Sébastien Roch

Chapitre 7

 

 

Une petite chambre mansardée sous les toits.Le silence est profond ; le mouvement, la vie du collège,arrêtés par des murs, des cours, de hautes bâtisses, ne pénètrentpas jusque-là. Un lit de fer étroit, garni de rideaux blancs ;entre les deux fenêtres, contre le mur, une sorte de table-bureau,avec du papier, un encrier, deux volumes : les récits duvoyage au Thibet, par le Père Huc ; sur la cheminée, unestatue de plâtre de la Vierge ; telle cette chambre… C’est làqu’est Sébastien, depuis une heure à peine, séparé de sescamarades, amené par un petit frère, osseux et jaune, qui secouaitdes clefs en sa main, comme un geôlier. Et il examine, étonné, cesmeubles, et il écoute, craintif, en silence. Tout à l’heure, unautre petit frère, gras celui-ci, et ventru, est venu lui apporterson dîner. En vain Sébastien a-t-il tenté de l’interroger. Le petitfrère a fait des gestes mystérieux, est reparti sans répondre, etil a refermé la porte aux verrous. Il est midi et demi, l’heure oùles élèves, quittant le réfectoire, vont à la récréation. Le petitprisonnier ouvre l’une des fenêtres, cherche à s’orienter. De tousles côtés, des toits bornent son horizon, hérissés de cheminées etde tuyaux noirs. Au-dessus est le ciel d’un blanc laiteux, trouéd’azur pâle ; au-dessous, sur une façade grise, des alignéesde fenêtres descendent, et la cour est en bas, plus triste, plushumide, plus sombre qu’un puits, une cour froide que traversent desgens de service, avec des calottes noires sur la tête, et destabliers sales battant sur leurs jambes. Tout à coup, vers sagauche, il entend une rumeur confuse, un lointain bourdonnement. Cesont les élèves qui jouent dans les cours. Et, le cœur serré, ilpousse un long soupir. En ce moment, il pense à Bolorec que le mêmefrère, jaune et osseux, est venu chercher aussi et qu’il a emmené,où ?… Où peut-il être ?… S’il pouvait le voir ? Duregard, il fouille les fenêtres, en face de lui. Mais les fenêtressont obscures ; elles ne laissent rien transparaître de ce quise passe derrière leurs prunelles opaques… Très intrigué, il vas’asseoir devant la table et, la tête dans ses mains, il songe. Ilne comprend rien à ce qui lui arrive. Pourquoi est-il là ?Vaguement, il pressent que le Père de Kern n’est pas étranger àcette nouvelle aventure. Mais comment ? Tandis qu’il songe, ilremarque des mots gravés au canif dans le bois de la table, etnoircis à l’encre. Ce sont des prières, des invocations, dontplusieurs sont à demi usées par de successifs frottements.Sébastien lit : « Mon Dieu, ayez pitié de moi, etdonnez-moi la force de supporter votre justice. » Etencore : « Mon Dieu, j’ai péché, il faut que je soispuni. Mais épargnez mes parents. Ô cher petit père, ô chère petitemère, ô chères petites sœurs, pardonnez-moi de vous causer tant depeines ! » Et encore : « Mea culpa, meaculpa, mea maxima culpa ! » Ces prières sont,toutes, signées, en grosses lettres profondes : « JusteDurand. » Sébastien se souvient que Juste Durand a été chassédu collège. Il pâlit ; une douleur aiguë lui traverse l’âme.Lui aussi, va être chassé. Mais pourquoi ? Et le voilàreconstituant, minute par minute, l’histoire de sa vie, depuis lepèlerinage de Sainte-Anne… Quatre jours se sont écoulés, quatrejours de lourdeur, d’hébétement, pendant lesquels son esprit a pusommeiller un peu. Le Père de Kern ne lui a plus reparlé ; ilest évident qu’il l’évite. Même à l’étude, il ne rencontre plus sonregard. Se repent-il vraiment ? En tout cas, il s’est soumis.Sébastien a glissé, en cachette, dans sa cellule, une lettre, parlaquelle il lui défend, il le supplie de ne plus lui adresserjamais la parole. Et le Père obéit. Libéré de ce regard, de cettevoix, de ces incessantes poursuites, il a voulu se livrer, avecapplication, au travail, suivre, attentif, les leçons de sesprofesseurs. Mais son attention est sans cesse distraite par deschoses pénibles. Sa faute est trop proche encore, il ne peutl’oublier. Même dans l’accablement où il reste plongé, desfrissons, des sursauts, de cruelles angoisses le troublent et lefont souffrir. Certes, il est plus calme ; pas assez,cependant, pour que, de temps à autre, les images ne reparaissent,attisant le feu dans ses veines, précipitant dans sa chair lepoison. Il a pu prier, et cela l’a soulagé. Durant les récréations,il n’a pas quitté Bolorec. Malgré tout, Bolorec le sauvegarde,parce qu’il l’intrigue ; parce que, quelquefois aussi, il lefait rire, à cause de la brusquerie sauvage de ses questions, del’imprévu de ses réponses et de son silence, si plein de choses.Tous les deux, ils sont revenus s’asseoir, comme jadis, sous lesarcades, près des salles de musique. Bolorec sculpte et souvent ilchante. Sébastien le regarde sculpter et l’écoute chanter. Cela leberce, cela l’arrache aux obsessions dévorantes. Hier, pendantqu’il sculptait et qu’il chantait, Bolorec s’est interrompu soudainet il a dit :

– Ah ! que je m’embête ici !…Que je m’embête !… Et toi ?

– Oh ! moi aussi, je m’embête !a répondu Sébastien.

– Non ! Je m’embête trop !…trop !… trop !…

Après une pause, Bolorec a repris :

– Eh bien ! j’ai pensé à une chose…Cette fois-ci, il faut nous en aller.

Ces mots, pareils à une brise amicale, ontapporté aux narines de Sébastien des odeurs de champs, desfraîcheurs de sources ; ces mots, pareils à une gaie lumière,lui ont mis dans les yeux une vision d’espace libre… Maisl’enthousiasme s’est vite évanoui.

– Nous en aller ? où ça ?

Alors, Bolorec, très grave, a tracé dansl’air, avec ses bras courts, un grand geste, comme s’il embrassaittout l’univers.

– Où ça ?… Nous en aller,quoi ! Écoute… Mercredi, à la promenade, nous nous cacherons…Et puis, quand ils seront partis…, nous attendrons la nuit… et nousficherons le camp.

Sébastien est demeuré songeur.

– Oui ! Mais les gendarmes nousreprendront… Et puis, il faut de l’argent…

– Eh bien ! nous en volerons… Tu n’ajamais volé, toi ?… Moi, si, j’ai volé… J’ai volé, un jour, unlapin à une vieille femme.

– C’est mal de voler… Il ne faut pasvoler.

– Pas voler ?… a répondu Bolorec, enhaussant les épaules… Ah ! bien… Pourquoi avait-elle unlapin ?… Pourquoi Kerdaniel a-t-il de l’argent plein sespoches, une montre en or, et que nous n’avons pas d’argent, nousautres, ni de montre en or, ni rien, quoique nous soyons dans lemême collège ?… Je lui volerai de l’argent, moi, à Kerdaniel,et nous partirons.

– Mais pour où ? s’est obstinéSébastien.

– Je ne sais pas, moi… Pour cheznous.

– Alors nos parents nous renverront dansun autre collège.

– Eh bien ! Ça ne sera pascelui-là !…

Et Sébastien a poussé ungémissement :

– Oui ! Et nous ne serons plusensemble !… Qu’est-ce que je deviendrai, sans toi ?

– Tu deviendras !… tudeviendras !… Alors, tu ne veux pas partir ?… Tu aimesmieux qu’on t’engueule toujours, et moi, qu’on me fiche des coups,parce que toi, ton père est quincaillier, et que moi, mon père estmédecin ?… Je ne dis rien, parce qu’ils sont plus forts quemoi… Mais attends… J’ai un grand-oncle qui était chef pendant laRévolution… Il tuait les nobles ! Papa ne veut pas qu’on parlede lui, parce que papa est royaliste, et il le traite de brigand…Mais moi, je l’aime, mon grand-oncle…

– Il tuait les nobles ! a répétéSébastien, effrayé du regard de haine qu’avait Bolorec enparlant.

– Oui, oui ! il tuait desnobles ! Il en a tué plus de cinq cents !… Je l’aimebien, mon grand-oncle, je pense à lui, toujours. Si la Révolutionrevient, moi aussi j’en tuerai, va… Et j’en tuerai aussi, desJésuites !

