une ferme, des biens nationaux, tout près duchâteau… Enfin c’est un homme très méchant… Papa se dit&|160;:«&|160;Puisque mes chiens n’ont rien chassé, je vais leur fairechasser le clerc d’huissier.&|160;» L’idée est drôle, hein&|160;?…Il les découple, les met sur la piste, et les chiens partent…

Bolorec abandonna son écorce, écouta, trèsintéressé, le récit de cette chasse humaine, et, tout d’un coup,l’œil allumé d’un rire, il trépigna de joie la terre, et, de toutesses forces, il aboya&|160;:

–&|160;Ouaou&|160;!… Ouaou&|160;!…

–&|160;Tu comprends, reprit Jean, si le clercd’huissier détale, sentant les chiens à ses trousses… Tu le voisd’ici, pas&|160;? Il saute dans la lande, son chapeaus’envole&|160;; il s’empêtre parmi les ajoncs et les ronces, sonpantalon se déchire&|160;; il roule, revient sur la route, dans ladirection d’Elven… Les chiens le menaient comme un lièvre.

–&|160;Ouaou&|160;!… Ouaou&|160;! recommençaBolorec, dont la joie s’exprimait par d’horribles grimaces.

–&|160;Il paraît que c’était jolimentamusant&|160;!… Tête nue, les cheveux au vent, et les chiens toutprès, lui mordant déjà les culottes… Heureusement, pour le méchantclerc d’huissier, il n’était pas loin d’Elven… Il entre dansl’église, n’a que le temps de refermer la porte sur lui&|160;; etil tombe, évanoui de peur, sur les dalles&|160;! Une seconde deplus, il était pris et dévoré par les chiens… Ils ne badinent pas,tu sais, ces chiens-là…

Et Bolorec, pour la troisième fois, aboyalonguement, découvrant, entre chaque coup de gueule, ses dents quisemblaient, jovialement, fouiller la proie happée.

–&|160;Ouaou&|160;!… ouaou&|160;!

Jean de Kerral conclut&|160;:

–&|160;Eh bien, le père de ce méchant homme afait un procès à papa&|160;; et papa a été condamné à payer, à ceméchant homme, vingt-cinq mille francs, parce que, à la suite decette chasse amusante, son fils est tombé malade, et qu’il estresté fou&|160;!… Mais papa se vengera, parce qu’il va se porteraux élections de député, et ramener le roi… Quand tu viendras cheznous, tu verras les chiens… ce sont de très bons chiens&|160;!…

Sébastien écoute la voix de son ami, cettevoix qui gazouille, comme un oiseau chantant une chansond’amour&|160;; il aime M. de Kerral, malgré ses grosses moustachesblondes qui ne l’effrayent pas&|160;; il aime le château&|160;; ilaime tout, sauf le méchant clerc d’huissier, à qui il ne peutpardonner de ne pas s’être laissé dévorer par les bons chiens de M.de Kerral, et d’avoir coûté à celui-ci tant d’argent.

Les clameurs, dans les bois, s’apaisent.L’écureuil est pris. Des élèves, triomphalement, le portent, pendupar la queue à une baguette comme un trophée. On rentre. Le retourest charmant. Pourtant, il y a dans l’esprit de Sébastien uneinquiétude vague. Le récit de Jean le trouble, un peu, de remordsincertains. Des images s’en lèvent, point rassurantes, d’unsymbolisme brutal, où s’affirme l’inflexible et barbare loi de laforce. François Pinchard et le charpentier Coudray, Guy deKerdaniel et lui-même, Bolorec, un martyr plus féroce que sesbourreaux, l’écureuil, le clerc d’huissier, les chiens de M. deKerral, tout cela, dans les ténèbres de sa conscience, se heurte,singulièrement relié par d’étranges analogies, soudainement éclairépar de farouches lueurs. Des poings tendus, des gueules hurlantes,des mains déchireuses, des foules sauvages, une sensation obscureet pénible de l’éternelle haine, une confuse et rapide vision dumeurtre universel, tout cela lui cause un malaise que la marche etla voix gazouillante de Jean ne tardent pas à dissiper. Bolorecs’est remis à tailler son bateau&|160;; les rangs se sontreformés&|160;; et le soir vient, teintant l’horizon céleste desourdes lumières orangées qui donnent au firmament un jour mystiquede vitrail. Une ombre religieuse, pacifiante, sous la voûte desmarronniers, enveloppe les colonnes des troncs, les listeaux desbranches&|160;; et les grappes pourprées des lilas terrestres,issant des talus empierrés, flambent sur le fond plus vert desprairies. Dans son cœur, un instant troublé, la joie reparaîtclaire, sereine&|160;; le remords s’évanouit, l’espoir revient,immaculé. Engainés de longues chemises de toile blanche,quelques-uns ivres, tous vermineux et couverts de fange, despaysans passent sur la route. Sébastien les regarde passer, et illes salue comme de surnaturels êtres, des saints descendus desvitraux d’église, des anges envolés des cintres de chapelle, et quil’accompagnent pour veiller sur lui. Toutes les choses, agrandies,embellies, ennoblies par son imagination, prennent des formesheureuses, des formes exultantes de tendresse et de prière.

En relongeant le port, il reçoit aussi uneimpression consolante. Tout s’est animé, tout brille. La maréemonte, battant d’un léger clapotement les murs des quais et lescales immergées. Redressée par le flot, la goélette arborefièrement sa mâture haute, dorée par les derniers reflets dujour&|160;; quelques chaloupes de pêche rentrent, voiles carguées,à l’aviron, avec un bruit de soie froissée&|160;; et les mouettesrasent l’eau luisante, de leur vol joueur et hardi. Une odeursalée, mêlée aux souffles puissants du coaltar, imprègnel’atmosphère. L’enfant la respire délicieusement, l’âme conquise àdes féeries de voyage, à des immensités bleues, à des vaguesdispersions dans de la lumière. Et, mentalement, franchissant leslignes de terre, dures, plus assombries à cette heure, qui barrentl’horizon, il s’élève jusqu’à la conception de l’infini.

Sur la petite place, aux maisons gothiques,près du collège, deux jeunes filles de même taille, de mêmecostume, de même svelte et délicate tournure, se sont arrêtées,avec leur mère, pour voir défiler les élèves.

–&|160;Ce sont les sœurs de Le Toulic… qui estde ta classe… tu sais bien… Le Toulic, qui est toujours le premier…explique Jean… Maman les appelle les «&|160;deux sanshommes&|160;», parce qu’elles voudraient bien se marier et qu’ellesne trouvent personne… Elles n’ont pas d’argent… Le père de LeToulic était louvetier… Il est mort… Elles sont trèsjolies&|160;!…

Elles sont charmantes, en effet, vêtues depénombre, et leur silhouette délicate s’enlève, géminée, sur lefond d’une boutique qui s’allume. Sous la voilette, où leur visagese devine, baigné de tous les reflets errants du soir, Sébastien,avec attendrissement, aperçoit une double lueur de soleil, qui secouche, très loin, dans l’eau profonde de leurs yeux.

&|160;

À l’étude il ne travailla pas, pris de paressedevant ses livres, envahi de dégoût, à la pensée d’avoir àconjuguer des verbes barbares. Le coude sur son dictionnaire, sonporte-plume lâche entre les doigts, longtemps il rêvassa. Sa têteétait remplie de trop de choses&|160;; trop d’événements s’étaientsuivis et enchevêtrés, en cette journée, pour qu’il n’essayât pasde les coordonner, d’en jouir, un par un, d’en tirer une règle deconduite nouvelle et des pronostics alliciants. Il ne put arriver àfixer aucune de ces images, mobiles, turbulentes. Cela grouillaitpêle-mêle, dans son cerveau, avec des paysages, des bateaux, descoins de parc rêvés, des châteaux en fête, entrevus au bout delongues avenues éclairées, des sons de tambours, des abois dechiens, des bonds d’écureuils. Il s’arrêta un instant, à contemplerle profil de Le Toulic qui, non loin de lui, à droite, penché surson papier, embastillé de livres, piochait ses devoirs, des plis aufront, du rouge aux joues, de l’encre au doigt. Il eut le granddésir de le connaître davantage, de lui parler souvent, del’aimer&|160;; et, tout d’un coup, se rappelant ses deux sœurs, sigentilles, dans la frissonnante indécision du soir, il l’aima d’uneamitié violente. Peut-être aussi, Le Toulic voudrait bien le fairesortir, chez lui, comme Jean de Kerral. Et ce seraientd’inoubliables heures, entre cette mère et ces deux jeunes filles…Sans doute, des promenades, ensemble, sur le port, au bord desgrèves&|160;; un voile soulevé sur ces intérieursprivilégiés&|160;; l’entrée de plain-pied dans ces existencesinconnues, qu’il avait crues fermées à jamais sur lui, et dont unmot, entendu, ça et là, élargissait encore le mystère captivant.Son rêve déviait, s’enhardissait dans l’impossible, atteignait déjàles sphères défendues où trônait Guy de Kerdaniel. Il le ramena àson point de départ réel&|160;: Jean de Kerral, à cette voix doucequi l’avait charmé, à ces inespérées promesses, par quoi il setrouvait désenchaîné, et libre de vivre. Sébastien finit par fixerses regards sur le dos de Jean, assis à trois rangées de pupitres,devant soi. Toute sa vie était là, ressuscitée, en ce dos agile,remuant, tantôt rond, tantôt pointu, tantôt droit, tantôt courbé,et qui paraissait redire les belles histoires de l’après-midi. Cedos rayonnait comme un soleil. Des joies chantaient autour&|160;;des joies chantaient partout.

Il éprouva le besoin impérieux de confier sonbonheur à quelqu’un, c’est-à-dire de se l’exprimer à soi-même, dese le rendre en quelque sorte visible et tangible par unereprésentation matérielle. Il écrivit à son père une longue lettreenthousiaste, fiévreuse, incohérente, pleine de projets merveilleuxet de puériles folies. Pour la première fois, il ne pensa pas à ymettre un mot de tendresse, un souvenir pour ses amis de là-bas,oubliés, pour Mme Lecautel, pour Marguerite, pourpersonne.

