Sébastien Roch

Chapitre 1

 

 

On était aux premiers jours de juillet1870.

Cette journée-là, le ciel d’abord nuageux etmenaçant, au matin, s’était, vers midi, tout à fait rasséréné. Unclair soleil inondait la campagne. Sébastien sortit de chez lui,traversa le bourg et entra au bureau de poste, chez MmeLecautel. Le bureau était fermé de midi à deux heures.Ordinairement, Mme Lecautel profitait de ce congéquotidien pour se promener un peu, avec sa fille, lorsque le tempsétait beau. Quelques minutes après, tous les trois, ilsdescendirent la rue de Paris et gagnèrent les champs.

Sébastien avait vingt ans, il avait beaucoupgrandi, mais il était resté maigre et pâle. Son dos se voûtaitlégèrement, sa démarche devenait lente, indolente même ; sesyeux conservaient un bel éclat d’intelligence qui souvent sevoilait, s’éteignait dans quelque chose de vitreux. À la franchiseancienne de son regard se mêlaient de la méfiance et une sorted’inquiétude louche qui mettait comme une pointe de lâcheté dans ladouceur triste qu’il répandait autour de lui. Un peu de barbetardive parsemait son menton et ses joues ; ses lèvrescommençaient seulement à changer leur duvet clair en moustachesblondes, d’une blondeur ardente et dorée. À le voir passer, on eûtdit qu’il fût las, toujours ; il semblait que ses membres, auxos trop longs, lui fussent pesants à porter et à traîner.

Ils s’engagèrent dans un petit cheminencaissé, profond, tout verdoyant qui mène vers les coteaux deSaint-Jacques. Sur les hauts talus, de chaque côté, les trognes dechêne, cachées par les touffes de bourdaines et de viornes,poussaient obliquement leurs branches qui, se rejoignant, faisaientsur le chemin une ombre fraîche, pailletée de soleil.

– Eh bien ? dit MmeLecautel, avez-vous travaillé, un peu, ces jours-ci ?

– J’ai voulu semer des fleurs dans lejardin, répondit Sébastien… Des fleurs que m’avait données le pèreVincent… Mais mon père me l’a défendu… Vous savez qu’il déteste lesfleurs ! Il dit que ça prend de la place et que ça ne sert àrien… Alors, je suis parti dans le bois… et j’ai… rêvé !

– Et c’est tout ?…

– Mon Dieu, oui !… J’aurais bien lu,mais je n’ai plus de livres !

– Comme vous devez vousennuyer !

– Pas trop !… non, pas trop !…je vois, je pense, et le temps passe… Hier, par exemple, toute lajournée, j’ai regardé un nid de fourmis… Vous ne pouvez vousimaginer combien c’est beau et mystérieux, du moins pour moi qui nesais rien… Il y a là une vie extraordinaire, une énorme histoiresociale qu’il serait autrement intéressant d’apprendre que lesluttes de la République athénienne… Tenez, c’est encore une desmille choses dont on ne souffle mot dans les collèges.

Mme Lecautel prit un ton dereproche naturel :

– Tout cela est très joli, mon pauvreSébastien, mais vous ne pouvez pas continuer cette existence-là…Vous n’êtes plus un enfant, voyons !… Dans le pays où l’onvous aime pourtant, on chuchote, on commence à mal parler de vous,je vous assure… Il faut vous décider à faire quelque chose,croyez-moi…

– C’est vrai !… soupira Sébastienqui, la tête basse, cheminait, frappant les herbes du talus du boutde son bâton… mais que voulez-vous que je fasse ?… Je n’ai degoût à rien…

Et Mme Lecautel gémit :

– C’est désolant !… c’estdésolant !… Un grand garçon comme vous, siparesseux !…

– Je ne suis pas paresseux, je vous jure,protesta Sébastien… Je voudrais bien… Mais quoi ?… Dites-moiquoi, vous ?

– Je vous l’ai déjà dit, combien defois ? Et je vous le répète… Je ne vois pour vous qu’un seulmoyen de sortir de la situation où vous vous embourbez de jour enjour… C’est le métier militaire !… Intelligent comme vousl’êtes, vous aurez vite conquis un grade sérieux… Mon mari s’étaitengagé… À vingt-six ans, il était capitaine ; à quarante-deuxans, général !

Sébastien eut une grimacesignificative :

– Être soldat !… Ah ! Dieu,non !… C’est ce dont j’ai le plus horreur… J’aimerais mieuxmendier mon pain sur les grandes routes.

Un peu piquée, Mme Lecautelrépliqua :

– C’est peut-être ce qui vous attend, monpauvre Sébastien.

Ils se turent. Le chemin montait, caillouteuxet raide. Mme Lecautel ralentit le pas.

Marguerite n’avait pas prononcé une parole.Elle marchait, svelte, souple, mince, tout à fait charmante, danssa robe très simple de toile écrue, serrée à la taille par un rubanrouge ; et son grand chapeau de paille, orné aussi de rubansrouges, projetait, sur son visage au teint chaud, une ombretransparente et dorée. Ses yeux étaient restés, jeune fille, cequ’ils étaient, enfant ; des yeux d’une beauté inquiétante etmaladive, pervers et candides, étonnés et chercheurs, étrangementouverts sur la vie sensuelle, par deux lueurs de braiseardente ; sa bouche s’épanouissait, épaisse, rose, d’un rosede fleur vénéneuse. Ses narines, dilatées, humaient, avec uncontinuel frémissement, les parfums errant dans la brise, qui va,de branche en branche, de calice en calice, porter l’amour et lavie. De temps en temps, elle se penchait sur le talus et cueillaitdes fleurs qu’elle piquait ensuite à son corsage, de sa mainmi-gantée de mitaines, avec des mouvements qui révélaient la grâcedélicate des épaules et l’exquise flexion du buste, où la femmes’accusait à peine.