Bolorec a continué de parler de songrand-oncle et il n’a plus été question de s’en aller.

Sébastien se rappelle cette conversation, dontchaque mot lui revient, accompagné des farouches grimaces deBolorec… Peut-être l’a-t-on entendu… Pourtant, il est sûr qu’il n’yavait personne autour d’eux, et ils ont causé tout bas. Chaque foisqu’un élève est passé, sous les arcades, qu’il est entré dans lessalles de musique ou qu’il en est sorti, ils se sont tus, méfiants.Et, tous, jouent dans la cour, très loin ; et les Pères sepromènent, là-bas, le long des barrières, sous les ormes. Il estcertain de ne pas se tromper, aucun ne les a entendus. Avec uneprécision méticuleuse de mémoire, il se revoit assis sur lesmarches, il revoit Bolorec, près de lui, sa figure rouge et sonregard enflammé ; il revoit la cour, il revoit tout, jusqu’àune troupe de moineaux qui picoraient le sable, effrontés etrailleurs. Il se rappelle ensuite qu’à un moment une des salles demusique est restée ouverte. Personne dans la salle. Sur une chaise,devant un pupitre, un violon repose. Bolorec ne dit plusrien ; lui, considère le violon. Ce violon l’attire, lefascine ; il voudrait le tenir dans ses mains, ne fût-ce qu’uninstant ; il voudrait en arracher des sons, le sentir vibrer,palpiter, se plaindre et pleurer. Pourquoi n’entrerait-il pas danscette salle ? Pourquoi ne prendrait-il pas le violon ?Aucun œil indiscret ne le guette ; ce coin de la cour estdésert, absolument désert.

– Viens avec moi ! dit-il à Bolorec…Nous jouerons du violon.

Tous les deux, s’effaçant de leur mieux, seglissent dans la salle, dont ils referment la porte à moitié.Sébastien a saisi le violon, l’a tourné, retourné, s’étonnant de salégèreté ; il en a serré les clefs, en a pincé les quatrecordes qui rendent des sons discordants et grêles. Puis il estresté tout bête devant ce violon qui n’est plus en ses mains qu’uninstrument inerte ou grinçant, et il a éprouvé une tristesseinfinie de savoir qu’une âme est en lui, qu’un rêve magnifiqued’amour et de souffrance dort dans sa boîte creuse, et qu’il nepourra jamais l’animer, cette âme, ni l’éveiller, ce rêve. Et unevoix intérieure lui dit : « N’es-tu point pareil à ceviolon ? Comme lui, n’as-tu pas une âme, et les rêvesn’habitent-ils point le vide de ton petit cerveau ? Qui doncle sait ? Qui donc s’en inquiète ? Ceux-là qui devraientfaire résonner ton âme et s’épanouir tes rêves, ne t’ont-ils paslaissé dans un coin, tout seul, semblable à ce violon abandonné surune chaise, à la merci du premier passant qui, pour s’amuser uneminute, curieux, ignorant ou criminel, s’en empare et en brise àjamais le bois fragile, fait pour toujours chanter ? »Découragé, Sébastien remet le violon à la place où il l’a trouvé,et sort, suivi de Bolorec qui le regarde d’un air ironique. Mais aumoment juste où tous les deux franchissent la porte, le Père deKern, les frôlant presque de sa soutane, passe, sans s’arrêter,sans détourner la tête. Instinctivement, ils se rejettent enarrière, dans la salle. Les yeux sur son bréviaire, le Pèrecontinue sa marche lente, jusqu’au fond des arcades, qu’il quittepour remonter, du même pas tranquille, vers le haut de la cour.Sébastien, interdit, demande :

– Crois-tu qu’il nous ait vus ?

– Eh bien ? Quand il nous auraitvus, qu’est-ce que ça fiche ?

C’est vrai ! Qu’est-ce que çafiche ? Ils n’ont point fait de mal. Et, toute la journée, ila pensé au violon, si triste, sur la chaise. Le soir, préoccupé dela brusque rencontre du Père, il a cherché, sournoisement, à liredans ses yeux, à surprendre dans son attitude s’il n’y a pointquelque chose de changé, quelque chose de plus sévère quidise : « Je vous ai vus ! » Son attitude est lamême ; ses yeux, indifférents et paisibles, errent à traversla vaste pièce qu’emplit un bruit de travail, de papier froissé, delivres feuilletés, de plumes grinçantes. Pas une minute, ils nesont posés sur lui.

Et voilà que, ce matin, un petit frère, lepetit frère jaune et osseux, est venu à l’étude et il a emmenéBolorec. Puis, un quart d’heure après, il est revenu, et il aemmené Sébastien. Sébastien, très rouge, a traversé l’étude, parmiles têtes levées, intriguées. Il a même, sur son passage, entendudes chuchotements, des « Kiss ! Kiss !Kiss ! » insultants et féroces. Par-dessous son pupitre,Guy de Kerdaniel lui a allongé un croc en jambes, qui l’a faittrébucher, et il a murmuré entre ses dents :« Salaud ! Salaud ! » Le Père de Kern estaccoudé sur sa chaise haute, le buste oblique, le front calme, unlivre ouvert devant lui. Comme les murmures grandissent autour deSébastien, il agite sa sonnette, et, d’une voix ferme, commande lesilence. De même que dans la nuit fatale, Sébastien a gravi desescaliers, traversé des couloirs, des paliers sombres, des recoinslouches. Où va-t-il ? Il n’en sait rien. À ses interrogations,le frère est resté muet, gardant, inflexiblement, dans les plisignobles de ses lèvres mal rasées, un sourire insidieux de mauvaisprêtre. Ce frère cause à Sébastien une irritante répulsion. Salongue redingote crasseuse exhale une odeur combinée de latrine etde chapelle : son pantalon tombe en plis crapuleux sur deschaussons de lisière, troués à l’orteil ; son dos estservile ; son double regard, lâche et fourbe, s’embusque àl’angle des paupières ; il y a en cet homme un odieux mélangede geôlier, de domestique, de sacristain et d’assassin. Sébastienéprouve un soulagement véritable à son départ.

Maintenant, il est dans cette chambre, danscette prison, seul, enfermé. Il devine qu’il va s’accomplir, en celieu, quelque chose d’irréparable. Mais quoi ? Cela l’exaspèrede ne pas savoir. Pourquoi ces frères ont-ils refusé de luirépondre ? Pourquoi le laisse-t-on dans cette anxiété cruelle,entre des murs qui le glacent ? Il écoute. Le bourdonnementdes cours a cessé. Au-dessus des toits immobiles et desimpénétrables fenêtres, des nuages passent, seuls mouvants, seulsvivants ; et derrière la porte verrouillée, c’est le silence,à peine troublé, de temps à autre, par des pas glissants sur lesdalles du couloir. Jamais il n’a senti aussi lourdement sur soncrâne, sur ses épaules, sur ses reins, sur tout son corps et surtoute son âme, le poids accablant du collège, l’étouffement de sesmurs, l’écrasement de cette discipline, le froid visqueux de cetteombre. Du millier de petites existences qui sont là, de tout ce quipense, de tout ce qui rêve, de tout ce qui respire là, aucunsouffle n’arrive, aucun bruit, rien, rien, que le pas ennemi d’unsurveillant qui va, rasant les murs, écoutant aux portes, hideusesentinelle… Et ses yeux rencontrent, de nouveau, les inscriptionsde la table, les prières naïves et déchirantes de JusteDurand : « Ô bonne mère sainte Anne, faites un miraclepour moi ; épargnez à mon petit père, à ma petite mère, à mespetites sœurs chéries, la honte que je sois renvoyé du collège. Ôbonne mère sainte Anne, et vous aussi, sainte Vierge Marie, mère deJésus, je vous implore. » Son cœur s’émeut d’une tendresseindicible, d’une ineffable pitié pour ce Juste Durand qu’il n’a pasconnu, et qu’il aime, à cause de cette douleur, sœur de la sienne.Où est-il aujourd’hui ? Ses parents l’ont peut-êtreembarqué ; peut-être l’ont-ils enfermé dans une maison decorrection. Il est peut-être mort ?… Tandis qu’il s’apitoiesur le sort de Juste Durand, et de tous ceux qui ont passé danscette chambre, et n’ont pas laissé leur nom, gravé dans le bois dela table, la porte s’ouvre. C’est le petit frère gras et ventru,qui entre, un épais sourire sur les lèvres.