Les jours qui suivirent, Sébastien futheureux, pleinement. D’abord, il n’était plus seul, se savaitprotégé, défendu contre un retour possible du malheur, et il seremettait à jouer, comme autrefois, entraîné par Jean de Kerral, àdes parties de paume, de raquette, dans des groupes où, grâce à cedernier, on le supportait, presque affectueusement. Ensuite, iltrouvait, en soi-même, de quoi embellir les heures de repos et derêve. Au contact plus intime et non seulement physique de sescamarades, mêlé davantage à leurs caractères différents, frotté àleurs passions dissemblables, son esprit s’enrichissait dedécouvertes incessantes, de mille petits faits de vie morale, quiétaient un perpétuel aliment pour ses appétits de connaître,parfois une explication de ses façons de sentir. Ses pensées, plusactives, plus identifiées à son moi, devenaient des compagnesfidèles, victorieuses de l’ennui, et chères infiniment. Souventelles l’emportaient, par-delà les brutalités des apparencesextérieures, dans des mondes éblouissants, sur la frontière du réelet de l’invisible où, surnaturalisant les formes, les sons, lesparfums, le mouvement, elles se haussaient jusqu’à la divinationvague et précoce, pas encore consciente, de la beauté artiste et del’amour essentiel. Initié par son ami aux menus secrets de pratiquecourante, dont l’ignorance, jadis, le chagrinait si fort, arrêtaitsi brusquement l’essor de ses élans, il prenait aussi, vis-à-visdes autres, une hardiesse plus grande, vis-à-vis de lui-même unesécurité moins troublée. Il n’osa pas, cependant, aborder LeToulic, à cause de son air trop grave, de ses trop pédantesallures. Le Toulic, piocheur endurci, intelligence lente, mémoirerebelle, volonté obstinée de Breton, affectait de ne s’intéresserqu’à ses devoirs, et passait une partie de ses récréations, le nezsur ses livres. Et puis, quand il n’étudiait pas, on le voyaittoujours pendu à la soutane des surveillants et des professeursqu’il accaparait, lorsque ceux-ci venaient faire une apparitiondans la cour. Il ne l’en aima pas moins, de loin, le suivant avecplaisir, retrouvant, en lui, sérieux et renfrogné, un peu du charmeattirant des deux sœurs si jolies, dont s’était ému son instinct dejeune mâle, un soir.

Mais, à mesure que son intelligences’élargissait, que de pâles lueurs jalonnaient le champ plus vastede ses observations journalières, à mesure que se développait, enlui, le désir d’apprendre, il se dégoûtait davantage du travail, etce dégoût s’affirmait, au point que la vue seule de ses livres luicausa une impression pénible, irritée, presque une souffrance. Ilfut obligé de faire un effort violent sur lui-même, pour lesouvrir, pour s’astreindre à les étudier. Les punitions corporelles,le pain sec, la mise aux arrêts, la privation de promenades&|160;;les punitions corporelles, morales, la honte publique des mauvaisesplaces, augmentèrent cette disposition, au lieu de la réformer. Saréputation de paresseux, de cancre, s’établit bien vite, et il s’enaffligea&|160;: «&|160;C’était plus fort que lui, il ne pouvaitpas.&|160;»

Chez les natures d’enfant, ardentes,passionnées, curieuses, ce qu’on appelle la paresse n’est le plussouvent qu’un froissement de la sensibilité&|160;; uneimpossibilité mentale à s’assouplir à certains devoirsabsurdes&|160;; le résultat naturel de l’éducationdisproportionnée, inharmonique qu’on leur donne. Cette paresse, quise résout en dégoûts invincibles, est, au contraire, quelquefois lapreuve d’une supériorité intellectuelle et la condamnation dumaître. Telle elle était chez Sébastien, à son insu. Ce qu’on leforçait à apprendre ne correspondait à aucune des aspirationslatentes, des compréhensions qui étaient en lui et n’attendaientqu’un rayon de soleil pour sortir, en papillons ailés, de leurscoques larveuses. Une fois ses devoirs bâclés, ses leçons récitées,il ne lui en restait rien, dans la mémoire, qui le fît réfléchir,rien qui l’intéressât, le préoccupât&|160;; rien, par conséquent,ni formes, ni idées, ni règles, qui se cristallisât au fond de sonappareil cérébral&|160;; et il ne demandait pas mieux que de lesoublier. C’était, dans son cerveau, une suite de heurtsparalysants, une cacophonie de mots barbares, un stupide démontagede verbes latins, rebutants, dont l’inutilité l’accablait. Jamaisrien d’harmonieux, ni de plaisant, qui s’adaptât à ses rêves, riende clair qui expliquât ce par quoi il était généreusementtourmenté. Ce qui le charmait, l’étonnait, ce qu’il sentait decommunication secrète de sa petite âme avec les chosesambiantes&|160;; ce qu’il devinait de mystères épars, délicieux àdévoiler, de vie foisonnante, délicieuse à écouler, on s’acharnaità répandre sur tout cela les plus épaisses, les plus fuligineusesombres. On l’arrachait de la nature, toute flambante de lumière,pour le transporter dans une abominable nuit où son rêve spontané,les acquêts de sa réflexion enfantine, ses enthousiasmes, étaientretournés, avilis, soumis à de laides déformations, rivés à derépugnants mensonges. On le gorgeait de dates enfuies, de nomsmorts, de légendes grossières, dont la monotone horreur l’écrasait.On le promenait dans les cimetières mornes du passé&|160;; onl’obligeait à frapper de la tête contre les tombes vides. Etc’étaient toujours des batailles, des hordes sauvages en marchevers de la destruction, du sang, des ruines&|160;; et c’étaientd’affreuses figures de héros ivres, de brutes indomptées, deconquérants terribles, odieux et sanglants fantoches, vêtus depeaux de bêtes, ou bardés de fer, qui symbolisaient le Devoir,l’Honneur, la Gloire, la Patrie, la Religion. Et sur tout cepêle-mêle, abject et fou, de meurtrières brutes et d’homicidesdieux, au-dessus de ces lointains enténébrés, emplis du rougecarnaval des massacres, planait, sans cesse, l’image du vrai Dieu,un Dieu inexorable et falot, à la barbe hérissée, toujours furieuxet tonitruant, sorte de maniaque et tout-puissant bandit, qui ne seplaisait qu’à tuer, lui aussi, et qui, habillé de tempêtes etcouronné d’éclairs, se promenait, en hurlant, à travers lesespaces, ou bien s’embusquait derrière un astre pour brandir safoudre d’une main et son glaive de l’autre. Sébastien se refusait àadmettre pour Dieu ce démon sanguinaire et il continuait d’aimerson Dieu à lui, un Dieu charmant, un Jésus pâle et blond, à la mainpleine de fleurs, à la bouche pleine de sourires, qui laissaittomber sur les enfants, sans cesse, un regard de bonté infinie etd’intarissable pitié.

Cependant, il n’était point complètementrassuré par cette consolante vision. Des doutes le harcelaient etl’image du Dieu extravagant et sombre des Jésuites le hantait. Ilrepassait alors ses fautes, fouillait ses menus péchés, avec laterreur soudaine de voir cet impitoyable Dieu lui sauter à la gorgeet le précipiter dans l’enfer, comme il avait fait, disait-on, detant d’enfants qui n’étaient point sages et n’avaient pas voulutravailler. Durant la classe et les heures d’étude, sous lasuggestion directe des leçons parlées, son cerveau s’alourdissait,ses facultés s’annihilaient, sa voix même se glaçait, lorsque sontour venait de réciter. Il avait beau étreindre son petit crâne, iln’en pouvait rien faire sortir&|160;; il ne pouvait non plus yfaire pénétrer les conceptions bizarres de cet enseignement, quiperpétuaient, dans une forme plus grave, avec la garantieofficielle des maîtres, les histoires de Croquemitaine et leschimériques contes de fées. Quelquefois, à la classe du samedi,pour distraire les élèves, le professeur leur lisait des épisodesde la Révolution française, des récits dramatisés des guerres deBretagne et de Vendée. Sébastien y retrouvait les mêmesphysionomies ogresques que dans les livres de classe, la mêmeirruption de fous sinistres, les mêmes clameurs de guerre et dehaine furieuse. Mais, cette fois, les noms de Marat, deRobespierre, remplaçant ceux des rois, des conquérants,retentissaient avec épouvante&|160;; la guillotine y fonctionnait,aussi rouge de sang que la framée des grands hommes et le glaive deDieu. Il ne comprenait pas pourquoi on l’obligeait à détesterceux-là, alors qu’on lui recommandait de vénérer les autres. Et ilécoutait, espérant entendre tout à coup les noms de Jean Roch,Pervenchères… l’église… l’âne… Mais c’était sans doute un troppetit massacre, pour qu’il eût chance d’intéresser des imaginationsd’enfants, habitués au récit de bien d’autres hécatombes humaines.Sitôt que, délivré de cette classe maudite, où tout lui pesait, oùtout l’ahurissait, il se remettait à vagabonder dans la cour, lesidées lugubres s’envolaient vite&|160;; il goûtait une joie plusvive à ses jeux, un plaisir plus précieux à ses causeries. Même ils’habituait aux arrêts et n’en ressentait plus aucun ennui. Appuyécontre un arbre, il s’amusait à voir, autour de lui, la vie bruireet s’agiter, et, de temps en temps, il lançait du pain que lesmoineaux se disputaient avec de jolis mouvements qui leréjouissaient. C’est ainsi qu’il se désaffectionna tout à fait dutravail, et bientôt, sans remords, abandonnant ses devoirs, ilpassa les heures longues de l’étude à rêver des choses plus douces,plus belles&|160;; à concevoir des formes, des sons, des lumières,tantôt tristes, tantôt joyeux, suivant que son âme était joyeuse outriste&|160;; à créer en lui une multitude de poèmes, par où,naïvement, inconsciemment, il atteignit la mystérieuse vie del’Abstrait. Il essaya aussi, d’instinct, de reproduire des objetsqui l’avaient frappé&|160;; il couvrit ses cahiers, ses livres, dedessins, feuilles, branches, oiseaux, bateaux, et encore la figurepâle du maître d’étude, qui, du haut de la chaire où il trônait,derrière la lampe, enveloppait les écoliers silencieux d’un regardvigilant et froid.

En ce moment, la confession était, de tous lesexercices religieux, celui qui l’ennuyait le plus. Il ne s’yrendait jamais qu’avec un trouble extrême, le cœur battant, commevers un crime. Le solennel et ténébreux appareil de cet acteobligatoire, ce silence, cette ombre, où une voix chuchotait,l’effrayaient. Dans cette nuit, il se croyait le témoin, lecomplice d’il ne savait quoi d’énorme, d’un meurtre, peut-être. Lasensation en était si vive qu’il lui fallait tout son courage,toute sa raison, pour ne pas crier, appeler au secours. Le PèreMonsal, son confesseur, un grand prêtre à face rougeaude,dodelinante, aux lèvres grasses, aux manières doucereuses, legênait par ses questions. Il l’interrogeait sur sa famille, sur leshabitudes de son père, sur tout l’entour physique et moral de sonenfance, écartant d’une main brutale le voile des intimitésménagères, forçant ce petit être candide à le renseigner sur desvices possibles, sur des hontes probables, remuant avec une lenteurhideuse la vase qui se dépose au fond des maisons les plus propres,comme des cœurs les plus honnêtes. Sébastien avait pour cet hommequi était là, près de lui, la répulsion nerveuse, crispée, qu’onéprouve à la vue de certaines bêtes rampantes et molles. Il luisemblait que les paroles lentes, humides, qui sortaient de cetteinvisible bouche, se condensaient, s’agglutinaient sur tout soncorps en baves gluantes.

–&|160;Et vous tutoyez votre père, monenfant&|160;?

–&|160;Oui, mon Père.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;!… C’esttrès mal… Il ne faut jamais tutoyer ses parents… C’est leur manquerde respect… À l’avenir, vous ne tutoierez plus votre père… Et vousn’avez pas de sœur, mon enfant&|160;?

–&|160;Non, mon Père.

–&|160;Non… Ah&|160;! ah&|160;!… Pas decousine&|160;?

–&|160;Non, mon Père.

–&|160;Non plus… Bon&|160;!… bon&|160;!… C’esttrès bien, cela, mon enfant… Mais, vous avez bien une amie, chezvous… une petite amie&|160;?…

–&|160;Oui, mon Père.

