Sébastien Roch

Chapitre 4

 

 

Deux années s’écoulèrent.

De la cour des petits, Sébastien avait passédans celle des moyens, où l’existence avait été la même. Il nes’était pas accompli, au collège, d’autres événements importantsque le renvoi simultané de quatre élèves, attribué à des causesmalpropres, dont on chuchota, entre soi, à mots couverts etindignés ; et puis la disparition soudaine des demoiselles LeToulic. Sébastien eut quelque mélancolie à ne plus les voir, lesoir, sur la place, avec leur mère, en rentrant des promenades.C’était pour lui une douceur que cette présence jumelle, laquelledonnait à ses rêves, encore incertains, un corps tangible etcharmant, une émotion à sa jeune chair s’éveillant à la clartéchaste de l’amour. L’une, hélas ! était morte de lapoitrine ; l’autre avait été enlevée par un officier. Cesdrames successifs firent longtemps jaser, et le malheureux LeToulic, plein de honte et de chagrin, se tint davantage à l’écartde ses camarades, le front couturé de plis plus durs, les doigtsplus salis d’encre, presque bossu, le pauvre petit diable, à forcede se pencher sur ses livres, sans relâche. Quelques-uns, jaloux deses succès, se moquèrent de lui, lâchement, cruellement. Personned’ailleurs, à l’exception de Sébastien, ne le plaignit, car iln’était pas très riche, ni adroit au jeu de paume, ni gai.D’ailleurs, on savait que les Jésuites l’élevaient pour rien. Maisil ne prêta aucune attention à cette indifférence et à cesinsultes ; silencieux, solitaire, il redoubla d’acharnement autravail.

Sébastien transporta donc ses habitudes, sesenthousiasmes, ses dégoûts d’une cour dans l’autre, et ce fut tout.Il continua de faire son unique intimité de Bolorec, dont l’adresseà sculpter progressait, et qui rêvait toujours incendie du collègeet massacre des Jésuites. Mêmes promenades aux mêmes endroits, lelong des grèves, ou sous les roches éboulées de la grotte du roiJean ; mêmes périodiques fêtes, mêmes devoirs accablants etennuyeux, auxquels il ne pouvait s’assouplir.