– Je suis chargé de vous conduire devantle Très Révérend Père Recteur… Mais vos cheveux sont très endésordre… Il faut vous peigner un peu… Du reste, voilà toutes vospetites affaires, monsieur Sébastien Roch…

Le frère dépose un paquet sur la table, etSébastien reconnaît ses objets de toilette, son peigne, sesbrosses, son éponge…

– Na… Et tantôt vous aurez une cuvette,et un broc plein d’eau… Arrangez-vous, monsieur Sébastien Roch.

– Savez-vous, demande Sébastien, si jedois rester longtemps ici ?

– Je ne sais rien, moi ! monsieurSébastien Roch, proteste le frère, en un geste humilié… Je ne doisrien savoir… Il m’est interdit de savoir quelque chose…

– Et Juste Durand ?… Est-il restélongtemps ?… vous l’avez connu ?

– Ah ! le cher enfant. C’est moi quilui apportais ses repas, et qui le promenais… Il a été bienédifiant. Il pleurait, c’était à fendre l’âme !

– Et Bolorec, où est-il ?

– Je ne sais pas… Allons, vous êtes prêtet bien propre, comme ça… Venez !

Sébastien suit le frère, une angoisse au cœur,les jambes toutes molles.

 

Le cabinet du Père Recteur était une pièceassez vaste, austère, dont les trois fenêtres donnaient sur la courdes grands. Un large bureau d’acajou, encombré de papiers, un hautcartonnier, une petite bibliothèque, garnie de livres usuels, deuxfauteuils de chaque côté de la cheminée, et, sur les murs, çà etlà, le portrait du Pape, l’image vénérée de saint Ignace, et diversobjets de sainteté, toutes choses de forme carrée, en composaientle mobilier rigide et propre. Lorsque Sébastien entra, le Pèreétait assis, à contre-jour, les jambes croisées sous la soutane, etil examinait une liasse de papiers. Sans lever la tête, il indiquadu geste une chaise où Sébastien s’assit, ou plutôt s’effondra, et,durant quelques secondes, il continua son examen. Sa barrettereposait sur un coin du bureau ; il était nu-tête, le visagepresque entièrement noyé d’ombre bleuâtre, et le contour de toutesa personne se découpait net, élégant et fort, sur la clartéblanche de la fenêtre.

Le Père Recteur ne se prodiguait pas auxélèves, sur lesquels, cependant, il exerçait un prestigeconsidérable. Lorsqu’il apparaissait dans les cours, à l’étude, àquelque cérémonie, sa présence était un événement et faisaitsensation. Il se montrait, en toutes circonstances, plein dedouceur et environné de majesté, interpellait par son nom chaqueélève, félicitait celui-ci, encourageait celui-là, réprimandait cetautre, toujours à propos, d’un ton où le laisser-aller paterneln’abdiquait jamais l’autorité du maître. Cette sûreté de coupd’œil, cette extraordinaire mémoire, cette connaissance approfondiequ’il avait des défauts et des qualités de chacun, n’étaient pas undes moindres étonnements qui le faisaient vénérer et craindre deses collégiens. Aussi, le tenait-on pour quelqu’un de plus qu’unêtre humain. Il était avec cela d’une beauté rare, d’une prestancevraiment royale ; et, sous l’ascétisme mondain, grave etdésabusé, de sa physionomie, il y avait une fleur vivante etcharmante d’ironie, dont l’éclat triste tempérait ce que son regardavait parfois de sécheresse et d’impénétrabilité. Très soigné en samise, il savait relever, d’un discret détail de toilette : colblanc, chaussures bien faites, la monotonie du costumeecclésiastique. Sans savoir pourquoi, on l’aimait extrêmement, etcette affection se transmettait, presque administrativement, commeun héritage, des anciens aux nouveaux. Au jour de sa fête, célébréeen grande pompe, par tout le collège, les anciens élèvesaccouraient de très loin, perpétuant ainsi l’enthousiasme d’unamour dont personne n’eût pu expliquer la cause, si ce n’est par cemotif qu’il faisait partie de l’éducation, comme le latin. Aucunétablissement de Jésuites ne pouvait se vanter de posséder à satête un pareil Recteur. Des légendes impressionnantes circulaientsur lui, grossies chaque année de faits admirables et mystérieux.Il aurait pu, affirmait-on, commander une province depuislongtemps ; mais il préférait rester au milieu de ses chersélèves, qu’il voyait, du reste, le moins possible. Enfin, ilpassait toutes ses vacances à Rome où il avait des entrevuesfréquentes avec le Saint-Père qui tenait son caractère et sonexceptionnelle intelligence en particulière estime.

Sébastien comprit la gravité de sa situation,se vit perdu, condamné. Il se sentit si petit, si misérable, siécrasé devant ce Jésuite, solennel et puissant, qui tenait en sesmains tant de destinées, dont le regard insoutenable avait plongéau fond de tant d’âmes, au fond de tant de choses, qu’il abandonnainstantanément – quoi qu’il pût arriver – toute idée de défense etde lutte. Il n’y avait rien à espérer de la pitié de cet homme,rien ne pouvait émouvoir ce front de marbre, ces lèvresincorruptibles, cet œil pâle. Et, si ignorant qu’il fût del’histoire de la Société de Jésus, il eut l’intuition confuse,irraisonnée, de ce que ce prêtre représentait de formidable,d’inexorable. Que devait peser dans sa justice, dans sescombinaisons inconnues, la vie d’un enfant ? D’avance, il serésigna aux pires douleurs, et le corps tassé sur sa chaise, lesépaules hottues, il attendit, presque insensible, ce qu’allait luirévéler le Père Recteur.

Celui-ci posa ses papiers sur le bureau,s’accouda aux bras du fauteuil et croisa les mains.

– Mon cher enfant, prononça-t-il, j’ai àvous faire une triste communication, triste pour vous, triste pournous, surtout, dont le cœur se déchire, croyez-le bien… Nous nepouvons plus vous garder au collège…

Comme Sébastien faisait un geste vague, lePère ajouta, plus vite, avec une émotion dont le ton factice grinçasur les nerfs de l’enfant, comme un doigt qui glisse sur du verremouillé.

– Ne me demandez aucune grâce… Nem’implorez pas… Ce serait me causer une inutile douleur… Notrerésolution est irrévocable… Nous avons charge d’âmes… Les pieusesfamilles qui nous confient purs leurs enfants, exigent que nous lesleur rendions purs… Nous devons être impitoyables pour les brebisgaleuses, et les renvoyer du troupeau.

Et, hochant la tête, il soupira d’une voixtriste :

– Après votre première communion, quinous toucha tous, comment s’attendre à un tel scandale ?

Sébastien ne comprenait rien aux paroles duPère Recteur. Il comprenait qu’on le chassait, voilà tout !Mais pourquoi le chassait-on ? Était-ce pour sa conversationavec Bolorec ? Était-ce à cause du violon ? Le doutedemeurait le même qu’auparavant. Il avait beau chercher, il netrouvait rien de plausible. L’idée que le Père de Kern avait pucombiner ce drame, le dénoncer, afin de se débarrasser de sesexaltations, de ses trop violents repentirs, ne venait pas à sonesprit candide, trop ignorant du mal, pour soupçonner tant denoirceur. On le chassait, voilà qui était positif ! Depuis quele Père avait parlé, il se sentait soulagé, non pas content, maissoulagé véritablement, plus libre de respirer et de se remuer sursa chaise. On le chassait. Mais alors leur désir se réalisait, àBolorec et à lui. Il allait quitter le collège, ces mursétouffants, cette hostilité, cette indifférence, le Père de Kern.Qu’importait la raison ? Qu’importait aussi l’avenir ? Oùqu’on le mît, jamais il ne serait plus malheureux qu’il l’avaitété, plus abandonné, plus méprisé, plus souillé. C’est pourquoi ilne songea pas à protester contre l’arrêt sommaire qui le frappait,ni à en demander l’explication.

Le Père Recteur reprit :

– Maintenant, mon cher enfant, songezbien à ceci… Toutes les fautes sont rachetables pour qui veutsincèrement se repentir et bien vivre dans les commandements duSeigneur. Malgré votre péché, nous vous gardons de la tendresse et,chaque jour, nous prierons pour vous… Nous vous suivrons de loin,dans votre nouvelle existence, car nous n’abandonnons pas les fils,même coupables, que nous avons élevés, qui ont grandi sous notreprotection et notre amour. Si, plus tard, vous êtes malheureux, etque vous vous souveniez des jours d’enfance écoulés dans la paix decette maison, venez frapper à cette porte. Elle s’ouvrira toutegrande, et vous trouverez des cœurs amis, familiers avec ladouleur, avec qui vous pourrez pleurer… Car vous pleurerez… Allez,mon enfant.