–&|160;Ah&|160;! Bon&|160;!… bon&|160;!… C’esttrès dangereux… Comment s’appelle-t-elle&|160;?

–&|160;Marguerite Lecautel.

Il s’étonnait d’avoir pu prononcer ce nom, encette ombre tragique. Cela lui faisait l’effet d’une trahison,d’une infamie, de quelque chose d’affreusement vil et lâche. Et lavoix du Père Monsal reprenait, plus assourdie, s’échappant enpetits sifflements, en petits râles, qui se confondaient presqueavec le bruit du surplis froissé et les craquements dubois&|160;:

–&|160;Marguerite&|160;? Ah&|160;!… Ah&|160;!…Voyons, dites-moi, mon enfant&|160;?… vous n’avez jamais eu avecelle des attouchements impurs&|160;?… Dites-moi, quand vous étiezseuls, vous l’embrassiez quelquefois&|160;?… Elle aussi,quelquefois, souvent, vous embrassait&|160;?

–&|160;Je ne sais pas.

Et, tout tremblant, il se cramponnait àl’accoudoir du prie-Dieu.

–&|160;Bon&|160;!… Bon&|160;!… Et comment vousembrassait-elle&|160;?… Sur la joue&|160;?… sur labouche&|160;?…

–&|160;Je ne sais pas.

–&|160;Sur la bouche&|160;?… Ah&|160;!…ah&|160;!… C’est très grave… C’est un péché très grave&|160;!… Etdites-moi encore… Vous n’alliez pas plus loin, avec elle… Parexemple… oui… vous n’aviez pas le désir de… Enfin, je suppose, vousn’alliez pas ensemble pour satisfaire certain besoin… Ah&|160;!…Ah&|160;!…

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Allons&|160;!… allons&|160;!… C’esttrès bien…

Il marmottait des mots latins&|160;; sa main,sur le grillage, passait et repassait, distribuant de vaguesbénédictions. Et, très rouge, prêt à pleurer, avec de la honte surla peau, Sébastien sortait du confessionnal, sentant que quelquechose de sa pudeur, que quelque chose de la virginité de Margueriteétait restée là entre les mains violatrices de cet homme.

&|160;

Sur ces entrefaites, il eut une grandedouleur. Le jour même qu’elle lui arriva, il avait reçu de son pèreune lettre à la fois désolée et ravie. M. Roch saignait beaucoup devoir les mauvaises notes et les mauvaises places de son fils&|160;;il avait espéré mieux&|160;: «&|160;Je comprends à la rigueur,écrivait-il, que tu ne puisses en obtenir d’autres, et ce n’est pascela que je te reproche. Il ne serait pas naturel, étant au milieude tant de jeunes gens, nobles et plus riches que toi, que tupassasses avant eux. Il faut de la hiérarchie, et plus onl’inculque de bonne heure aux enfants, et mieux cela vaut. Si tousles hommes de France avaient été élevés chez les Jésuites, nousn’aurions plus jamais à redouter des révolutions. Le curé aussi estde mon avis, et prétend que la hiérarchie est nécessaire.Cependant, je suis très attristé, très mortifié, car j’apprends parune lettre du Père Préfet, admirable, d’ailleurs, d’élévationd’idées, que tu es un paresseux, que tu ne fais rien, que tesmaîtres ne peuvent obtenir de toi un résultat sérieux. Je ne tedemande pas d’être le premier de ta classe, cela ne se peutpas&|160;; mais j’exige que tu travailles, car je m’impose dessacrifices énormes, et je me saigne aux quatre membres, et je meprive de tout, pour t’assurer une éducation supérieure… Voispourtant ce qui t’arrive…&|160;»

Ici, M. Roch exultait.

«&|160;Me suis-je trompé quand je t’annonçaisun avenir brillant&|160;?… Tu le vois, tu vas entrer dans unefamille illustre. La famille de Kerral est très célèbre. Nousavons, le curé et moi, cherché ses traces dans les annales de notreglorieuse histoire. C’est une famille historique. On la trouvepartout dans la Révolution. Il y a un comte de Kerral qui émigra,fut pris à Quiberon, et fusillé à Vannes… à Vannes même, mon cherenfant&|160;!… Je suis très fier de cette relation pour toi. Quandtu seras reçu dans cette grande famille, surtout, tiens-toi bien,sois très poli et respectueux&|160;; surveille tes manières, tonlangage&|160;; que tes habits soient bien brossés, de façon à ceque je n’aie pas à rougir de toi. Tu présenteras à cette noblefamille toute ma gratitude, et tous mes hommages… Donc, que ceci tesoit un encouragement…&|160;»

Il ajoutait&|160;:

«&|160;Le Révérend Père Monsal a raison. Ilvaut mieux, au point de vue de l’autorité paternelle, et dudéveloppement de l’idée de famille dans les générations présenteset futures, il vaut mieux, dis-je, que les enfants ne tutoient pasleurs parents. Cela se passe ainsi dans les maisonsaristocratiques. D’ailleurs, mon enfant, rappelle-toi bienceci&|160;: tout ce que les Jésuites te diront est fondé sur laraison, le cœur, et sur un sentiment très juste de défense sociale.S’ils sont des maîtres admirables en politique, c’est parce qu’ilssont des maîtres admirables en éducation.&|160;»

M. Roch continuait ainsi, durant deux longuespages d’écriture serrée, ornée de volutes et de paraphes. Sébastienlisait cette lettre quand Jean de Kerral, qui venait du parloir,l’aborda.

–&|160;Dis donc… tu sais… il ne faut pas tefâcher… parce que je t’aime bien, toujours… Mais papa m’a dit queje ne pouvais pas t’amener à Kerral…

Sébastien reçut au cœur un coup affreux et,très pâle, il laissa tomber sa lettre à terre.

–&|160;Justement, bégaya-t-il, mon pèrem’écrivait… tiens… parce que…

–&|160;Oui… tu comprends, interrompit Jean…Papa a dit en me tirant les oreilles&|160;: «&|160;Si onl’écoutait, ce gamin-là, il nous amènerait tout le collège.&|160;»Enfin, il n’a pas voulu, quoi&|160;! ni maman non plus. Ils m’ontdemandé ce que tu étais. Je leur ai expliqué que tu étaisquincaillier… qu’on t’embêtait à cause de ça… mais que tu étaistout de même bien gentil… et que je t’avais promis de te montrermon uniforme de hussard… Alors, ils m’ont défendu de te voir… ilsm’ont dit que tu n’étais pas une société pour moi… que je prendraisavec toi de mauvaises habitudes… tu comprends… Et ils m’ont fait unsermon parce que j’avais la manie de ne me lier qu’avec despouilleux… J’ai répondu que tu n’étais pas un pouilleux, que tun’étais pas sale comme Bolorec… Enfin, voilà&|160;!

Inquiet, piétinant sur place, Jean regardaitautour de lui. Il reprit avec volubilité&|160;:

–&|160;Il ne faut plus que je te voie… il nefaut plus que nous allions ensemble… Le Père Dumont est venu, et ila promis à papa qu’il me surveillerait… Mais je t’aime bien tout demême… Je te parlerai quelquefois, quand on ne nous verra pas, tucomprends… Et puis, Bolorec, on ne lui a pas défendu à lui, d’alleravec toi… Tu iras avec Bolorec… Il est très gentil, Bolorec… Jem’en vais, parce que le Père nous regarde… Il m’attraperait si jecausais trop longtemps avec toi… Ah&|160;! dis donc&|160;!… Ilfaudra aussi que tu me rendes le ballon en cuir que je t’aidonné…

L’enfant ne pleura pas. Mais la douleur ducoup fut si forte, qu’il pensa s’évanouir. Il voulut crier&|160;:«&|160;Jean&|160;! Jean&|160;!&|160;» et ne le put. Il avait lagorge serrée, la tête bourdonnante et vide, les membres toutfroids. Il essaya de faire un pas, et ne le put… Le sol sous sespieds se dérobait, se creusait en abîmes… Des lumières rougesdansèrent devant ses yeux. Et Jean s’éloigna en sautillant.

Or, le lendemain, les élèves allèrent enpromenade, sur la route d’Elven. On fit halte dans le bois deKerral.

–&|160;On t’avait promis aussi de venirlà&|160;? dit à Bolorec Sébastien qui, depuis le début de lapromenade, n’avait pas encore prononcé un mot.

–&|160;Oui.

–&|160;Et puis, après, on n’a plusvoulu&|160;?

Bolorec haussa les épaules, et, sans avoirl’air d’écouter, ramassa un éclat de bois qu’il se mit à examinerattentivement.

–&|160;Et ça ne t’a pas fait de lapeine&|160;! insista Sébastien.

Bolorec secoua la tête.

–&|160;Pourquoi que ça ne t’a pas fait de lapeine&|160;?

–&|160;Parce que… expliqua Bolorec.

–&|160;Tu n’aimais pas Jean, alors&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Et moi&|160;?… Est-ce que tum’aimes&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Tu n’aimes donc personne&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que, je les em…, répondit Bolorecqui, tirant de sa poche son couteau, s’apprêta à tailler le morceaude bois.

Et il ajouta, d’une voix tranquille&|160;:

–&|160;Tous&|160;!

Sébastien vit le château, une grande maisonsurflanquée de tourelles, d’appentis, de constructions angulaireset disparates, tout cela de guingois et triste comme une ruine. Lamousse dégradait les toits&|160;; des lézardes craquelaient lesmurailles, rayées de coulures pluviales&|160;; sur la façadeécorchée, galeuse, de larges plaques de crépi manquaient et l’herbeenvahissait les avenues dessablées, une herbe sale, gâchée avec lesfeuilles mortes, piétinée par les troupeaux, hachée par lescharrois pesants. La grille monumentale et rouillée se couronnaitd’un écusson descellé, qui grinçait, au vent, comme une girouette.Près du château, dissimulée derrière un massif de houx panachés, etséparée de lui par un fossé, plein d’eau bleuâtre et dormante, laferme se tassait, basse, juteuse, immonde, formant une cour carrée,sorte de cloaque, où des landes coupées pourrissaient sur unecouche épaisse de bouses anciennes. Une odeur de purin, unefermentation végétale, une exhalaison d’humanité croupissante,venait de là, intolérable et pestilentielle. Et, tout d’un coup,Sébastien aperçut M. de Kerral, un petit homme trapu, la facerouge, les moustaches blondes tombant de chaque côté des lèvres,les mollets guêtrés de cuir fauve. Il tenait à la main une cravacheet frappait de petits coups secs sur le tronc des arbres, ensifflant un air de chasse. C’était, dans sa personne, un mélange depaysan et de gentilhomme, de soldat et de vagabond. M. de Kerrals’avança au-devant des Pères, du même pas sautillant qu’avait sonfils. Il lui ressemblait du reste, avec plus de dureté dans leregard. Sa mise était prétentieuse et négligée&|160;; il avait sursa veste de velours noir, d’immenses boutons de métal, où sevoyaient, en relief, des fleurs de lys. Jean accourut bavard, trèsfier de se montrer à ses camarades, au milieu de son domaine. Lesélèves se taisaient, un peu gênés, se dispersaient, entre lesarbres, par groupes. On leur avait défendu de poursuivre lesécureuils et de couper les branches. M. de Kerral, les Pères etJean se dirigèrent vers la maison. En haut du perron, aux marchesdisjointes, une femme encapuchonnée d’un châle à carreaux rouges etverts, attendait, ses coudes sur la rampe de fer gauchie. Onentendit une voix aigrelette, qui disait&|160;:

–&|160;Bonjour, mes Pères… Comme c’est aimabled’avoir choisi Kerral pour but de promenade…

Saisi par plus d’étonnement encore que detristesse, Sébastien rôda à travers le bois, longea des murscroulants, des jardins abandonnés, ne se heurta qu’à des vestigesde choses tombées, qu’à des débris de choses mortes, enfouies sousles ronces. Par les trouées aériennes, s’ouvrant dans les chênes etdans les pins, il entrevit des perspectives de landes, un terrainaride, désolé, noir, çà et là, des petits champs avares durementconquis sur les racines vierges des ajoncs et les pierres, puis,des coteaux pelés où tournaient des moulins à vent. Il se rappelal’histoire du clerc d’huissier, et des six chiens, que Jean luiavait contée. Chaque détail qui l’avait fait rire lui revint,précis, douloureux cette fois. Et son cœur se serra… Ah&|160;!comme son rêve était loin, maintenant&|160;! Comme il se repentaitde l’avoir si obstinément caressé, ce rêve, non point parce que lesmagnificences désirées aboutissaient à ces ruines, à cette misère,à cet homme, chasseur de pauvres diables, mais parce qu’unsentiment nouveau pénétrait en lui, qui révolutionnait tout sonidéal&|160;: quelque chose de fort et de chaud, ainsi qu’un coup devin. Il venait de voir M. de Kerral, et il le détestait. Il ledétestait, lui et ses pareils. À ces hommes, vivant parmi lesautres hommes, comme la bête de proie parmi le gibier, et dont sonpère lui disait, maintes fois, qu’il fallait les admirer, lesrespecter, il compara ceux de sa race, qui peinent sur les besognesjournalières, petites existences serrées l’une contre l’autre,s’entraidant, mettant en commun, pour les mieux supporter, lestranses d’aujourd’hui et les espoirs de demain&|160;; et il sesentir fier d’être né d’eux, de représenter leur passé de douleurs,de recueillir l’héritage de leurs luttes. Il trouva au tablier detravail de son père, aux blouses des voisins, aux outils, dont lebruit laborieux avait bercé son enfance, un air plus noble, millefois plus noble que les insolentes guêtres, la sifflante cravacheet les fleurs de lys de ce Monsieur qui l’avait méprisé, lui, etavec lui tous les petits, tous les humbles, tous ceux qui n’ont pasde nom, et qui n’ont pas tué et qui n’ont pas volé. Cela leréconforta. Devant la détresse intérieure qu’exprimaient cechâteau, tombant pierre par pierre, et ce sol fatigué d’avoirnourri des hommes sans amour et sans pitié, il éprouva unsoulagement véritable. Il se plut à imaginer, sous ces mursébranlés, sous ces orgueilleuses tourelles découronnées, quin’avaient jamais abrité que des opulences mauvaises et barbares,une vie affreusement triste, plus désespérée que celle desmendiants, à qui sourit, parfois, le réchauffant soleil de lacharité, une vie hors la vie, perdue dans le morne, sombrée dansl’irréparable, dont chaque minute accroissait les angoisses,accélérait les définitives chutes. Et ce fut pour lui une joieprofonde, presque farouche et terrible, que cette pensée dejustice, où il goûta l’ivresse de la revanche, la revanche de sapropre misère, et de toutes les misères de sa race quitressaillaient en elle. Ce qu’il y avait de sang peuple dans sesveines, ce qui y couvait de ferments prolétariens, ce que la longuesuccession des ancêtres, aux mains calleuses, aux dos asservis, yavait déposé de séculaires souffrances et de révoltes éternelles,tout cela, sortant du sommeil atavique, éclata en sa petite âmed’enfant, ignorante et candide, assez grande cependant, en cetteseconde même, pour contenir l’immense amour, et l’immense haine detoute l’humanité.

S’apercevant qu’il s’était écarté de sescompagnons, Sébastien les rejoignit, grave, hanté de cette idéeque, désormais, il avait une mission à remplir. Sans la définirnettement, sans en démêler les moyens et le but, il l’entrevoyaitbelle, courageuse, dévouée. Et d’abord, il n’acceptait plus que cesenfants le rejetassent de leur vie&|160;; c’était lui qui,maintenant, allait les rejeter de la sienne. Il était décidé àfaire respecter son père, ses souvenirs, ses tendresses, et malheurà qui oserait y toucher. Cette soumission qui le rendait petit,humble, suppliant, peureux, il n’en voulait plus. Il ne voulaitplus supporter les fantaisies cruelles, les propos malsonnants, lesmépris dont on l’avait abreuvé jusqu’ici, être le jouet descaprices d’une foule ennemie, se voir poursuivi par elle, comme leclerc d’huissier par les chiens de M. de Kerral.

–&|160;Non&|160;! je ne veux plus&|160;!disait-il, tout haut, tandis que ses pieds faisaient voler lesfeuilles mortes, et que, dans sa tête, la colère montait… Je neveux plus.

Bolorec était resté à la même place, taillantson morceau de bois. Deux élèves, près de lui, l’agaçaient de leursplaisanteries, qui d’ailleurs, n’étaient ni bien injurieuses, nibien méchantes. Mais Sébastien ne pouvait plus maîtriser lesmouvements précipités de son cœur. Il leur cria&|160;:

–&|160;Allez-vous-en… Je vous défendsd’embêter Bolorec… il ne vous dit rien, lui.

L’un d’eux s’avança, les poings sur leshanches, provocant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que tu chantes, toi&|160;?…Quincaillier&|160;! Espèce de sale quincaillier&|160;!

D’un bond, Sébastien se rua sur lui, lerenversa, et le souffletant à plusieurs reprises&|160;:

–&|160;Chaque fois que tu voudras m’insulter,tu en auras autant… toi… et les autres…

Et, comme le battu se relevait,piteux&|160;:

–&|160;Oui, mon père est quincaillier,confessa Sébastien… Et j’en suis fier, entendez-vous… Il ne faitpas dévorer les malheureux par ses chiens, lui&|160;!…

Au bruit de la lutte, quelques écoliersétaient accourus. Personne n’osa répliquer, et Sébastien entraînaBolorec, qui semblait ne s’être aperçu de rien.

Pendant le temps que dura le retour, Bolorecse montra plus expansif qu’à l’ordinaire. Il parla&|160;:

–&|160;La prochaine fois, je couperai unebelle racine, et je te ferai une canne, avec une tête de chien… oubien autre chose… Quelquefois, pendant les vacances, papa m’emmèneavec lui dans sa voiture, quand il va voir des malades… J’ai tailléle manche de son fouet… Deux tibias, tu sais bien, des os, oui…deux tibias, avec une tête de mort au bout… J’avais vu ça dans soncabinet, sur son bureau, et dans ses livres aussi… C’est beau seslivres… Il y a des cœurs d’hommes, des machins… c’est comme desfleurs… Ici, dans les livres, il n’y a rien… C’est embêtant.

Et, se rapprochant plus près de Sébastien, illui dit tout bas, après s’être assuré qu’on ne pouvaitl’entendre&|160;:

–&|160;Écoute… promets-moi de ne pas répéterce que je vais te dire… Tu me promets&|160;?… Eh bien, tu sais quec’est l’empereur qui règne… Il règne parce qu’il a rétabli lareligion… Tu sais ça&|160;?… Eh bien, les Jésuites veulent lerenverser, et ramener Henri V… C’est sûr, parce que Jean a entendules Jésuites causer de ça avec son père… Eh bien, j’ai écrit ça aupréfet, moi… Alors, on va fermer le collège… Et puis on tuera tousles Jésuites… Et puis, tous&|160;!… Voilà&|160;!

–&|160;Tu es sûr&|160;? interrogea Sébastien,effrayé.

–&|160;Puisque je te le dis&|160;!

–&|160;Et alors, on irait à la maison, nousautres&|160;?

–&|160;Oui&|160;!

–&|160;Et on ne retournerait plus au collège,jamais.

–&|160;Plus jamais&|160;!

Le reste de la route s’acheva dans le silence.Ils ne virent point la lande que des bras de mer enlaçaient, quetraversaient des fleuves d’or, que parsemaient des lacs bibliques,la lande s’égrenant, au loin, dans l’eau soirale, en forme d’îlesmystérieuses, de monstrueux poissons, de barques échouées. Ils nevirent point davantage la ville, où les boutiques commençaient des’allumer, ni les deux jeunes filles, si jolies, debout, à leurmême place, près du collège… Tous les deux songeaient. Et leursongerie était pareille. Ils songeaient à des choses douces,là-bas, à des figures aimées, dont le portail, qui brusquement,devant eux, s’ouvrit en grinçant, fit s’envoler les souriantesimages.

Quelques minutes après, Jean de Kerral, dansla cour, tandis que les rangs se reformaient, pour rentrer dansl’étude, aborda Sébastien. Il lui demanda&|160;:

–&|160;Tu as vu le château&|160;?… C’est beau,dis&|160;?

Sébastien ne répondit pas, et fixa Jean, d’unœil dur. Du même coup, il pensa à cet homme qui frappait les arbresavec sa cravache, aux chiens, au clerc d’huissier. L’impressionqu’il avait eue dans le bois, à la vue de ces murs, de cestourelles, il la ressentit plus violente. Une haine le poussait,contre Jean. Il eut envie de lui crier&|160;: «&|160;Filsd’assassin.&|160;»

–&|160;Pourquoi me regardes-tu ainsi&|160;?supplia Jean… Tu es méchant&|160;!… Ce n’est pas de ma faute, tusais bien… C’est papa qui ne veut pas… Parce que moi, je t’aimebien…

–&|160;Ton père, ton château, toi… commençaSébastien.

Mais il s’arrêta, troublé, et vaincu… Jeanétait devant lui, si triste, le considérait de ses yeux si étonnéset si doux, que sa colère, soudain, mollit et tomba. Il se rappelacomment il était venu à lui, gentil, affectueux, alors que tout lemonde se détournait de lui et l’accablait de mépris&|160;; il serappela leurs serments échangés. Il dit, redevenu presquetendre&|160;:

–&|160;Non… Je ne suis pas méchant… moi aussi,je t’aime bien.