Pourtant, les trois années qu’il venait devivre parmi ce petit monde, dressé à l’intrigue et à l’hypocrisie,lui apprirent à ne plus montrer, tout nus, ses sentiments et sapensée ; il sut dissimuler ses joies comme ses souffrances,avec une pudeur avare et jalouse, ne plus jeter à la tête de chacunles morceaux saignants de son propre cœur. Sans devenir méfiant, nicompliqué, il surveilla davantage ses paroles et ses actes, surtoutauprès des maîtres, car les quelques élans qu’il avait eus vers euxne lui avaient valu qu’un soulagement momentané, des promesses vitechangées en duperies. Il en voulut au Père de Marel de lui avoir uninstant entrebâillé la porte des paradis rêvés et de l’avoirensuite, sans raison, brutalement, refermée sur ses espoirsémerveillés. Dans l’impossibilité où il était de continuer sesleçons de musique, et poussé par une force intérieure, dominatrice,à étreindre, à exprimer, à matérialiser, pour ainsi dire, sesaspirations bien vagues, certes, et bien irrésistibles aussi, versl’idéale conquête des harmonies et des formes, il retrouva dans ledessin un aliment à ses ambitions, et il s’y passionna. Un externelui apportait, en cachette, des modèles dérobés à la maison :têtes aux traits nets et fins ; muletiers espagnols auxmollets bombés, profils de dieux mythologiques, bustes laurésd’empereurs, vierges drapées de voiles aux plis symétriques ;figures bibliques soutenant des amphores ; arbres auxclassiques embranchements. Défendu contre le regard inquisiteur dumaître d’étude, par une pile de livres, un rempart dedictionnaires, il copiait ces dessins, naïvement, séduit, surtout,par les formes plus accessibles de beauté inexpressive et jolie, debeauté régulière, aimant, dans les physionomies, ce qui serapprochait le plus de l’expression religieuseconventionnelle : les larges yeux arqués, aux extases vides,les bandeaux plats, les contours lisses, les ovales allongés, lesplis maniérés. Souvent, on lui confisquait ses modèles et sesmaladroits essais. Alors, il tentait de les reconstituer, par lesouvenir, car il avait une mémoire véritablement surprenante, lamémoire des formes. Cette privation de modèles et la difficulté des’en procurer de nouveaux ne le décourageaient pas. Il s’ingéniaità reproduire ce qui, dans ses promenades, l’avait le plus frappé,de préférence les choses droites, précises, gracieuses, les chosesde santé et de joie, ne comprenant pas encore la poésie de ce quiest vieux, courbé, chétif, de ce qui s’efface et de ce qui sevoile, ni la tristesse des pierres et des vastes espaces dénudés,ni la maigreur jaune, ossifiante, que la misère creuse sur lesvisages de douleur. Il ne sentait pas encore l’émotion généreuse ethaute, ni la sublime beauté du laid… À la même époque, circulaient,dans la cour, des cahiers de vers défendus, des livres proscritsqui l’enthousiasmèrent. Il apprit, par cœur, des strophes et desphrases qu’il récitait à Bolorec, avec ivresse, durant lesrécréations et les promenades. Pour les Pauvres, de VictorHugo, lui parut un chant céleste, une divine musique, un rayon decharité, jailli du cœur même de Jésus ; quelques hémistichesdes Iambesde Barbier, l’enflammèrent d’une ardeur debataille, violente et contenue. Ce lui fut comme la révélation d’unmonde, du monde éblouissant vers lequel ses instincts l’avaienttoujours emporté, et qu’il croyait chimérique, inaccessible à lalourde étreinte de l’homme. Pourtant, il existait ; ilexistait réellement, ce monde. Là seulement était la vérité ;là, résidait la vie souveraine. Son esprit venait d’en recevoir deséclaboussures de lumière. Quelle différence entre cette languechaude, colorée et vibrante, qui laissait, dans l’air, desrésonances de harpes et des fanfares de clairon, dont chaque motvivait, palpitait, battait des ailes, dont chaque idéecorrespondait à un cri humain, cri d’amour et cri de haine, et lalangue froide, rampante, rechignée de ses livres de classe, où lesmots asservis et les idées maussades semblaient postés devant sesdésirs de connaître, de sentir, de s’élever, comme les gardiensrevêches, défendant l’entrée du parc sonore et fleuri, du parc oùsont les fleurs splendides, où sont les subtils oiseaux, où l’onvoit les radieuses fuites de ciel, entre les branchesbalancées ! Cette découverte, cette illumination soudaine duVerbe, lui rendirent plus pénibles ses devoirs. Pour les oubliermieux et les mieux supporter, il copia des vers, et il dessinadavantage, surpris parfois de retrouver, entre l’ordonnance deslignes, dans le dessin, et la cadence des rythmes, dans les vers,des analogies mystérieuses et d’identiques lois. Les confiscationsréitérées de ses barbouillages et de ses cahiers, les arrêts, lesmises au pain sec fréquentes ne le rebutaient pas, ajoutaient aucontraire, à sa jouissance, l’excitant de la persécution.Cependant, il eut un jour un étonnement. Comme la récréationfinissait, le Père de Kern, son maître d’étude, vint à lui et luiremit ses cahiers. C’était un prêtre joli, aux yeux obliques etlangoureux, à la démarche un peu lente, et dont les gestes avaientdes inflexions molles de nonchaloir, presque de volupté. Il sepencha sur Sébastien, de façon à effleurer de son souffle le jeunevisage de l’élève, et d’une voix suave :

– Je vous les rends, dit-il… Maiscachez-les bien, pour que je n’aie pas à vous les reprendre.

Puis, il considéra Sébastien d’un regardtrouble, où des flammes passaient, vite éteintes sous le voileclignotant des paupières. Ce regard gêna Sébastien, d’instinct, etle fit rougir comme s’il avait commis une faute secrète, mais iln’eût pu dire pourquoi…

Sébastien avait grandi. Ses traits s’étaientaffinés en une maigreur rose, d’un rose pâle de fleur enfermée. Sonvisage, à ce moment de l’adolescence indécise, prenait des grâcesde femme. Et ses yeux très beaux restaient mélancoliques, veloutéset profonds.