Sébastien écoutait à peine cette voix, dont ilsentait la tendresse fausse, l’émotion voulue ; il regardaitpar la fenêtre, entre l’écartement des rideaux, un angle de cour,et les ormes grêles, au pied desquels, tant de fois, il avaitsangloté. Il se leva sans mot dire, et fit quelques pas vers laporte. Le Père le rappela.

– Votre père ne pourra être ici que dansquatre jours. Désirez-vous faire quelques dévotionsparticulières ? Avez-vous quelque chose à medemander ?

Sébastien pensa, tout à coup, à Bolorec, seul,aussi, dans une chambre verrouillée, et surmontant satimidité :

– Je voudrais voir Bolorec avant departir, lui dire adieu.

– Cela n’est pas possible, refusa lePère, d’un ton plus sec… Et si vous tenez à conserver un peu denotre sympathie, je vous engage à oublier jusqu’à ce nom…

– Je voudrais voir Bolorec, insistaSébastien… Lui seul a été bon pour moi… quand j’étais triste etqu’on me faisait de la peine, il ne m’a jamais repoussé,lui !… Je voudrais lui dire adieu, parce que je ne le reverraipas.

Mais le Père s’était remis à son bureau et nel’écoutait plus. Sébastien sortit. Le frère l’attendait à la porte,en marmottant son chapelet. Il le conduisit dans sa chambre, où ilfureta, examinant si tout était bien à sa place.

– Désirez-vous quelque chose, monsieurSébastien Roch ?… lui demanda-t-il, au moment de refermer laporte… Voulez-vous des livres ?… La vie de saintFrançois-Xavier, notre saint patron ? C’est très amusant.Ah !… si vous souhaitez que je vous mène à confesse ?

– Non, mon frère.

– Vous avez tort, monsieur SébastienRoch… Une bonne confession, voyez-vous, il n’y a rien qui vousremette comme ça !… M. Juste Durand s’est confessé au moinssix fois en quatre jours… Ah ! le cher enfant !… Et quandj’entrais ici, il était toujours à genoux, et se frappait lapoitrine… Mais aussi, quelle consolation !

– On l’a renvoyé tout de même !

– Oui !… Mais quelleconsolation !

Demeuré seul, Sébastien s’étendit sur son lit.Il était plus calme, s’étonnait de ne pas souffrir, d’accepterpresque, comme une délivrance, la honte publique d’être chassé ducollège. Une seule chose le tourmentait, c’était de ne pas revoirBolorec, de ne pas même savoir où on l’avait relégué. Et,longtemps, il pensa, avec attendrissement, à ses chansons, à sespetits morceaux de bois, à ses jambes trop courtes, qui peinaientdurant les promenades, à cet étrange mutisme qu’il gardait parfoisplusieurs journées, et qui se terminait par une crise de révolte,où le rire cruel alternait avec la colère sauvage. De ces troisannées, si longues, si lourdes, Sébastien n’emporterait qu’unsouvenir doux, celui de quelques heures vécues, près de ce bizarrecompagnon, qui lui était encore une énigme. De toutes ces figures,une seule lui demeurerait chère et fidèle, la figure pourtant silaide, molle et ronde, de Bolorec, cette figure tout en grimaces,effarée, effarante, avec des yeux derrière lesquels on ne voyaitjamais rien de ce qui se passait réellement dans son âme, et quis’illuminaient soudain de lueurs mystérieuses. Il s’arrêta aussiavec complaisance sur le pauvre Le Toulic, piochant sans relâche,tâchant de se faire pardonner, à force de travail, l’aumône de lapension, supportant héroïquement les cruautés de ses camarades,comprenant qu’il fallait redonner à sa mère inconsolée un peu del’espoir détruit, un peu du bonheur perdu ; et il sourit à lavision disparue, si jolie, des deux sœurs, là-bas, sur laplace ! Mais à côté de ces souvenirs doux, et de ces figureschères, rendus plus doux encore et plus chers par la parité dumalheur, que d’odieux souvenirs, que de figures détestées !Des camarades féroces et frivoles ; des maîtres indifférentset fourbes ! Le mensonge installé en maître ! Le mensongedes tendresses, des leçons, des prières ! Le mensonge partout,coiffé d’une barrette et ensoutané de noir ! Non, les petitscomme lui, les humbles, les pauvres diables, les anonymes de la vieet de la fortune, n’avaient rien à espérer de ces jeunes garçons,sans pitié, corrompus en naissant par tous les préjugés d’uneéducation haineuse ; rien à attendre de ces maîtres, sansamour, serviles, agenouillés devant la richesse comme devant unDieu. Qu’avait-il appris ? Il avait appris la douleur, etvoilà tout. Il était venu ignorant et candide ; on lerenvoyait ignorant et souillé. Il était venu plein de foinaïve ; on le chassait plein de doutes harcelants. Cette paixde l’âme, cette tranquillité du corps qu’il avait en entrant danscette maison maudite, un vice atroce, dévorant, les remplaçait,avec ce qu’il apporte de remords, de dégoûts, de perpétuellesangoisses. Et tout cela s’accomplissait au nom de Jésus ! Ondéformait, on tuait les âmes d’enfant, au nom de celui qui avaitdit : « Laissez venir à moi les petitsenfants » ; de celui qui chérissait les malheureux, lesabandonnés, les pécheurs, de celui dont chaque parole était uneparole d’amour, de justice, de pardon. Ah ! leur amour à eux,leur justice et leur pardon, il les connaissait maintenant !Il fallait être noble ou riche pour y avoir droit ! Quand onn’était ni noble ni riche, il n’y avait plus d’amour, plus dejustice, plus de pardon. L’on vous chassait et l’on ne vous disaitpas pourquoi !

Sébastien, remontant des faits généraux auxparticularités, ne rencontrait autour de lui que des petitesses desentiment, que des petitesses d’intelligence, dont il ne pouvaits’empêcher de sourire. Il se rappelait qu’une fois, il avait étépuni de huit jours d’arrêts, pour avoir écrit dans unecomposition : « … l’enfant qui sort de ses flancsdéchirés ». Ah ! la stupeur rougissante des élèves etl’indignation du professeur, quand celui-ci lut, tout haut, cepassage : « … l’enfant qui sort de ses flancsdéchirés ». Quel scandale dans la classe ! Son voisins’était écarté de lui ; une rumeur avait parcouru lesbancs : « Où donc avez-vous appris de pareillesinconvenances, de pareilles malpropretés ? C’est unehonte ! » Et non seulement Sébastien avait été puni, maisle professeur avait mis en pièces la composition. Une autre fois,le même professeur, à propos d’un devoir, lui avait ditsévèrement : « Vous avez une tendance détestable à larêverie. Et vous exprimez des idées que vous devriez ignorer. Jevous engage à vous surveiller. » Il rêvait ! C’était doncun crime de rêver ? Il cherchait des mots jolis, parés,vivants ? C’était donc défendu ? C’étaient d’ailleurs lesseules observations que lui eût jamais adressées son professeur. Lereste du temps, il ne s’occupait pas de lui, le laissait croupir,au bout de sa table, réservant pour les autres son attention et sapatience bienveillante. On l’avait jugé un esprit dangereux,insoumis, dont il serait impossible de rien tirer de bon. Le PèreDumont disait, avec un luxe de métaphores hardies :« C’est un petit serpent que nous réchauffons dans notre sein.Il n’est encore que couleuvre, mais attendons… » Là où il yavait une faveur quelconque, il en était exclu. Jamais il n’avaitpu entrer dans une congrégation et dans une académie. Même auxrepas, on s’arrangeait pour qu’il fût servi le dernier, et qu’iln’eût que ce que les autres de la table avaient dédaigné. « Etleur loterie ? pensait-il, je n’y ai rien gagné. C’est Guy deKerdaniel qui emporte toujours les gros lots ! » Toutesces petites rancunes, toutes ces petites déceptions, tous cespetits froissements, il les exagérait, les grossissait, s’excitantà la jalousie contre les élèves, à la haine contre les maîtres,afin de se donner du courage. Mais il n’y parvenait pas. À mesureque s’envolaient les minutes, les inquiétudes renaissaient ;des appréhensions de l’avenir se levaient, grosses de menaces etd’ennuis. L’entrevue avec son père, le voyage, l’emmurement dans lamaison de Pervenchères, la honte qui l’attendait là-bas, la hontequ’il laisserait ici, tout cela troublait sa fausse sécurité,dominait ses rancœurs. Et puis, il avait beau se dire qu’il luiserait désormais impossible de vivre en ce milieu hostile où toutlui parlerait de sa faute, il s’y sentait de puissantes racines,l’attachement des bêtes pour le coin de terre où elles ontsouffert. Il ne comptait que les souffrances ; mais n’avait-ilpas goûté des joies aussi, des joies précieuses qu’il ne pouvaitpas ne point regretter ? Retrouverait-il la mer, les retoursde Pen-Boc’h, les musiques de la chapelle, Bolorec, et même,quoiqu’il ne voulût point se l’avouer, les soirées, délicieuses, àla fenêtre du dortoir, quand le Père de Kern lui récitait des verset lui parlait des œuvres immortelles.