&|160;

Sébastien s’intéressa vivement à Bolorec. Soncaractère impassible le déroutait&|160;; le sourire qui grimaçaiten cette face molle et ronde, n’était pas sans lui causer quelqueterreur. Il ne savait s’il devait l’admirer ou bien le craindre.L’aimait-il&|160;? Il n’eût pu le dire… Que Bolorec ne lui eût pasadressé encore une parole affectueuse, cela l’inquiétait. Il nejouait jamais, restait des journées entières, bouche close, sansqu’il fût possible de lui arracher un mot. On le voyait sans cesseen train de tailler un morceau de bois, ou de menus quartiers depierre tendre qu’il collectionnait soigneusement, durant lespromenades. Il était très ingénieux à fabriquer de menus ouvrages,difficiles et compliqués, des boîtes entrant l’une dans l’autre,des étuis, des gréements de bateau&|160;; son adresse étaitémerveillante à sculpter des têtes de chien, des nids d’oiseau, oudes figures de zouaves, à longues barbes ondulantes, comme il y ena sur les pipes. Mais c’était un mauvais élève, et qui nedissimulait pas sa répugnance à apprendre, bien qu’il eût lamémoire vive, l’intelligence alerte, dans un corps lent, flasque,presque difforme, et sous des apparences d’idiot. Puis,brusquement, sans raisons plausibles, comme s’il eût éprouvé lebesoin de rompre ces silences accumulés, trop pesants, il parlait,parlait. Et c’était en phrases courtes, désordonnées, sans suite,des choses énormes, souvent grossières et gênantes, d’extravagantsprojets d’incendie du collège, des résolutions de fuites nocturnes,d’évasions palpitantes, le long des toits par-dessus les mursenjambés&|160;; et quelquefois aussi, des histoires du pays, naïveset charmantes, des légendes de saints bretons, que lui avaitcontées sa mère. Ensuite, il retombait dans son mutisme accoutumé.Ce qui paraissait inexplicable à Sébastien, c’est que Bolorec avaitl’absolu mépris des injures et des bourrades. Lorsqu’on le huait,lorsqu’on le battait, il ne se retournait même pas&|160;; il allaitun peu plus loin, d’un pas tranquille, sans se plaindre jamais,sans jamais se révolter. À la longue, cette attitude inerte avaitfatigué les grands brimeurs, comme Guy de Kerdaniel. Il n’y avaitplus guère que les petits roquets qui lui aboyassent aux jambes,sachant que c’était sans danger. Bolorec et Sébastien, toujoursensemble, en étaient arrivés à ne plus rien se dire. Ils passaientles heures de récréation, assis sous les arcades, près des sallesde musique, et ils écoutaient, sans s’en lasser jamais, les gammesnasilleuses des violons, la sautillante gaieté des pianos, et leséclats de cuivre, sévères, déchirants, des pistons et desbugles.

–&|160;Je voudrais apprendre la musique,soupirait Sébastien.

Et Bolorec chantait, sur des parolesbretonnes, un air de danse très ancien, en scandant les rythmesd’un mouvement de tête balancé.

La musique causait à Sébastien des joiesgraves, de profondes délices. Autant il s’ennuyait, le matin, aprèsle réveil, à suivre, encore endormi, les messes basses,silencieuses, marmottées dans cette chapelle froide, nue, pleined’ombre, autant la multiplicité des exercices religieux, auxquelsétaient astreints les élèves, le rendait paresseux, le prédisposaitaux veuleries, aux dégoûts, à l’opprimante obsession de ce Dieusournois et cruel qu’il détestait&|160;; autant le dimanche, ilattendait l’heure de la grand-messe avec impatience. Ce jour-là, lachapelle en fête, l’autel orné de fleurs, éblouissant de lumièresinfiniment répétées par les ors et les marbres, les officiantsparés de leurs étoles brodées, de leurs aubes de dentelles, lagrande baie s’ouvrant à travers la vapeur cérulée de l’encens surdes paradis mystiques, et les voix supra-humaines des orgues, etles séraphiques chants des maîtrises, redisant les admirablesinvocations de Haendel, de Bach, de Porpora, c’était le triomphe deson Dieu à lui, de son Dieu, magnifique et bon, qu’accompagnaienttoutes les beautés, toutes les tendresses, toutes les harmonies,toutes les extases. Ce jour-là, il se sentait vraiment près delui&|160;; il en avait la révélation corporelle, touchait sa chairradieuse, ses cheveux auréolés, comptait les battements de ce cœurrédempteur, d’où coulent les pardons. Ces mélodies le prenaientdans sa chair, le conquéraient dans son esprit, dans toute son âme,et y réveillaient quelque chose de préexistant à son être, decoéternel à la propre substance de son Dieu, la suite sans fin desimmortelles métempsycoses. Il voyait réellement dans cette musiquenaître des formes adorables, des pensées et des prières secorporiser, penchées sur lui comme des saintes ou comme deslys&|160;; des paysages célestes s’emparadiser d’une lumièreinconnue et pourtant familière, se décorer de constellations defleurs, de corymbes d’étoiles&|160;; il voyait des architecturesaériennes surgir, se continuer avec les nuages, en assomptionsd’astres&|160;; tout un monde immatériel éclore, florir,s’épanouir, se volatiliser ensuite, dans une exhalaison pâmée deparfums. Ce qu’il avait connu de tendre et de charmant, ce quis’accumulait en lui de rêves étouffés, d’aspirations captives, toutcela revivait aussi, en cette musique&|160;; tout cela battait desailes, amplifié, idéalisé, embelli des purifiantes grâces del’amour. Et doucement, délicieusement, des larmes coulaient de sesyeux&|160;; son cœur s’emplissait d’une angoisse sacrée&|160;; unevolupté parcourait ses nerfs en ignition, si aiguë qu’elle allaitparfois jusqu’à la défaillance, jusqu’au spasme. Lorsque les orguess’enflaient, terribles, lorsque s’exaltaient les voix des chœurs,célébrant le miracle eucharistique, c’était encore le même troublepoignant, le même écrasement d’admiration qu’il avait eu, devant lamer, un jour de rafale. Il lui en était resté une impression degrandeur religieuse, extra-terrestre, la surnaturalisation de sonêtre chétif, dans l’énorme et le tout-puissant, qu’il retrouvaitlà, plus violente, plus austère. Il aurait voulu se perdre dans cesondes sonores, déferlantes, se sentir soulevé par ces vaguesd’harmonie formidables, où s’évanouissaient les laideurs humaines,et qui étaient douces aux petits, comme les flots briseurs denavires sont doux aux mouettes, aimées des grandes houlesmusiciennes. Étourdi, rompu, avec un goût persistant d’encens surla bouche, un goût de divin, Sébastien revenait de la messe, commeil était revenu de la mer, anéanti, chancelant, et gardant delongues heures le goût de salure fort et grisant dont s’étaientsaturées ses lèvres.

De ces hauteurs où son âme avait un instantplané, il retombait plus lourdement que jamais dans le dégoût desbesognes journalières. Ses livres lui faisaient horreurdavantage&|160;; il en comprenait mieux le vide affreux, le barbaremensonge et la déprimante hostilité. Les ouvrir seulement, etc’était la nuit, aussitôt&|160;; une nuit noire, opaque, quil’enveloppait, et où rampaient des larves gluantes, à tête deprêtres. Oh&|160;! comme il eût désiré être une de ces voix quichantaient à l’église&|160;! Quelle ivresse de pouvoir arracher àun instrument de bois, à une plaque de métal, ces harmonies quiversent l’extase&|160;! Quel orgueil de pouvoir créer ce langagemagique et béni, qui exprime tout, même ce qui estinexprimable&|160;; qui explique tout, même ce qui demeureinexpliqué. Il supplia son père de lui permettre d’apprendre lamusique. Mais il fallait payer des leçons supplémentaires et M.Roch fut fort scandalisé d’une pareille demande, ce qui n’était pasle «&|160;fait d’un garçon sérieux et bien élevé&|160;». M. Rochrépondit que la musique n’était qu’une amusette indigne d’un hommeet bonne aux femmes qui n’ont rien à faire, aux aveugles quimendient leur pain. Est-ce qu’il l’avait apprise, la musique,lui&|160;? Son fils voulait-il donc devenir vagabond, ou joueurd’ophicléide, comme François Martin, dont tout le monde semoquait&|160;? Justement, une bande de musiciens allemands étaientvenus à Pervenchères. Ils étaient sales, dépenaillés, avec de longscheveux, et des allures de brigands. On les soupçonnait beaucoupd’avoir mis le feu chez Richard, l’épicier. D’ailleurs, tous lesmusiciens qu’il avait connus étaient ainsi&|160;: desva-nu-pieds&|160;!… C’est comme le dessin&|160;!… Est-ce que ledessin devait faire partie d’une éducation mâle&|160;? Napoléondessinait-il&|160;? Il gagnait des batailles et bâtissait le Codecivil, ce monument incomparable, cette colonne Vendôme de lacivilisation moderne&|160;!… Non, non… cent fois non&|160;! Ilentendait que son fils apprît du solide, du solide encore ettoujours du solide. Il ne se saignait pas aux quatre membres pourque son fils – son fils unique, le dernier espoir des Roch – enarrivât, plus tard, à vagabonder sur les grand-routes, uneclarinette sous le bras&|160;! De la musique&|160;!… dudessin&|160;!… Mais il était donc décidé à faire le désespoir de safamille&|160;!

Sébastien se résigna. Son père avait peut-êtreraison. Sans doute il était un paresseux, un méchant enfant, seconduisait mal. Ce dégoût de ses devoirs, ce désir des chosesanormales étaient coupables, évidemment, mais supérieurs à savolonté. Il obéissait à des forces invincibles contre lesquelles ilne pouvait rien. Il se rendait compte que depuis son entrée aucollège il était bien changé. Ne vivant que par sursauts, dans desanxiétés continuelles, passant d’une résolution à une autre, sanss’arrêter à aucune, retombant d’un enthousiasme à un affaissement,aujourd’hui révolté, demain soumis, le cerveau, le cœur pleins dechoses contradictoires, d’aspirations différentes quibouillonnaient et ne parvenaient pas à sortir&|160;; il attendait,quoi&|160;?… Un regard qui se posât sur lui, encourageant etbon&|160;? Une main qui le guidât à travers les voies encombrées deson intelligence&|160;?… Il ne savait pas… Malgré la lettre de sonpère, il continua de rôder auprès des salles de musique, espérantvaguement surprendre le secret de cette science admirable etdéfendue, qui lui semblait la grande porte de lumière ouverte surla nature et sur le mystère, c’est-à-dire sur la beauté et surl’amour.

–&|160;Chante-moi ton air si joli&|160;!demandait Sébastien à Bolorec.

Sans lever les yeux de dessus le morceau debois qu’il fouillait à la pointe de son couteau, Bolorec chantait,s’interrompant parfois pour expliquer&|160;:

–&|160;Tu comprends… C’est sur la lande,là-bas… Elles se tiennent toutes par la main… Et elles s’en vont,et elles reviennent… Leurs coiffes, qui remuent, sont blanches…Elles ont du velours à leurs jupons rouges… Et Laumic, assis sur untonneau, joue du biniou… C’est beau.

Mais le Père Dumont, souvent, leschassait.

–&|160;Que faites-vous là, encore, tous lesdeux&|160;?… réprimandait-il d’une voix sévère… Ce n’est pasconvenable que vous soyez toujours ensemble… Allez dans lacour.

Alors ils s’en allaient, à regret, longeaientles barrières, s’arrêtaient à la fontaine, dont ils s’amusaient àtourner le robinet, pendant quelques minutes&|160;; et ilsrevenaient ensuite aux arcades, sitôt que le Père s’en éloignait,pour dire son bréviaire sous les arbres ou faire une partie depaume avec les élèves privilégiés.

–&|160;Pourquoi dit-il que ça n’est pasconvenable d’être ensemble&|160;? interrogeait Sébastien, poursuivipar cette remontrance du Père, à laquelle il ne comprenaitrien.