 

À Pervenchères, il y avait eu bien deschangements. La tante Rosalie était morte sans laisser detestament. Cette nouvelle qu’il apprit, tout à coup, par une lettrede son père, ne causa qu’un chagrin relatif à Sébastien. Iln’aimait guère sa tante, dont il ne recevait que des bourrades.Pourtant, la dernière fois qu’il l’avait vue, il s’était ému, et ilavait ressenti dans son cœur une grande pitié. La vieille fille,couchée, immobile, le menton levé et garni de poils rudes etblancs, les yeux couverts de paupières molles comme des taies, nel’avait pas reconnu. Elle ne parlait plus, restait insensible àtout ce qui se passait autour d’elle. On l’eût dit morte, si unbruit de glouglou, le dévidement régulier d’un petit râle, n’eûtsoulevé de temps à autre les ailes de ses narines, d’un mouvementde vie mécanique et localisée. Et près de son lit, des vieillesétaient penchées, avides et geignardes, horribles guetteuses de lamort… Ce fut surtout ce souvenir qui l’impressionna.

Quant à M. Roch, qui n’avait pas compté surcet héritage, il montra une affliction digne, proportionnée auxquatre mille francs de rentes qui lui tombaient du ciel,inopinément, et jugea le moment bon pour se retirer du commerce. Ileut la chance de vendre son fonds de quincaillerie d’une manièreavantageuse, fit bâtir une maison dans le jardin, auquel il ajoutades grottes artificielles, un bassin où nagèrent des poissonsrouges, et, çà et là, sur des éminences gazonnées, des boules deverre colorié. Il vécut en parfait bourgeois et s’ennuya.Maintenant, il était maire de Pervenchères, suppléant du juge depaix, ambitionnait sourdement de se faire élire conseillerd’arrondissement. Mais, malgré la multiplicité et la nouveauté deses occupations, il ne se trouvait pas heureux dans cette maisonneuve, si vide, qui n’avait pas d’autres voisins que les morts ducimetière. Un vieux fond d’habitude commerciale le ramenait à sonancien magasin, et, tous les jours, pendant deux heures, ils’asseyait, près du comptoir, les jambes écartées, les deux mainscroisées sur la pomme de sa longue canne, et là, autoritaire etbienveillant, il s’intéressait au mouvement des affaires, donnaitdes conseils, pérorait, sur toutes choses, intarissablement.

Un jour, il éprouva le besoin de se créer unintérieur, de se faire de la vie autour de lui, c’est-à-dired’avoir, sans cesse, des êtres à portée de ses discours, des êtresà qui il pût confier ses désirs secrets, ses ambitions, ses projetsde réformes municipales. Sérieusement il songea à se remarier.Mme Lecautel lui plaisait beaucoup. Elle avait de bellesmanières, une instruction soignée, et il ne pouvait souhaiter riende mieux quand, par exemple, il recevrait à sa table, le préfet entournée de révision. Et puis, ce n’était pas une mince gloire quede succéder dans le cœur d’une femme, à un général de brigade.Après avoir pesé le pour et le contre, il se décida à demander lamain de sa belle locataire.

– Je crois, lui dit-il, que lesconvenances sont absolument sauvegardées… Vous êtes veuve, je suisveuf également… Votre premier mari était général, moi, je suismaire. Ce ne serait donc pas pour vous une déchéance. J’ai unecertaine fortune, honorablement gagnée dans la métallurgie… Etquant à mon âge, ajouta-t-il galamment, ne vous en effrayez pas…J’ai vécu toute ma vie à l’abri des passions… Certes, je ne suisplus un jeune homme, ce que j’appelle… Mais enfin !… maisenfin !… D’ailleurs, vous le verrez vous-même.

Aux refus polis que lui opposa MmeLecautel, et que l’ancien quincaillier prenait pour de l’embarraspudique, il répondit :

– Ça ira très bien, je vous assure… MonDieu, je le sais, à nos âges, on ne pense plus guère aux folies…Mais enfin !… mais enfin !… Un petit regain de temps entemps, cela ne peut qu’embellir la vie. Et puis vous n’êtes pasriche. Je m’arrangerai pour vous faire une gentille donation sanstrop léser les droits de mon fils… Voyons, réfléchissez… Puis-jevous appeler Madame la Mairesse ?

Mme Lecautel fut obligée del’éconduire plus nettement. Il s’en montra dépité, et, quelquessemaines, il lui garda rancune.

– Si elle s’imagine qu’elle en aura à ladouzaine, des maires comme moi ! récriminait-il souvent… Unmaire !… C’est un général aussi… un général civil !