Il rêva ainsi jusqu’au soir, tantôt résigné,tantôt révolté ; un moment bien décidé à exiger du PèreRecteur des explications ; et, la minute d’après, sedisant : « À quoi bon ! Il vaut mieux que je parte.Ce sera huit mauvais jours à passer. Et je serai peut-être trèsheureux, loin d’ici. » Lorsque le frère vint lui apporter sonrepas, il le trouva sur son lit, étendu, les yeux perdus dans levague d’une songerie.

– Comment ! monsieur SébastienRoch !… s’exclama-t-il… Sur votre lit ?… Et moi quicomptais vous surprendre en prières !… Ah !… ah !…ah !… Ce n’est pas M. Juste Durand qui se fût étendu sur sonlit, le cher enfant ! Et je parie que vous n’avez pas dechapelet ?

– Non, mon frère, je n’en ai pas.

– Pas de chapelet !… pas dechapelet !… Et moi qui vous apporte une poire, monsieurSébastien Roch, une poire cueillie à l’arbre des RévérendsPères ?… Pas de chapelet !… Oh grand saint Labre !…Et comment voulez-vous avoir le cœur tranquille ?… Je vaisvous prêter le mien… J’en ai douze !

– Je veux bien, mon frère… seulement vousme direz où est Bolorec…

– M. Bolorec ?… Mais je ne saispas !… M. Bolorec est où il est, vous êtes où vous êtes, jesuis où je suis, et le bon Dieu est partout… Voilà ce que je sais,monsieur Sébastien Roch.

Et Sébastien, se levant de son lit,brusquement interrogea :

– Voyons, mon frère, dites-moi pourquoil’on me renvoie ?

– Pourquoi l’on vous… s’écria le frère,qui joignit les mains… Ah ! grand saintFrançois-Xavier !… mais je ne sais pas si l’on vousrenvoie ! Je ne sais rien, moi ! Et comment voulez-vousqu’un frère, c’est-à-dire une créature moins importante qu’un rat,qu’un asticot, qu’une anémone de mer, sache quelque chose ?…Ce n’est pas M. Juste Durand qui m’eût adressé de pareillesquestions, le cher enfant !

Dans cette claustration, dans ce silence, danscette laideur des choses, ces quatre jours furent pénibles àSébastien. Le matin, il entendait la messe, dans une petitechapelle solitaire. L’après-midi, au moment des classes, durant uneheure, il se promenait au jardin ou dans le parc, conduit par lefrère, onctueux, bavard, mais inflexible dans sa consigne. Il netentait plus de l’interroger, comprenant que c’était inutile, etrestait silencieux, marchant à côté de ce gros bonhomme viteessoufflé qui, pour reprendre haleine, s’arrêtait tous les centpas.

– Tenez, monsieur Sébastien Roch !disait-il, regardez quel beau poirier, et quelles poires !…Cette année, personne n’a de fruit… Il n’y a qu’ici… Le bon Dieuprotège nos arbres… Le bon Dieu est bon, allez ! Ah !qu’il est bon !

Dans le parc, devant les statues de la Vierge,les autels rustiques, les grottes ornées d’images pieuses, lefrère, haletant, commandait.

– Allons !… Une petite prière,monsieur Sébastien Roch !

Et ils s’agenouillaient, le frère faisant degrands signes de croix, Sébastien les yeux perdus au loin, aspirantl’odeur des feuillages, écoutant les bruits. Entre les troncs,entre les feuilles, par-delà les terrasses, dans l’éloignement,s’étendait la façade du collège, muette et grise, sommée dumensonge de sa croix. Jamais ils ne croisaient aucun être vivant.Dès qu’au tournant d’une allée, ils apercevaient la silhouette d’unPère, ils rebroussaient chemin ou s’enfonçaient dans une sente.Sébastien crut reconnaître, une fois, le Père de Marel ; uneautre fois, il s’imagina voir Bolorec qui passait, accompagné d’unfrère, comme lui.

– Mais non !… mais non !… Cen’est pas ça ! protestait le frère… ça n’est rien du tout… Etque voulez-vous que ce soit, monsieur Sébastien Roch ?

Le reste de la journée, enfermé dans sachambre, il employait les heures interminables à rêver, à sedésoler, à regarder les nuages fuir au-dessus des toits. Tropinquiet, trop préoccupé, pour s’astreindre à une besogne calme, ilne lisait aucun des livres qu’on lui avait apportés, et necherchait pas à se distraire par un travail quelconque. Au momentdes récréations, il s’accoudait à l’appui de la fenêtre ouverte, etil écoutait le bruit lointain des cours, ce bourdonnement familieret confus qui, seul, lui révélait qu’il y eût, là, près de lui, dela vie, du mouvement. Et son esprit retournait là-bas. À traversles murs, il revoyait les cours égayées de mille jeux, les figuresanimées, les gestes souples de ses camarades, les Pères sous lesormes, les batailles, les rires. Et c’était Le Toulic, appuyécontre la barrière, avec son teint de phtisique, et son dos voûté,le front déjà ridé comme un vieillard, apprenant ses leçons, têtu,opiniâtre, luttant de toute sa volonté contre la lenteur de sonintelligence et les rébellions obstinées de sa mémoire. Et c’étaitGuy de Kerdaniel, entouré de sa bande, insolent, persécuteur ;et c’était Kerral, sautillant, en quête d’un malheureux à consoler.Et c’était encore, la place vide aujourd’hui, leur place à Bolorecet à lui, sur les marches des arcades, où les moineauxs’inquiétaient de ne plus les voir et de ne plus écouter leurschansons, toutes choses, tous visages qui allaient s’effacer,disparaître pour toujours. Que pensaient-ils de lui ? que sedisaient-ils entre eux, de cette brusque, imprévueséparation ? Rien sans doute. Un enfant arrive : on luijette des pierres, on le couvre d’insultes. Un enfant s’en va etc’est fini. À un autre ! Ce qui l’étonnait, c’est que le Pèrede Kern ne fût point venu le visiter. Il lui semblait qu’ill’aurait dû, au moins qu’il aurait dû s’enquérir de sa détresse,lui prouver que tous les sentiments de pitié n’étaient pas morts enson cœur.

– Le Père de Kern ne vous a pas parlé demoi ? demandait-il au frère, chaque fois que celui-ci entraiten sa chambre.

– Et comment voulez-vous que le RévérendPère me parle de vous ?… Je ne suis rien, moi. Un lion,monsieur Sébastien Roch, ne parle pas à un ver de terre.

Cela lui causait une véritable affliction, àlaquelle se mêlait du dépit, le dépit de n’être rien dans la vie decet homme, pas même un remords.

Livré à soi-même, la plupart du temps, assisou couché sur son lit, le corps inactif, il se défendait mal aussicontre les tentations qui revenaient plus nombreuses, plus préciseschaque jour, contre la folie déchaînée des images impures quil’assaillaient, enflammant son cerveau, fouettant sa chair, lepoussant à de honteuses rechutes, immédiatement suivies de dégoûts,de prostrations où son âme sombrait comme dans la mort. Il dormaitensuite d’un sommeil agité, douloureux, coupé de cauchemars, desuffocations ; et ses réveils étaient affreux, comme s’ilsortait de la lourde, de l’épouvantable nuit d’un suicide.

Le quatrième jour, au matin, il dit au frèrequi le ramenait de la messe :

– Savez-vous si mon père estarrivé ?

– Et que voulez-vous que je le sache,monsieur Sébastien Roch ?