–&|160;Parce que, répondait Bolorec, l’annéedernière, chez les moyens, on en a surpris deux, Juste Durand etÉmile Caradec, qui faisaient des saletés dans les salles demusique.

–&|160;Quelles saletés&|160;?

–&|160;Des saletés&|160;! quoi&|160;?…

Et, avec une grimace de dégoût, ilajoutait&|160;:

–&|160;Des saletés… comme quand on fait desenfants…

Sébastien rougissait, n’essayait pasd’approfondir les paroles de Bolorec, où il devinait des analogiescoupables, des correspondances honteuses, avec les questions dontle Père Monsal l’accablait, à confesse.

&|160;

Les semaines passèrent ainsi, jusqu’auxvacances de Pâques, coupées, au carnaval, de fêtes très gaies, deplantureux repas, de représentations théâtrales, de loteries, oùceux qui ne gagnaient rien, gagnaient des plats de bouillie qu’ilfallait manger, sur la scène, devant tout le monde, riant etapplaudissant. Il y eut une joute académique, où les élèves dephilosophie disputèrent avec éloquence sur Descartes et lancèrent àPascal des traits spirituels et méchants&|160;; il y eut desconcerts, des assauts d’escrime, toute une série de divertissementsen costumes historiques, auxquels Sébastien, malgré la nouveauté deces spectacles, prit un plaisir médiocre, le plaisir d’être plusseul avec Bolorec, de voir la discipline se relâcher un peu, et lesclasses s’interrompre. On joua une pièce de Sophocle, traduite envers latins par le Père de Marel, avec des intercalations dechœurs, chantés sur de la musique de Guillaume Tell,également corrigée par le même Père de Marel, dont le rôle, dans lamaison, était de confectionner des vers, en toutes langues, gais outristes, profanes ou sacrés, et s’adaptant aux cérémonies qu’on ycélébrait. C’était un gros bonhomme, rond, plaisant à regarder,toujours en train de rire, et qu’on aimait beaucoup, parce qu’ilreprésentait uniquement la joie. On ne le voyait jamais qu’aumoment des fêtes, où il se prodiguait en inventions de toute sorte,joviales et brillantes. Le reste du temps, disait-on, ilvoyageait.

Pendant les trois jours que durèrent, aucollège, les fêtes du carnaval, le Père de Marel, sans cesse aumilieu des élèves, avait remarqué Sébastien assez triste, quirestait à l’écart des autres, et il l’avait reconnu pour le petitenfant qui, sous les marronniers, près de la prairie, le jour mêmede la rentrée des classes, était venu se jeter, en courant, dans sasoutane. De son côté, Sébastien l’avait aussi reconnu. Il auraitbien voulu lui parler, mais il n’osait pas, ayant gardé de sa foliecomme une honte, que la présence du Jésuite redoublait. Ce fut lePère de Marel qui l’aborda, suivi du Père Dumont.

–&|160;Eh bien&|160;! Eh bien&|160;!… dit-ilamicalement. On ne s’amuse donc pas&|160;? Pourquoi êtes-vous là,tous les deux, à vous morfondre, quand la fête est partout… Il fautrire… C’est le moment.

Et se tournant vers le Père Dumont&|160;:

–&|160;Il est très gentil, ce gamin-là… Il ades yeux très intelligents.

Le Père Dumont secoua la tête.

–&|160;Mais si paresseux&|160;!… siparesseux&|160;! Une nature incorrigible, un caractère insouciant…Et très mal avec ses camarades… Surtout paresseux&|160;!

–&|160;Ta, ta, ta&|160;!… Avec des yeux commeça&|160;!… C’est qu’on ne sait pas le prendre. Je le connais, lepetit Sébastien Roch… Je parie qu’avec moi, il travaillerait…Allons, venez, maître Sébastien, que je vous confesse&|160;!

Ses paroles étaient pleines de douceur et degaieté. Elles émouvaient et faisaient rire. Sébastien les écoutaitcomme de la musique. Une grande paix entrait en lui, d’être avec ceJésuite qui n’était point pareil aux autres, et qui lui disait deschoses, comme il avait rêvé souvent d’en entendre, des choses qu’ilcomprenait, qui le ranimaient, lui redonnaient confiance. Avec unebonté indulgente, captieuse, perspicace, avec une adresse presquematernelle qui force l’expansion cordiale, appelle les confidences,le Père de Marel l’interrogeait, et Sébastien s’abandonnait àl’impérieuse joie de lui répondre, au soulageant besoin d’ouvrir cecœur, trop violenté, trop solitaire. Peu à peu, en phrasesenfantines et charmantes, d’abord lentes et timides, ensuiteaccélérées, précipitées, il dit ses tristesses, ses enthousiasmes,ses déceptions.

–&|160;Voyons… voyons, interrompit le Père,ému par la naïveté grave de cette passion qui s’exprimait avec uneforce insolite… Voyons&|160;!… qu’est-ce que vous aimeriez le mieuxapprendre&|160;?… Dites-le-moi.

–&|160;La musique&|160;!… C’est si beau… C’estce qu’il y a de plus beau… C’est…

Il cherchait des mots pour rendre ce qu’ilavait ressenti, et ne les trouvant pas, il continuait de balbutier,montrant la place de son cœur.

–&|160;C’est là&|160;!… Ça m’étouffequelquefois de ne pas savoir… parce que… Oh&|160;!… jetravaillerais bien… parce que… quand j’entends de la musique,alors… je comprends mieux, j’aime mieux…

–&|160;Eh bien, je vous l’apprendrai, lamusique, moi, promit le Père… Je vous apprendrai le cornet àpiston… c’est un bel instrument… Êtes-vous content, là&|160;?

–&|160;Je voudrais chanter à l’église.

–&|160;Eh bien, vous chanterez à l’église… etailleurs… J’en fais mon affaire… Et, maintenant, mon petit ami, nepensons plus à tout cela… Il faut, aujourd’hui, rire, jouer,gambader, faire le fou… Allons&|160;!… houp&|160;!

Comme Sébastien restait là sans bouger, leregardant de ses prunelles fixes, où brillait une ivressegrave&|160;:

–&|160;Allons&|160;!… houp&|160;!répéta-t-il.

Et l’enfant, de sa voix suppliante,prononça&|160;:

–&|160;Mon père… ne vous fâchez pas… ne megrondez pas… Je voudrais vous embrasser… parce que… enfin parceque, jamais, personne ne m’a parlé comme vous… parce que…

Mais, le Père, moitié souriant, moitié triste,lui donna sur la joue une tape amicale, et il le quitta, se disant,tout remué par une grande pitié&|160;:

–&|160;Pauvre petit diable&|160;!… trop detendresse&|160;!… trop d’intelligence&|160;! trop de tout&|160;!…Il sera bien malheureux, un jour.

&|160;

Les vacances de Pâques furent une déceptionimprévue pour Sébastien. Il avait rêvé d’effusions, de caressessans fin, d’inexprimables attentes de bonheur. De son coin, dans lewagon qui le ramenait, il guettait anxieusement le retour despaysages familiers. À mesure qu’il approchait du terme désiré, uneémotion lui serrait le cœur à le rompre. Déjà il reconnaissait sonciel plus léger, plus profond, la forme des champs, les arbres, lesfermes au haut du coteau, la rivière qui luisait dans les prairies,les routes sinueuses, qu’il avait parcourues, combien defois&|160;?… Rien n’était changé. Un clair soleil illuminait cetterésurrection charmante… Entre les hachures roses des peupliers,tout d’un coup, Pervenchères, tassé, grimpant sur la côte, étageaitses maisons qu’il n’avait jamais connues si brillantes et sijolies, pareilles, en ce moment, à de gais morceaux de soie et develours vibrant dans l’air&|160;; et l’église les dominait,éclaboussée de soleil, avec une grande ombre qui la prenait detravers, ainsi qu’une écharpe bleue. Derrière les palissades de lavoie, il aperçut le père Vincent, dans son jardin&|160;; il eutenvie de lui crier&|160;: «&|160;C’est moi Sébastien&|160;!&|160;»Il était venu chez lui&|160;; il allait tout revoir&|160;! Son pèrel’attendait à la gare. Et ce fut fini.

–&|160;L’omnibus prendra ta malle… Nous, nousallons rentrer à pied, décida M. Roch, d’un ton sévère…

Dès qu’ils furent hors de la gare&|160;:

–&|160;Écoute-moi, commanda le quincaillier…Ce que j’ai à te dire est grave… D’abord, j’ai longtemps hésité àte faire venir ici. Mon intention était de te laisser au collège,en pénitence… Je l’aurais dû, peut-être… Dans les circonstancesactuelles, et pour dix jours seulement, payer la dépense d’un telvoyage, ajouter cette charge à toutes les charges dont tum’accables, c’est dur&|160;!… Je ne suis pas millionnaire,sacredieu&|160;!… Si tu es là en ce moment, c’est que j’ai voulu teparler moi-même, te raisonner… Je me suis dit que j’aurais sansdoute plus d’autorité sur toi que tes maîtres… Car enfin, un pèreest un père… Et même, je puis me vanter de n’être pas un père commetous les autres…

Des gens, sur la route, passaient,reconnaissaient Sébastien.

–&|160;Ah&|160;! c’est monsieurSébastien&|160;!… Bonjour monsieur Sébastien&|160;!… Comme vousavez maigri&|160;! Comme vous êtes pâlot.

–&|160;Mais non&|160;! Mais non&|160;! Il n’apas maigri&|160;! protestait M. Roch… Il est gras, au contraire, ilest trop gras&|160;!

Son fils maigrir chez les Jésuites&|160;! Ilne pouvait admettre une telle supposition&|160;: elle lui semblaitune injure contre cet ordre confortable, un reproche indirect lancéà sa personne.

–&|160;C’est le voyage&|160;!expliquait-il.

Et, non sans brusquerie, arrachant Sébastienaux compliments du retour, il reprenait, de sa voix digne oùtremblait une irritation inhabituelle&|160;:

–&|160;Je suis outré&|160;!… outré&|160;!… Tune me causes que des tourments… Tu vois, c’est parce que tu esparesseux que M. de Kerral n’a pas voulu de toi… Il a redouté pourson fils un pernicieux exemple&|160;!… Parbleu&|160;! c’estclair&|160;!… D’abord, je te défends de raconter à nos amis cettedéconvenue, parce que moi, j’ai tenu à dire partout que tu sortaisrégulièrement dans cette grande famille… Cela te rehaussait dansl’estime des gens d’ici… D’ailleurs, maintenant, je ne puis medéjuger… Si le curé te demande des détails, il faudra lui endonner, lui en donner beaucoup… Tu diras que tu as vu, au château,des oubliettes, tu parleras des portraits d’ancêtres… des voituresarmoriées… Enfin tu t’arrangeras pour ne pas me rendre ridicule… tum’entends… J’ai de l’amour-propre, moi… Et je suis outré&|160;!…mortifié, ce que j’appelle.

Et il lui secoua le bras, brutalement, pourcommuniquer plus de force persuasive, plus d’éloquence réellementsentie, à l’amertume de ses récriminations.