Alors, pour se distraire, il eut une héroïque,extravagante idée, que lui avait sans doute suggérée le voisinagede la mort. Il acheta, au milieu du cimetière, dans l’axe même dela grille d’entrée, un vaste terrain qu’il entoura d’abord d’unerampe en fonte, basse, figurant des enguirlandements d’immortelleset de roses. Puis, il fit creuser un caveau profond, à un seulcompartiment « car, expliquait-il, à quoi bon exhumer mafemme ? Elle est très bien dans sa concession. Et quant àSébastien, qui sait où il mourra ? » Le caveau creusé,maçonné, dallé, il fit élever une sorte de monument funéraire,carré, en granit d’Alençon, semblable de forme à une grande malledont le couvercle serait bombé. Il ne voulut aucun ornement, aucunemoulure, aucun attribut symbolique. « Un tombeau de verre,comme Socrate, disait-il. Du confortable, mais pas de luxe, ce quej’appelle… » Sur une des faces latérales, en bas, étaitménagée une ouverture, pareille à une large chatière, et destinée àl’intromission du cercueil. M. Roch surveillait les travaux, lesdirigeait avec une indiscutable compétence d’architecte et unesérénité de philosophe, imperturbable ; il interrompaitparfois ses conseils techniques par des aphorismes sur la mortcomme celui-ci : « Voyez-vous, la mort c’est une questiond’habitude. »

Un jour que Mme Lecautel étaitvenue déposer des fleurs sur une tombe, il s’obstina à lui faireles honneurs de son monument.

– Si vous aviez voulu !…, luidit-il, en poussant un soupir de regret.

Il lui montra, dans l’enceinte formée par larampe de fonte, les petites plates-bandes, contournées,serpentantes, plantées de jeunes arbres verts. Et c’étaient aussi,sur le sable jaune, d’étonnants cœurs bordés de buis, des croix depyrèthre, des ostensoirs de géranium. Déjà, un saule versait, surla pierre vide, ses longs pleurs grêles.

– C’est gentil, n’est-ce pas ?…C’est simple… Et ça, tenez !… Lisez ça !

Gravement, il désigna l’inscription gravée, enlettres rouges, sur la table funéraire :

 

ICI REPOSE LE CORPS DE

M. JOSEPH-HIPPOLYTE-ELPHÈGE ROCH

MAIRE DE PERVENCHÈRES

SUPPLÉANT DU JUGE DE PAIX, ETC., ETC.,

DÉCÉDÉ DANS SA… ANNÉE, LE… 18…

PRIEZ POUR LUI !

 

– Je l’ai rédigée moi-même…, fit-il.Maintenant on n’a plus qu’à remplir les blancs.

Et revenant à sa première pensée, il répétad’une voix élégiaque :

– Si vous aviez voulu !… Il y auraiteu deux noms et deux places !

Puis il regarda, d’un air attristé etméprisant, les tombes délaissées, les petites croix de bois qui sepenchaient, disjointes et pourries, sur des fleurs fanées, et ilmurmura en haussant les épaules :

– Enfin ! Vous n’avez pas voulu…Quant à moi, je suis sûr que mes héritiers ne me laisseront passans une sépulture convenable… Et c’est quelque chose,allez !…

M. Roch, seul, confectionna son cercueil. Lebois en fut, par lui, méticuleusement choisi parmi de nombreusesplanches en cœur de chêne, très sèches, très solides, et trèsmarquées de veines. De temps en temps, il l’essayait devant lesecrétaire de la mairie et la mère Cébron, appelés à donner leuravis. Quant à lui, il se réjouissait de s’y sentir serré et d’yavoir pourtant les mouvements libres et aisés. Durant cette périoded’activité bizarre, M. Roch demeurait gai, d’une gaieté presque bonenfant. En varlopant son bois, il lui arrivait même de chanter etde siffler des airs de sa jeunesse, s’abstenant toutefois desplaisanteries macabres et de mauvais goût. Sa force d’âme ne sedémentait pas une seconde. Il ne sermonnait plus son fils, dans seslettres, pleines de récits municipaux, de nouvelles de sonmonument, d’aperçus sur la mort, d’un calme stoïque. Puis, quand cefut fini, tout d’un coup, il fut pris d’un vague à l’âme, auquelsuccéda bien vite une véritable détresse morale. La peur de mourirl’envahit. Il ne pouvait plus se promener dans son terrain, autourde sa tombe, sans être assailli de terreurs. Il rentrait chez lui,très pâle, se trouvait malade au moindre froissement de sesmuscles, envoyait chercher le médecin, se réveillait, la nuit,baigné de sueurs froides, en proie à des affres affolantes. Il seréfugia davantage dans sa mairie et, pour écarter la funèbrehantise, il cribla Pervenchères d’arrêtés inédits, et de centimesadditionnels.

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