C’est vrai. La réponse était prévue. Cependantil s’irrita. Il en avait assez de cette incertitude, de cettesolitude, de cette terreur de toutes les minutes, d’entendre laporte s’ouvrir et de voir soudain apparaître son père, furieux,menaçant. Il voulait sentir quelqu’un, là, près de lui, parler àquelqu’un. Il pensa au Père de Marel, le moins sévère, le plussouriant de tous les Pères, et d’un ton bref, ilcommanda :

– Je veux parler au Père de Marel… Allezprévenir le Père de Marel que je veux lui parler, tout desuite !

– Mais ça ne se fait pas comme ça,monsieur Sébastien Roch !… Lui parler ! Tout desuite ? Oh ! grand saint Ignace !… D’abord il fautque vous adressiez, par mon entremise, une demande motivée au TrèsRévérend Père Recteur… Le Très Révérend Père Recteur, dans sasagesse, statuera sur l’opportunité de votre demande, et…

Mais Sébastien l’interrompit, colère,trépignant sur le plancher.

– Je veux !… Je veux !… Jeveux !…

Le frère ne se démonta pas, prépara lentementune feuille de papier, et, très humble, très formaliste, il dicta àl’enfant une demande qu’il alla immédiatement porter au PèreRecteur. Une heure après, le Père de Marel entrait chezSébastien.

– Ah ! malheureux enfant !soupira-t-il… Malheureux enfant !

Sa figure était triste, et non sévère. Et sousle masque de tristesse, elle conservait une bienveillance extrême.Il répéta :

– Ah ! malheureux enfant !

Puis il se tut, et s’assit en poussant ungémissement.

Sébastien ne savait plus que dire. Il avaitvoulu voir le Père, il avait voulu se décharger en lui de tout ceque son cœur avait de trop pesant, et il ne trouvait plus un mot.La bouche glacée, stupide, il baissait la tête. Le Père gémitencore, en chassant quelques grains de poussière sur latable : « Est-il possible ? » et se tut denouveau.

Après un silence embarrassant, ilinterrogea :

– C’est ce Bolorec, n’est-cepas ?

Comme Sébastien ne répondait point :

– C’est ce Bolorec, réitéra-t-il, ceBolorec qui vous a entraîné, qui vous a perverti ?…Parbleu ! c’est bien évident.

Sur une dénégation de l’enfant, il ajoutavivement :

– Ne le défendez pas ! Ce Bolorecest un monstre !

Alors, à l’idée de défendre Bolorec, Sébastienretrouva un peu de courage. Il bredouilla :

– Je vous jure, mon Père, je vous juredevant Dieu, que ce n’est pas Bolorec… Bolorec était bon avecmoi !… Nous n’avons rien fait, jamais !… Je vous lejure !

– Pourquoi mentir ? reprocha le Pèred’une voix attristée.

– Mais je ne mens pas, puisque je vous lejure !… puisque je vous dis la vérité.

– Ta, ta, ta… Vous ne pouvez pas nierqu’on vous ait vus, qu’on vous ait surpris ensemble !… Enfin,voyons, mon enfant, on vous a surpris !…

Et tout d’un coup, la lumière se fit dansl’esprit de Sébastien ; à la clarté foudroyante de cettelumière, il comprit tout. Il comprit que le Père de Kern avaitinventé une horrible histoire, qu’il les avait dénoncés, Bolorec etlui, lâchement dénoncés, parce qu’il redoutait Sébastien, parcequ’il avait peur qu’un jour, il n’allât crier sa faute. Ce n’étaitpoint assez de l’avoir déshonoré, lui, Sébastien ; il voulaitaussi déshonorer Bolorec. Ce n’était point assez de l’avoirsouillé, lui, Sébastien, dans la nuit ; il voulait que cettesouillure apparût au grand jour !… D’abord, il lui futimpossible d’articuler une parole. Sa gorge serrée ne laissaitpasser que de rauques sifflements ; puis, peu à peu, à forcede grimaces musculaires, à force de volonté, les yeux agrandisd’horreur, presque fou, il s’écria :

– C’est le Père de Kern qui m’a… Oui,c’est lui, la nuit… dans sa chambre !… C’est lui, lui !Il m’a pris, il m’a forcé…

– Mais, taisez-vous donc, petitmalheureux ! ordonna le Père de Marel, devenu très pâle etqui, bondissant de dessus sa chaise, secouait rudement Sébastienpar les épaules. Taisez-vous donc.

– C’est lui… C’est lui… Et je le dirai…et je le dirai à tout le monde !

En phrases courtes, hachées, sursautantes,avec une sincérité qui ne ménageait plus les mots, avec un besoinde se vider d’un seul coup, de ce secret pesant, étouffant, ilraconta la séduction, les causeries au dortoir, les poursuitesnocturnes, la chambre !… il raconta ses terreurs, ses remords,ses tortures, ses visions ; il raconta le pèlerinage deSainte-Anne, la conversation avec Bolorec, ses rechutes solitaires,la salle de musique… Le Père de Marel était atterré. Devant cetteconfession, il ne pouvait plus douter ; et il marchait,maintenant, dans la chambre, à grands pas, traçant des gestesincohérents, exhalant d’incohérentes exclamations.

Quand Sébastien en fut à l’épisode duviolon :

– Et c’est cette satanée musique ?…clama-t-il… Cette sacrée musique du diable !… Sans ce violon,il ne serait rien arrivé, rien, rien !…

Sébastien, ayant fini de conter,répétait :

– Et je dirai !… oui, oui !… jele dirai… Je le dirai à mes camarades, je le dirai au PèreRecteur.

Devant la gravité de cette inattendue etirrécusable révélation, le premier instant de stupeur passé, lePère ne fut pas long à recouvrer ses esprits. Il laissa Sébastiense dépenser en cris, en menaces, en effusions tumultueuses, sachantbien qu’un abattement succéderait vite à cette crise, trop violentepour être durable, et qu’alors, il pourrait le manier à sa guise,en obtenir tout ce qu’il voudrait par le détour capricieux desgrands sentiments. Chez cet homme, bon pourtant, dans lesordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en cemoment, toutes les autres : empêcher la divulgation de cesecret infâme, même au prix d’une injustice flagrante, même au prixde l’holocauste d’un innocent et d’un malheureux. Si petite que fûtcette petite créature, de si mince importance que demeurassent, auxyeux du monde, les accusations d’un élève, renvoyé, il en resteraittoujours – même l’événement tournant en leur faveur – un doutevilain et préjudiciable à l’orgueilleux renom de la congrégation.Il fallait éviter cela, aujourd’hui surtout que la malignitépublique était encore excitée par l’aventure scandaleuse d’un desleurs, surpris en wagon avec la mère d’un élève. Cette impérieusenécessité, cette espèce de raison d’État étouffant en lui touteémotion, toute pitié, le rendaient presque complice du Père deKern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, ilredevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant lagénérosité naturelle de son cœur à l’intérêt supérieur de l’Ordre,immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d’unattentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. Àcette seconde, il éprouvait même, contre l’enfant possesseur d’untel secret, et qui n’en était pas mort, la haine qu’il eût dûéprouver contre le Père de Kern, seul, et qu’il n’éprouvaitpoint.

Bientôt, la colère de Sébastien s’atténua etmollit, les larmes vinrent et, avec les larmes, la détente nerveusequi, peu à peu, le laissa sans force, sans résistance, le cerveaumeurtri, les membres lourds, affaissé comme un paquet inerte, sursa chaise. Le Père de Marel s’assit près de lui, l’attiradoucement, presque sur ses genoux, l’enveloppa de paroles tendres,enfantines et berceuses. Au bout de quelques minutes, le voyantapaisé, engourdi :

– Voyons, mon enfant, êtes-vous pluscalme maintenant ?… Puis-je vous parler raison ?… Voyons,écoutez-moi… Je suis votre ami, vous le savez… Je vous l’ai prouvé…Rappelez-vous votre fuite, le jour de votre arrivée ici…Rappelez-vous nos leçons de musique… nos promenades… Eh bien…

Paternellement, il essuya les yeux de l’enfantque les larmes gonflaient et tamponna son visage, à petits coups,avec un mouchoir.