Sébastien était stupéfait de cet accueil… Dèsles premiers mots de ce discours, le charme s’était envolé.Maintenant, un ennui l’accablait. En montant la rue de Paris, iltrouva Pervenchères trop petit, sale et triste, les habitantsvilains et grossiers. À peine s’il répondit aux bonjours qu’on luienvoyait de toutes parts, et il regretta Vannes, l’amusant dédaledes rues, ses maisons aux pignons gothiques, aux étages ensurplomb, le port, la goélette.

–&|160;Oui, j’ai bien peur, poursuivit M.Roch, que tu fasses la honte de mes derniers jours&|160;!… Dansquelle situation tu me mettrais, si les Jésuites, ne pouvant venirà bout de toi, allaient te renvoyer&|160;? Chaque matin je trembled’apprendre cette catastrophe… On me demande&|160;: «&|160;EtSébastien&|160;! Êtes-vous content de lui&|160;? A-t-il de bonnesplaces&|160;?…&|160;» Je ne veux pas avoir l’air d’un imbécile, etje réponds&|160;: «&|160;Oui.&|160;» Mais à quoi penses-tu&|160;?…Et pourquoi ne dis-tu rien&|160;?… Tu entends&|160;?… Tu es làcomme une souche&|160;! C’est que tu ne sembles pas comprendre quetu es une charge pour moi, une charge très lourde… Tu me croisriche&|160;?… Et le reste t’est bien égal&|160;!… Si je ne t’avaispas, j’aurais pu, cette année, acheter le champ du Prieuré, qui aété vendu pour rien… pour rien… voilà ce que tu me coûtes&|160;!…Et je me serais retiré du commerce… Ah&|160;! bien, oui&|160;!… Ilfaut que je trime pour toi, pour un enfant sans cœur… Ah&|160;!j’ai été bête&|160;!… Mon Dieu que j’ai été bête&|160;!… J’auraisdû te laisser ici, t’apprendre le métier de quincaillier… Mais unpère est un père… Il a de l’ambition… J’en suis bien puni… C’estcomme ta tante Rosalie… Elle est très mal… Sa paralysie remonte…Voilà encore un héritage sur lequel il ne faut pas compter. Etpendant ce temps-là, à quoi songes-tu&|160;?… À jouer de lamusique&|160;!… Je me tue de travail, je ne vis que de privations,tout m’échappe à la fois… Et toi&|160;? Monsieur veut apprendre lamusique&|160;!… Je suis outré, outré, outré&|160;!…

Sur ces mots, ils s’arrêtèrent devant lemagasin. Sébastien remarqua, avec étonnement, au-dessus del’enseigne, une banderole neuve, d’un vert criard, en zinc découpé.Sur le déroulement des plis de métal, était écrite en lettresrouges et gothiques la devise des Jésuites&|160;: «&|160;Admajorem Dei gloriam.&|160;»

–&|160;Tiens&|160;!… vois, dit M. Roch… lapeinture s’écaille… Est-ce convenable&|160;?… Eh bien, je n’ai paspu faire réparer ma devanture pour les fêtes de Pâques, à cause detoi… De la musique&|160;! je vous demande un peu&|160;!… Allons,entre, va dans ta chambre… Je vais attendre la malle, moi&|160;!…Et tâche d’avoir une autre figure que celle-là… Ce n’est pas lapeine de mettre les voisins au courant de nos tristes secrets.

Ces dix jours de vacances furent intolérables.Ils parurent à Sébastien un siècle. Depuis l’heure du lever jusqu’àcelle du coucher, il eut à subir l’identique et perpétuel assautdes mêmes plaintes folles et des mêmes grotesques exhortations. Illui fallut supporter les plus déraisonnables reproches, et lesaccusations les plus hyperboliques, dont l’extravagante injusticeconfinait au bouffon. Une fois lancé sur cette pente, M. Roch nes’arrêta plus. Ce qui lui était arrivé de fâcheux ou d’anormal, ilen rendit son fils responsable. Aigrement, il lui jeta à la figurela baisse du fer, la recrudescence de ses rhumatismes, la faillited’un maréchal où il avait perdu cinquante francs, le ralentissementde la vente. Retenu sévèrement à la maison, emmuré dans cettearrière-boutique, si froide et sombre, avec la perspectivecontinuelle des murs suintants, le morose spectacle de la cour,encombrée d’ordures, l’enfant n’eut pas d’autres moments de répitque ceux des visites. Encore y endura-t-il un genre de suppliceparticulier et non moins cruel&|160;; il y entendit son père vanterses succès scolaires, ses fréquentations aristocratiques, ne parlerque de noblesse, décrire les magnificences du château deKerral&|160;; il fut forcé d’appuyer sur ses imaginationsbiscornues, sollicité au mensonge par son père lui-même, dontl’audace vile et la basse effronterie lui emplirent l’âme dedégoûts, le firent rougir de honte.

À peine si, deux fois, il obtint la permissiond’aller, seul, chez Mme Lecautel. Là, son plaisir derevoir Marguerite fut aussi gâté par l’inquiétant souvenir desconfessions. Entre sa petite amie et lui, toujours s’interposait lalaide, la déflorante image du Père Monsal. Marguerite avait étémalade, et la maladie l’avait rendue encore plus jolie, jolieétrangement, avec quelque chose de fauve et de fatal qui troublait,en elle&|160;: la sujétion de tous les organes, l’obéissance detous les mouvements au sexe implacable et dévorateur. L’alcoolismepaternel qui avait coulé dans ses veines de fillette un sang ardentet brûlé, semblait aussi avoir laissé davantage en ses yeux tropdilatés, striés de fibrilles vertes, et sous ses paupièresmeurtries déjà de douloureuses ombres, la précoce et simélancolique flétrissure d’autres ivresses. Sébastien n’osa pas laregarder&|160;; il ne voulut point qu’elle l’embrassât, commejadis. Chaque fois qu’elle s’approchait de lui, il reculait un peueffrayé&|160;: «&|160;Non, non… il ne faut pas&|160;!&|160;» Enmême temps que les paroles du Père Monsal l’incitant à d’obscurestentations, malgré soi, par la pensée, il dévêtait ce corps chétif,souple et frôleur, y cherchait la place des mystères impurs, lesdévoilements de chair défendue et maudite. Aux caresses, auxétonnements de Marguerite, il ne pouvait que répondre&|160;:

–&|160;Non&|160;! non&|160;!… Il ne fautpas&|160;!…

Il repartit sans un regret, les vacancesfinies. Ce fut, au contraire, un soulagement pour lui, que de seretrouver dans le wagon, avec le Père Dumont et quelques camarades,qui lui rapportaient l’odeur du collège. Cette odeur il la respirapresque délicieusement, comme un prisonnier délivré respire l’odeurde la vie à laquelle il est rendu. Dans le baiser rapide que, toutà l’heure, ils avaient échangé, son père et lui, il avait senti quequelque chose s’était brisé, était mort irrémédiablement. Il nes’en affligea pas, et il eut un plaisir véritable à penser qu’ilallait revoir Bolorec et que celui-ci lui chanterait peut-être uneronde nouvelle. Même, il évoqua, avec complaisance, sa physionomie,quand il disait&|160;:

–&|160;C’est sur la lande, là-bas… Et elless’en vont… et elles reviennent.

Et longtemps, il rêva à des paysages remplisde voix qui chantaient.

&|160;

Le printemps fut charmant. Les feuillesreverdirent aux arbres de la cour, et les fonds du parc se parèrentde couleurs tendres. Sébastien eut, lui aussi, des tressaillementsde sève montante, dans son être un afflux de force et de courage,et comme une efflorescence de toutes ses facultés agissantes etpensantes. Il fut moins inquiet, plus souple à se façonner auxpetites déceptions, aux petites douleurs de son existence, et ledégoût de ses devoirs s’atténua. Il avait même des accès de gaietésaine, s’ingéniait, sans y réussir, à fouetter, de son entrain,l’incœrcible indolence de Bolorec.

Les Jésuites possédaient, sur le golfe duMorbihan, à quelques kilomètres de Vannes, une sorte de grandevilla qu’on appelait Pen-Boc’h. Les élèves, durant la belle saison,y allaient deux fois par semaine, régulièrement. On se baignait, ony soupait, et l’on s’en revenait ensuite, joyeux, par les bois depins, le long des estuaires aux eaux dormantes. Sébastien prenait àces promenades un plaisir infini. Il ne se lassait pas d’admirer lespectacle de cette petite mer intérieure, qu’enclosent, à droite,la côte d’Arradon, à gauche, les collines d’Arzon et de Sarzeau, etqui s’ouvre sur l’Océan, par un étroit goulet, entre la pointeeffilée de Loqmariaker et les promontoires carrés de la presqu’îlede Rhuys. Des courants la sillonnent en tous sens, laissant sur lasurface bleue des traînées blanches, des sentes laiteuses etnacrées&|160;; une multitude d’îles la parsèment&|160;; celles-cicultivées, comme l’île aux Moines&|160;; celles-là sauvages, commeGavrinis, où les temples druidiques érigent leurs blocs de granitbarbares. Toutes, elles ont des aspects différents, bizarres&|160;;les unes ressemblent à de fabuleux poissons, dressant au-dessus desflots leurs nageoires dorsales&|160;; d’autres simulent d’immensescroix couchées, et qui s’en vont à la dérive&|160;; il y en a quiparaissent s’avancer, ainsi qu’une troupe de phoques, dans unbouillonnement d’écume&|160;; d’autres encore, rocs luisants,tantôt couverts, tantôt découverts par la marée, émergent de l’eauclapoteuse et développent, sur la clarté irradiante, des bouquetsde pins, en capricieux et noirs éventails. Et ce sont desalternances de sol obscur et d’onde brillante, une infinité de lacscéruléens, de criques mauves, de fleuves empourprés, de maelströmslivides, étrangement découpés par des soubresauts de terresrocheuses ou bordés de grèves orangées&|160;; une confusionmétéorique de reflets, de lumières errantes, de flamboiementschromatiques, où passent des vols de barques aux voiles quisaignent dans le soleil et s’irisent dans la brume. Mais ce queSébastien aimait le plus, plus encore que les formes modifiées etles changeantes couleurs de cette atmosphère maritime, c’était lasonorité, la musique rythmée, divinement mélodieuse, que les vagueset les brises apportaient. Il en percevait toutes les notes, enrecueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd,plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu’aux berceuseschansons des criques roses, jusqu’aux gaietés d’harmonica,enfantines, et rebondissantes, que l’eau égrenait, en s’éparpillantsur les galets du rivage. Ce qui l’étonnait et le charmait, c’étaitcet ensemble prodigieux de voix, de voix proches, de voixlointaines, de voix douces, de voix terribles&|160;; c’était cetincomparable accord d’instruments aux cuivres surhumains, auxcélestes archets&|160;; c’était l’harmonie éparse et fondue de cesorchestres aériens et de ces invisibles chœurs engloutis sous lesremous, auprès desquels il lui semblait, alors, que ceux de lachapelle, le dimanche, n’étaient que des balbutiements d’enfant. Deces promenades, il revenait toujours un peu ivre, butant contre lesarbres, heurtant les pierres, donnant de la tête sur le dos de sescamarades, les oreilles vibrantes des musicales résonances de lamer. Pourtant, dans son étourdissement, avec avidité, comme pour segriser davantage, il ouvrait ses narines, toutes grandes, au ventchargé de l’odeur iodée des goémons et de l’arôme vanillé de lalande en fleur. Ces soirs-là, il se couchait les membres rompus, lecerveau meurtri d’un endolorissement qui lui était plus doux qu’unbaume, plus suave qu’une caresse.

Le Père de Marel lui avait tenu parole. Ilvenait le prendre, chaque jeudi, à l’étude du soir, et luienseignait la musique. Sébastien y montra une ardeur extrême,impatient d’en avoir fini avec les premières difficultés del’épellation.

–&|160;Quand pourrai-je chanter àl’église&|160;? demandait-il souvent.

Son professeur était obligé de le calmer. Ilavait même des scrupules à l’idée de lui révéler un art qui allaitdécupler la rêverie en cette âme déjà trop nerveuse, et surexciterla sensibilité de ces nerfs trop facilement impressionnables.

–&|160;Sapristi&|160;! mon petit ami… luidisait-il en hochant la tête… J’aimerais mieux vous apprendre lagymnastique… le trapèze vous vaudrait mieux.

Alors, il coupait ses leçons de causeriesgaies, d’histoires drôles, de récitations comiques, de promenadesdans le parc, estimant que ce qu’il fallait d’abord à cetempérament, prédisposé aux mélancolies déséquilibrantes, c’étaitla gaieté morale et le mouvement corporel. Un jour vint où, devantcertains phénomènes inquiétants, il jugea sa responsabilité tropengagée. D’ailleurs, si bon qu’il fût, il ne se plaisait qu’avecles natures gaies, dans le rire sonore et bien portant. Aussi, ilespaça ses leçons, les modifia, et, profitant de la retraite oùallaient entrer les élèves qui se préparaient à leur premièrecommunion, il finit par les cesser tout à fait.

&|160;

La première communion de Sébastien fut marquéepar un incident qui fit grand bruit au collège et dont on parleencore, chaque année, comme un miracle de la grâce. La retraiteavait duré neuf jours&|160;; neuf jours de prières, d’examen deconscience, d’instruction religieuse, si terrifiants qu’ils luiavaient gâté la poésie mystique de ce sacrement, et la douceur dela vie passée au milieu des camarades, en pleine détente, et rendusplus sociables, affectueux, par le recueillement et la piété. Cetacte, qu’il allait accomplir, on le lui représentait comme unépouvantail. Et les exemples dramatiques, les bonheurs exaltés, leschâtiments horribles venaient à l’appui des explications ducatéchisme. On lui avait cité l’histoire d’un enfant impie que deschiens avaient dévoré vivant&|160;; un autre s’était fracassé lecrâne en tombant du haut d’une falaise, notoirement précipité dansla mer par la vengeance divine. Et combien qui brûlaient enenfer&|160;! En revanche, un autre s’était senti si enivré debonheur et de sainteté qu’à la sortie de l’église, étant alléretrouver ses parents au parloir, il leur avait présenté soncouteau, les avait suppliés de le tuer, disant&|160;:«&|160;Tuez-moi&|160;! Tuez-moi&|160;!… je vous en conjure… car jesuis sûr d’aller au ciel tout droit&|160;!&|160;» Cela troublaitfort Sébastien. Il vivait en des transes continuelles, obsédé partous les démons de l’enfer, qui font griller des âmes d’enfant, aubout de leurs fourches, dans les flammes qui ne s’éteignent jamais.Chaque jour, à la suite d’examens de conscience éperdus, c’étaientdes confessions générales, où il fallait s’aider de manuelsspéciaux, contenant, par ordre alphabétique, la liste lugubre,effrayante, des péchés, des vices, des crimes, une siextraordinaire accumulation d’infamies, de hontes inexpiables, queles enfants, affolés, se croyaient devenus subitement dessacrilèges, des lépreux, des bêtes immondes, couvertes de fange,qu’aucun pardon n’était capable de purifier et de guérir. On envoyait qui, tout d’un coup, très pâles, frissonnant de terreur, sefrappaient la poitrine et criaient tout haut&|160;: «&|160;J’aipéché&|160;! J’ai péché&|160;! Mon Dieu, sauvez-moi de ladamnation… Mon Dieu, épargnez-moi vos tourments&|160;!&|160;»Quelques-uns étaient pris de crises nerveuses&|160;; il fallait lesemporter, les coucher, les soigner. Joseph Le Guadec mourut d’uneméningite.

C’est dans ces conditions particulièresd’exaltation que Sébastien s’approcha de la sainte table. Iltremblait&|160;; sa gorge était serrée. Le menton appuyé contre lanappe, il attendait, en proie à une émotion presque mortelle, et ilregardait, de coin, le prêtre qui, portant le ciboire d’or etmurmurant des prières à voix basse, faisait, de lèvres en lèvres,voler l’hostie, au bout de ses doigts écartés et très blancs. Dèsqu’il eut reçu l’hostie, d’abord il s’étonna. Au lieu d’éprouverl’indispensable chaleur et la nécessaire extase qu’on lui avaitprédite, il ressentit, sur la langue, une impression de froidglacial qui, gagnant la bouche, la poitrine, se répandit dans toutson corps, secoua ses membres, fit claquer ses dents ainsi qu’unfrisson de fièvre. En même temps, cet étonnement pénible s’augmentad’un atroce embarras. Il ne savait comment avaler cette hostie quiétait la chair, qui était le sang d’un Dieu&|160;! Sa languemaladroite, irrespectueusement, la promenait d’un coin du palais àl’autre. Ici, collée aux muqueuses, là, fragmentée ou bien réduiteen paquet gluant, il ne parvenait pas à lui faire franchir lesdéfilés de sa gorge. Une sueur froide afflua vers son front et luifit hérisser ses cheveux, madéfia ses tempes. Il se crut damné.Dieu ne voulait pas de lui. Dieu ne voulait pas entrer enlui&|160;! «&|160;Mon Dieu&|160;! Mon Dieu&|160;! pria-t-il,grâce&|160;! grâce&|160;!&|160;» Inutile prière. Le Dieu sedérobait. Une contraction du pharynx repoussa l’hostie au bord deslèvres, l’hostie sacrée qui n’était plus qu’une menue boule de pâtedans de la salive amère. Alors, la certitude du sacrilège,l’impossibilité d’éviter les châtiments, lui apparurent siévidentes, qu’il eut un éblouissement, un vertige. Tout, autour delui, tourna&|160;: la chapelle, les officiants, les enfants dechœur, les cierges, le tabernacle, tout rouge, ouvert, devant lui,comme une mâchoire de monstre. Et il vit la nuit, une nuit noire,affreuse, pesante, où des falaises, des précipices, des chiensfurieux, de grands diables féroces, de grandes flammesdévoratrices, s’agitaient et dansaient, épouvantablement.Cependant, il ne perdit point connaissance tout à fait, et entitubant, en s’accrochant de la main, aux bancs, il put rejoindresa stalle, où il s’affaissa, ployé en deux, dans une prostrationd’agonie… Et, tout d’un coup, dominant les voix qui chantaient à latribune, par-delà des allégresses extasiées de violons et lestriomphales sonorités des orgues, un cri, immédiatement suivi d’unsanglot, se fit entendre. Ce cri était si aigu, et si douloureux cesanglot, que l’office, troublé, faillit s’interrompre. À l’autel,le prêtre, surpris dans ses génuflexions, se retourna,effrayé&|160;; tous tendirent le col et portèrent le regard dans ladirection du cri. C’était Sébastien qui l’avait poussé ce cri, etqui, écrasé contre le prie-Dieu, la tête cachée et roulant dans sesmains, les omoplates soulevées comme par une violente tempêteintérieure, sanglotait, à se rompre les veines. Un spasme plus fortque les autres avait rejeté l’hostie hors de la bouche, avec un jetde salive, et le malheureux était resté, quelques secondes, sanspouvoir la reprendre, la figure barbouillée de cette bave, où sediluait le corps de Jésus. Il sanglota de la sorte, tant que dural’office&|160;; pendant le sermon que prononça le Père Recteur, ilsanglota. On le vit, tandis que les chants du Te Deummontaient, exultant, vers la voûte, on le vit qui se frappait lapoitrine, avec démence. Et sur ses lèvres se précipitaient, sebousculaient les prières, les invocations ardentes, lessupplications affolées. En se rendant au réfectoire des Pères, oùun banquet avait été préparé pour les premiers communiants, ilsanglotait toujours. Il semblait que les larmes ne pussent se tarirjamais. Ses paupières le piquaient comme des plaies à vif&|160;; ilmarchait, sans voir, les jambes si molles, que, pour ne pas tomber,il était obligé de s’appuyer aux murs. Et il disait&|160;:«&|160;Mon Dieu&|160;! Épargnez-moi… ne me faites pas mourir… Jesuis un petit enfant, et ça n’est pas de ma faute… Je vous prometsd’expier mes péchés… Je travaillerai bien, j’aimerai mes camaradeset mes maîtres, et je porterai des cilices, et je me flagellerai lapoitrine, comme ces grands saints, dont on nous a apprisl’histoire, qui furent des pécheurs et qui sont au ciel.&|160;»

–&|160;Votre première communion a été trèsédifiante, mon cher enfant… lui dit le Père Recteur, au réfectoire…Nous en sommes très heureux… Elle sera votre sauvegarde, plus tard,dans la vie&|160;; aujourd’hui elle est votre pardon.

Sébastien considéra, sans comprendre, ceprêtre aux traits si purs, aux gestes si nobles, au visage d’une sicalme et marmoréenne beauté, et dont la voix avait l’onction d’unbaume, tandis que ses yeux gardaient sur leurs globes pâles quelquechose de sec, d’impénétrable, de plus narquois et de plusimpénétrable que le destin.

Durant quelques semaines, Sébastien se montrad’une piété exemplaire, farouche, d’une assiduité au travail,acharnée et rare. Il passa auprès de ses camarades, pour un saintet pour un héros. Puis, quand il vit que non seulement il ne luiarrivait rien de fâcheux, mais qu’il en recueillait, au contraire,d’inespérés honneurs, des amitiés flatteuses, d’enthousiastesadmirations, il se prit à réfléchir, à douter de l’hostie, du PèreRecteur, de ses condisciples et de lui-même. Et, il eut, trèsconfuse encore, l’intuition de l’ironie qui est dans la vie, cetteironie énorme et toute-puissante qui domine tout, même l’amourhumain, même la justice de Dieu. Insensiblement, il se relâcha deses devoirs et de ses exercices pieux. Il revint s’asseoir, avecBolorec, sous les arcades près des salles de musique.

–&|160;Quand tu as fait ta première communion,qu’est-ce que tu as éprouvé&|160;? lui demanda-t-il un jour.

–&|160;Rien&|160;! répondit Bolorec.

–&|160;Ah&|160;!… Et l’hostie&|160;?…Qu’est-ce que c’est que l’hostie&|160;?

–&|160;Je ne sais pas… Papa aussi en donne àdes malades, et ça les purge…

Sébastien demeura songeur, un instant, etbrusquement&|160;:

–&|160;Chante-moi ta ronde si jolie… tu sais…celle où tu disais&|160;: «&|160;C’est sur la lande, là-bas… Etelles s’en vont, et elles reviennent…&|160;»

Pourtant, à la fin de l’année, il eut deuxprix et il s’en étonna.

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