Sébastien craignit d’avoir blesséMme Lecautel par son mépris du métier militaire ;il chercha à renouer la conversation subitement rompue.

– A-t-on des nouvelles,aujourd’hui ?… demanda-t-il… Mon père, suivant son habitude, apris le journal, et je ne sais rien.

– C’est toujours la même chose, réponditMme Lecautel… On dit cependant que la guerre estinévitable.

Mme Lecautel ne croyait pascommettre d’indiscrétion en lisant, chaque matin, avant de lesremettre au facteur, les journaux qui lui plaisaient. Aussiétait-elle au courant de tout ce qui se passait, particulièrementdes affaires militaires, auxquelles elle s’intéressait, par unehabitude ancienne, et dont elle n’avait pu se désaffectionner.

– Et tenez, Sébastien, poursuivit-elle,si nous avons la guerre, comme c’est probable, car l’honneurnational me paraît trop engagé en cette question, n’aurait-il pasmieux valu que vous fussiez soldat, depuis longtemps ?

– Mais, puisque Sébastien a acheté unhomme, mère, s’écria tout à coup Marguerite.

– Eh bien, qu’est-ce que cela fait ?Il n’en sera pas moins obligé de partir.

– Alors, fit Marguerite, devenuesoucieuse, et l’homme qu’il a acheté ?

– Il partira aussi.

– Comment, tous les deux ?… Maisc’est très injuste, c’est un vol.

Gamine, elle menaça en riant sa mère de sonombrelle :

– Dis, petite mère, c’est pour lui fairepeur, pas ?

Et, changeant d’impression :

– C’est ça qui doit être beau, laguerre !… Des hommes !… tant d’hommes à cheval, avec descuirasses !… Et des blessés qu’on soignerait… des blessés toutpâles et très doux… Ah ! je les soignerais bien !

Le chemin aboutissait à une large allée devieux châtaigniers ; l’allée conduisait à la source deSaint-Jacques qui alimentait d’eau tout Pervenchères. Ils suivirentl’allée, et ils s’arrêtèrent, non loin de la source, sur une sortede tertre, d’où l’on aperçoit entre les massifs de verdures, lebourg, tassé, éclatant de soleil. Mme Lecautel s’assitsur l’herbe, à l’ombre d’un arbre. Marguerite chercha desfleurs.

– Sébastien ! Sébastien…appela-t-elle, aidez-moi à cueillir un bouquet.

Un champ de blé était là, tout près, quidardait ses épis et balançait ses pailles, dont le vert se doraitde moires joyeuses. Çà et là, des fleurs l’étoilaient de petitestaches bleues et rouges. Marguerite entra dans un sillon, etdisparut presque dans l’épaisseur des blés. Son chapeau, seul,fleur énorme et capricieuse, dépassait la pointe mouvante des épis,et son rire, pareil à un chant de bouvreuil, s’égrenait entre lestiges grêles.

– Allons ! Sébastien,allons !

Sébastien la rejoignit, et lorsqu’il fut prèsd’elle, celle-ci le regardant de ses yeux graves, soudain, lui ditbrusquement :

– Tu viendras, ce soir, là-bas !

Sa voix était fière, impérieuse, un frisson lafaisait trembler.

– Marguerite !… supplia Sébastien,sur le visage de qui apparut une double expression de crainte etd’ennui.

– Je veux !… Je veux !… Il fautque je te parle.

– Marguerite !… pense donc… si tamère te surprenait ? insista Sébastien.

– Je veux !… Je veux… Tuviendras ?

– Eh bien, oui !…

Elle se remit à cueillir des fleurs. Sonchapeau plongeait dans la mer des épis, reparaissait vibrant ausoleil, ainsi qu’une petite barque folle, pomponnée de nœudsrouges. Et sur son passage sillé de rires agiles, les blés remuéset froissés faisaient des houles. Elle revint, près de sa mère,portant dans ses bras une odorante touffe de fleurs.

– Vois, mère, le beau bouquet !…C’est moi qui l’ai cueilli, toute seule… Sébastien n’a riencueilli, lui. Il ne sait pas !…

– Ça ne m’étonne point, ditMme Lecautel qui, aidée de sa fille, se releva… On nelui a pas appris cela, au collège, sans doute.

Sébastien ne se blessa point de l’ironie decette phrase. Peut-être même ne l’entendit-il pas ! Sa figures’était rembrunie ; l’expression d’inquiétude était revenue,éteignant d’une lueur trouble l’éclair franc de ses yeux.Mme Lecautel, un peu lasse, prononça quelques motsindifférents auxquels Sébastien répondit à peine. Ils rentrèrent ensilence. Seule, Marguerite chanta, en arrangeant ses fleurs.

M. Roch, assis sur un banc, dans son jardin,près du perron, lisait le journal quand Sébastien passa auprès delui. Machinalement, entendant du bruit, il leva les yeux sur sonfils, et les rabaissa aussitôt sur le journal.

– Un beau temps ! dit-il.

– Oui, un beau temps ! répétaSébastien.

Puis il gravit les quatre marches du perron etalla s’enfermer dans sa chambre.

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