– Eh bien… En admettant que ce crime soitvrai… Sur un mouvement de Sébastien, il se hâta d’ajouter, enmanière de parenthèse :

– Et il l’est… il l’est !…

Puis il reprit :

– En admettant qu’il soit vrai, et ill’est certainement, n’en êtes-vous pas le complice, un peu ?C’est-à-dire pouvez-vous faire qu’il n’ait pas été consommé ?De toutes les façons, mon pauvre enfant, vous devez en subir lechâtiment. Comprenez-moi. Le Père de Kern sera puni, oh ! puniavec une sévérité terrible… Je me charge d’avertir le Père Recteur,qui est la justice même. Il sera chassé de cette maison, envoyédans une mission lointaine. Mais vous ? Réfléchissez…Pensez-vous sincèrement que vous puissiez rester ici ? Pourvous-même, pour nous, qui vous aimons tendrement, non, vous ne lepouvez pas. Ce serait irriter une blessure qu’il faut guérir etguérir vite. Vous allez, dites-vous, révéler le crime à tous, lecrier partout ?… Qu’obtiendrez-vous de cette vilaine action,sinon un surcroît de honte ? À ce crime qui doit demeurersecret, et non impuni, vous aurez ajouté un scandale sans aucunbénéfice pour vous. Vous aurez réjoui les ennemis de la religion,désolé les âmes pieuses, compromis une cause sainte et vous vousserez tout à fait déshonoré. Non, non, je connais votre caractère,vous ne ferez pas cela. Certes, je vous plains… Ah ! je vousplains de toute mon âme. Mais je vous dis aussi :« Acceptez courageusement l’épreuve que Dieu vousenvoie… »

Sébastien essaya de se dégager, et il soupirad’une voix encore tremblante de sanglots :

– Dieu !… On me parle toujours deDieu !… Qu’a-t-il fait pour moi ?

Le Père devint solennel et presqueprophétique :

– Dieu vous donne la douleur, monenfant ! prononça-t-il d’une voix grave et basse. C’est qu’ila sur vous des desseins impénétrables ; c’est que, peut-être,vous êtes l’élu de quelque grande œuvre !… Oh ! ne doutezjamais, même au milieu des plus atroces souffrances, de l’infinieet mystérieuse bonté de Dieu ! Ne la discutez pas ;soumettez-vous… Quelques larmes que vous versiez, de quelque caliced’amertume que vous soyez abreuvé, élevez votre âme, et dites…

Et, montrant le ciel de son doigt levé, ilrécita avec un accent de religieuse inspiration :

– In te, Domine, speravi, nonconfundar in aeternum.

Le Père demeura ainsi, plusieurs secondes, ledoigt en l’air, le regard planté droit dans celui deSébastien ; et, tout d’un coup, saisissant ses mains,attendri, chaleureux, presque larmoyant, il supplia :

– Promettez-moi de partir sans haine decette maison ? Promettez-moi d’accomplir noblement cesacrifice ?… Promettez-moi de garder, toujours, le silence surcette affreuse chose ?

Sébastien n’avait jamais senti autant lemensonge peser sur lui… Mais il était trop brisé par les secoussesmorales, trop anéanti par les successives émotions pour s’enindigner. Il n’avait plus que du dégoût pour ce Père, le seul,pourtant, en qui, autrefois, il eût cru, le seul en qui il eûttrouvé un peu de bonté ; il était écœuré de ces paroles gravesqui s’accordaient si mal avec ce visage gras où, malgré tout, sousle masque changeant de la tristesse, de l’émotion, del’enthousiasme, persistait un reste de bonne humeur insouciante etde jovialité comique, lesquelles, au fond, acceptaient l’infamie.Il répondit :

– Je vous le promets !

– Jurez-le-moi, mon enfant, mon cherenfant ?

Sébastien eut aux lèvres un pli amer.Cependant, il répondit encore, résigné :

– Je vous le jure !

Alors, le Père exulta :

– C’est bien, cela !… C’est trèsbien… Hé ! Je savais que vous étiez un brave enfant !

La face redevenue toute joviale, ilinterrogea :

– Voyons ! Avez-vous quelque chose àme demander ?

– Non, mon Père, rien…

– Que je vous embrasse, au moins, monenfant !…

– Si vous voulez !

Sébastien sentit sur son front le baiservisqueux de ces lèvres, encore barbouillées de mensonges… Ils’arracha, révolté, à cette étreinte qui lui était aussi odieuseque celle du Père de Kern, et il dit :

– Maintenant, mon Père, laissez-moi, jevous en prie… je désire être seul.

Lorsque la porte se fut refermée derrière lePère, Sébastien respira plus librement, et il s’écria tout haut,dans une révolte suprême de dégoût :

– Oh ! oui ! que jeparte !… Oh ! quand vais-je partir d’ici !

Le soir, il fut conduit de nouveau chez lePère Recteur. En entrant dans le cabinet, il aperçut son père,debout, très pâle, gesticulant. Il était vêtu de sa redingote decérémonie, tenait à la main son fameux et antique chapeau.Sébastien remarqua qu’à la hauteur des genoux son pantalon noirétait maculé de poussière : il avait dû se traîner aux piedsde l’impassible Recteur, l’implorer, le supplier. Cette apparitionne le surprit ni ne l’émut. Depuis quatre jours, il s’était préparéà revoir son père et à subir ses reproches. D’un pas calme, il sedirigea vers lui pour l’embrasser. Mais M. Roch le repoussa d’ungeste brutal.

– Misérable ! vociféra-t-il.Comment, misérable, tu oses ?… Ne m’approche pas… Tu n’es plusmon fils…

Sa colère était grande : ses cheveux griset son collier de barbe s’en trouvaient hérissés, terriblement. Ilbredouillait. Alors, Sébastien regarda le Père Recteur, calme,digne, son beau visage à peine fardé d’une légère émotion decirconstance. « Sait-il ? » se demanda l’enfant. Etil chercha à lire dans ses yeux, dans ces yeux pâles, où ne montaitaucun reflet de sa pensée. M. Roch s’était remis à parler, lamâchoire lourde. Il débita, bégayant :

– Une dernière fois, mon Révérend Père,une dernière et unique fois, j’ose vous implorer !… Ce n’estpas à cause de ce misérable… Il n’est digne d’aucune pitié !…Non ! Non ! Mais moi !… C’est moi, moi seul que celafrappe !… Et je suis innocent, moi !… j’ai une situation,moi !… Je jouis de l’estime de tout le monde, moi !… Jesuis maire, sapristi !… Qu’est-ce que vous voulez que jedevienne ? Si près des vacances, que voulez-vous que jedise ?

– Je vous en prie, monsieur, répondit lePère Recteur… N’insistez pas… Ce m’est une douleur de vousrefuser…

– Au nom de Jean Roch, mon illustreancêtre !… supplia l’ancien quincaillier… Au nom de ce martyrqui mourut pour la sainte Cause.

– Vous me déchirez le cœur, monsieur… Jevous en prie, n’insistez pas…

– Eh bien, je vais vous faire uneproposition… Je ne vous demande pas de garder Sébastien tout àfait. Qui voudrait d’un pareil misérable ? Mais gardez-lejusqu’aux vacances… Gardez-le dans un cachot, au pain et à l’eau,si vous voulez, ça m’est égal… Au moins comme ça, dans mon pays, çan’aura pas l’air, vous comprenez !… Ma situation n’ensouffrira pas… Je ne serai pas obligé de rougir devant tout lemonde, ce que j’appelle !… Voyons, Très Révérend Père, je suisdisposé aux plus grands sacrifices, quoique ce misérable m’en coûtedéjà des mille et des mille… Voyons, je vous paierai sa pensiondouble.

Et, sur un geste de protestation du Jésuite,il ajouta vivement :

– Je vous paierai ce que vous medemanderez, na ! Déjà il tirait de sa poche sa bourse de cuir,et s’agenouillant, il la tendait au Jésuite dans un geste desupplication frénétique.

– Ce que vous voudrez !… Hein, ceque vous voudrez ! Le Père releva M. Roch, et, visiblementchoqué de cette scène, il dit d’un ton bref :

– Du calme, monsieur, je vous en prie…Abrégeons cette entrevue qui nous fait mal à tous les trois.

Alors, M. Roch tourna toute sa colère contreson fils, et le menaçant de son poing tendu :

– Misérable !… bandit !…hurla-t-il… Que vais-je faire de toi ? Se saigner aux quatremembres et être récompensé de la sorte ! Ah !misérable !…

Il frappa un grand coup sur le bureau ;quelques feuilles de papier tombèrent sur le parquet :

– Et d’abord, qui t’a appris ces saletés…Qui ? qui ?… Dis-moi qui ?… Mais les bêteselles-mêmes ne font pas ça !… Un chien… oui un chien… ne faitpas ce que tu as fait !… Tu es pire qu’un chien !…

Le Père Recteur eut beaucoup de peine à lecalmer.

Sébastien souffrit cruellement de l’attitudede son père. Cet égoïsme grossier, cette vulgarité de sentiments,la mise à nu de cette âme, dépouillée de son appareil d’éloquencemajestueuse et comique, lui causèrent un invincible dégoût. Ce quilui restait de respect, ce qui subsistait encore d’affectionfiliale disparut, en cette minute même, dans la honte. Il compritqu’il ne pourrait plus l’aimer jamais, et qu’il était tout seuldans la vie.

– Votre douleur est légitime, monsieur,dit à M. Roch le Père Recteur en le reconduisant jusqu’à la porte…et je comprends votre colère. Mais, croyez-moi, ménagez un peu cetenfant. Une minute d’égarement n’engage pas l’existence… Il serepent.

– Il est bien temps, soupira M. Roch… Etvous croyez que c’est son repentir qui arrangera mesaffaires !… et que je pourrai, après un tel scandale, meprésenter aux élections du conseil d’arrondissement ! C’estégal…

Il prit un ton amer, redressa sa taillecourbée…

– C’est égal ! j’aurais cru qu’entregens du même parti… qu’entre honnêtes gens… j’aurais cru qu’on sesoutiendrait davantage !

Ils quittèrent Vannes, le lendemain au petitjour. Pendant le voyage, M. Roch demeura sombre, irrité, la têtepleine de projets terribles et de punitions exemplaires. Sébastien,lui, regarda les champs, les bois, le ciel. Une pensée lepréoccupait : « Le Père Recteur savait-il ? Qu’étaitdevenu le Père de Kern ? » Puis, il pensa aussi àBolorec. Où était-il ? que faisait-il en ce moment même ?Il aurait voulu connaître son pays, Ploërmel, afin de mieux sereprésenter, de mieux revivre, cet ami, cet unique ami des jours detristesse, le seul qu’il regrettât. Et il imaginait des landes, deslandes pareilles à celles de Sainte-Anne, des landes où des fillesdansaient et chantaient :

Quand j’aurai quatorze ans.

L’arrivée à Pervenchères eut lieu de nuit, cequi fut une consolation pour M. Roch ! « Pourvu qu’il n’yait personne à la gare… Quelle figure ferais-je ? »avait-il dit souvent durant la route. Il n’y avait personne. Lesrues étaient désertes. Ils purent gagner la maison sans êtrevus.

Sébastien, relégué dans sa chambre, et n’ensortant qu’aux heures des repas, ne put s’habituer tout de suite àne plus se savoir au collège. Il croyait entendre lesbourdonnements de la cour, entendre les chuchotements, lesglissements le long des murs. Et quand la mère Cébron entrait, ilsursautait. Pourtant, l’horizon n’était plus borné par des murs,des toits, des cheminées ; c’étaient bien ses paysages aimésqu’il avait devant les yeux, les coteaux de Saint-Jacques,lointains, poudrés de cendre bleue, la rivière, invisible dans lesverdures de la prairie, dont on suivait la sinuosité charmante, parl’onduleuse ligne des peupliers et des aulnes ; la route oùpassaient des gens qu’il reconnaissait, des charrettes de chez lui,des bêtes de chez lui ! Mais il avait, en tous ses sens,l’étourdissement du collège, comme, après un voyage en mer, l’onconserve longtemps encore, dans les oreilles, le bruit du vent,comme l’on ressent le mouvement de roulis du bateau. Il vécutainsi, trois jours, trois jours d’engourdissement, sans souffrance,sans joie, sans pensée.

Le quatrième jour, au matin, la mère Cébronentra dans sa chambre. Elle revenait du marché, essoufflée et touterouge, n’avait pas eu le temps de déposer à la cuisine son panierplein de légumes.

– Ah ! monsieur Sébastien !monsieur Sébastien… Je crois bien que votre père est fou. Ildéménage, c’est sûr !… faudrait que vous auriez entendu ça… Ilétait là, sur la place, ameutant les gens, et colère,colère !… Il disait : « Ah ! je le materai,allez !… C’est un misérable !… mais je lematerai ! » On n’a point l’habitude de voir monsieur dansces états-là !… Et dame, ça impressionne… Il disaitencore : « Quand je devrais lui rompre les os, il faudraqu’il marche, allez ! » Et il racontait sur vous deshorreurs ! des horreurs ! Non, sûr, c’est pas bien de sapart ! Mais, moi, je crois qu’il est fou !… Faut faireattention, monsieur Sébastien ; parce qu’avec les gens fous,on ne sait pas ce qui peut arriver… C’est-il vrai, dites, monsieurSébastien, qu’on vous a pris, avec un petit gars comme vous, entrain de… vous savez bien ?

– Non, mère Cébron, ce n’est pasvrai !

– Ah ! je le savais bien, moi… Jevous dis qu’il est fou, monsieur !…

Et elle ajouta en haussant lesépaules :

– Et puis, quand ça serait vrai !Voilà-t-il pas, mon Dieu, de quoi tant crier. Ah ! dites donc,j’ai rencontré aussi mamz’elle Marguerite. Depuis cinq mois elle abien grandi ; justement, dimanche dernier, elle a étrenné sesrobes longues… C’est une gentille enfant… Elle s’est informée devous… Ah ! dame ! faut voir… Elle m’a demandé si vousaviez de la barbe… Voyez-vous ça ! Non, où ça va-t-il chercherde pareilles idées, des gamines comme ça ?… Pour en revenir àmonsieur, je crois bien… non, là, vrai… je crois bien qu’il estfou…

Au déjeuner, il parut, en effet, à Sébastien,que son père était plus excité encore que de coutume. Il mangeaitavec une rage grondante : ses gestes étaient d’une brusquerietelle qu’il cassa un verre et fendit deux assiettes. Celal’exaspéra davantage ; et tout à coup :

– Ah ça, fit-il, t’imagines-tu que jevais te garder ici, à rien faire, te nourrir à rien faire ?…Dis, t’imagines-tu une pareille absurdité ?… Tu me crois, sansdoute, un imbécile ?

Sébastien ne répondit pas.

– Eh bien, mon garçon, tu te trompes.Demain je t’emmène à Sées, au petit séminaire de Sées… Tu ypasseras tes vacances, tu y passeras toute la vie.

Il s’anima, et, la bouche pleine de ragoût, ilrépéta, jurant pour la première fois :

– Toute ta vie, nom de Dieu, as-tuentendu ?

Sébastien frissonna. Il revit le collège, toutle collège : des murs étouffants, des classes maudites ;il revit des élèves haineux, des maîtres infâmes, le cortège toutentier de ses déceptions, de ses souffrances, de ses hontes. Etbien décidé à ne pas recommencer le supplice de cette existence, auseuil de laquelle, en entrant, il avait vu la mort, au seuil delaquelle, en sortant, il avait trouvé le déshonneur et l’ignominie,il se leva de table, courageux, regarda bien en face son père dontle visage blêmissait, dont la voix s’enrauquait de colère, et ildit d’un ton calme, ferme, définitif :

– Je n’irai pas !

À ces mots, M. Roch faillit s’étrangler. Sesyeux virèrent, injectés de sang, dans les paupières écarquilléespar la fureur.

– Qu’est-ce que tu as dit ?Qu’est-ce que tu as osé dire ?

Ses paroles sifflaient, sortaient avec peinede la gorge contractée.

Sébastien répondit :

– Je n’irai pas !

– Quand je devrais t’y traîner par lescheveux, misérable, tu iras !

– Non ! je n’irai pas !

M. Roch perdit le peu de raison qui luirestait. La hideuse brute du meurtre était en lui déchaînée, ethurlait. Hagard, les traits bouleversés, l’écume aux dents, ilsaisit sur la table un couteau, se rua sur son fils, et, la mainlevée, sa grosse main dans laquelle brillait l’éclair tournoyant dela lame d’acier, il rugit :

– Tu iras… ou bien…

Alors, Sébastien s’agenouilla aux pieds de sonpère. La tête haute, le regard résolu, il présenta toute grande sapoitrine au couteau, et, calme, un peu plus pâle seulement, ilarticula :

– Tue-moi, si tu veux… Je n’iraipas !

Vaincu, dompté par ce regard d’enfant, M. Rochlaissa retomber à terre le couteau et il s’enfuit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer